Voleur! [pv Lothaire]

2ème jour de la première ennéade de Favrius
An 17 du 11ème cycle

D’un pas chancelant, Tibéria descendit la rampe jusqu’au quai, laissant derrière elle cette prison infernale flottante pour la terre ferme. L’odeur était suffocante, un mélange de poisson pourri et d’algue, mais pour la première fois depuis trop longtemps, le sol ne tanguait plus sous ses pieds et l’horizon restait bien en place. Elle aurait certainement embrassé le sol s’il n’avait pas été aussi crasseux et qu’un marin particulièrement impoli n’avait pas hurlé de dégager le passage; ils avaient un navire à décharger. Tibéria s’écarta prestement sans pour autant oser trop s’éloigner. Sa sœur devait être là, quelque part dans cette foule. Elle savait sur quel bateau Tibéria voyageait et, selon ce qu’elle avait entendu du capitaine, ils étaient dans les temps, mais Antonia n’était nulle part. « Ne me fait pas ce coup-là, ce n’est pas le moment. » Affaiblie par un incessant mal de mer, Tibéria n’avait pas eu de vrais repas depuis son départ de la Péninsule. Elle voulait se laver, manger et dormir, dans cet ordre, mais tant que sa sœur ne sera pas là, rien de tout cela n’était possible. Elle trouva donc un endroit où s’asseoir sans risquer de déranger dans les opérations et attendit.

Ce n’était pas la première fois qu’elle venait à Thaar, mais ça faisait longtemps et la ville n’était pas nécessairement associée à de très bons souvenirs pour Tibéria. C’est avec la peur au ventre qu’elle a descendu du bateau jadis, après que sa sœur Marguerite ait été exilée avec sa famille. Le port n’était pas non plus l’endroit qui donnait la meilleure impression des lieux. Puant et bruyant, il offrait toutefois un aperçu de la diversité de ses habitants. Là-bas, des nains discutaient entre eux, petits, mais aussi robustes que des troncs d’arbre. Plus loin, deux Drows fendaient la foule d’une démarche impérieuse, leur peau luisait comme de l’obsidienne sous les rayons du soleil. Chez le reste, on devinait aisément ceux ayant une ascendance elfique et leur apparence se déclinait sous une multitude de formes selon la pureté de leur sang. Nulle part on ne verra une telle diversité en Péninsule. Thaar était un point de rencontre pour toutes les cultures. Elles se mélangeaient et coexistaient pour le meilleur et pour le pire dans un très fragile équilibre. C’était une terre qui ne pardonnait pas aux insouciants, mais qui récompensait largement les plus malins. De nombreux exclus de la Péninsule avaient refait leur vie ici, parfois plus prospères aujourd’hui qu’ils ne l’avaient jamais été. Tibéria aurait pu venir ici dès la fin du procès, mais la décision de rester coulait de source. D’abord, car ça serait revenu à prendre la fuite et elle ne voulait pas leur donner cette satisfaction, puis parce que la Péninsule sera toujours sa maison, qu’elle y soit la bienvenue ou non. Le temps lui avait finalement donné raison. Elle avait refait sa vie et si elle était à Thaar aujourd’hui, ce n’était pas par dépit.

« Tibéria! »

L’interpellée tourna la tête juste à temps pour voir Antonia se précipiter vers elle. Un instant plus tard, les deux sœurs se serraient dans les bras.

« Tu as une mine affreuse… Et tu sens terriblement mauvais! Pouah! »

« Je sais… Je déteste les bateaux. »

« Mais tu es venue quand même... »

« Mais je suis venu quand même… Par les Cinq, ça fit si longtemps! Tu m’as manqué… Oh, Antonia... »

Après le procès, Tibéria avait fait envoyer ses sœurs au loin en pensant qu’elles s’en sortiraient mieux sans elle. Elle leur avait suffisamment fait honte comme ça et Antonia avait perdu beaucoup en voyant ses fiançailles annulées. Elle fut effectivement en colère, mais pas à cause de la déchéance de sa sœur ou de la perte d’un bon mariage. C’est la décision de les faire partir sans leur en parler qui avait choqué le plus Antonia. C’est comme si Tibéria avait essayé de se débarrasser d’elles. Une fois de plus, le temps avait fait son œuvre et après un contact timide et quelques échanges épistolaires, les deux sœurs se retrouvaient enfin avec la certitude qu’elles n’auraient jamais dû être séparées.

« Allons récupérer tes affaires et rentrons. Nous avons tout le temps du monde pour discuter maintenant. »

Tout le temps du monde, en effet… Malgré l’épuisement du voyage, Tibéria resta debout jusqu’à très tard pour parler avec Antonia. Elles avaient fini par s’endormir ensemble comme elles le faisaient parfois lorsqu’elles n’étaient que de toutes jeunes filles. En retrouvant sa sœur à Thaar, elle avait aussi retrouvé la même demeure où elle avait vécu son bref exil avec le reste de sa famille. Malgré les années, elle était pareille à ses souvenirs avec ses vastes pièces, ses cours lumineuses et ses fontaines. Ce n’était pas Béronia, mais elle était capable de dire que ça s’en approchait. En retrouvant sa sœur, elle avait aussi retrouvé un style de vie qu’elle avait laissé de côté faute de moyens. Des esclaves qui la servaient aux alcools fins en passant par l’abondance de nourritures, aux robes de soies cousues d’or et aux soirées mondaines, tout y était. La famille Soltari-Beronti ne vivait pas dans le besoin. Thaar récompensait les plus malins et sa sœur s’était montrée à la hauteur en reprenant les activités de leur tante. Ça n’avait pas été facile comme le fit remarquer la cadette. La compétition est rude dans une ville comme Thaar, mais rien n’est impossible quand on sait s’y prendre. Dans tous les cas, Tibéria avait laissé une vie campagnarde pour retrouver le lustre d’une vie mondaine, mais même ici elle n’était pas inconnue. Dans les soirées, elle était un objet de curiosité, mais les habitudes ont la vie dure et quand tu as vécu dans une ville comme Soltariel où les faux semblants et la trahison sont un mode de vie, ce ne sont pas quelques regards en coin et des sourires moqueurs qui allaient l’affecter.

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6ème jour de la deuxième ennéade de Favrius
An 17 du 11ème cycle

Un peu plus d’une ennéade était passée depuis son arrivée en Ithri’Vaan. L’adaptation était plus difficile qu’elle le pensait. Déjà, sa famille lui manquait. Elle avait déjà envoyé trois lettres en plus de la réponse au courrier envoyé par Hernando et Sofia le jour même de son départ. Elle avait pleuré en lisant la lettre ce qui laissait présager de nombreuses larmes pour le reste de son séjour. Ensuite, elle croyait que de retrouver tous les petits luxes de sa vie d’avant allait lui faire plaisir. Ce fut le cas au départ, mais ça devint rapidement d’un ennui mortel. Tibéria était habituée de travailler de ses mains maintenant. Ici, elle n’avait rien à faire sauf mener une vie de parfaite oisiveté. Elle devait s’occuper l’esprit pour ne pas perdre la tête. Hernando avait glissé son épée sans qu’elle se sache dans ses bagages. Lorsqu’elle la découvrit, elle alla trouver sa sœur pour lui demander si un de ses hommes n’accepterait pas de s’entraîner avec elle le matin à l’occasion. La tête qu’Antonia avait faite en voyant sa sœur avec une épée... Elle aurait ri si elle n’avait pas réalisé que sa sœur aînée si elle n’avait pas parlé si sérieusement. Tibéria avait bien glissé un ou deux mots sur ses leçons d’escrime dans ses lettres, mais jamais elle n’a pensé que c’était vraiment du sérieux.

Malgré les difficultés d’adaptation, les choses allaient plutôt bien. La seule ombre au tableau était Paula. Tibéria avait essayé de lui parler pour se heurter à un mur de silence et de rancune. Antonia l’avait avertie, mais Tibéria ne s’attendait pas à la trouver aussi en colère. C’était comme si la nouvelle de sa destitution était tombée la veille et elle ne comprenait pas pourquoi, après tout ce temps, Paula continuait à entretenir une telle rancœur. En parlant avec Antonia, Tibéria apprit que sa sœur s’était complètement coupée du reste du monde. Elle qui adorait les fêtes, elle ne se montrait pratiquement jamais. Pourtant, les gens n’en avaient rien à faire. L’argent dicte les relations ici et il s’avère qu’elle n’en manque pas. Antonia espérait que Tibéria parviendrait à lui faire entendre raison même si Paula rivalisait largement en obstination avec elle…

Bien décidée à ne pas se laisser ronger par la culpabilité — car à ce stade, ce n’était plus de sa faute — Tibéria profitait de ses temps libres pour se balader en ville. Elle aimait particulièrement les marchés. Il fallait être prudent en ville, car faire l’étalage de sa richesse pouvait attirer l’attention pour de mauvaises raisons et comme l’ancienne duchesse n’avait pas une escorte à sa disposition, elle se faisait discrète. Mais même en l’absence de bijoux ou de vêtement particulièrement ostentatoires, une femme seule restait une cible de choix, surtout si elle avait une bourse bien remplie à la ceinture.

Tibéria passait parmi les étales où les épices côtoyaient les fines soieries et les objets d’artisanat. Elle avait déjà acheté une foule de cadeaux pour ses enfants et elle en achètera probablement plusieurs autres avant son départ. Elle s’arrêta devant le kiosque d’un artisan du bois. Celui-ci fabriquait des bijoux dans diverses essences d’arbres précieux. « C’est charmant! » Des boucles d’oreilles retinrent particulièrement son attention et alors qu’elle prenait sa bourse pour payer, une silhouette passa tout près d’elle pour la lui arracher des mains. « Voleur! » L’homme détalait déjà à toute vitesse parmi les passants. Tibéria ne réfléchit même pas et s’élança derrière lui. Il ne s’attendait probablement pas à être poursuivi par sa victime, mais la jeune femme ne comptait pas se laisser dépouiller aussi facilement. « Rends-moi mon argent, sale voleur! »

En revenant des terres doeben consumées par la guerre, la Compagnie Vermeille s’était vue octroyer par son capitaine un petit moment de répit dans la ville de Thaar. Afin de remonter le moral des troupes, que les rumeurs de rupture de leur contrat et les désertions de l’année précédente avaient beaucoup affectés, Lothaire avait décidé de s’arrêter dans la Cité des Merveilles. Outre la possibilité de s’amuser à mille et uns loisirs, certains plus pervers que d’autres, Thaar permettait aux hommes de dilapider leur butin durement gagné au front, et si certains s’enrichissaient, il était fort probable que la plupart ne garderaient pas une seule pièce dans leur poche après avoir passé trois jours à écumer les quartiers rouges, les maisons de jeux et les boutiques colorées.

Cette petite halte permettait aussi à Lothaire de conclure quelques affaires avec quelques parts de son butin. Économe, il n’avait pas cette fièvre expéditive qui faisait l’apanage des mercenaires habitués à côtoyer la mort. Il s’était acheté une nouvelle épée, la précédente s’étant ébréchée sur le crâne d’un Drow. Puis, en troquant de somptueux bijoux pris sur les morts, il avait récupéré un magnifique destrier eraçon, pour remplacer son ancienne monture qui commençait à se faire vieille. Il récupéra quelques pièces encore en vendant son précédent cheval à un abattoir, ne lui étant plus utile.

Traînant à présent sur un marché populeux, Lothaire, accompagné de Robard, d’Edmond Gamelin et de Hassar Merohès, qui connaissait bien la cité, visitait les étals tout en discutant.

« Et personne n’a revu Prosper, depuis notre arrivée ? »

Robard gloussa.

« Tu sais qu’il fourre toujours sa queue quelque part quand on passe les faubourgs d’une ville. Il doit être en train d’écumer les ruelles aux lampiotes. »

La réputation sulfureuse de l’Arétan n’était plus à faire. Lothaire aurait néanmoins préféré que ce trublion de reître donne signe de vie, car lorsqu’ils devraient rabattre l’appel pour se remettre en route, il n’avait aucune envie de le traîner par la peau des fesses depuis les tréfonds d’un bordel.

Alors qu’il observait un étalage de bibelots clinquants, une soudaine clameur parvint à son oreille. Tournant vivement la tête, il capta la scène se jouant dans cette rue noire de monde : un jeune garçon, qui devait à peine être adulte, courait en bousculant tout le monde sur son passage. Derrière lui, une dame à laquelle Lothaire ne saurait donner d’âge était sur ses talons, criant au larcin. Les yeux du capitaine mercenaire visualisèrent la bourse qu’il avait dans les mains. Sans avoir à dire quoi que ce soit, il remarqua que ses lieutenant avaient eux aussi devinés, et qu’il se dispersaient vers l’arrière, prêts à intercepter le bonhomme.

Lothaire dégaina alors son épée, ce qui eut pour effet d’écarter la foule. Lorsque le garçon pénétra dans ce cercle vide, il n’eut même pas le temps de lever les yeux vers le chevalier déchu que celui-ci lui fauchait les jambes avec la sienne. Le voleur fit un vol plané en beuglant sa surprise, avant de mordre la poussière en glissant sur un bon mètre. La voltige provoqua un tonnerre de rires dans l’assemblée, avant que Lothaire, épée toujours dégainée, ne se dirige vers le bougre encore à terre et gémissant sa peine. Robard et Hassar l’encadrèrent, le relevant pour le mettre face au capitaine. Le pauvre hère avait la tronche en sang, le nez cassé, et faisant bien peine à voir. Il lui arracha la bourse de ses mains, et se tourna pour voir venir la dame qu’il venait d’aider, afin de la lui rendre.

Pourtant, c’est une autre bourse qu’elle vint chercher.

Lothaire ne s’était pas attendu à ce qu’elle le passe comme s’il n’existait pas, et vienne mettre un énorme coup de pied dans les valseuses du voleur. Ce dernier se recroquevilla, et son cri sourd ne sortit même pas de sa gorge. Hassar et Robard se regardèrent avec une moue déconfite. Qu’il soit un ami ou un ennemi, voir un homme recevoir pareil traitement provoquait une gêne communicative. L’espace d’un instant, ils crurent qu’elle allait remettre le couvert, mais Lothaire préféra couper court en agitant la bourse dans sa main, dont les pièces s’entrechoquèrent.

« Noble dame, il me semble que ce soit ceci qui vous intéresse. »

Il fit un pas en avant, pour venir lui rendre sa monnaie. Il prit alors un peu plus de temps pour l’étudier. Il ne savait toujours pas lui mettre en âge, en revanche, il y avait dans sa posture, ses vêtements et sa peau, quelque chose qui lui rappelait plutôt les rivages de Péninsule que les côtes d’Ithri’Vaan. S’humectant les lèvres, il rendit finalement la bourse à sa propriétaire.

« Mon nom est Lothaire, chevalier du Roc. A votre service. »

Il fit une courte révérence du chef, avant de se diriger vers le voleur, lui attrapant la main et levant son épée.

« Edmond, trouve quelque chose qui puisse me servir de billot. »

La terreur dans les yeux du jeune voleur était palpable, mais sa douleur et son souffle coupé l’empêchaient de protester. Lothaire jeta un autre regard à la dame à qui il venait de rendre ses pièces, tandis qu’Edmond cherchait un support dans les alentours.

« Détournez les yeux, gente dame. La justice a beau être nécessaire, elle n’est pas toujours belle à voir. »

Edmond revint en quelques instants avec une sorte de gros tronc qui devait servir de table. Le voleur se débattait, toujours encadré par Hassar Merohès et le chevalier Robard. La foule, elle, s’était massée à cet endroit, avide de curiosité morbide, comme à l’accoutumée…

Tibéria ne regrettait en rien son geste. On ne la dérobait pas de ses possessions. On l’avait déjà suffisamment fait. Et que ses bons samaritains se sentent mal devant le voleur qui se tordait de douleur au sol ne lui faisait ni chaud ni froid. Il est drôle de voir comme cette partie de l’anatomie pouvait soulever un soudain élan de sympathie lorsque son intégrité est menacée.

« En effet, ceci est à moi. » Malgré la présence de tous ces hommes armés, elle ne semblait nullement impressionnée. Elle supporta sans broncher et même avec une certaine effronterie, le regard de l’inconnu avant de se saisir de sa bourse avant qu’elle ne lui donne des idées. Un petit voleur seul, ça allait. Un groupe armé, c’était autre chose. « Chevalier… Rares sont les occasions où ce titre est utilisé sur ces terres. Vous êtes bien loin de chez vous. » Si Lothaire avait un doute sur les origines de Tibéria, son accent la trahira : une suderonne sans le moindre doute. Contrairement à son sauveur, elle ne prit pas la peine de se présenter. Si son visage ne l’avait pas trahi, son nom le fera certainement. Il n’avait pas besoin de savoir qui elle était, car leurs routes étaient sur le point de se séparer et dans une ville comme Thaar, il était peu probable qu’ils se retrouvent de toute façon.

Ici, la justice était souvent expéditive et appliquée directement par les personnes lésées. Les procès équitables sont chose rare, mais, dans ce cas-ci, avec autant de témoins, la culpabilité du jeune homme ne faisait aucun doute. Par égard pour ses pauvres nerfs, Lothaire invita Tibéria à se reculer. Elle n’en fit rien, soufflant simplement d’un ton égal. « J’ai vu pire. » Elle avait assisté à la mise à mort de son ancien mari pour autre trahison. Une main coupée n’était rien comparativement à un homme éviscéré vivant.

Le billot fut apporté et le voleur sembla enfin vouloir réagir. Il se tortilla dans tous les sens, mais la poigne des mercenaires était ferme. « Attendez! » Elle avait le ton d’une femme habituée à être écoutée et obéie. Elle s’avança d’un pas vers le voleur. Peut-être crut-il qu’elle le gracierait. À une autre époque, elle l’aurait probablement fait, mais Tibéria n’était plus aussi bonne. Ce monde était sans pitié et cette leçon, elle l’avait bien apprise. « Nous avons tous le choix. » Commença-t-elle en le regardant dans les yeux. « Peut-être n’as-tu pas choisi d’être pauvre, mais tu as fait le choix de priver les autres de leurs biens. Tu es le seul responsable de tes choix et maintenant, tu dois en payer les conséquences. » Elle reprit sa place, indiquant ainsi qu’ils pouvaient maintenant procéder.

À son accent, Lothaire comprit tout de suite qu’il avait vu juste. Cette dame venait du grand Royaume pentien. Le Sud était connu pour ses connexions avec l’Estrévent, aussi, il hésitait entre une simple voyageuse et une véritable exilée comme lui. Après tout, l’ancien Pharet avait connu ses propres remous, et il n’était pas rare qu’au terme d’une guerre, le vainqueur bannisse le perdant plutôt que de l’emprisonner ou de lui faire crever les yeux. Lui avait toujours considéré l’exil comme une erreur stratégique : c’était donner une deuxième chance à son ennemi. Pure mollesse politique dont il ne se serait jamais embarrassé.

Une fois le billot posé à terre, Lothaire lança un regard à la dame, qui ne semblait pas vouloir détourner les yeux. Ses prunelles bleues énigmatiques la détaillaient. Il acquiesça doucement du chef, sans montrer d’autre signe d’émotion, avant de tourner son regard vers Merohès, pour qu’il attrape la main du gamin gigotant pour la poser sur le billot de fortune, la liant à un petit lacet de cuir pour pouvoir la tendre sans avoir à exposer trop sa propre main au risque d’un mauvais calcul de son chef.

Brusquement, la dame en appela à la miséricorde. Du moins c’est ce que pensèrent tous les hommes ci-présent. En réalité, il n’en était rien. Elle s’était approchée pour venir se délecter de la détresse de sa victime. Lothaire n’avait pas vraiment l’envie de l’en empêcher. Il la laissa s’exprimer sur des principes très pieux et très pentiens, car après Néera, ce serait Othar qui parlerait. Une fois qu’elle recula, il lança un nouveau regard à son lieutenant, qui resserra son étreinte sur le lacet, garrottant presque sa peau. Il murmura à son oreille terrifiée :

« Sois content qu’on te prenne la gauche. »

Robard gloussa un peu. L’ironie de savoir que son propre capitaine allait couper la main de quelqu’un d’autre était irrésistiblement cocasse. Le condamné se débattait encore mollement, mais ses plaintes et suppliques en argot désagréable s’étaient mues en gémissements plaintifs. Il était temps d’y mettre un terme. Lothaire attendit que la Suderone se recule, avant de se concentrer sur sa tâche. Il observa la dame, regardant si elle détournait le regard. Il ressentit une étrange satisfaction à ce qu’elle ne le fasse guère. Puis, rivant à nouveau ses prunelles sur la main sale du voleur, il leva son épée à deux mains au-dessus de sa tête, et frappa avec la vitesse de l’aspic.

Un hurlement à déchirer les cœurs retentit, et la foule poussa un hoquet de stupeur, tandis que quelques acclamations de marchands retentissaient çà et là pour se réjouir de la perte d’un brigand de plus. Robard agrippa les épaules frêles du jeune homme au bord de l’évanouissement, et le jeta violemment sur le côté.

« Ton sort est celui que choisiront les dieux, maintenant. »

Lothaire essuya sa lame avec un morceau de tissu en lin, enlevant méthodiquement chaque gerbe de sang sur l’acier mordant. Hassar, quant à lui, ramassa la main pour l’emballer dans un bandage. Il revendrait cela à un de ces chamanes zurthans sur le bord de la route, ou à un amateur drow s’il en trouvait un. Le capitaine de la Vermeille jeta le bout de lin maculé de sang dont il s’était servi, et rengaina son glaive avec gravité, tandis que la foule, rassasiée de violence et de justice, se disloquait. Puis, il se tourna à nouveau vers la curieuse dame du Sud, lui faisant une courte révérence.

« Il semblerait que je ne sois point seul à être loin de chez moi, madame. »

Il posa une main sur le pommeau de son épée. Robard derrière lui prêtait l’oreille, tandis qu’Edmond Gamelin rendait sa table maculée de pourpre à son propriétaire, tout en faisant sonner une petite pièce pour la coloration. Lothaire reprit :

« Me feriez-vous l’honneur de me donner votre nom ? »

C’était la moindre des choses, et le chevalier s’en était trouvé fort étonné qu’elle ne se soit pas présentée juste après qu’il l’ait fait. S’il s’agissait d’une bannie, alors peut-être avait-elle honte de son patronyme ? Quoi qu’il en soit, rien ne pouvait réellement choquer Lothaire. Il était à mille lieues du Royaume Phiram, et sur ces terres de grouillement qu’était l’Estrévent, un nom ne signifiait pas grand-chose.

Cette justice n’était jamais belle à voir et pas toujours aussi satisfaisante qu’on pourrait l’espérer. Le gamin pouvait aisément y laisser la vie s’il ne trouvait pas un mage guérisseur capable de le soigner, mais comme elle venait de le dire : il avait fait un choix, il devait en accepter les conséquences. Une bonne âme viendra probablement à son secours dès qu’ils auront le dos tourné pour bander sa main et ainsi lui donner une chance. Tibéria ne restera pas pour s’en assurer. Elle tournait déjà les talons pour reprendre son chemin lorsque le chevalier revint vers elle, la main posée sur le pommeau de son épée. Ce n’était pas un geste menaçant en soi, mais Lothaire marquait de cette façon sa supériorité : je suis armée, vous ne l’êtes pas; je ne suis pas méchant, mais je peux le devenir.

« Je suis en visite seulement. À la fin du mois, je reprends le bateau pour la Péninsule. »

Quand un Péninsulaire se retrouvait en Ithri’Vaan, on assumait facilement qu’il n’était pas là par choix, comme si décider de venir s’installer ici était une aberration. Du coup, elle se sentait obligée de le dire. Et naturellement, le chevalier remarqua que Tibéria ne lui avait pas dit son nom lorsqu’il s’était lui-même présenté et elle ne pourra pas éluder la question éternellement s’il continuait d’insister. Elle eut alors une idée. Elle jouait peut-être avec le feu, car elle ne connaissait pas ces hommes ni leurs intentions. Toutefois, Lothaire était un chevalier et pas sans honneur. Il lui avait rendu sa bourse et les codes voulaient qu’elle lui en soit reconnaissante. Un sourire charmeur sur les lèvres, elle déclara.

« Comme vous m’avez aidé à récupérer mon bien volé, je vous dois une faveur, chevalier. Je vous propose quelque chose : devinez mon nom et vous en aurez une deuxième. Bien sûr, vos hommes n’ont pas le droit de vous aider. Ça serait tricher et vous n’aurez alors plus rien de moi. Est-ce que vous vous sentez joueur, monsieur? Naturellement, ces faveurs resteront dans les limites de la décence. »

Elle voyait déjà le regard de certains hommes briller. Autant leur enlever tout de suite de la tête toute idée inappropriée. Tibéria aimait jouer, mais elle était aussi loyale. Elle devait trop à Hernando pour ainsi le trahir pour une frivolité.

La dame devant lui refusa de donner son nom une seconde fois. Elle avait éludé la question, et Lothaire douta fortement qu’elle lui dise aussi la vérité sur qui elle était. En règle général, les nobles du Sud trouvaient les plus habiles excuses pour se permettre une tirade annonçant leurs titres ronronnant et les hauts-faits de quelque ancêtre très grand et très pentien. Cela ne pouvait être de la timidité, son assurance devant les hommes et devant la justice brutale parlait d’elle-même. Lothaire réfléchissait déjà à qui pouvait bien être cette femme mystérieuse, lorsqu’elle se fendit soudain d’un sourire, fort agréable qui plus est, et lança sa petite devinette.

Les autres chevaliers et Hassar se regardèrent un instant. Ils ne voyaient pas bien comment leur chef allait s’en sortir, d’autant qu’à présent, chacun agissait pour sa pomme, cherchant à deviner par eux-mêmes le patronyme de cette Suderone si intrigante. Robard était déjà en train de faire un inventaire des marchands sybronds qu’il connaissait en ville, tandis que Merohès, lui, abandonnait déjà de trouver quel noble sang coulait en les veines de la dame.

Lothaire, lui, n’avait pas besoin de chercher. Il avait déjà la réponse qu’il voulait donner. Le capitaine, avant ses déboires féodaux, s’était perfectionné à jouer aux échecs. Son frère l’avait initié, et peu de temps après, il le battait déjà. Son esprit était fait de rouages et de sineux passages labyrinthiques, qui lui conféraient souvent l’avantage dans les situations où il fallait un tant soit peu réfléchir. Trois coups d’avance. Cavalier en H3 prend la dame.

Bien qu’il ne souriait pas très souvent aux femmes, la petite idée qui avait germé dans son esprit lui étira tout de même légèrement les babines. Edmond connaissait bien ce sourire. Il l’avait vu maintes fois lorsqu’un piège se refermait sur l’ennemi. Le genre de piège qu’on ne pouvait éviter, une fois les deux pieds dedans…

« Les limites de la décence, bien entendu. Je suis chevalier et non brigand. »

Bien qu’il se soit déjà fait brigand en ces terres où l’honneur n’était rien.

« Je n’ai pas besoin de mes hommes pour deviner qui vous êtes. En fait, je n’ai besoin que de vous. »

Il s’humecta les lèvres, puis dit :

« Ma première faveur sera donc de vous demander quel est votre nom. »

Les membres de son escorte se regardèrent avec des regards un peu ahuris. Ils n’avaient même pas pensés à ça. Robard lâcha un rire un peu gras. Il connaissait le bougre depuis bien des années, pourtant, il était toujours scié à chaque fois qu’il contournait les règles comme un serpent pour venir mordre les mollets de son adversaire. Lothaire était un homme dangereux quand il s’agissait de jouer avec lui.

Ce dernier tendit d’ailleurs la main droite vers elle, l’invitant à se présenter. Il ne s’était toujours pas départi de son sourire victorieux.

Tibéria resta un moment interdite, puis gloussa de rire. Elle ne s’y était pas attendue et elle n’était pas la seule, car certains des hommes du chevalier riaient aussi. Plusieurs y seraient allés au plus compliqué, mais Lothaire n’avait pas hésité un seul instant à sacrifier l’une des faveurs pour obtenir ce qu’il voulait. Qu’est-ce que ça démontrait sur l’homme? Tibéria n’en était pas certaine, mais il était un bon stratège et était prêt à sacrifier si cela s’avérait nécessaire.

« Je suppose que vous m’avez bien eue! » Elle lui adressa une révérence, mais en se redressant, son sourire s’estompa. Tibéria n’avait plus trop le choix maintenant. Il était toujours possible de lui donner un faux nom, mais qu’est-ce que ça lui apporterait? Ce n’est pas non plus comme si elle se cachait d’une quelconque menace. Au pire, ils se moqueraient d’elle, feraient quelques remarques bien grasses, agaçantes, mais rien d’insurmontable.

« Mon nom est Tibéria Soltari-Beronti. » Les r roulaient dans sa bouche comme une caresse. Elle fixait Lothaire dans les yeux, inflexible, presque défiante et sans prendre la main tendue vers elle. « Je vous souhaite une excellente journée, Chevalier. » Elle s’inclina devant lui. « Messieurs. » Elle s’inclina une autre fois vers les compagnons de Lothaire, moins profondément cette fois. Tibéria passa ensuite son châle sur sa tête et reprit sa marche vers les étals du marché.

Le nom que lui donna la dame eut le mérite de le surprendre. La vérité le frappa telle une légère mornifle. Se pouvait-il que devant lui se trouve la véritable Tibéria, cette duchesse soltarie tombée en disgrâce ? Il crut d’abord à un mensonge, et pourtant, à bien y réfléchir, tout collait. Il avait appris sa chute il y a quelques années de cela, par l’intermédiaire d’un marchand. Les nouvelles de Péninsule étaient rares ces temps-ci. Peut-être avait-elle retrouvé son premier mari en exil ? Si le vieil Anoszia était encore vivant…

Quand elle s’inclina et fit volte-face, Lothaire le prit un peu mal. Vivait-elle son coup de dé comme une insulte ? Était-elle mauvaise perdante ? Ce soudain mouvement de girouette l’agaça un peu, aussi, il se dit qu’il n’en resterait pas là. D’une voix forte, portée pour être entendue de la dame qui commençait à peine à s’éloigner, il clama :

« Il me reste une faveur à faire valoir, gente dame ! »

Lothaire fit deux pas en avant, pour se rapprocher un peu. Le bourdonnement du marché était intense, aussi, mieux valait être le plus près possible. Il reprit :

« A moins que vous ne souhaitiez plus tenir cet engagement ? »

Il croisa ses bras contre sa poitrine, et il haussa légèrement des épaules :

« Cela fait bien longtemps que je n’ai pu entendre les nouvelles du Royaume. Je serais très intéressé si nous pouvions en discuter dans un endroit moins bondé et plus fréquentable qu’un marché aux puces. »

Il rajouta avec un mouvement de tête :

« Si cela vous semble rester dans les limites de la décence, bien entendu. »

Derrière lui, ses chevaliers murmuraient entre eux. Que pouvaient-ils bien se dire ? Peu importe. Lothaire, lui, n’attendait que la réponse de la dame devant lui. Qu’elle soit bel et bien Tibéria de Soltari-Beronti avait peu d’importance. Ce qu’elle pouvait lui dire sur son ancien pays, voilà qui l’intéressait plus encore. Quelles nouvelles du Balgure ? Quelles nouvelles de Diantra ?

La Péninsule était si proche en son cœur, et pourtant si lointaine.

Tibéria tiqua légèrement à l’appel de Lothaire, mais se retourna quand même. Il clamait sa deuxième faveur, mais à ses yeux, il n’avait rien deviné du tout. Il l’avait simplement déjoué en sacrifiant sa première faveur pour la forcer à se révéler. D’ailleurs, cette confession semblait l’avoir surpris. S’il s’interrogeait sur son honnêteté, il devait se demander ce qu’une femme aurait à gagner en se faisant passer pour l’ancienne duchesse. À part quelques regards curieux, rien du tout.

« Monsieur, j’ai été clair dans mes règlements! Je vous ai demandé de deviner, or vous avez sacrifié votre faveur pour que je vous révèle mon nom. Vous n’avez rien deviné du tout. De plus, je crains de ne pas être la mieux placée pour vous donner les dernières des nouvelles du royaume. Je vis à Diantra depuis plus de cinq années maintenant, mais je ne m’intéresse guère aux nouvelles des grands de ce monde. Ils m’ont rejeté sans la moindre arrière-pensée, pourquoi devrais-je leur accorder mon attention? »

Elle pouvait lui parler de ce qui troublait sa clientèle de paysan à l’auberge, des difficultés de se procurer des produits du sud et même des taxes sur l’alcool, mais les grandes questions politiques… Tant que ça ne la touchait pas directement, elle ne s’en occupait pas.

La verve dont se parait la Suderone la montrait sous un nouveau jour : pour Lothaire, il s’agissait d’une bien mauvaise joueuse. Il resta stoïc, pendant qu’elle lui reprochait d’avoir triché. Or, les conditions avaient été celles-ci : pas d’aide de la part de ses hommes. Prétendait-elle être un homme ? Quoi qu’il en soit, la petite victoire du chevalier semblait avoir hérissé les plumes du paon. Elle avait été blessée dans son orgueil.

Lothaire se contenta de hausser les épaules. Cette tournure ne l’amusait plus vraiment, alors, à quoi bon demander une faveur supplémentaire. Il se contenta de rétorquer :

« Parce qu’on ne peut se venger sans s'intéresser à ses ennemis, madame. »

Ses yeux se plissèrent.

« Mais je vois que je vous ennuie. Mes petits tours d’esprit ne vous amusent pas. Aussi, avant que vous n’ayez trop mauvaise opinion de moi, je vais m’en aller céans. Ce fut un honneur de converser avec femme d'un lignage aussi pur que le vôtre. »

Cette fois-ci, sa révérence se fit plus basse. Après tout, s’il s’agissait d’une Soltari-Beronti, ses ancêtres avaient fait parti des grands vassaux du Roy, et des plus anciennes lignées que la Péninsule ait connu. S’il n’acclamait pas le rang, il pouvait bien acclamer le sang. Il s’apprêtait à faire volte-face, et s’en retourner auprès de ses compagnons. Ils avaient suffisamment attendus que ce petit jeu se termine, et ils devaient en avoir assez de regarder le petit voleur agoniser dans un coin de la rue.

Tibéria pinça les lèvres. Elle ne voulait pas partir en laissant cette impression à Lothaire. C’était trop souvent arrivé par le passé. « Attendez! » Elle vint le rejoindre, visiblement plus aussi assuré qu’au début de leur échange. « Pardonnez-moi, vous avez raison. Il s’avère que depuis cinq ans, je vis à l’écart des grands cercles et qu’en venant rejoindre mes sœurs ici… En venant ici, je suis replongé dans un monde que j’avais presque oublié. En Péninsule, les gens ne me portent plus autant d’attention qu’avant. Ici, je suis un objet de curiosité et une femme finit par se lasser des regards en coin et des murmures échangés dès qu’elle a le dos tourné. »

En évoquant cela, l’agacement de Tibéria était palpable, mais son expression s’adoucit rapidement.

« Si elle tient toujours, j’accepte votre invitation, mais aujourd’hui, je ne suis plus la femme que j’étais. Je ne suis qu’une aubergiste qui brasse son propre cidre et qui essaie maintenant de refaire son nom en tant que marchande d’alcool. Je n’ai peut-être pas les nouvelles que vous souhaitez entendre. Disons que j’en sais plus sur la jeune Adèle qui aurait les mœurs un peu trop légères au goût de ses parents que sur les affaires du royaume. »

Lothaire n’avait eu, en aucun cas, l’attitude qu’elle reprochait à tous ceux qui découvraient sa véritable identité. Pourtant, elle n’avait pas hésité à le mettre dans le même panier que tous les autres. Elle avait fait ça un peu trop souvent dans sa vie et ça prouvait que, malgré les efforts déployés, quelqu’un ne change jamais complètement.

Contre toute attente, la dame le retint. Il en fut surpris, assez pour afficher une mine circonspecte lorsqu’il se retourna vers elle une nouvelle fois. Il aperçut la légère détresse sur le visage de Tibéria. Sa fierté semblait bien amochée, et le paon, avec ses plumes ébouriffées, n’avait plus si fière allure. Lothaire avait connu des moments de détresse semblables, juste après qu’il ait posé le pied dans cette immonde fourmilière qu’était Thaar. Cependant, il s’était toujours efforcé de ne le montrer à personne.

Lothaire n’était pas un homme émotif, sauf envers certaines personnes très spécifiques. Ici donc, le discours ne l’émut guère plus que d’habitude, hormis une légère gêne quant à voir quelle déchéance avait frappé si grand nom au sortir de son procès. Passer de duchesse à aubergiste avait dû être particulièrement douloureux, lui qui avait déjà eu du mal à accepter que son petit domaine lui ait été arrachée des mains comme un vulgaire jouet. Aussi, au lieu de rire comme il l’aurait jadis fait d’une telle humiliation, il se contenta d’un bref signe de tête.

Il se retourna entièrement vers elle.

« Votre ruine m’accable fort. Et si nous avons été ennemis durant les troublants événements de la guerre civile, sachez que je compatis tout de même à vos malheurs. Nul ne devrait avoir à travailler comme vous le faites. »

Le labeur était bon pour la roture. Malheureusement, il était vrai que plus un serf ne trimait pour l’ancienne duchesse en disgrâce. Ici, à Thaar, elle n’était plus personne. Un frisson parcourut le dos de Lothaire. Il s’était soudain imaginé dans la rue, main coupée, en train de mendier son pain, et de revendre ses éperons d’or de chevalier pour un morceau de viande éphémère. Cette horrible vision s’imprima dans son âme, fantôme d’un sort funeste.

Pour se changer l’esprit, il continua sur sa lancée :

« Le destin aura été cruel avec vous. Et si je ne peux vous aider à récupérer vos biens, je peux vous offrir le conseil suivant : pour redevenir l’être complet que vous étiez jadis, ne perdez jamais de vue ceux qui vous ont lésé. Vous trouveriez dans la vengeance une motivation fort bienvenue, m’est avis. Elle brûle les tripes, et donne la rage de vaincre. »

Il adoucit ses traits, et leva une main vers elle.

« Je suis honoré que vous acceptiez. Peut-être pouvons-nous discuter dans votre auberge ? »

Voilà qui serait intéressant à observer : l’antre des Beronti dans le ventre de Thaar.

Dans la disgrâce, Tibéria fut forcée de faire des choix. Elle aurait pu suivre la voie de la vengeance au risque de s’enfoncer plus encore dans la colère et s’y perdre à tout jamais, mais elle choisit plutôt de pardonner. Il s’avéra bien plus difficile de trouver la force de laisser aller cette rage plutôt que de la nourrir de ressentiments. Faire face à ses propres démons nécessita un grand courage et surtout de l’humilité. Reconnaître ses torts en demanda bien plus encore. Cet énorme travail sur sa propre personne lui permit d’en ressortir plus forte et c’est pourquoi elle put s’entretenir avec Francesco sans avoir l’envie de lui arracher la tête. Elle pouvait même dire sans rougir que cet homme était décent, intelligent et soucieux dans ses affaires et qu’il avait agi avec justesse. Tibéria aurait voulu le reconnaître avant et l’écouter quand il était encore temps, mais ces regrets n’avaient plus leur place aujourd’hui.

« Mon auberge se trouve à Diantra. Je crains que ce soit un peu loin d’ici. Quant à la vengeance, il y a bien longtemps que j’y ai renoncé. »

Elle lui fit signe de la suivre. Il était temps de s’éloigner de ce bazar, trop de regards étaient tournés vers eux.

« Voyez-vous, j’ai une part de responsabilité dans ce qui m’est arrivé. J’ai pris de mauvaises décisions, j’ai trop souvent laissé mes émotions prendre le dessus sur la raison. Je n’étais tout simplement pas assez forte ni assez bien préparée pour le rôle que j’ai voulu endosser. Ne pas l’admettre serait stupide de ma part, une belle preuve d’immaturité. Certes, on n’a pas été tendre avec moi, mais c’est du passé maintenant. Me venger ne servirait à rien, juste à me raccrocher à un passé qui est révolu. Voyez-vous, c’est l’avenir qui m’intéresse et toutes les possibilités qu’il a à offrir. »

Tous ne seront pas d’accord avec le choix qu’elle a fait, mais elle l’assumait pleinement et nul ne pourrait nier l’impression de paix qu’elle dégageait en s’exprimant. Tibéria n’a pas baissé les bras, elle a simplement choisi de mettre ses énergies sur autre chose. Elle allait réparer le nom de sa famille et ça ne se fera pas par le sang.

« Ma sœur possède un établissement ici. » Elle avait à peine prononcé ces mots qu’elle les regrettait déjà. Ce n’était pas le genre d’endroit où l’on invite une nouvelle rencontre. Il risquait d’être surpris et peut-être même de lui prêter certaines intentions. « Suivez-moi. »

Tant pis. Selon sa sœur Antonia, ce n’était pas un bordel à proprement parler, mais une maison des plaisirs et le plaisir ne se limite pas uniquement au sexe, heureusement. Les bordels ne manquent pas à Thaar. Il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses. Pour se démarquer, il fallait forcément offrir quelque chose de différent. Antonia avait fait le pari risqué de concentrer les activités que la famille contrôlait à Thaar dans un seul établissement et d’y investir beaucoup d’argent afin de matérialiser sa vision. Pour ça, elle n’en manquait pas. Ainsi est né le Lotus Blanc. Le visiteur ayant les moyens d’en franchir les portes pourra se divertir dans un décor luxueux en compagnie d’hôtes aussi séduisants que charmants. Car le Lotus Blanc était un véritable temple de l’hédonisme. Tous ceux qui y travaillent sont ridiculement attirants, les femmes comme les hommes. Même ceux qui sont censés assurer la sécurité des lieux ont un physique à donner des chaleurs. C’était l’effet recherché et le Lotus Blanc assumait pleinement son côté excessif. Musique et danses exécutées par les hôtes servaient à divertir les invités qui pouvaient choisir de fréquenter la grande salle et les autres convives ou opter pour un salon privé. La nourriture y était abondante et d’excellente qualité, accompagnée évidemment par des alcools locaux, mais aussi importés. Une fois la soirée terminés, ils pouvaient, s’ils le désirait, prendre une chambre à l’étage et y passer la nuit.

S’il n’en tenait qu’à ça, le Lotus Blanc serait un établissement extravaguant, mais sans plus. Là où ça commençait à dégénérer, c’était au niveau des soins particuliers offerts par la maison. La présence de thermes permettait aux clients de prendre un bain en compagnie des hôtes et même d’autres clients, car où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir. Ils pouvaient recevoir des massages et d’autres petites attentions du même genre. Le pas n’était donc pas très difficile à franchir pour tomber dans les faveurs sexuelles. Aucun hôte n’était forcé de le faire, mais ceux qui le faisaient étaient récompensés à la hauteur de leur dévouement. Certains étaient reconnus pour leur lubricité alors que d’autres étaient d’une excellente compagnie, plus artiste que prostituée.

La silhouette massive du Lotus Blanc se dressait devant eux, devenant plus grosse à mesure qu’ils approchaient. Tibéria pensa qu’il n’était pas trop tard et qu’elle pouvait toujours bifurquer vers une taverne avoisinante, moins excessive et sans doute plus appropriée. Malheureusement, Antonia avait déjà repéré sa sœur et vint à sa rencontre, un sourire aux lèvres.

« Ah, te voilà enfin! Je savais que tu finirais par céder et que tu reviendrais ici. »

« Ne crie pas victoire trop vite. J’ai un invité avec moi, cet homme a arrêté un voleur qui a tenté de me dérober. C’est trop demandé qu’on nous serve un repas? »

« Non non, pas du tout. Le salon bleu est disponible si tu veux un peu plus d’intimité. »

Il y avait quelque chose dans son ton qui fit grincer des dents Tibéria. Antonia ne faisait que la taquiner, mais sa sœur n’était pas d’humeur. En fait, elle était plutôt gênée d’amener Lothaire ici, mais c’était le seul endroit qu’elle connaissait où elle savait la nourriture bonne. En soit, il n’y avait rien de honteux et ils ne verront pas quelqu’un se balader tout nu dès qu’ils seront à l’intérieur, mais la réputation des lieux le précédait.

Le salon bleu devait son nom aux tentures bleues qui ornaient ses murs et toute la décoration tournait autour de cette couleur avec des éclats argent ici et là. Au centre du salon, il y avait une petite estrade avec une table basse et une multitude de coussins. C’est là que se prenait le repas.

« Avant que vous ne soyez tenté de passer un commentaire, sachez simplement que tout ceci appartient à ma sœur et que j’ai appris son existence il y a moins d’une ennéade alors que le Lotus Blanc est en activité depuis quelques années déjà. Après le procès, elle est venue s’installer ici avec notre sœur plus jeune. Notre tante y vivait déjà et y dirigeait certaines activités qui ont permis à ma famille de s’enrichir. C’est le côté des Soltari-Beronti qui fut moins apprécié, mais j’ai envie de dire que c’est très Soltarii que d’encourager de la sorte les plaisirs. Si vous trouvez cela trop excessif, il est toujours possible d’aller ailleurs, mais je ne connais pas bien la ville et la nourriture est très bonne ici malgré tout... »

Voilà bien quelques temps qu’ils palabraient et marchaient dans Thaar côte à côte, suivis à bonne distance par les mercenaires de Lothaire, quant une dame aux traits familiers apostropha Tibéria. Lothaire plissa les yeux, et sut tout de suite pourquoi il lui avait semblé la connaître : elle partageait quelques traits avec sa nouvelle amie. Il ne tarda pas à comprendre qu’il devait s’agir de l’une de ses sœurs. Les déboires des Soltari-Beronti étaient connus de toute la noblesse, qu’elle soit du Nord ou du Sud. Toute la famille s’était vue exiler dans cet antre de la perdition, et il semblait à Lothaire qu’outre l’ineffable Margot, il y avait d’autres filles de ce sang à subsister en Estrévent.

Il fut étonné qu’elle ne présente pas sa sœur, dont il ne connaissait guère le nom. En revanche, quelque chose lui piqua plus encore les narines. Qu’était-ce donc que le salon bleu ? Le Lotus Blanc ? Tout ceci ressemblait à quelque chose qu’il appréhendait légèrement, mais que la décence lui refusait de croire. Il dit tout de même :

« Le salon bleu ? Ça ne fait pas un peu... »

Son intuition se révéla pourtant juste, et il se raidit légèrement. Est-ce que l’ancienne duchesse de Soltariel venait de l’inviter dans un bordel ? Derrière les demi-mots et les excuses de Tibéria pour nuancer et rendre le tout plus lisse, Lothaire voyait très bien de quel genre d’établissement il s’agissait. Une maison de plaisir, pour lui, c’était une maison de passes. La situation était aussi cocasse que saugrenue, et il eut d’abord la nette impression qu’on se jouait de lui.

Et pourtant, il constata fort vite que Tibéria ne se moquait pas de lui. Elle avait l’air gênée, sans doute bien plus que lui. Il retint un léger rire. Cette affaire était complètement grotesque et digne de comédie. Son visage était de marbre, mais à l’intérieur, il hésitait sur sa façon d’appréhender la chose. Ce n’était pas tous les jours qu’une noble dame invitait son vaillant sauveur dans un salon de charme, elle qui avait demandé à ce que cela se passe dans les limites de la décence. Le comique de la situation finit par le détendre un peu. Il se contenta de répondre :

« S’il y a là la meilleure nourriture de Thaar, ce serait dommage d’y renoncer. J’accepte. Si cela reste dans les limites de la décence. »

Il put se permettre ainsi un petit sourire, relâchant un peu de pression. Derrière lui, les hommes n’avaient pas entendu. Il devrait sans doute leur demander de rester en dehors, s’il ne voulait pas que chacun s’en gausse de retour au campement…

Il se tourna vers la sœur de Tibéria :

« Mon nom est Lothaire, chevalier du Roc. Puis-je vous demander votre nom… madame ? »

« Ne vous en faites pas, je ne vais pas laisser les choses dégénérer. »

Il est tout à fait possible de prendre un repas ici sans que les invités et ceux qui les servent ne se retrouvent à poils, mais ça ne veut pas dire que l’inverse ne se produisait pas ailleurs dans l’établissement au même moment.

« Voyons Tibéria, c’est un établissement tout à fait respectable. Rien ne sera fait sans que tu en exprimes clairement la demande, c’est la règle. »

Antonia se retourna vers Lothaire en souriant. Les deux sœurs se ressemblaient beaucoup, mais la plus jeune dépassait facilement son aînée de quelques centimètres, donnant l’impression que Tibéria était la moins âgée.

« Chevalier? Rares sont les hommes d’ici qui osent clamer ce rang, mais en ces lieux, vous êtes un étranger, n’est-ce pas? Je suis Antonia Soltari-Beronti. »

Les sœurs Soltari-Beronti étaient entrées dans la légende, mais pas pour les bonnes raisons. Elles étaient quatre et sur ce nombre, deux avaient occupé le trône de Soltariel et chaque fois les choses s’étaient mal terminées. Aujourd’hui Marguerite était morte, Tibéria destituée et les deux plus jeunes subissaient les contres-coups des erreurs de leurs aînées. Entre Antonia et Paula, c’est la première qui s’en sortait le mieux. Si elle avait du mauvais sang contre sa sœur, elle ne le montrait pas. Paula n’était nulle part en vue, mais Tibéria savait qu’elle n’était pas ici. Non, Paula ne venait jamais ici même si à une certaine époque, ce genre d’endroit avait franchement piqué sa curiosité.

« Les invités de Tibéria sont les bienvenus ici, mais je crains que vos hommes ne puissent entrer. » Visiblement, les mercenaires ne font pas partie de la clientèle habituelle des lieux. « Le salon se trouve tout au fond. » Ajouta-t-elle à l’intention de Tibéria. « Je vais avertir les cuisines de votre présence. J’espère que vous avez faim! » Sur ces mots, elle disparut à l’intérieur. Tibéria ne semblait toujours pas rassurée. Sa sœur ne la mettrait pas dans l’embarras, n’est-ce pas? « Je vous laisse avertir vos hommes. Je vous attends. » Il y aura peut-être un peu de protestation et sans doute que Lothaire en entendra parler longtemps… Elle aurait dû l’inviter à la maison...

La situation était assez cocasse. Il était devant deux des sœurs Soltari-Beronti, qui lui proposaient de venir déjeuner dans un bordel de luxe. S’il n’était pas ainsi entouré, il aurait lancé un remerciement sonore au dieu Arcam pour son humour cosmique. Le sourire aux lèvres, il allait trouver ses hommes, qui n’avaient pas trop suivi la conversation. Il leur dit :

« Mes amis, profitez de Thaar et ses bienfaits sans moi. Je dîne dans un palais. »

Ils ricanèrent. Robard répondit :

« Et on est pas invité ? »

Lothaire secoua la tête doucement.

« Non. Les dames se brusqueraient. Mais je suis sûr que vous trouverez les vôtres dans la haute ville. Si vous n’avez pas dépensé tout votre butin avant ! »

Nouveaux ricanements. Ils serrèrent tous l’avant-bras de leur capitaine, avant de s’éclipser vers une autre ruelle. Se tournant, Lothaire eut affaire à un autre spectacle dont le niveau de cocasserie rivalisait presque avec le précédent, comme si Arcam avait entendu ses pensées.

Prosper l’Arétan, qu’ils avaient perdu depuis quelques jours dans les maisons de passe de la ville, venait d’être éjecté à moitié à poil de l’établissement du Lotus Blanc, jeté au sol par d’incroyables gorilles à la peau tannée et tatouée. Le vieux reître, à qui il manquait vraisemblablement les chausses et la dignité, insultait copieusement les pandores qui l’avaient propulsé hors des murs comme un malpropre.

« Et mes braies ?! Rendez-moi mes braies bande de singes ! »

Elles ne tardèrent pas à venir, ainsi que sa vieille cotte de mailles qu’il reçut en pleine figure. S’effondrant à nouveau sur le sol, il reprit sa logorrhée de grossièretés, avant d’être relevé de force par Lothaire, à son grand étonnement.

« Capitaine ? Capitaine ! C’est bien qu’vous soyez là ! Ces espèces de buffles m’ont attrapé par le col et m’ont jeté dehors ! Faut faire venir les gars tout de suite ! »

Lothaire jeta un regard amusé aux dames, mais se doutait que la présence d’un Arétan aux manières de vilain devait plus que les incommoder. Il se contenta d’acquiescer et dire :

« Désolé Prosper, mais tu jures beaucoup avec la clientèle habituelle. Ce n’est pas un endroit pour les gens de la Malelande. Je ne saurais trop te conseiller d’aller chercher tes filles de joie dans un autre quartier que tu n’as pas encore écumé, mon ami. »

L’Estranglepoulet lui jeta un regard ahuri, plissant les yeux.

« ‘oi ? »

Le capitaine mercenaire lui attrapa braies et cotte de mailles, les plaçant dans ses bras avant de lui donner une grande claque dans le dos, qui le fit tituber vers l’avant.

« Allons, va rejoindre les autres ! Robard et Mâchicoulis sont partis par la droite. Rattrape-les avant de provoquer l’hilarité de tout le monde dans cette rue ! »

Bousculé et légèrement penaud, le reître, sans soutien, tituba encore vers l’avant, avant de partir cul nu dans la direction indiquée, sous les regards amusés et parfois étonnés des commerçants et des passants. Lothaire, alors, se tourna vers ses nobles amies en s’époussetant.

« Navré pour cet affligeant spectacle. Prosper est un homme plus facile à côtoyer sur un champ de bataille que dans une discussion mondaine. »

Il rajouta :

« J’espère que mes fréquentations en tant que capitaine de troupe ne vous donnent pas plus mauvaise idée de moi que lors de notre petit jeu. »

Le sort s’acharnait à rendre cette rencontre de plus en plus déroutante et saugrenue. Un divin farceur scrutait les événements depuis la Demeure des Dieux, et agitait ses mains pour l’influencer, Lothaire en mettrait – encore – sa main à couper.

Choquer Tibéria? Non! Si ce spectacle eut un quelconque effet sur elle, c’est de la faire rire. À une autre époque, elle aurait peut-être été scandalisée, mais cette femme n’existait plus. Après plusieurs années à vivre entouré d’anciens soldats, elle avait tout vu et tout entendu. Le bougre devait avoir passé tout son argent juste juste pour pouvoir mettre les pieds à l’intérieur et ça ne comprenait pas la nourriture, la boisson et le temps passé en agréable compagnie. Il pouvait se s'estimer heureux de s’être rendu assez loin pour perdre ses pantalons. Tibéria riait toujours lorsque le chevalier revint vers elle, s’excusant pour ce petit intermède.

« Ne vous en faites pas. Je vis entouré d’anciens soldats. J’ai entendu et j’ai vu bien pire. On ne peut pas reprocher à cet homme de manquer d’ambition. »

Elle riait encore lorsqu’ils entrèrent dans le Lotus Blanc. Dans le grand portique, deux des gardes échangeaient à voix basse probablement sur l’incident qui venait de se passer. Une jeune femme toute de blanc vêtue et les bras chargés d’un grand plateau passa devant eux d’un pas pressé. Jusqu’à présent, il n’y avait rien de choquant, mais l’ambiance était très différente que dans la rue. Une fois le portique passé, on tombait sur une cour intérieure décorée avec de grandes plantes tropicales et une jolie fontaine. Tibéria s’arrêta devant, incertaine de la direction à prendre. Elle n’était venue qu’une seule fois, alors elle ne connaissait pas les lieux, mais elle savait qu’elle ne devait pas aller à gauche là où on trouvait les bains. Elle alla donc vers la droite, emprunta la galerie ouverte passant devant la grande arche qui donnait sur la salle principale d’où s’élevaient musique et rires gras. En faisant de son mieux pour avoir l’air de celle qui sait exactement où elle va, ils marchèrent pendant un moment, passèrent à un moment devant un escalier, puis une seconde fois même si Tibéria n’était pas exactement certaine que ce soit le même. Il devint évident qu’ils tournaient en rond. Éventuellement, elle s’arrêta.

« Où est ce putain de salon!? » Ce n’était pas vraiment un langage auquel on s’attend d’une femme comme Tibéria, mais ça ne l’empêcha pas de le dire et, surtout, d’éclater de rire en réalisant le jeu de mots qu’elle venait de faire. « Désolé, je suis venu une seule fois et cet endroit est immense… Nous sommes peut-être passés devant… Ah! » Un éclat bleu attira son attention. « C’est par là! » En effet, le salon bleu était bien là. Ils arrivèrent au même moment qu’Antonia réapparaissait en portant des rafraîchissements. « Tu as fait visiter? »

« Involontairement. Cet endroit est immense. »

Antonia ne répondit pas et alla plutôt porter le plateau sur la table au centre du salon. « Je vous demande d’enlever vos chaussures avant de marcher sur le tapis. Ici, nous encourageons une tenue plus… décontractée. Le repas s’en vient. » Elle les laissa une fois de plus. Tibéria se déchaussa et alla directement au plateau. Elle huma le contenu de la carafe, fronça les sourcils puis en versa un peu dans chacune des coupes. « Je crois qu’Antonia cherche à me saouler. Je connais cet alcool. Doux en bouche, il est pourtant très alcoolisé. Si j’en bois trop, je vais rouler sous la table. Je suppose que vous avez une meilleure résistance que moi, mais faites attention… Je ne crois pas pouvoir vous porter en dehors d’ici si vous abusez. » Dit-elle sur le ton de la taquinerie.

Lothaire s’était laissé entraîner dans le Lotus Blanc par Tibéria. Cela faisait bien des années qu’il n’avait plus eu le plaisir de profiter de la présence d’une dame de la noblesse. Celle-ci n’était certes plus une femme de la cour, comme il avait pu le remarquer. Quand bien même, il s’en contenterait. Il put découvrir à ses côtés à quel point l’établissement était vaste, cachant sans doute des alcôves dissimulant des nymphes callipyges, des bains relaxants, et autres endroits intimes où les hommes et les femmes venaient assouvir leurs vices. Lothaire avait toujours déprécié ceux qu’il considérait esclaves de leurs basses envies. Les siennes avaient plus de classe, et plus de… grandeur.

Le Salon Bleu était tel qu’il se l’était représenté dans sa tête : bleu. Un fin sourire étira ses traits. L’endroit était plutôt bien décoré. Sans doute les Soltari-Beronti avaient souhaité recréer l’ambiance de leur Sud natal, qui devait autant leur manquer lui-même regrettait son beau pays de Balgure. La maîtresse des lieux lui ordonna de retirer ses bottes, ce qu’il fit sans broncher. Son corps était encore parsemé de quelques pièces d’armure, qui juraient avec le luxe du salon, mais après tout, il restait un homme de guerre. Il commença lentement à défaire les sangles de son gorgerin, ainsi que de ses canons d’avant-bras. Il ne pourrait retirer son gambeson, car en-dessous ne se trouvait qu’une vulgaire chemise. Néanmoins, les propriétaires des lieux ne lui en tiendraient pas rigueur.

Il sourit à la remarque de Tibéria. Cette Antonia avait vraiment l’air de vouloir faire en sorte que les choses se passent différemment. Il considéra l’option… Puis dit :

« Je serais sans doute bien moins pesant sans mon armure. Mais de fait... »

Il prit un peu de cet alcool, le faisant rouler dans sa bouche, avant de l’avaler avec douceur. Passant sa langue sur ses dents, il finit par dire :

« Fort bon. Je vois où réside le piège. En revanche, je pense que je tuerais pour pouvoir goûter à nouveau du vin de Hautval. Cette maison en a-t-elle en son cellier ? »

Les vignes du Val produisaient un raisin exquis, faisant le vin le plus goûteux de Péninsule, que même les Suderons jalousaient avec amertume. La nostalgie l’avait entièrement absorbé à présent, et son palais lui murmurait d’autres noms de plats du pays. Et lorsqu’il commença à dériver sur d’autres pensées, plus mélancoliques, il s’ancra à nouveau sur terre. L’heure n’était pas à ce genre de pensée, alors qu’il avait une charmante dame devant lui, et quelques friandises pour se sustenter. Faisant tourner le contenu de sa coupe entre ses doigts, il amorça la conversation :

« Et lorsque vous étiez à Diantra, n’avez-vous point eu de nouvelles du Nord ? Que devient Sainte-Berthilde ? »

Il rajouta :

« Si vous n’en savez rien, je ne vous en tiendrai pas rigueur. Mais mon pays me manque, et ceux que j’y ai laissé doivent m’être à présent bien étrangers. Mettre la main sur quelque nouvelle que ce soit serait déjà un baume bien apaisant. »

« Ne vous privez pas de vous mettre à l’aise à cause de moi. On m’a dit à quel point une armure pouvait être inconfortable et personne ici ne vous le reprochera. » Elle s’arrêta un instant avant d’ajouter. « Cela-dit, pensez à garder au moins votre pantalon! » C’était évidemment dit sur le ton de la plaisanterie. Elle voyait bien Lothaire lutter avec ses manières de chevalier, mais honnêtement, Tibéria était beaucoup plus laxiste sur la chose. Certains diront qu’elle l’était peut-être trop, mais ils ne savaient à quel point elle se sentait libérée aujourd’hui. Après des années à vivre sous la pression d’une multitude de règles à suivre et de regards scrutateurs, Tibéria vivait selon ses propres règles en accord, bien sûr, avec les lois du royaume.

« Ah… Le vin de Hautval… On en servait régulièrement à Soltariel même si j’essayais de mettre de l’avant les produits locaux. Possible qu’il y en ai ici. Si c’est le cas, je veux le nom de son fournisseur. »

Elle savoura quelques gorgées du vin qui n’était pas de Hautval, mais qui était tout de même délicieux même si ses goûts personnels allaient plutôt vers les vins plus corsés. Sa cave actuelle était bien moins impressionnante qu’elle l’a déjà été, mais son métier de marchande d’alcool lui permettait de faire des découvertes intéressantes.

« Pour qu’une nouvelle parte du nord pour se rendre jusqu’à Diantra et s’y répande parmi la population, il faut qu’elle soit majeure. Les dernières années ont été relativement tranquilles pour le royaume. Bon, il y a eu l’épisode des gobelins et celui du dragon... » Tibéria réfléchit un instant. Un froncement de sourcil indiqua qu’elle avait bien une idée, mais qu’elle ne savait pas si elle devait la partager. Elle décida que c’était plutôt inoffensif. « Il y a bien des rumeurs qui commencent à circuler. Ce n’est pas tellement ma place de commenter, mais si cela est aussi juste qu’on le dit, cela pourrait provoquer des problèmes. » Elle but une autre gorgée de vin. Tibéria avait déjà presque vidé sa coupe. Ce truc se buvait comme de l’eau, mais pas avec le même effet. « Apparemment, Sainte-Berthilde ferait présentement des affaires en or avec l’exploitation de mines d’opales. C’est ce que j’ai entendu de marchands qui ont résidé à mon auberge. En soi, ce n’est pas un vrai problème, mais la richesse a toujours attiré la convoitise. À un moment où à un autre, cela va immanquablement créer des tensions. Un va soulever la question, Sainte-Berthilde va protester, un autre aura son mot à dire et puis voilà... » Elle haussa les épaules. « La Péninsule vient de connaître une période de paix. Chacun a eu le temps de se reconstruire, de pondre quelques héritiers et de faire ses petites affaires. Maintenant, ils doivent se regarder en chiens de faïence, attendant le premier qui fera un mauvais pas. »

Lothaire cligna deux fois des yeux lorsqu’elle parla de son pantalon. Il avait entendu parler des mœurs et manières plus libérées du Sud, mais soupçonnait surtout que le temps passé si loin d’une cour devait avoir un peu dévergondé Tibéria. Point qu’il s’en plaigne, en définitive. Ils étaient à mille lieues du Royaume pentien et de son étiquette. Pourquoi devraient-ils agir comme en présence du roy, dès lors ?

Son humeur fut néanmoins assombrie par le peu d’information qu’il avait à se mettre sous la dent. Rien sur sa famille, rien sur son pays. Il ne s’était pas attendu à grand-chose, et pourtant, il était tout de même déçu. Chaque année qui passait, Isengrin devait de moins en moins ressembler au souvenir que Lothaire conservait de lui. Isambard n’était peut-être plus, ou pis encore était-il humilié, car frère d’un supposé félon. Armand de Saint-Cyril avait même bien pu faire main-basse sur Casteldulac, tout cela, il ne pouvait que le présager.

La soudaine richesse de Sainte-Berthilde ne l’intéressait guère. Les affaires de Saint-Aimé étaient les siennes. Avec une légère mélancolie, il reprit un peu de vin, et dit :

« Saviez-vous que j’avais combattu, pour la paix du roy ? J’y ai laissé nombre de compagnons et d’amis. »

Ainsi que sa propre main. Mais de cela, il n’était pas encore l’heure de parler. Aussi il continua :

« J’ai pris la barbacane de Christabel. De l’intérieur. Un exploit qui m’aura valu d’être encensé par l’état-major nordien. »

Son sourire devint plus cynique.

« Et de me faire trahir par mon propre suzerain quelques temps plus tard. Les Cinq sont inconstants. Mais… je suppose que vous connaissez déjà cela. Ils vous ont déjà bien punie. »

Il fit tourner le pied de son calice, observant la réaction de Tibéria.

« En Péninsule, vous pouvez être un héros un jour et un traître le lendemain. La gloire ne tient qu’à un fil. »

Tibéria regarda Lothaire avec intérêt. Il était un homme d’armes, habitué à mener des hommes au combat. Elle voyait chez lui l’attitude d’un homme habitué à être obéi et qui, surtout, s’attend à l’être. On ne devait pas souvent lui marcher sur les pieds. Il avait perdu, de son propre aveu, de nombreux compagnons, mais ça ne l’empêchait pas de continuer malgré les risques. Hernando lui avait dit un jour qu’un homme qui prend les armes ne les pose jamais vraiment par la suite. C’est un serment que l’on porte, un sacrifice que l’on est prêt à faire. Un soldat sait qu’il peut mourir au combat, mais la mort est une fatalité pour tous, autant le faire pour une cause. Tibéria savait très bien qu’Hernando n’hésiterait pas un seul instant à aller se battre si jamais on l’appelait en temps de guerre. Cette éventualité ne lui plaisait guère, mais elle ne pouvait pas non plus l’empêcher de faire son devoir pour la couronne. Il ne restait qu’à souhaiter que la paix perdure dans le royaume des hommes.

« Punie… Certes, je l’ai été, mais en même temps, je me demande aujourd’hui si la punition est si terrible que ça. Naturellement, je donnerais tout ce que j’ai pour retourner à Béronia, la demeure de ma famille, et admirer la mer depuis la grande terrasse. J’aimerais revenir en arrière pour faire les choses différemment et j’aimerais surtout que ce procès ne soit jamais arrivé, mais ce qui est fait est fait. »

Elle pencha la tête de côté, observant toujours le chevalier devant elle. « Je sens de la colère chez vous, du ressentiment… Je devine que vous n’êtes peut-être pas en Ithri’Vaan par choix. Oh, vous n’avez pas à me donner les détails si vous ne le voulez pas et je ne vais pas non plus vous juger pour ce que vous avez peut-être fait ou non… Vous êtes un chevalier bien loin de sa demeure. Vous n’êtes plus assujetti aux règles de la cour, mais vous continuez cependant à les respecter en ma présence. Cela me prouve que vous accordez énormément d’importance à ce titre et à ce qu’il représente. Vous savez, je suis désolé de ne pas avoir de nouvelles plus précises à vous donner, mais je peux peut-être en avoir. Cassio est un homme au service de ma famille depuis des années. Il a été l’intendant au palais de Soltariel et aujourd’hui il m’aide à gérer mon auberge. C’est aussi une commère qui ne s’assume pas. Si je lui écris en lui demandant de s’informer à propos de votre famille, il le fera. J’aurais peut-être même des nouvelles à vous donner avant mon départ à la fin du mois. Sinon, vous pourrez toujours passer ici ou à la demeure de ma sœur qui vous transmettra la lettre. Qu’en dites-vous? »

Lothaire ne pipa mot, jusqu’à ce que le silence suive les paroles de son hôte suderone. Il n’aimait ni être étudié, ni être percé à jour, alors que lui-même prenait du plaisir à exécuter ces deux actions sur autrui. Qu’elle devine ses sentiments, et il se considérait vulnérable. Ainsi allait le monde, depuis la nuit des temps. Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle soit aussi perspicace mais, peut-être était-ce lui qui avait eu du mal à contenir la lancinante mélancolie régnant sur ses pensées ? Il avait encore la Péninsule dans la tête, alors qu’il savait fort bien qu’il n’avait aucun moyen d’y retourner sans affronter les foudres de Saint-Aimé.

Il finit par dire, sans vouloir paraître trop abrupt :

« Personne ne vient en Ithri’Vaan par choix. »

Un léger signe de tête plus tard, il rajouta :

« Votre proposition est touchante, je l’accepte avec gratitude. Il est vrai que j’aimerais avoir des nouvelles de ma famille. Trop longtemps loin de mes yeux, je me demande parfois ce qu’est devenu mon fils. »

Afin de changer de sujet, il dit :

« Mais, vous m’avez dit, dans un mois ? C’est le mois prochain que vous vous en allez de Thaar ? Fort dommage. J’espère seulement ne pas rester trop longtemps à Eofel pour revenir profiter de votre délicieuse compagnie. »

Là, la mélancolie s’estompait, remplacée par un fin sourire. Lothaire reprenait le contrôle de lui-même, qui n’aurait jamais dû lui échapper, et qui lui échappait rarement. Une soudaine pensée lui vint en tête et, après avoir reprit un peu de vin, il s’avança légèrement en avant et dit à Tibéria sur le ton de la confidence :

« Je vais vous avouer une chose, Tibéria. Je ne connais qu’un seul moyen pour vous de revoir Béronia et la terrasse sur laquelle vous appréciiez tant de regarder la mer. »

Son sourire s’étira dans un coin.

« Allez-y. Ou prenez-la. Car dans la vie, madame, on a jamais ce que l’on mérite. On a que ce que l’on prend. »

Une phrase qui résumait fort bien la philosophie de vie de Lothaire. Celle qui avait forgé l’homme qu’il était. Depuis le moment où il avait comploté avec son frère pour emprisonner leur père abusif pendant le Voile, jusqu’à la mort d’Hareus, l’ancien chef de la compagnie dont il s’était attribué les hommes, et la gloire.

« Si c’est pour vous donner des nouvelles de votre fils, alors je me ferai plus insistante encore dans ma demande à Cassio. Mes propres enfants me manquent beaucoup, mais il était hors de question que j’amène ma fille de cinq ans ici et encore moins un garçon de deux ans. »

Lothaire ne fut pas le seul à se laisser aller à un soudain élan de mélancolie. Elle s’ennuyait terriblement de ses enfants. Elle leur écrivait pratiquement tous les jours et ne pouvait s’empêcher de sourire bêtement en voyant les lettres hésitantes de sa fille et la tentative de son garçon d’écrire quelque chose, très certainement guidé par la main de son père.

« Vous êtes un vil séducteur. » Le sourire de Tibéria montrait que ça ne la dérangeait pas du tout. « Je dois prendre le bateau à la fin de favrius. Je ne peux pas me permettre de rester plus longtemps de ma famille, mais j’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir avant le départ. Cette fois, je vais vous inviter à la maison, c’est promis. »

À de multiples reprises depuis qu’il savait la véritable identité de Tibéria, Lothaire s’était montré très insistant sur le fait qu’elle devait se venger, qu’elle devait reprendre ce qu’on lui avait pris. Elle y a pensé, elle ne peut pas le nier, mais Tibéria était très réaliste quant à ses chances de voir une telle entreprise réussir. Il faudrait rassembler bien plus d’appuis qu’elle ne pourra jamais en avoir avec aucune véritable promesse en échange, car elle ne voulait pas le duché et personne ne lèverait une armée pour une seigneurie aussi jolie et prospère soit-elle. Même si elle réussissait par un quelconque miracle à reprendre Béronia, il lui faudra ensuite conserver sa position ce qui lui demanderait encore plus d’hommes, plus d’effort et des négociations très serrées avec un pouvoir en place qui ne voulait probablement pas la voir dans les parages pour des raisons évidentes. Le simple fait de penser à tout ça lui donnait le vertige…

« C’est impossible, je ne peux pas la reprendre. Il me faudrait des appuis que je n’ai pas et pendant le procès on m’a clairement fait comprendre qu’on ne voulait plus de moi là-bas. Même si je parvenais à convaincre le peu que j’avais, ça ne suffirait pour m’imposer par la force. Ma tentative serait aussi vaine que stupide et m’enverrait directement en Ithri’Vaan si on ne m’exécute pas. » Elle pinça les lèvres. « Mais je ne peux pas dire que je n’y ai pas pensé. J’ai fantasmé sur des vengeances plus terribles les unes que les autres. Je me suis vu les massacrer… Je les ai imaginés mourir dans d’affreuses souffrances. J’étais si en colère à un point qu’il me fallait faire quelque chose. Des gardes m’avaient accompagné jusqu’à Diantra. Après le procès, certains sont restés et, un matin, je leur ai demandé de m’apprendre à me battre à l’épée. Je me souviens de leur expression sur le visage... J’en avais jamais tenu une de ma vie, mais ça n’avait pas d’importance, je voulais apprendre. Au début, j’étais terrible. En fait, je donnais des coups aveuglément et sans la moindre technique alors que le pauvre homme essayait de m’inculquer quelques notions pour éviter que je ne me fasse mal. Tout ce que je voulais, c’était frapper quelque chose avec une épée. C’était une façon d’évacuer ma colère. Chaque session me laissait complètement épuisé, mais aussi mieux dans ma peau, plus sereine. Éventuellement, la rage c’est apaisé et j’ai fini par avoir assez de recule pour comprendre ce qui s’était passé et pourquoi s’était arrivé. Je n’ai pas pour autant arrêté les entraînements à l’épée. Cinq ans plus tard, je me débrouille plutôt bien… Enfin, je crois. Hernando le dit, mais il le dit peut-être simplement pour me faire plaisir. »

Elle sourit, mais quiconque avec des yeux pourrait voir qu’elle était songeuse, voir un peu mélancolique.

« Je suis très réaliste en me disant que je ne reverrai jamais Béronia, en tout cas pas de mon vivant. Ça m’attriste énormément, car c’est l’endroit où j’ai grandi, c’est la demeure de ma famille et je l’ai perdu. J’ai… merdé. Oui, je crois que l’expression est juste, j’ai vraiment merdé. »

Lothaire était un peu plus intrigué à présent. Une femme de bonne famille qui maniait les armes ? Voilà qui était amusant. Il existait maintes manières de refroidir la colère sourde qui suivait les injustices, et elle avait choisi de frapper sans tuer. En la regardant bien, Lothaire vit effectivement qu’elle n’était pas du tout dans les bonnes conditions pour se venger : elle avait perdu toute sa combativité, toute sa hargne contre ses détracteurs. Pis encore, elle leur avait donné raison. Qu’importe dès lors. Le capitaine sut finalement que jamais la belle ne reviendrait sur ses terres ancestrales. Et même si ce n’était pas son problème, il ne put s’empêcher de faire le parallèle avec sa propre expérience. Finirait-il lui aussi par renoncer ?

Jamais.

Après avoir fini sa coupe, il répondit :

« Vous autres, gens du Sud, êtes plus attachés à la Voilée qu’au Guerrier. Peut-être est-ce pour cela que vous vous résignez… Mais vous avez raison. Vous n’êtes pas faite pour la vengeance, Tibéria. »

Il haussa les épaules en souriant.

« Enfin, parlons d’autre chose. Tiens, au fait, qui est cet Hernando ? »

Le nom avait été prononcé une seule fois jusqu’ici, et Lothaire pensait qu’il devait s’agir du maître d’armes de la dame. Peut-être s’agissait-il d’un serviteur, ou pire, d’un mari. Tibéria avait un physique trop avenant pour rester seule, et sans doute un homme avec assez de jugeote pouvait profiter de sa condition déchue pour se poser en soutien et gagner ses faveurs.  Lothaire connaissait ce genre de stratagème, pour l’avoir plusieurs fois utilisé. Les hommes font l’amour comme ils font la guerre : certains avec brutalité, d’autres avec ruse.

Des serviteurs pénétrèrent la salle pour apporter aux convives des plateaux, ainsi qu’un autre pichet. Le capitaine ne leur accorda pas un regard, trop focalisé sur Tibéria et sur la réponse qu’elle s’apprêtait à lui donner.

Tibéria haussa un sourcil.

« Vous dites cela comme si c’était une honte. Croyez-moi, il y a d’autres façons que par les armes pour obtenir ce que l’on veut. Cela demande autant d’effort et certainement plus de patience, mais le temps me donnera raison, j’en suis convaincue. »

Elle ne dit rien de plus, mais son sourire laissait croire qu’elle n’avait peut-être pas totalement abandonné. Pour quelqu’un ayant l’habitude de tout prendre à la pointe d’une épée, l’attitude de Tibéria pouvait être déconcertante, voir donner une impression de lâcheté, mais il fallait voir tous les efforts déployés par la belle pour réaliser que ce n’était pas le cas. Une grande partie de ce qu’elle possédait aujourd’hui, Tibéria l’avait gagné à la sueur de son front. Un dur retour à la réalité pour une femme ayant grandi dans la richesse décadente du sud, mais qui se révéla bénéfique finalement.

La nourriture arriva enfin sur des plateaux, en abondance. Il y en avait assez pour satisfaire l’appétit d’au moins trois ou quatre gros mangeurs. Tibéria avait faim et les odeurs qui émanaient de certains de ces plats la firent saliver. Bien sûr, le tout était accompagné d’alcool. La question de Lothaire la prit un peu au dépourvu, mais elle n’hésita pas à lui répondre en toute franchise.

« Hernando a été chef de la garde ducale pendant que j’étais au pouvoir. Il s’est révélé être un allié fidèle même dans les moments les plus difficiles. Honnêtement, je ne crois pas qu’il m’appréciait beaucoup au départ, mais les choses ont… changées. Il était avec moi pendant le procès et a décidé de rester avec moi de son propre gré par la suite. Je lui dois probablement la vie… Aujourd’hui, nous vivons ensemble et c’est aussi le père de mon fils bien qu’on ne soit pas marié. »

C’est Tibéria qui avait pris l’initiative pour la conception de cet enfant et elle n’avait pas eu à forcer la main à Hernando pour que ça se fasse. Elle a toujours désiré avoir une grande famille, mais avec seulement deux enfants, Tibéria était loin du compte. Malgré de nombreux essais, depuis la naissance de Guillaume, elle n’était toujours pas tombée enceinte. Il y avait peut-être un problème. Peut-être que la naissance de son fils fut un coup de chance et qu’elle ne le savait pas encore. Elle avait failli mourir avec Sofia, il lui semblait impossible qu’il n’y ait pas de séquelles à la suite de ça. Tibéria chassa rapidement ces pensées de son esprit. Ce n’était ni le temps ni la place pour penser à ce genre de chose.

« J’espère ne pas trop vous choquer, mais j’ai de très bonnes raisons pour ne pas vouloir me marier à nouveau. Oh! Vous devez gouter à ceci. C’est une spécialité de Soltariel. Bon sang, ça goûte la même chose qu’à la maison! »

Elle en prit une bouchée, visiblement extatique. C’était un jambon vieilli et tranché très finement qui fondait littéralement sur la langue, une délicatesse qui n’était peut-être pas à la portée de tous les palais.