Plaisir d'offrir, fierté de vendre [pv Ascanio]

Karfias, second mois d'été
An 17 du XIe Cycle
5e jour de la 6e énéade

« Je ne comprends pas, ô malfaisant Katub ! Pourquoi nous obstiner à commercer avec ces larves ? Nos frères en ce moment encerclent Sol-Dorn et un glorieux combat les attend, tel que le veut Uriz. Mais nous, nous allons jouer à la marchande ?
- Arrête de pleurnicher, face pelée ! aboya l'Obok Senger, on applique les ordres, pis c'est tout !
- Mais...
- Y'a pas de mais, cloporte ! Use donc de ta tête, au lieu de gémir comme une humaine. On fait copain-copain avec les thaaris pendant que nos frères prennent Sol-Dorn, mais c'est pas par charité !
- Alors pourquoi donc, Obokissime Senger ?
- Mais laisse moi finir, par les couilles velues d'Uriz ! Quand Sol-Dorn tombera... » Drok s'empara d'un épais grimoire, qu'il posa sur le bastingage de la nef qui les transportait. « et que nous on sera prêts, poursuivit-il en posant un deuxième codex de l'autre côté de son Veldruk, il nous suffira de PAF !! » Subitement, l'Obok Senger claqua les deux ouvrages l'un contre l'autre, avec au centre les doigts crochus de son subalterne, qui en couina de douleur. « Pim pam poum, à nous Thaar ! », exulta Katub, avant de jeter les inutiles bouquins sur le deck.

« Aïe, ouïe, minaudait le Veldruk, nous allons leur taper dessus avec des grimoires ?
- Ah mais tu me les brise, à la fin !
- Moi aussi vous me les avez sûrement brisés, Obokissime...
- Plus un mot ! Ou je te fais couper la tête, loqueteux !
- Ah non, pas ma tête, c'est tout le portrait de ma mère, j'y tiens ! » Drok fit mine de dégainer le long poignard pendant à son côté, arrachant par là même un gros "glup" à son Veldruk, qui dès lors se tint coi.

Le navire finit d'ailleurs par bientôt accoster aux docks de Thaar, qui depuis déjà quelque heures rayonnait à l'horizon. Ce n'était pas la première fois que Drok do'Syb se rendait ici, et si la ville n'était pas dénuée de charmes, il n'avait jamais pu se défaire de l'envie de la mettre à feu et à sang. Cette envie, il la réprimait à chaque fois bien sûr, car sa mission, on l'aura compris, était de favoriser le négoce avec les princes marchands. Intérieurement, et quoi qu'on ne le lui ait jamais indiqué, il soupçonnait autant qu'il espérait tout cela être une duplicité de plus. Tesso soit louée ! Ou par intimidation, ou par crédulité, on le laissait accoster au port. Du reste, l'Obok Senger n'était pas venu en force, délaissant son armure pour une tenue plus légère, à la zurthane, faite de tissus et de fourrure. De la même manière, seule sa garde rapprochée, elle aussi "en civil", mais toujours redoutables, l'accompagnait. Ça, et bien sûr, les marchands réduits en esclavages par les drows, qui excentraient à nouveau leur métier sous la houlette noirelfique.

« Allez, qu'ils commencent ! J'ai pas toute la journée !
- Ici, ô méphitiquissime Katub ? Des livres, au port ?
- Ah, ne questionne pas mes ordres, ô merdiquissime Veldruk ! C'est pourtant pas compliqué ! » S'emparant d'une popote traînant sur le deck, Drok frappa violemment celle-ci du manche de son poignard, plusieurs fois. « BOUQUUUUUIIINNNSSSS, gémit-il comme un damné, QUI VEUT LES BOUQUIINNSS ??!! » Le cri fut vite repris en chœur par les esclaves, mais force était de contraster, que peu de monde s'intéressait à leur tintamarre. Quelques curieux regardèrent d'un œil torve cet équipage noirelfique qui déballait sur les docks leur caisse de grimoires. avant de vaquer à leurs occupations. « Je savais qu'ils n'y connaissaient rien au négoce, dans le Puy, grimaça Katub. Heureusement, j'ai la fibre commerciale, moi, héhéhé. Veldruk ! Sors les vraies marchandises ! »

Dès lors, la cale fut ouverte et on entama de déballer pèle mêle les prises de chasse que le IIIe Ost avait accumulé dans le désert Zurthan. Esclaves, fourrures, bêtes vivantes et autres curiosités, ce fut une véritable abondance de trésors que l'Obok Senger mit à son étal.

L'étalage du Senger fit sensation. S'ils avaient opposé jusque-là une âpre indifférence aux vendeurs de bouquins, la soudaine vague de richesses que dégorgeaient les cales du navire accrocha tous les passants. Ils n'étaient pas les seuls ; tout autour, d'autres équipages commençaient à faire la gueule. C'est que cette bande de sauvages était en train de leur faire de l'ombre et qu'elle leur confisquait le chaland. « On est mal, patron, on est mal », gémit un matelot au capitaine d'une embarcation voisine. Le vieux loup de mer ne répondit rien, mais son œil toisait avec méfiance ces drôles de trafiquants. A Thaar, épicentre du négoce mondial, on lorgnait sans cesse l'assiette du voisin ; les larrons en quête d'un point de chute pour vendre leurs merdes affluaient des quatre coins de la mer et d'au-delà. Tout ce beau monde voulait sa part d'un énorme gâteau qu'ils étaient bien peu à vouloir partager. Le Guet n'intervenant qu'en de rares occasions, la loi du plus fort régulait bien souvent les rapports entre les équipages les plus belliqueux. Ce jour, toutefois, nul n'était assez téméraire pour se frotter aux noirelfes. Chaque équipage s'était donc contenté d'envoyer quelqu'un auprès des autorités du port, histoire de s'assurer que ce navire était en règle et qu'il s'était acquitté du péage comme tout le monde.

Les Vaanis ne se souciaient guère de la concurrence brutale qui se jouait entre leurs fournisseurs. Attirés par l'abondance, ils se tournaient tout naturellement vers l'étal le mieux pourvu. Battant la presse des chalands, Ascanio Vossula marchait en roulant des mécaniques, entouré d'une demi-douzaine de gros bras. Les gens s'écartaient sur son chemin, intimidés par les muscles et le regard torve de ses gardes du corps, mais Ascanio aimait à penser que c'était le prestige de son nom qui les rendait si serviles. Il aimait se promener sur le port ; l'odeur du poisson, des algues, du sel et des pots de chambre qu'on déversait dans les eaux était l'odeur de Thaar, et elle était ici plus épicée que partout ailleurs en ville. Il aimait la humer et s'en repaître, car elle lui rappelait qu'il était chez lui, dans sa ville. Mais aujourd'hui, il flottait dans l'air iodé un autre fumet, quelque chose de différent, quelque chose d'ailleurs. Une odeur âcre d'excréments d'animaux, de sang, et d'autres choses que son nez pourtant exercé ne parvenait pas à identifier.

« Par les Saintes Bourses », s'exclama Ascanio Vossula en passant devant tout le monde pour mieux contempler les marchandises, « voilà un bien bel étalage. » Il avisa deux gros animaux cornus, qu'il pointa du doigt avec une curiosité toute enfantine dans le regard. « C'est une sacrée paire que vous avez là. »

Aussitôt que la véritable cargaison noirelfique avait été déballée, le chaland s'était considérablement plus intéressé à l'esquif drow. C'est qu'en dépit de l'assiduité des équipages envoyés par Drok do'Syb durant ces dernières années, les thaaris avaient toujours gardé une certaine méfiance envers les résidents du Puy. Et qui aurait bien pu leur donner tort ? Après tout, durant des siècles, l'Ithri-vaan avait été leur protectorat et leur chasse gardée, ce qui s'était assorti de son lot de rapt, razzias et autres purges. Les humains laissés à leurs propres turpitudes et à leur faiblesse congénitale, les elfes se détournant du commerce pour se beurrer le cul avec des feuilles mortes, et les nains tenus par trop loin de Thaar, pas besoin de comprendre pourquoi les cités vaanies étaient si facilement tombées dans l'escarcelle noirelfique.

Mais en dépit de cette méfiance qui flottaient toujours un peu dans l'air, la curiosité finissait par triompher. Tout particulièrement envers les esclaves et les bêtes qu'on ramenait de l'aride zurthanie, redevenue le terrain de chasse noirelfique depuis la reprise d'Esion. Or s'ils sont un peuple industrieux, les drows sont surtout jaloux ; très vite, terrain de chasse avait donc rimé avec chasse gardée, si bien que les richesses de zurthanie, aujourd'hui déballées au port, faisaient figure de rareté.

Ainsi, au risque de se répéter, la rareté attirait et la foule se pressait. Or cependant que le menu fretin venait frayer aux abords des étals noirelfiques, Katub, du haut du deck, aperçut arriver un gros poisson. Petite assemblée de gros bras, l'ensemble servait un seul homme, nul autre que le prince Ascanio Vossula, un des rares humains à siéger au conseil de Thaar. Fallait-il s'étonner de cette connaissance ? Drok do'Syb, après tout, n'était pas venu innocemment ; il était donc normal que l'Obok Senger ait potassé son sujet.

C'est donc tout naturellement qu'il vint se porter au devant du nouveau venu, lequel se prenait d'intérêt pour un couple d'Ibak royaux gémissants à travers leurs ligatures. Katub n'avait jamais réellement compris le goût de certains pour ces vilaines chèvres du désert, mais hé ! On en donnait un bon prix. Faisant signe à son Veldruk, l'elfe noir fit amener un troisième spécimen. « Pour vous, Valuk ik Thaar, lança Katub à son commensal, prohm'oh'sion. Trois pour deux. »

À n'en pas douter, la symbolique ravirait le prince, dont on avait appris l'intérêt récent pour une nouvelle idole.

Le visage du Prince Marchand s'éclaira comme celui d'un enfant à qui l'on offre une friandise. Ce n'était pas la ristourne en elle-même qui le rendait toute chose, non ; les commerçants obséquieux lui prodiguaient régulièrement de telles attentions. Non, ce qui rendait Ascanio si heureux, c'était bien la symbolique du présent. Trois chèvres. Trois, telles les trois verges du Très-Haut. Nul doute que le geste était volontaire : un simple regard échangé avec le drow suffit à lui faire comprendre qu'ils s'étaient compris. Il ignorait qui était ce colosse sombre à la chevelure pâle affublé de fourrure zurthane, mais c'était très certainement un adepte du puissant Oukilâm'i sak'ekêth, celui qu'on s'était récemment mis à nommer, dans un jargon plus accessible, Triphallicus, le Dieu aux Trois Verges. Quoi de plus normal, après tout ? Ce culte méconnu, Ascanio l'avait ramené du fin fond de la Zurthanie, de là-même où son vis-à-vis avait razzié les trésors entassés sur son étal.

« Je ne puis ignorer une offre aussi pieuse que généreuse », affirma le Prince ravi. « Je prends les trois chèvres ; leur lait abreuvera ma fille Nayiri, qui me dispute depuis trop longtemps les mamelles de mon épouse. »

L'un des hommes du Prince, le bon Clitorion, s'avança alors, et retira de sa ceinture deux grosses bourses bien pleines. Ascanio le laissa s'occuper de la transaction tandis qu'il lorgnait d'un œil attentif le reste des richesses.

« On jurerait que vous avez vidé la Zurthanie de ses occupants », constata-t-il avec amusement. « Vous devez servir un très puissant chef. »

Un gazouillement échappa à l'Obok Senger, tandis que son vis-à-vis évoquait les tétines de son épouse. Le prince marchant ne manquait pas d'aplomb. Il avait cette impudeur toute levantine, que l'on retrouvait également au Puy et qui n'était pas pour déplaire à Katub. Ce dernier ayant lui-même grandi en ithri-vaan, il partageait cet allant lascif propre aux méridionaux. Ça devait être l'excès de soleil, de chaleur, pensait l'elfe noir, qui plus que de raison, quand il ne revêtait pas l'armure, se laissait usuellement aller aux plaisirs du nudisme - j'en veux pour preuve le pagne porté ce jour même par l'Obok Senger, maigre rempart entre les yeux de ses commensaux et son sexe velu.

Ce détail ne manqua d'ailleurs pas de sauter aux yeux du prince (le pagne, pas le sexe velu), puisque bien vite ce dernier s'enquit de la provenance du service trois-pièces exposé ici-même. Voisin de la zurthanie, il n'était guère surprenant qu'un thaari s'y entende et reconnaisse du premier coup d’œil pareilles marchandises. Néanmoins, si Ascanio avait visé juste quant à l'origine du faste butin, il se méprenait lourdement sur l'identité du marchand qui les lui présentait.

« La zurthanie fait partie de ces choses qui sont plaisantes à se vider, répondit laconiquement Katub, dévoilant une rangée de dents blanches avant de reprendre : quant à mes maîtres, ils sont certes grands ! Ce sont des dieux. » Après avoir laissé un instant paner le mystère suite à pareille déclaration, le drow s'inclina sommairement et reprit : « Drok do'Syb, Obok Senger d'Thalack wun Renor Skragharigg ik llarnbuss Z'ress... mais je vous en prie, appelez moi Katub. »

« Par les trois verges du Dieu aux Trois Verges ! » s'exclama Ascanio lorsque son interlocuteur révéla son illustre identité. La stupeur plana quelques instants, avant que ne s'instaure le doute. Et le Prince Marchand esquissa un sourire. C'était forcément une plaisanterie ; pouvait-on croire un seul instant qu'un Okob Sangueur d'Talc... qu'un Obok Songeur d'Tracac... qu'un grand chef de guerre drow ait le loisir d'aller jouer les colpoteurs ici, à Thaar, à peine vêtu d'un ridicule pagne zurthan ? C'était à pisser de rire ! Ascanio était sur le point de dire au drôwle qu'il n'était pas dupe, bien que la plaisanterie soit excellente ; c'est là qu'Arsenius, l'un de ses hommes de main qui savait déchiffrer les expressions de son maître, lui donna un discret coup de coude. « Il dit vrai, maître », murmura l'homme, avant de désigner d'un coup de tête les trésors de guerre mis à la vente. Quel genre de seigneur de guerre pouvait réunir un si grand butin ? Ce ne pouvait être que l'un des plus grands bouchers du Puy d'Elda. La mine amusée du Prince se fit soudain des plus graves, et il dévisagea son vis-à-vis d'un œil neuf.

Dans le contexte actuel, avec l'avancée des Puysards à Sol'Dorn et les inquiétudes qu'elle suscitait auprès d'une partie des notables de Thaar, la présence d'un Obok Senger d'Elda n'avait rien d'anodin. Pour l'heure, le Conseil de Thaar, paralysé par ses propres dissensions, laissait les Eldéens avancer leurs pions. Les Vossula, s'ils n'avaient jamais compté parmi les partisans d'une entente avec Elda, ne s'étaient jamais dévoilés comme des opposants notoires. Nul doute que la rencontre du Prince Ascanio et de l'Obok Senger du IIIème Ost, bien que fortuite, serait interprétée et réinterprétée à loisir par tous les observateurs.

De cela, Ascanio n'avait cure. Quelles que soient ses propres convictions vis-à-vis de la politique expansionniste du Puy d'Elda, il se devait de traiter un haut dignitaire étranger avec respect - et chaleur.

« Mais quelle heureuse rencontre ! » s'exclama-t-il d'une voix forte, et il s'avança vers le drow pour l'embrasser sur les deux joues. « Le bisou. » SMACK. « Et un deuxième bisou. » SMACK. « Quel extraordinaire hasard ! Qui eut cru ce matin que le port serait le théâtre de la rencontre d'êtres si exceptionnels que nous le sommes ? Ah, mais ! Il faut que vous me racontiez tout, mon cher Katub. Je brûle d'envie de connaître les moindres détails de votre campagne de pillages, de viols et de meurtres ; ce devait être si distrayant » dit-il en laissant courir son regard sur deux très jeunes esclaves aux yeux éteints, des orphelins probablement. « Et si vous me la contiez ce soir, sous mon toit et à ma table ? Me feriez-vous le privilège d'être mon hôte, Katub ? »