Spectre du passé

Fin de la seconde ennéade de Favrius,
An 17 du XIème Cycle,
Abords de la cité de Naelis

Hendrick avait été commissionné par la reine en personne, afin d’établir un rapport sur les compagnies mercenaires dignes de confiance, et celles qui s’apparentaient plus à un rassemblement d’écorcheurs et de brigands de grand chemin. Il n’était pas question de les recruter, pas encore. Mais il valait mieux éviter d’inviter le loup dans la bergerie, au cas où celle-ci se retrouverait assiégée. Alors, fort de trois compagnons, il s’était dirigé vers un campement à l’extérieur de la ville, après avoir discuté avec d’autres chefs de compagnie.

Le Nordien n’était pas encore tout à fait à l’aise sur un cheval. Il avait appris à monter, mais se méfiait toujours de la réaction de la bête. Gilles le Louche avait une expression pour ça : « Le cheval, c’est Arcam devant, et Othar derrière. »

« Qui sont les prochains ? »

Celui qui venait de l’ouvrir, c’était l’aide de camp de Hendrick, Esberth. Mais avant d’être son adjoint, il était surtout son ami.

« Les hommes d’un certain Ousmane. C’est Gilles qui m’a renseigné. »

Gilles travaillait en effet pour les espions de la cité. La fameuse bande des Joyeux Sgardiens avaient chacun fait leur bout de chemin, et plusieurs d’entre eux étaient à des postes assez importants… Hendrick était même devenu capitaine.

En approchant du campement à cheval, ils se firent bien vite remarquer. Ils pénétrèrent dans le camp en faisant marcher leurs montures au pas. Les têtes se tournaient vers eux, tandis que la délégation naelisienne cherchait la tente de commandement. Ils ne tardèrent pas à la trouver. Les quatre cavaliers mirent alors pied à terre, et Hendrick réajusta sa petite cape d’officier, tenue par une fibule aux couleurs du royaume. Il n’était pas vraiment à l’aise dans ce genre de vêtement, mais selon ses amis, avoir la classe était plus important que d’avoir bon.

Déjà des hommes se réunissaient devant eux, pour leur demander ce qu’ils venaient faire ici. Hendrick répondit en posant les mains sur les hanches.

« Je suis le capitaine Hendrick, de Naelis. Je souhaite discuter avec votre chef, au nom de la reine et de la cité. »

Cette tirade, il l’avait déjà répétée deux fois. La première avec un groupe pas très jouasse, la seconde avec des amateurs qui n’avaient même pas de commandant. Il espérait que cette compagnie-ci soit plus sérieuse, et plus à-même d’être recrutée au cas où le cauchemar recommencerait pour la cité.

Le campement de ce groupe de mercenaire, bien que modeste, était à la fois propre et ordonné. Si on ne pouvait éviter que les pluies d'automne forme une gadoue peu praticable dans les allées, ces dernières avaient au moins le mérite d'exister. Par endroit, des planches avaient été posées à même le sol lorsqu'il était devenu trop glissant. Les tentes étaient correctement alignées, si bien que la circulation restait fluide. Deux espaces d'entraînements étaient prévus et reconnaissables aux râteliers qui s'y trouvaient. Ils servaient également de lieu de rassemblement si nécessaire. Il ne manquait guère que les uniformes pour différencier ce groupe de plusieurs dizaines de personnes d'un véritable corps d'armée.

L'ambiance était plutôt calme, bien que chaleureuse. Pas de bagarre ni de dispute, uniquement des hommes et des femmes qui discutaient, jouaient aux dés, s'entraînaient... Dans un tel rassemblement, il n'était guère difficile de remarquer le quatuor s'avancer, paré de leurs galons et des couleurs de leur cité. Il n'y avait pas cinquante raisons pour lesquelles des militaires leur rendaient visite... Et, si cela avait été pour leur demander de dégager, soit ils se seraient contentés d'un messager, soit ils auraient amené plus de monde avec eux. Autant dire que personne ne chercha à leur barrer la route, tous se contentant de les regarder passer.

Lorsqu'enfin les naelisiens mirent pieds à terre, une voix masculine les alpaga de loin.

-On peut vous aider ?

L'homme, grand et sec, était assis sur une caisse en bois. Son arme en main, il s'affairait dessus avec une pierre à affûter, ne prêtant pas même un regard aux nouveaux venus.

-Je suis le capitaine Hendrick, de Naelis. Je souhaite discuter avec votre chef, au nom de la reine et de la cité.

Le mercenaire haussa un sourcil, se tournant enfin vers son interlocuteur pour le détailler avec plus d'attention. Non seulement les paroles de l'officier ne le surprenaient pas mais en plus elles ne lui apprenaient pas grand chose. Dans le genre "je cultive le mystère", il se posait là. Mais il était bien connu que les gens haut placé ne discutaient qu'avec leurs semblables, aussi ne s'éterniserait-il pas sur la question. Le regard de l'homme pivota alors vers un adolescent qui se trouvait non loin de lui. Les cheveux mi-longs, le visage défiguré, ses traits laissaient pourtant transparaître une douceur peu commune.

-Esio va vous amener à lui.

Le jeune d'environ quatorze ans se contenta d'hocher la tête devant la consigne qui lui était donnée. Puis il s'approcha du petit groupe et leur fit signe de le suivre. Il s'avança ensuite à travers les allées d'un pas rapide et sûr, connaissant visiblement les lieux comme sa poche. Il n'y eut pas beaucoup de chemin à parcourir avant que le garçon ne rentre dans une tente plus haute et large que les autres, non sans avoir adressé un nouveau geste à Hendrick, l'invitant à entrer à sa suite.
A l'intérieur, l'irruption de l'adolescent interrompit une conversation entre trois hommes d'âges, de corpulence et d'ethnies différentes. Tous se tournèrent vers l'entrée, passant rapidement sur Esio pour se concentrer plus longuement sur l'officier qui entra après lui. Seul un homme d'une bonne quarantaine d'années et à la peau mate se concentra sur le jeune qui s'affairait à réaliser toute une série de gestes avec les mains. Finalement, quand le garçon eut fini, le mercenaire lui répondit de deux autres signes et le jeune s'éclipsa, laissant les adultes discuter entre eux.

Le descendant des zurthans se leva de son siège et s'avança vers le capitaine de Naelis pour tendre une main vers lui dans le but de l'inviter à lui tendre la sienne.

-Capitaine Ousmane. Puis, se tournant vers ses camarades, il les présenta tour à tour, à commencer par le demi-drow avant de passer à ce qui ressemblait fortement à un wandrais. Et voici les Capitaines Ziesresh et Hilvam. J'imagine que ce n'est pas une simple visite de courtoisie. Qu'est-ce que les Chimères peuvent faire pour vous ? Dit-il en croisant ses épais bras sur son torse.

Les PNJs évoqués (dans l'ordre d'apparition):

La délégation de Naelis suivit un jeune homme au visage déjà couvert de cicatrices, qui les emmena à l’intérieur de la tente de commandement. En écartant les pans de lourd tissu, Hendrick remarqua qu’il avait interrompu une conversation, car tous les visages s’étaient tournés vers lui et ses hommes. Il s’avança à la suite du balafré, qui devait compter sa langue parmi ses nombreuses blessures, car il s’exprimait par un imbroglio de gestes et de signes. Le pauvre hère n’avait pas commencé la vie avec les meilleures cartes, semblait-il. C’était malheureusement une chose fort commune pour les gens de basse condition, tout autour de l’Olienne et de l’Eris.

Un grand homme à la peau sombre se releva, pour venir présenter sa main à Hendrick. Le capitaine le regarda, et la lui serra. Avec un léger signe de tête, qu’il répéta aux deux autres capitaines encore assis, il dit :

« Capitaine Ousmane. Je suis le capitaine Hendrick, de la Garde de Naelis. »

Il recula d’un pas.

« Ma reine a entendu parler des Chimères, et désire en connaître plus sur votre compagnie… »

L’idée n’était pas vraiment de les recruter tout de suite. Mais avec la foule de gens d’armes et d’épées-louées qui prenaient la route vers le Nord en réponse à l’achèvement du Doeb Lodias, comme si la suite du plan était limpide, de nombreux mercenaires affluaient. En cas de pépin, avoir un réservoir de troupes supplémentaire était indéniablement avantageux, mais encore fallait-il ne pas faire entrer le loup dans la bergerie. En somme, Hendrick n’était là qu’en repérage. Mais le faire savoir aux capitaines ne les mettrait sans doute pas en bons termes avec lui dès le départ…

« Après tout, vous vous avez établi votre campement sur ses terres. Il est légitime qu’elle porte son regard sur vous. »

Avec un coup d’oeil à Esberth, qui sortit une petite tablette de cire et la lui tendit, il dit au capitaine Ousmane :

« J’aimerais m’entretenir avec vous au sujet de votre compagnie. Et peut-être, si vous me le permettez, de passer un peu en revue tout de beau monde. »

Hendrick essayait de ne pas faire passer ça pour une espèce de contrôle, comme si la troupe pouvait cheminer avec des margoulins ou des hommes recherchés. Pourtant, le but de sa visite était tout à fait clair : il venait étudier ces aventuriers sanglants.

Ousmane toisa son homologue de Naelis quelques instants, comme s'il cherchait à lire en lui. Il pouvait y avoir tant de choses derrière les mots du Capitaine... Cherchait-il quelqu'un qui se serait réfugié parmi une troupe de mercenaires ? Prospectait-il pour un futur contrat ? Étaient-ils les seuls à être visés ou leurs voisins avaient eu la même visite ? Dérangeaient-ils dans le paysage de la cité ?
Beaucoup de questions et très peu de réponses à donner. Car que pouvaient-ils faire à part dire oui ? Ils ne dissimulaient certainement pas de criminel, c'était un bon moyen pour eux de se faire quelques pièces sans effort. Et, même s'ils devaient se faire chasser du secteur, il n'était pas dans leur intérêt de froisser un potentiel employeur. Surtout pour une compagnie entraînée comme une armée.

Finalement, après quelques secondes de silence, la voix d'Ousmane tonna.

-Esio ?

Aussi vif qu'avec une voix, un claquement de mains répondit au mercenaire depuis l'extérieur de la tente. S'il n'avait pas de voix, l'adolescent savait comment s'en passer au quotidien et les codes étaient si bien établis entre son supérieur et lui qu'il n'avait pas besoin de la parole pour se faire comprendre.

-Dis à Luna de mettre nos hommes en branle. Rassemblement au terrain d'entraînement Est.

Deux claquements et les pas du jeune homme s'éloignèrent. Le Capitaine se tourna alors vers ses compères et leur adressa un signe de tête. A leurs regards, il était clair qu'ils se méfiaient de ce qui se révélait être une inspection mais celui à la peau brune avait visiblement l'ascendant sur eux. En effet, ils se levèrent sans un mot et quittèrent la tente afin de préparer leurs propres troupes à ce contrôle naelisien. Tandis qu'ils sortaient, Ousmane reporta son attention sur Hendrick.

-Vous pourrez les voir d'ici quelques minutes. En attendant, je peux sans doute vous en dire un peu plus sur nous. Dit-il en l'invitant à prendre place dans l'un des sièges désormais vide. Vous buvez quelque chose ? Devant le refus de l'officier, il se contenta de retourner s'installer sur sa propre assise. Les Chimères existent depuis quelques décennies. La plupart du temps, nous formons des groupes de dix à quinze guerriers et mages qui sont commandés par un Capitaine et un Lieutenant. Lorsque nous nous rassemblons, pour une mission ou simplement dans l'un de nos camps, c'est l'officier qui a le plus d'ancienneté qui prend les rênes et les autres deviennent des commandants en second en quelque sorte, toujours à la tête de leur propre "bataillon". Nos recrues sont sélectionnées, nous ne prenons pas les éléments trop dissidents, et nous leur faisons passer des épreuves qu'ils doivent réussir pour pouvoir aller sur le terrain. En attendant, on les entraîne et ils se rendent utiles autrement. Comme Esio que j'ai pris sous mon aile. On leur apprend le combat, bien sûr, mais aussi les manœuvres. Nous voulons des hommes et des femmes qui soient capables de respecter une chaîne de commandement et d'appliquer la stratégie qui leur ait imposée. Arrêtez-moi si ça ne répond pas à vos questions.

Hendrick avait de la chance, il allait pouvoir observer et passer en revue les mercenaires. Il ne voyait pas d’autre moyen plus efficace pour juger une troupe que d’étudier ceux qui la composaient. Si elle était remplie de margoulins, il s’en méfierait aussitôt une fois enfermé dans la cité durant un siège, ou pis, à côté d’eux sur le champ de bataille. Mais alors qu’il refusait calmement un verre et continuait d’écouter le capitaine Ousmane, il comprit vite qu’il n’avait pas affaire à une bande de malandrins comme il avait l’habitude d’en voir dans ce genre de compagnie.

Ousmane devait avoir servi dans une véritable armée avant de s’être fait mercenaire, Hendrick en aurait mis sa main à couper. S’il apprenait à ses hommes à manœuvrer sur un champ de bataille, c’est qu’il devait aussi leur inculquer la discipline. Sur sa petite tablette de cire, il grava quelques symboles, avant de regarder le capitaine.

« En fait, vous m’avez dit tout ce que j’avais besoin de savoir. C’est une véritable petite armée que vous me présentez là. »

Il rendit la tablette et son stylet à Esberth, qui la fourra dans un sac. Hendrick se gratta la barbe.

« Je suppose que vous n’êtes pas très abordables… Mais j’avais une question à vous poser. »

Il se souleva un peu de sa chaise, pour se rapprocher un peu d’Ousmane.

« Pourquoi venir en Naelis, en ce moment ? »

La réponse, il la connaissait déjà. Les champs semés attiraient les corbeaux, les greniers pleins attiraient la vermine, et les carcasses attiraient les vautours. Les mercenaires étaient opportunistes par nécessité, leur profession reposait essentiellement sur cela. Avec les nouvelles de la réussite du Puy à Sol’dorn, les rumeurs n’avaient pas tardé à faire se déplacer en masse les aventuriers de tout poil et les reîtres avec le museau le plus fin. Tout le monde pensait deviner où allait se dérouler la prochaine partie du Grand Jeu.

Ousmane redressa la tête pour observer le Capitaine naelisien, comme s'il réfléchissait à ce qu'il allait dire, jugeant le pour et le contre sur les différentes versions qui s'offraient à lui. Ou bien étudiait-il tout simplement l'objectif de son visiteur qui restait toujours très flou à ses yeux. Cependant, il finit par répondre une chose à laquelle Hendrick ne s'attendait peut-être pas.

-Avez-vous vraiment besoin de me poser la question ? Demanda-t-il en haussant un sourcil avant de poursuivre. Nous nous trouvons partout où les services des mercenaires peuvent être requis. Les drows ont plusieurs possibilités devant eux, ils ne vous menacent pas encore. Même si j'avoue que je les vois mal attaquer les elfes encore une fois et que le Conseil de Thaar a passé quelques arrangements avec eux...

Il aurait été difficile pour le zurthan de faire croire qu'il ignorait tout ce qu'il se passait à travers le monde ou qu'il n'avait pas connaissance de l'opportunité de travail que représentait une guerre qui se profilerait à Naelis. Pire encore, cela aurait été faire preuve d'un manque de respect flagrant que de lui faire croire qu'il était là en toute innocence et n'aurait pas joué en sa faveur. Alors, il avait sorti la carte de la sincérité, avec quelques petites nuances pour ne pas passer pour un véritable vautour sans cœur.

-Nous sommes nombreux donc il nous est facile d'être représentés un peu partout en Ithri'Vaan. Mais, sur les quelques centaines d'hommes qui composent la compagnie, nous ne sommes qu'une trentaine à vos portes. Nous ne nous sommes pas manifestés auprès de vos autorités et nous ne restons pas simplement là à attendre : nous remplissons régulièrement des contrats. Mes hommes et moi sommes revenus il y a seulement deux jours et nous repartons bientôt. Si vous voulez voir comment nous travaillons, vous êtes le bienvenu.

Tandis que les deux hommes parlaient, l'agitation qui avait rapidement pris le campement après le départ des deux capitaines mercenaires s'était atténué. A présent, tout était si silencieux qu'il était aisé d'entendre les pas de la personne qui s'approchait de la tente. La démarche était souple et assez légère, bien loin de celle d'un soldat en armure. Finalement, les pas s'arrêtèrent devant la tente de commandement et une voix féminine s'éleva.

-On est prêt, Ousmane.
-C'est mon second. Déclara-t-il à l'attention de son invité avant de hausser le ton en direction de l'entrée. Entre, que je te présente.

Sans grand enthousiasme, la femme souleva les rideaux et entra. Ses yeux s'accoutumèrent bien vite à la luminosité ambiante et parcoururent les visages en présence tandis que son supérieur se levait afin de l'introduire auprès d'eux.

-Je vous présente Céleste Lunaël. C'est elle qui commande nos hommes en mon absence ou si je me retrouvais dans l'incapacité d'occuper mes fonctions. Luna, voici le Capitaine...
-Hendrick. Interrompit-elle.

Le regard de la jeune femme avait fini par trouver celui de son ancien amant. Son visage s'était alors aussitôt fermé dans une expression à la fois froide et pleine de rancœur. Si elle avait été surprise de le voir -et debout qui plus est-, ses ressentiments à son égard avaient vite pris le pas... Elle se souvenait parfaitement de leurs dernières conversations et des derniers mots qu'il lui avait adressé avant qu'elle ne claque la porte. Le fait de le voir totalement remis ne lui apportait aucune joie et n'atténuait en rien ce qu'il avait pu lui dire quelques années plus tôt.
De son côté, Ousmane observa la scène, ses yeux passant alternativement de son Lieutenant au naelisien. Manifestement, ils se connaissaient déjà. Si cette nouvelle le surprenait, il ne pouvait que s'en inquiéter car ils n'étaient visiblement pas en bons termes... Il fallait espérer que cela n'entraverait pas la possibilité d'une éventuelle collaboration...

Céleste ne fit pas durer cet échange silencieux plus longtemps que nécessaire. Après quelques secondes seulement, elle se retourna avec la ferme intention de sortir de là. Elle ne voulait pas rester en présence d'Hendrick. Et puis, il n'y avait rien à présenter les concernant... Et Ousmane ne ferait rien pour la retenir.

Au moment de se lever pour accueillir le fameux second, le cœur d’Hendrick manqua un battement. Il l’avait reconnue, bien sûr. Elle n’avait pas changé d’un trait. En la voyant se tenir devant l’entrée, il resta interdit. La semi-elfe le toisait avec aigreur, et son regard glacial ne fit que rouvrir d’anciennes blessures, de celles qu’il aurait voulu oublier à jamais. La revoir ici après tant d’années était si saugrenu. Tant d’eau avait coulé sous les ponts, pourtant, c’était comme si hier à peine il prononçait le mot de trop.

La manière dont elle avait dit son nom l’avait cloué sur place. Elle avait du mépris dans la voix, et l’homme nouveau devant elle ne supportait plus de repenser à cette horrible période de sa vie, lorsqu’il était vautré dans l’alcool et dans un siège, reclus dans ses appartements. Cette époque était révolue. Mais il n’en était pas sorti indemne. Car elle, de sa vie, en était sortie.

« Diane... »

Elle fit volte-face, pour quitter la tente drapée dans sa dignité. Hendrick resta planté là, à observer les pans de toile engloutir la silhouette de cette femme qu’il avait tant aimé. A côté de lui, Esberth regardait ses pieds. Ce soir, en rentrant, sans doute tous les Joyeux Sgardiens seraient-ils au courant.

Le capitaine de la Garde essaya de reprendre le contrôle de la situation. Il tourna la tête vers le commandant des mercenaires, et dit :

« Capitaine Ousmane… depuis quand Dia… Céleste, sert-elle votre compagnie ? »

Il avait bien essayé de l’oublier, pendant toutes ces années. Sa carrière militaire l’avait aidé à se concentrer sur d’autres choses que sur son amour perdu. Pourtant, il n’avait eu besoin de la revoir qu’une seule fois pour replonger. A l’aube de ses quarante ans, le spectre d’Arcam rôdait encore au-dessus de lui jouer une dernière facétie.

« Montrez-moi comment vous travaillez, oui. C’est une bonne idée. »

Hendrick souhaitait réellement observer la compagnie s’exercer, faire preuve de discipline, s’entraîner, voire peut-être l’impressionner. Mais il y avait un autre motif à présent. Et son esprit ne savait pas si c’était sain pour lui, alors qu’il ne pouvait qu’en souffrir davantage…

S’il n’avait aucune connaissance de ce qu’il s’était passé entre Céleste et le Capitaine, Ousmane pouvait facilement deviner lequel des deux avait commis la faute qui les avait mis en froid. Il n’y avait qu’à voir l’attitude glaciale de la mercenaire et l’air figé d’Hendrick… Toujours était-il qu’il ne chercherait certainement pas à se mêler de leurs histoires. La demie-elfe savait parfaitement se montrer bornée quand elle le voulait… Aussi resta-t-il silencieux jusqu’à ce que le naelisien ne se tourne à nouveau vers lui.

Au prénom qu’il commença à utiliser -et qui n'avait pas échappé à son attention un instant plus tôt-, un sourire amusé s’esquissa brièvement sur les lèvres du zurthan. Il connaissait bien des noms à la demie-elfe mais force était de constater qu’il n’en avait pas encore fait le tour. C’était d’ailleurs devenu une source d’amusement dans leur groupe et même dans leur compagnie. Il reprit cependant son sérieux assez rapidement et entreprit de répondre à la question qui lui était posée.

-J’étais là le jour où elle a rejoint les Chimères la première fois. Ça va bientôt faire vingt ans, elle se faisait appeler Aleth à l'époque. Elle nous a quitté pendant… trois ans si ma mémoire est bonne. Elle a géré la sécurité d’un Prince Marchand pendant un temps avant de disparaître de la circulation. Puis elle est revenue nous voir avec un nouveau nom il y a six ans. Même si on ne sait pas exactement ce qu’elle a fait durant son absence, nous aurions été fous de la refuser vu ses compétences. Donc j’ai accepté de la prendre dans mon groupe.

Ousmane avait conscience d’en apprendre sans doute beaucoup à Hendrick sur celle qu’il appelait Diane. Cette femme était un véritable mystère jusqu’à son retour. A présent, elle n’avait plus rien à cacher et n’hésitait pas à répondre aux questions que l’on pouvait se poser sur elle. Son silence des années passées n'avait cependant gêné en rien. Bon nombre de mercenaires ne parlait pas de leur histoire, cela n'était pas surprenant dans un tel milieu.
Lorsqu’Hendrick accepta sa proposition, le zurthan se contenta de hocher la tête, ignorant si c’était le Capitaine qui parlait ou l’ancienne connaissance de Céleste.

-Très bien. Nous partons dans deux jours. Si vous êtes disponible, vous pourrez nous accompagner. Nous allons voir le reste du groupe ?

A la réponse du naelisien, Ousmane prit les devants et se dirigea vers la sortie de la tente. Sans la moindre hésitation, il évolua entre les tentes avec la même aisance qu'Esio un peu plus tôt. Il fallait avouer que tous leurs campements étaient conçus de la même manière. Il était donc aisé pour un habitué de s'y retrouver. A quelques dizaines de mètres à l'Est de la tente de commandement, les tentes s'écartaient pour laisser place à un grand espace rectangulaire dont les abords étaient bordés de râteliers plutôt bien équipés ainsi que de mannequins qui avaient fraîchement été retiré de leur emplacement d'origine. A la place se trouvaient plusieurs rangées d'hommes et de femmes armés et en attente. Si les mercenaires n'étaient pas au garde à vous, les lignes qu'ils formaient de leurs corps étaient bien droites. Ils restaient plantés là, sans un mot, tels trois petits bataillons. Devant eux, quelques silhouettes se détachaient des autres. Les deux Capitaines de tantôt trônaient avec leurs Lieutenants devant leur propre groupe. Céleste attendait devant celui qui se trouvait tout au fond, attendant simplement que cette inspection s'achève au plus vite afin de disparaître à nouveau de la vue d'Hendrick.

Le capitaine Hendrick ne savait pas trop comment se positionner par rapport à tout ceci. Il découvrait bien des nouveaux noms à mettre sur son ancienne amante, des noms qui lui faisaient douter qu’elle lui ait jamais révélé le vrai. En fin de compte, il n’avait dû être qu’un battement de cœur dans sa vie, une expérience passée entre deux périodes de mercenariat. Pourtant, elle l’avait reconnu. Pas de la plus agréable des manières, cela dit.

Les Naelisiens se rendirent avec Ousmane sur la place de rassemblement dans le campement. Hendrick avait la tête un peu ailleurs, dans les brumes d’un passé qu’il n’avait cessé de bannir de ses pensées depuis des années. Il commençait à douter que sa venue ici ait pu être une bonne idée. Les souvenirs de sa vie antérieure étaient douloureux, parfois tragiques, souvent pitoyables. Et malgré tout, il y avait eu des moments qu’il avait su apprécier à leur juste valeur.

Son regard dériva sur les rangs détendus des mercenaires. Invariablement, ses prunelles revinrent capturer Diane, comme si un hameçon les avaient happé. Ce fut Esberth qui, observant son ami, lui donna un léger coup de coude avant de dire :

« Ils ont plutôt l’air professionnels, capitaine. »

Hendrick porta son regard vers Esberth, et opina du chef.

« Oui, ils en ont l’air. »

Puis il se concentra sur la capitaine Ousmane, afin d’en oublier la semi-elfe.

« Je reviendrai dans deux jours. Moi, ou un autre capitaine, cela dépendra des assignations. »

En vérité, il ne savait s’il voulait réellement suivre le spectre de Diane, ou Aleth, ou quel que soit son nom. Ce fantôme au regard glacial lui lacérait la poitrine à chaque regard dur et froid que lui renvoyaient ses si beaux yeux. Hendrick avait beau être courageux, il était des ennemis qu’il redoutait d’affronter. L’indifférence de celle qu’il avait aimé, et aimait sans doute encore, était l’une de ses Némésis.

Ce monde violent leur avait fait du mal, à tous deux. Ils avaient cherché à s’en sortir à leur manière, et chacun avait trouvé le moyen de sortir la tête hors de l’eau torrentielle dans laquelle les dieux les avaient jetés. Hendrick était devenu un homme meilleur. Mais avec Diane, c’était ses anciennes faiblesses qui refaisaient surface. L’image d’un homme impotent, déclassé à la gnôle et plus misérable que jamais. L’homme qu’elle avait quitté par dépit… Lui-même en était rempli de fiel et de dégoût.

« Capitaine Ousmane, je ne crois pas assister à une démonstration aujourd’hui. J’ai pris la température, ça me suffit. J’attendrai votre départ dans deux jours pour observer votre manière de travailler. »

Hendrick n’était plus si bien dans sa peau qu’il l’avait été au matin. Quelque chose d’insidieux s’y était glissé, une ribambelle de souvenirs honteux et désagréables. Son moral en était presque sapé. Esberth s’en rendit compte, mais ne dit rien de plus.