Brisé

>>> Précédemment

Nombreux. Les elfes présents dans le Sanctuaire étaient plus nombreux qu’ils ne l’avaient jamais été. D’un côté de larges sourires, de l’autre de chaudes larmes, les Ardamiris – pour la majorité nouvellement arrivés dans la Cité des Arbres – se déploient en un foisonnement de discussions diverses et variées, noyant presque littéralement des prêtres ne sachant plus de quel côté donner de la tête. À la recherche de repères dans leur nouveau monde, les anciens habitants de Mera et de Wyslena étaient en ce moment la première préoccupation du culte. Et si la situation était difficile, on pouvait tout aussi bien l’argumenter être bien plus confortable que celle qu’ils avaient connu des années durant, suite à la perte d’Eraïson. Aujourd’hui les maux qu’ils soignaient n’étaient rien de plus que de simples nostalgiques chagrins que quelques réguliers conseils suffisaient à calmer. Les plaies béantes des rescapés des assauts Noirelfiques pourraient sembler bien loin…

- Ce n’est peut-être pas la même échelle, mais les pierres du temple de Tari ont tout à gagner à être entretenues par les tailleurs de Mera. un rire cristallin échappe de la gorge de la jeune fille Et à plus petite échelle encore, vous n’imaginez pas la quantité d’outillage minéral utilisé à Ardamir… alors avec autant de nouveaux venus !

L’elfe bourru qui lui faisait face semble légèrement s’apaiser, un fin sourire allant même jusqu’à se dessiner sur son visage. Se trouver une place, une utilité, c’était le défi de beaucoup ici. Obtenir pour mieux rendre, c’est ainsi que fonctionne la société Sylvaine. Ne pas savoir comment rendre ce qu’ils ont obtenu, c’est la hantise de nombreux elfes ici présents. Mais les elfes sont patients. Les elfes savent que le temps finira par faire. Alors le culte ne s’inquiète pas. Leurs ouailles sont bien trop volontaires et bien trop talentueuses pour sombrer dans la dangereuse oisiveté.

- Fils ? la voix cristalline tinte face au pauvre hère semblant perdu Tu m'as l’air bien sombre. Quelque chose te préoccupe ?

Jeune. Ayant probablement à peine dépassé les deux siècles et demi. Et elle l’appelait fils. C’est que la Guide était de celles croquant l’existence à pleines dents, pressées de vivre tout en abhorrant la mort. Et à ses yeux pétillants, à sa démarche enjouée, et à la simple énergie se dégageant de la grande déguingandée, il était impossible de ne pas le voir. Et malgré tout, il y avait dans son regard cette sagesse, ce recul que sont obligés d’avoir les parents.

Un guerrier blessé… Les yeux de la jeune prêtresse se plissèrent, et d’instinct, ses doigts vinrent chercher les parties désignées par l’homme se tenant en face d’elle. Son épaule, sa gorge, elle les y glissa comme y cherchant une forme de réponse à une question que tant d’autres s’étaient posés avant elle sans jamais y trouver de réponse. Sauf qu’elle n’était pas mieux placée que tous ces autres. Si par le verbe elle avait mérité qu’on l’appelle Mère, elle n’en restait pas moins de beaucoup moins d’expérience que nombre de ses comparses. D’autres arpenteurs maniaient les herbes, les poudres, les pansements et la magie bien mieux qu’elle.

- Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas occupé de blessures de guerre. même marqué par un sérieux digne de ces mots, le visage de la prêtresse reste chafouin Et pour ça, je ne serai pas la bonne personne. ses yeux s’illuminent à nouveau complètement Mais viens ! Suis-moi !

Et là comme une enfant, elle s’écarte d’un pas sautillant, invitant des mains le guerrier à la rejoindre. Rapidement le petit trot de la Guide les menèrent en dehors du Sanctuaire, et en direction des hauteurs, et pas n’importe où dans les hauteurs. En direction du Palais de Chêne. Rassurée dans sa décision par la douce Voix du Tréant millénaire – ou n’est-elle que trop sûre de ce qu’elle fait pour entendre quelque objection ? – elle monte les marches quatre à quatre, les redescendant à l’occasion deux à deux pour s’assurer d’être toujours suivie,  enjoignant sans cesse celui qui la suit à accélérer le pas, comme si ce fut un innocent jeu.

Ce n’était pas un jeu.

Toute certaine qu’elle était que l’homme puisse être guéri, la demoiselle savait à quel point traître est le temps. Les vieilles blessures dont on s’est mal occupé lorsqu’elles cicatrisent font les infirmités les plus insidieuses. Elles font les infirmités qui poussent à repenser notre manière d’évoluer, de se déplacer, d’agir, et reconditionnent nos vies. Elles font les blessures dont on n’est jamais guéri qu’après avoir en plus pris le temps de reprendre possession de son propre corps. Et c’était un travail long et fastidieux, même pour des elfes aussi réactifs que les militaires. Alors il n’y avait pas un instant à perdre.

- Kaëlistravaë ? la prêtresse frappe énergiquement à la porte d’un appartement du palais Tu es là ?

Quelques instants de flottement. Puis la porte s’ouvre. Les cheveux noués en un chignon approximatif, et habillée d’une robe pour le moins simplette, l’ancienne Main Droite se présente, son enfant dans les bras.

- Ah ! Je ne voulais pas te déranger ! Si tu es occupée je peux revenir plus tard.

- Ne t’inquiète pas. l’elfe sourit doucement Elorëa est une enfant très sociable, ce n’est pas toi qui l’empêchera de s’endormir. Qu’est-ce qu’il y a ?

- Un soldat venu nous voir au Sanctuaire. elle se décale, laissant la place à Elrendil d’avancer De vieilles blessures auxquelles il aimerait remédier.

- Entrez. un lent clignement des yeux fait office de salutations présentées au soldat Je vous en prie.

Si l’épouse de l’Aran n’avait aucun mal à reconnaître Elrendil, l’Hest’Mahtari de l’armée royale, elle était loin d’en savoir autant sur lui que son époux. Mais fusses-en une triste, c’était là une occasion d’apprendre.

- Kaëlistravaë. Enchantée. elle laissa le temps à l’homme de se présenter en retour Qu’y a-t-il exactement ?

Un elfe pour ce qu’il en paraissait d’une appréciable politesse, et d’une agréable déférence. L’Hest’Mahtari tissait à la Dame d’éducation stricte un bien satisfaisant portrait. Si bien qu’elle se trouva quelque peu chagrinée de ne pouvoir le recevoir avec les mêmes honneurs, occupée qu’elle avait été au service de son enfant. C’était-elle aujourd’hui qui faisait office de Sylvaine bourrue, manquant à l’étiquette, et c’en était peut être source d’autant d’amusement que de chagrin.  Même ne portant pas un habit de circonstance, le maintien de l’Etoile du Matin n’en demeurait pas moins d’une rare impeccabilité. Ses déplacements mesurés, sa figure altière et ses gestes gracieux faisant de quelques instants qu’elle passât à bercer sa fille, alors que les premiers murmures du Soldat serpentaient encore dans l’espace, une véritable danse.

- Votre cas est une priorité, puisque vous êtes voué à prendre le commandement de ces autres.  le regard de Kaëlistravaë se détourne de celui d’Elrendil pour se poser sur le visage de la petite enfin endormie Les faiblesse de la tête sont celles de tout le corps.

Deux pas en arrière, en direction des chambres, et celle aux cheveux blancs appela la prêtresse des yeux. La jeune femme s’approcha sans attendre, contenant visiblement son excitation pour ne pas énerver le poupon.

- S’il te plaît. le nez pointu de la magicienne se dirige vers les chambres Tu peux veiller sur elle le temps que nous parlions ?

- Sans problèmes.

Des bras d’une Mage à ceux d’une Guide l’enfant glisse, autorisant la première à donner son entière attention au soldat. De la même manière que la première demoiselle, La Main Droite approche son éponyme de la peau du guerrier. Contrairement à la première demoiselle, La Main Droite ne se contente pas de toucher. Presque complètement immobile, ses pupilles rétractées se faisant témoin d’une intense concentration, la Dame s’appliquait à transpercer de part en part les organes malades de cette lumière qu’elle est la seule à voir. Elle observait les couleurs, tentait de reconnaître les nuances, fouillait sa mémoire à la recherche de teintes similaires…

Arrivée à son épaule, la main de Kaëlistravaë se retira soudainement de l’épaule. Un halètement soudain la secoua. Ses prunelles se firent en un instant grosses et brillantes. Un souvenir douloureux. Un souvenir plus récent qu’elle n’aimerait se l’avouer. Un souvenir précieux pour le futur. Celui des derniers jours d’Eörim, l’oncle qui ne fut jamais de sa famille que lorsque trop tard sonna.
Un pas de recul. Les doigts de la Magicienne vinrent se poser contre ses lèvres en une posture d’abord choquée, puis réflexive. Ces couleurs, ces nuances, elle les connaissait maintenant. Elle les reconnaissait. Sans être exactement celles qui avaient prises Eörim, elles en étaient assez proches pour qu’elle puisse imaginer une manière de dévier leurs rayons, et de changer leurs teintes, pour les rendre à des nuances vibrantes de santé.

- Je ne peux rien pour votre gorge, heru. son regard se pose avec douceur sur le guerrier La cicatrice n’est pas bien jolie… mais pour le reste, je n’y vois aucun problème. elle baisse les yeux un instant, hésitant à prendre la parole pour la suite, avant de finalement reprendre avec son maintien habituel Pour ce qu’il s’agit de votre épaule, je pourrais la guérir. Et si d’autres ont été victimes du même poison, nous pourrions nous occuper d’eux aussi en Ardamir. elle marque une lourde pause À condition de posséder les ressources nécessaires. ses sourcils se froncent Mon oncle, au retour d’une expédition aux frontières, est mort d’une infection similaire. Mais si ça nous a coûté sa vie, nous avons au moins pu développer un remède. Malheureusement, tout ce que nous avions a été utilisé pour enrayer une contagion. Et ce n’est qu’à Faélia que l’on trouve le nécessaire…

Le visage de l’Anedhelle se tordit en une expression de dégoût. Faélia, cette terre d’immondices, corrompues par d’étranges magies. Juste à l’extérieur des terres d’Anaëh, mais à l’extérieur des terres d’Anaëh tout de même. Et puis… étais-ce raisonnable d’ainsi demander à un elfe de se mettre en danger, même avec l’espoir que son périple sauve des vies par le futur ?

- Il n’y a pas de « prochaine expédition vers Faélia ». la Reine répond plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu La dernière fois nous avons simplement eu la chance de pouvoir puiser dans ce qu’il restait de provisions à un elfe réfugié d’Ithri’Vaan.

Aujourd’hui tout était à faire. Et pourtant, vous n’aviez jamais été aussi proche de Faélia qu’aujourd’hui. Les frontières d’Annon sont à vous. Le marais est juste au Nord. Personne pourtant n’ose s’y enfoncer. Il y a quelques années encore, l’armée royale et celle d’Enolir s’y risquaient, parce qu’il y a quelques années l’Uraal n’était pas sûr, que les Drows osaient encore se tenter à le traverser, et que parfois pour les chasser il fallait à votre tour toucher l’autre rive.

- Mais je peux tout de même vous faire une liste.

Son regard part à la recherche de papier et d’une plume, dont elle se saisit avec empressement, et prenant appui sur la première surface dure venue, commence à noter. La quantité de poisons divers et variés qui commencèrent à s’amonceler sur sa liste était tout simplement faramineuse… et suffisante à donner envie à quiconque en saurait assez sur ces produits sans avoir la difficile expérience des urgentistes de tourner de l’œil. Kaëlistravaë elle-même sentit sa bile chauffer. Mais dans le cas de Kaëlistravaë, c’était plus là la conséquence de fâcheux souvenirs.

Le poisons de Drosera Géante.
Le venin de Rajiv.
Le venin de Caunwaithon.
L’Ousömos.
La longue liste de champignons et de feuilles d’essences allant de l’extrêmement commun à la relative rareté.

- Tout est entre vos mains Elrendil. elle plie soigneusement le papier pour le lui tendre Je vous fais confiance pour faire le bon choix.

Et autant l’idée d’avoir été celle qui aura incité des elfes à se diriger vers cet endroit de misère, autant il n’y avait peut-être personne de mieux placé que le désigné Commandant des Armées elfiques pour mener  une expédition salvatrice sans que ne soient pris d’exagérés risques.

Voir se dessiner un sourire sur un visage semblant tout sauf fait pour en accueillir un en arracha un à la Reine en retour. Un sourire désolé et coupable, mais un sourire tout de même. Nuls mensonges… si seulement il savait… jamais n’aurait-elle admis qu’il ne se lance dans une telle entreprise s’il n’y avait que lui. Lui ne sait pas. Tout soldat qu’il est, tout estropiés que sont ses frères d’armes, il ne sait pas les maux rampant sous la peau des silencieux. Lui, les soldats, l’enfant, les Eraisonniens… ils sont plus nombreux qu’il ne pourrait le croire ceux souffrant à divers degrés des restes des poisons d’Elda.

- Faites, Elrendil. Kaëlistravaë baisse la tête en de respectueuses salutations Mais plutôt que de vous interdire la promesse d’un retour… elle fronce les sourcils faites en sorte qu’il ne s’agisse pas d’une vaine promesse. elle hoche la tête une dernière fois, signe que ces mots seraient ses derniers Ne sous-estimez pas votre peuple.

La Dame fait un pas en arrière, et pose la main sur le cœur. Son regard se porte derrière elle, en direction de sa fille, et du coin de l’œil elle accueille l’image d’une jeune Guide semblant étrangement apaisée. Les deux femmes échangent de place, la Magicienne trouvant la direction du berceau, et la Prêtresse celle du Fils.

- Je sais à qui demander.

Et lui ignorait quelle machine il venait de mettre en branle.