Épreuves de l’âge adulte | Les Hadjaoui & les Noblegriffon

Il avait hésité à frapper et était resté devant la porte durant un moment qui lui avait semblé interminable. Puis il s'était trouvé ridicule... Certes, il était parti depuis un an mais c'était toujours chez lui. Non ? Alors il avait poussé la porte pour entrer et, à sa grande surprise, pas un bruit ne régnait dans la grande demeure. Il fronça les sourcils et s'avança prudemment. Au détour d'un couloir, il crut entendre un son et s'arrêta. Il n'avait toujours croisé personne...

Digne avait beaucoup changé. De l'adolescence, il en avait achevé d'en perdre tous les traits. Désormais, au lieu de grandir, son corps gagnait en épaisseur, même s'il était bien loin de Courtois, d'Aimé ou même de Sauveur. Il n'atteindrait certainement jamais leur masse et ce n'était pas plus mal. Physiquement, il tenait plus de sa mère et était bien plus fin. Ses cheveux avaient poussés aussi et ils encadraient désormais son visage. Ils s'étaient révélés bouclés, à l'image de ceux de Cléore, et toujours aussi roux. Sur le bateau, avant d'accoster, il avait pris soin de se raser correctement, ne laissant qu'un petit bouc sous sa lèvre inférieure. Sa démarche était un peu plus lourde et son regard moins paisible que lors de son départ. On lisait dans ses yeux le résultat de ce séjour dans ce lointain pays d'où Aislinn était originaire... Et qu'il avait eu du mal à comprendre.

Finalement, alors qu'il marchait dans la direction du bruit qu'il avait entendu, un homme manqua de lui rentrer dedans et Digne l'évita de justesse. L'homme sembla s'offusquer de sa présence et le prit pour un livreur qui s'était permis d'entrer. Quant à l'Hadajoui, il ne reconnaissait absolument pas l'individu pour ne l'avoir croisé qu'en de très rares occasions et ne pas lui avoir accordé beaucoup d'attention à l'époque.

-Je vis ici. Et vous, que faites-vous là ? Il porta son regard dans les couloirs alentours. Pourquoi il n'y a personne ici ?

Un instant, Digne craignit le pire. Une maison vide avec seulement un inconnu à l'intérieur... Les affaires de sa compagne allaient-elles si mal qu'elle avait congédié tout le monde ? Cette maison lui appartenait-elle toujours au moins ?! Mais l'homme sembla le reconnaître et l'appela par son prénom. Cela répondait à sa seconde question, même si cela ne lui disait toujours pas qui était cet inconnu. Il ne pourrait pas le connaître s'il n'avait aucun lien avec la Noblegriffon.

-C'est moi. Qui êtes-vous et où est Aislinn ?

Digne n'aimait rien de ce qui était en train de se passer... Il n'aimait pas l'hésitation dont Salem avait fait preuve pour se présenter, ni la main qu'il posa sur son épaule, pas plus que son sourire qui se voulait rassurant et qu'il l'inquiéta d'autant plus. Il interrompit l'homme dans son élan alors qu'il prenait la direction du bureau d'Aislinn, comme pour l'y conduire.

-Ça ira, je connais le chemin. Merci.

Il était certes un peu sec mais il ne se voulait pas discourtois pour autant. Il craignait de plus en plus pour sa compagne et, hormis le fait qu'il connaissait les lieux et qu'il s'y trouvait -selon toute logique- encore chez lui, il n'avait pas besoin qu'on le guide. Il laissa le thaari là, de même que son sac qu'il posa contre le mur sans vraiment s'en soucier puis il pressa le pas dans la direction dudit bureau. Alors qu'il allait ouvrir, il entendit une voix derrière la porte. Digne mit un instant à la reconnaître. Cela venait peut-être de son ton hésitant ou bien du fait qu'il ne l'avait pas entendue depuis des mois... Après une seconde, il ouvrit enfin et chercha la Noblegriffon du regard. Lorsqu'il la trouva, il se figea... Il avait tant rêvé d'elle et de leurs retrouvailles... Et cela ne ressemblait en rien à ce qu'il avait imaginé.

Tout comme lui, Aislinn avait changé, en bien et en mal. Elle avait grandi et ressemblait désormais à une véritable femme. Cependant, elle semblait tourmentée, fatiguée et sous-alimentée... Que c'était-il passé ?!

La jeune femme s'anima enfin et se dirigea vers lui. Il lâcha la poignée de la porte qu'il n'avait pas quitté ainsi que le montant qu'il tenait de l'autre main et s'avança lui aussi. Il la réceptionna dans son élan, l'enveloppant de ses bras un peu plus épais qu'autrefois, et l'enlaça avec douceur. L'inquiétude n'avait pas quitté ses traits alors qu'il la sentait si fine et fragile contre lui. Il l'étreignit de longues secondes, prononçant son nom pour la rendre plus réelle après avoir pensé à elle si souvent. Il reconnaissait l'odeur de ses cheveux dans lesquels son nez se trouvait plongé. Ils restèrent ainsi un moment avant qu'il ne se décide à poser la question qui le hantait et dont il redoutait tant la réponse...

-S'il te plaît, dis-moi que ce n'est pas à cause de moi que tu t'es mise dans cet état...

C'était peut-être un peu prétentieux de sa part, mais il n'avait pas d'autre explication...

Ailsinn se conduisit de manière bien étrange, saisissant sa main pour en baiser les doigts puis les déposer contre son front comme s'il était un prêtre. Il la regarda faire sans cacher ce qu'il pensait de son geste, fronçant légèrement les sourcils d'incompréhension. Elle l'attira ensuite vers une assise où ils s'installèrent côte à côte puis elle partit dans une succession de sujets qui -il en était persuadé- n'étaient là que pour le détourner de sa première question. Il découvrit ainsi le fait qu'il n'avait pas une mais deux nièces ainsi que les prénoms qui leur avaient été donné.

-Liberté ? Je doute que l'idée vienne de Sauveur...

Digne connaissait suffisamment Sanaa pour deviner qu'elle était certainement à l'origine de ce prénom. Tout comme il ne doutait pas que, s'il n'avait pas plu à son frère, elle ne lui ait pas laissé le choix... "Liberté", ce n'était ni un adjectif, ni une qualité. Ce n'était pas même un état d'esprit... Dans tous les cas, c'était une chose qu'il avait manqué pendant son absence et qu'il devrait rattraper. Une parmi tant d'autres certainement.
Le jeune homme regarda ensuite Aislinn tendre une main hésitante vers lui et la nouvelle crinière dont il était affublé. Il n'avait pas pris la peine de se couper les cheveux durant le voyage et hésitait même à le faire... Il n'était plus tout à fait le même qu'en partant en définitive... C'était un bon moyen de marquer la transition. Cependant, la timidité dont elle faisait preuve à son égard ne fit que lui montrer à quel point ils s'étaient éloignés l'un de l'autre ces dernières années... Leur relation n'était déjà pas au mieux lorsqu'il était parti et il prenait l'attitude de la jeune femme qui hésitait à le toucher comme un poignard en plein cœur...

La jeune femme le harcela soudain de plusieurs questions orientées sur lui et son périple. Il n'avait pas vraiment envie d'entrer dans les détails... Surtout pas alors qu'il venait juste de mettre pied à terre. Il avait besoin de se poser et de sentir bel et bien revenu afin d'être capable de tourner la page et d'évoquer enfin ce par quoi il était passé. Mais, il ne pouvait pas laisser Aislinn sans réponse aucune... Il était certaines choses qu'il pouvait d'ores et déjà lui dire.

-Nous avons accosté tout à l'heure. Pierre et Aimé sont rentrés chez eux, nos chemins se sont séparés sur la route qui m'a mené ici. Ça ne s'est pas passé tout à fait comme on l'espérait... C'était une utopie de penser qu'on arriverait à retrouver des itinérants dans un pays où ils n'ont pas leur place. On a eu des témoignages qui nous laissent penser que Clémence est toujours là-bas mais sa troupe ne suit aucun déplacement cohérent pour que les autorités ne puissent pas les suivre de trop près. A moins d'avoir beaucoup de chance, on ne pouvait pas tomber sur elle...

La désillusion était grande. La Péninsule était immense et parsemée de tant de villes et villages qui étaient autant d'étapes possibles pour les saltimbanques. Ils avaient cherché une aiguilles mouvante dans une botte de foin. Il y avait de quoi désespérer plus d'un homme... Et Digne y avait manifestement succombé. Cela faisait plus de deux ans que son frère et lui cherchaient, qu'ils passaient leur temps sur la route et, tout ce qu'ils avaient trouvé, c'était une tombe et aucune idée de l'endroit où pouvait se trouver le reste de leur famille. Aimé était resté positif mais son benjamin avait encaissé les évènements très différemment.
A présent, l'Hadjaoui se tenait là, à côté de sa compagne, et il l'observait en ayant un peu de mal à la reconnaître. Il n'y avait pas que la fatigue de ses traits, c'était un tout... Elle semblait si différente de celle qu'il avait quitté... De celle qu'il avait rencontré. Elle était une adolescente, c'était une femme désormais. L'héritière d'une riche famille qui avait pris à pleine main ses responsabilités. Une femme d'affaire qu'il s'imaginait accomplie à présent. Et qui avait même de nouveaux "associés"... Cependant, il était persuadé qu'elle n'avait pas totalement changé et qu'elle lui cachait quelque chose. Et ce serait pour le préserver que cela ne l'étonnerait pas.

Digne pivota pour faire face à la Noblegriffon et planta son regard dans le sien, résolu à ne lui laisser aucune échappatoire cette fois.

-Aislinn, je ne sais pas depuis quand il y a un miroir dans ce bureau, dit-il en désignant l'objet du doigt, mais je suis sûr que tu t'y es vue et que tu sais de quoi tu as l'air. Tu crois vraiment que je vais me contenter d'un "je vais bien" ? Ou même que je vais y croire ? Réponds honnêtement... Qu'est-ce qu'il y a ?

Digne l'écouta avec un grand sérieux, et même une lueur sombre dans le regard. Il ne s'agissait que de simples maux de tête et pourtant elle semblait si affaiblie... Les premiers étaient apparus l'année précédente, comme part hasard... Elle avait commencé à se sentir mal alors qu'il s'en allait. Et, étrangement, aucun médecin de semblait pouvoir guérir sa douleur. Est-elle seulement physique dans ce cas ? Pensait-elle vraiment qu'il n'avait rien à voir là-dedans ? Lui commençait à avoir de sérieux doutes.
Il la regarda un moment sans un mot, plongé dans ses pensées. Puis, dans un soupir, il s'approcha d'Aislinn et la prit dans ses bras pour la serrer tendrement.

-Je suis là maintenant. Je vais prendre soin de toi.

La jeune femme profita de son étreinte, se laissant aller à quelques larmes au passage. Ainsi installés, elle ne put voir que ses sanglots lui faisaient bien plus mal que ce qu'elle pouvait imaginer. Il avait l'impression que c'était sa faute... Il se contenta de serrer les dents en attendant que ça passe, une main venant caresser son dos tandis que l'autre se posait derrière sa tête pour la réconforter. Après quelques minutes, elle cessa de pleurer et lui fit savoir qu'elle recommençait à avoir mal à la tête. Elle lui réclama un verre d'eau.

-D'accord... Je reviens.

Il déposa un baiser sur sa tempe puis se leva. Il lui semblait avoir vu une carafe sur une table en passant dans le couloir. Il sortit donc du bureau et retrouva ladite table. Il prit ce qui était posé dessus et s'apprêtait à faire demi-tour lorsqu'il vit quelque chose se mouvoir au fond du verre, attirant son regard... Il s'arrêta pour l'examiner et découvrit un dépôt qui n'avait rien à faire dans un simple verre d'eau. Il fronça les sourcils. Il n'y avait personne dans cette maison jusque là hormis Salem... Le même Salem qui lui avait fourni des guérisseurs qui n'étaient pas capables de trouver ce qu'elle avait... Étrange.
Plutôt que de retourner auprès d'Aislinn, Digne se dirigea vers la cuisine. Il y cacha la carafe et le verre de manière à ce que personne ne les trouve avant qu'il n'ait le temps de s'en occuper. Puis il remplit une autre carafe à l'aide d'un seau d'eau à disposition et prit un verre propre. Ce ne fut qu'une fois tout ceci achevé qu'il revint dans le bureau. Il servit un verre à sa compagne et le lui tendit. Il se rassit, lui laissant le temps de boire un peu avant de lui poser une question.

-Tu as un traitement ? Quelque chose pour essayer de soulager tes maux de tête ? Demanda-t-il, semblant simplement se soucier de son état de santé.

Il n'avait pas la moindre intention de lui faire part de ses soupçons. Il était bien trop tôt pour pouvoir être sûr de quoi que ce soit... Il avait une petite enquête à mener auparavant. La première étape consistait à déterminer ce qu'il y avait dans ce verre...

Donc elle ne prenait aucun traitement et ce dépôt qu’il avait vu dans son verre n’avait logiquement rien à faire là. Les soupçons de Digne se confirmaient sur un éventuel empoisonnement, mais il lui restait encore à trouver à quoi et quel était le remède. S’il en était un…
Le jeune homme chassa cette dernière pensée de son esprit et se concentra sur Aislinn. Il remarqua bien vite le parchemin qui n’était pas là lorsqu’il était sorti. Il reporta son regard vers sa compagne et la gronda sans un mot. Elle n’était pas en état de travailler mais il s’y forçait encore. Toujours aussi incorrigible…

-J’ai croisé de “Salem” en arrivant, je ne me souviens pas de lui. Tu travailles avec lui depuis longtemps ?

Il ne faisait montre d’aucune méfiance en dehors de celle d’avoir trouvé un étranger circulant librement dans les couloirs de sa maison vide. Il avait conscience qu’il se trouvait plus chez Aislinn que véritablement chez lui mais il était bien normal qu’il se soucie d’elle. Et puis, c’était une façon de prendre des nouvelles, de se remettre à la page et d’essayer de la faire penser à autre chose qu’à son mal.

-Je n’ai pas entendu Sanaa ou les filles d’ailleurs. Elles sont sorties ?

S’il y avait bien une personne qui aurait pu se préoccuper de la jeune femme, c’était bien elle… Certes, les jumelles devaient lui prendre du temps mais elle n’aurait sans doute pas abandonné sa soeur de coeur pour autant. Et elle ne pouvait ignorer dans quel état elle se trouvait en vivant sous le même toit qu’elle. Il serait surprenant qu’elle n’ait rien dit ou fait pour elle.

Digne prit garde à ne montrer aucune réaction particulière sur tout ce qui touchait Salem de près ou de loin. Aislinn pouvait penser qu'il ne l'aimait pas beaucoup mais il essaya de la détourner de la véritable raison de sa méfiance. Après tout, il était un peu normal qu'il se méfie d'un homme arrivé pendant son absence, un homme dont il ne savait rien et qui avait pris une place importante aux côtés de la jeune femme. Quant à l'avis de Sanaa, il n'en dit rien mais il était curieux de savoir ce qu'elle lui reprochait au juste.
En revanche, il n'était pas d'accord avec les raisons qui avaient motivé sa compagne à ne rien dire à sa cadette. Il était vrai qu'elle n'avait de sœur que depuis peu et qu'elle avait toujours été protectrice avec les personnes auxquelles elle tenait. Son attitude ne la surprenait qu'à moitié en définitive, même si Sanaa avait toujours été sa confidente privilégiée.

-D'accord... Alors mettons que la situation soit inversée. C'est toi qui a les jumelles et elle qui est malade. Tu le prendrais comment le jour où tu découvres que elle t'a caché son état à toi, sa sœur ?

Digne n'attendait pas de réponse. Il pensait la connaître de toute manière... Mais alors que la question restait en suspend, la porte s'ouvrit et Digne se tourna pour découvrir que Salem était toujours là et entrait avec une nouvelle carafe. Il se retint d'afficher toute réaction de méfiance. En revanche, il ne se gêna pas pour froncer légèrement les sourcils face à cette intrusion. Il entrait sans frapper ? Alors qu'il savait qu'il se trouvait avec elle ? Il prenait sacrément ses aises à son goût et fallait qu'il recadre un peu les choses... Le contraire aurait sans douté paru suspect. Alors, masquant son ressentiment à l'égard de l'intrus, il se leva, affichant une expression un peu plus neutre que la précédente.

-Nous avons rencontré quelques difficultés, notre voyage a été plus long que prévu. Je vous remercie d'avoir veillé sur Aislinn en mon absence. Déclara-t-il avec une apparente sincérité. Cependant, je suis revenu et... Avant d'achever sa phrase, il se tourna vers la jeune femme toujours assise et posa un genou à terre pour se mettre à sa hauteur. Puis il prit délicatement sa main entre les siennes et plongea son regard dans le sien avant de poursuivre. Je n'ai pas l'intention de repartir de si tôt. J'ai trop manqué à mes obligations ici et j'ai bien l'intention de me rattraper. Même si son objectif dissimulé était d'éloigner Salem d'elle, il était on ne pouvait plus honnête dans ses paroles. L'état de sa compagne et la possibilité qu'elle soit peut-être victime d'un empoisonnement lui avait ouvert les yeux. On avait besoin de lui ici. Aislinn avait besoin de lui et il l'avait négligée trop longtemps.

Digne avait préféré ne pas relever la remarque de Salem -qu’il appréciait de moins en moins avec son air mielleux- pour se concentrer plutôt sur Aislinn. Une fois encore, elle voulu minimiser ses paroles et l’importance qu’elle estimait lui être due. Plutôt que de la contredire, l’Hadjaoui eut un sourire à demi amusé par cette attitude qu’il lui reconnaissait bien avant de la corriger. Il parla à la même hauteur qu’elle, faisant de cette conversation la leur, en dépit de la présence d’un importun.

-Peut-être, mais je l’ai passée en priorité ces derniers temps… Maintenant, c’est ton tour.

Digne observa l’échange qui suivit sans un mot après s’être relevé. Il passa ses mains dans son dos et serra le poing devant l’attitude bien heureuse de Salem qui obtenait à nouveau l’attention de sa compagne, la façon dont ils se saluèrent et l’attente d’Aislinn à la porte tandis que le marchand s’en allait. Lorsqu’elle revint auprès de lui, il ne lui montra rien de son ressentiment et l’accueillit avec douceur. Il avait au moins une petite victoire : elle avait congédié l’intrus pour se consacrer entièrement à eux…

La soirée se passa paisiblement. Digne fit enfin quitter son bureau à la jeune femme, l’éloignant par la même occasion de l’eau apportée par Salem. Il lui prépara un dîner qu’ils prirent dans la salle à manger puis il s’occupa de tout ranger et nettoyer avant qu’ils n’aillent se coucher. Ce furent de bien sages retrouvailles pour un jeune couple mais l’état d’Aislinn l’empêchait de se laisser aller et préoccupait de toute manière bien trop son compagnon qui se contenta de la prendre dans ses bras dans leur lit. A plusieurs reprises dans la nuit, il se réveilla et constata la plupart du temps que sa bien aimée ne dormait pas. Il lui demanda alors si elle avait besoin de quelque chose et lui apporta tout ce dont elle avait besoin sans la moindre hésitation.
Lorsque Salem revint le lendemain, Digne eut le malheur de croiser son chemin et celui-ci voulut manifestement engager la discussion. Malheureusement pour lui, le jeune homme n’était absolument pas disposé à se laisser amadouer par celui qu’il suspectait d’empoisonner son seul amour pour les dieux savaient quelles raisons. Il resta cependant très courtois et prétexta être sur le point d’aller rencontrer ses nièces pour rapidement prendre congé. Cela lui en coûta mais il l’orienta l’air de rien vers Aislinn qui l’attendait pour travailler.

Avant de sortir, Digne était passé en cuisine pour aller récupérer ce qu’il y avait caché la veille. Il avait versé le contenu du verre dans une fiole et une partie de l’eau de la carafe dans un bocal. Aussitôt dehors, il fila droit vers la boutique d’un alchimiste qu’il connaissait. L’homme était certes assez désagréable de prime abord et parlait avec un fort accent mais il était particulièrement compétent et bien plus sympathique qu’il ne le laissait entrevoir. Courtois l’adorait d’ailleurs…
Tandis que le médecin étudiait l’eau que l’Hadjaoui lui avait apporté, ce dernier se rendit chez Sauveur pour voir Sanaa et rencontrer ses nièces. Il évita soigneusement de parler de l’état d’Aislinn mais elle aborda d’elle-même le sujet de Salem. Il fit mine de ne pas comprendre ses réticences à son égard mais de malgré tout vouloir en apprendre davantage sur le personnage. Elle était en colère contre Aislinn qui la tenait à l’écart et se montrait sourde à ses mises en garde par rapport à cet homme. Homme qui apparaissait dans presque toutes les histoires que la vaanie avait à lui compter… La tableau se dessinait si bien que, lorsqu’il fut de retour chez l’alchimiste, il ne fut pas surpris du résultat de ses analyses.

Quelques heures plus tard, Digne rentrait enfin, fort des récits de Sanaa, des conclusions du médecin et de ses propres observations… Il lui restait encore à parler de tout cela à sa compagne et cette idée lui nouait le ventre. La stratégie de Salem était bien ficelée et en place depuis des mois. Aislinn avait déjà des signes de dépenses très marqués. Elle pourrait ne pas l’écouter… Ce qui le rassurait un tant soit peu, c’était l’initiative dont elle avait fait preuve la veille en congédiant le marchand. Il comptait encore suffisamment à ses yeux pour mettre Salem de côté pour la soirée sans la moindre hésitation.
Comme l’heure du déjeuner approchant, Digne se rendit en cuisine pour passer une petite commande avant d’aller toquer à la porte du bureau. Il entra et toisa les deux marchands du regard.

-Excusez-moi mais il va être l’heure de manger. Leur rappela-t-il simplement. Il s’avança ensuite vers Aislinn, lui adressant un doux sourire accompagné d’un regard tendre avant de lui prendre délicatement les mains. J’ai pensé qu’on pourrait déjeuner tous les deux… Puis, plissant les yeux avec une certaine malice, il ajouta. Les rideaux sont fermés dans la salle à manger.

Il tenait à la faire sortir de cette pièce dans laquelle elle avait passé beaucoup trop de temps à son goût. Et puis, quoi de plus normal pour un amoureux de vouloir passer un peu de temps avec sa compagne, surtout après une aussi longue absence. Il faisait mine de souhaiter rattraper le temps perdu, ce qui n’était pas totalement faux en définitive… Mais il voulait surtout l’avoir pour lui tout seul et obtenir une chance de lui parler afin que le manège de Salem s’arrête au plus tôt.

Digne n'afficha aucune réaction aux paroles de Salem mais il en était très satisfait. Il aurait su se débrouiller avec une heure de déjeuner mais il lui laissait un après-midi complet et grand mal lui en faisait... Il ne devait pas se douter une minute qu'il savait tout. La chute serait rude pour lui, il s'en assurerait. Mais, pour l'heure, il fallait convaincre Aislinn.

Alors qu'il entraînait la jeune femme loin du marchand, lui offrant son bras pour l'accompagner et la soutenir a minima, celle-ci le questionna sur le déroulement de sa matinée. S'il ne parlerait pas de l'alchimiste si vite, l'Hadjaoui ne se fit pas avare au sujet des jumelles qu'il trouvait magnifiques. Deux caractères se dessinaient déjà alors qu'elles ne tenaient pas complètement assises et c'était amusant à observer. Tout comme leur complicité. Elles avaient vraiment pris des traits de leurs deux parents. Les yeux de Sauveur... Les cheveux de Sanaa... Une Sanaa qui avait sans doute besoin d'avoir quelques nouvelles de sa sœur d'ailleurs... Ce n'était pas à lui de lui parler de son état, aussi n'avait-il rien dit, mais il était prêt à garder les jumelles quelques heures pour permettre aux deux Noblegriffon de se retrouver.
Le repas s'écoulait lentement. Le jeune homme n'était guère surpris de voir sa compagne manquer d'appétit. Surtout maintenant qu'il savait ce qu'elle avait. Il chercha à lui faire manger un peu de tout, sachant qu'il n'y avait que des choses qu'elle aimait. Elle picora plus qu'elle ne mangea vraiment mais il s'en satisferait en attendant qu'elle aille mieux.

Lorsque le déjeuner fut achevé, Digne emmena Aislinn dans le salon, emmenant avec lui une carafe d'eau et un verre pour ne pas manquer aux besoins de la jeune femme. Il ferma la porte, tournant discrètement la clef sans que sa compagne ne le remarque. Il ne voulait pas être déranger avec ce qu'il s'apprêtait à faire... Il rejoignit ensuite l'héritière mais, plutôt que de s'installer à ses côtés, il vint s'asseoir sur la table basse face à elle. Il l'observa quelques instants, le ventre noué alors qu'il espérait de tout son cœur qu'elle allait le croire... Mais par où commencer ? Finalement, il lâcha un soupir et se pencha en avant. Il prit les mains de la jeune femme et les garda dans les siennes tandis qu'il appuyait ses coudes sur ses genoux. Après un instant supplémentaire, il prit enfin la parole.

-Aislinn, à quel point as-tu confiance en moi ?

C'était une entrée en matière assez particulière mais Sanaa avait déjà essayé de la mettre en garde. Il la connaissait suffisamment pour imaginer la façon dont elle s'y était prise... Il devait avoir une approche différente. Et accuser Salem ne ferait que faire braquer la jeune femme qui n'écouterait plus ce qu'il avait à lui dire. Il devait avant tout lui rappeler qui il était pour elle, lui rappeler la nature de leur relation et la force de l'amour qui les avait uni et fait traverser déjà plus d'une épreuve ensemble. Un amour qui, pour lui, était toujours présent bien que rendu ténu par sa longue absence et les changements qui s'étaient opérés chez chacun d'eux et qui les obligeraient à se redécouvrir un peu.

Digne étira un sourire rassurant face à l’inquiétude de la jeune femme. Evidemment, elle avait pensé qu’il voulait parler de lui, qu’il avait un aveu à lui faire ou une mauvaise nouvelle à lui apprendre concernant son séjour en Péninsule. Il en avait, c’était vrai. Il était loin de lui avoir tout dit concernant son voyage. Cela viendrait mais ce n’était pas la question du jour.

-Non, rassure-toi. Il porta une main jusqu’à son visage pour effleurer le contour de sa mâchoire avant de revenir serrer sa main. Il reprit une mine un peu plus sérieuse sans être grave non plus. Il ne voulait pas l’inquiéter plus que de raison. Il ne s’agit pas de moi…

Il posa sur elle un nouveau regard alors qu’il lui laissait entendre qu’il voulait parler d’elle.

-Je ne t’ai pas tout dit au sujet de ma matinée. Avoua-t-il enfin avant de marquer un nouveau silence.

Bien… Maintenant qu’il y était, comment allait-il aborder la chose ? Il avait retourné le problème dans tous les sens sur le chemin qui l’avait ramené de chez le médecin mais il n’était pas parvenu à se décider. C’était le moment désormais…
Il lâcha un soupir avant de se lancer.

-Quand tu m’as demandé de l’eau hier, je suis sorti et j’ai trouvé une carafe et un verre posés sur une table tout près de la porte de ton bureau. J’ai supposé que c’était à toi. Et quand j’ai pris le verre, il y avait un dépôt au fond qui n’avait rien à faire là… Je l’ai mis de côté et je l’ai apporté à un alchimiste que je connais bien. Et il m’a confirmé ce que j’avais déjà fini par comprendre…

Il prit une grande inspiration pour se donner le courage d’aller jusqu’au bout.

-Est-ce que tu connais ce qu’on appelle… la drogue du traître ?La réponse négative d’Aislinn ne le surprit pas car, dans le cas contraire, elle aurait compris depuis longtemps… C’est un produit qui provoque une grande fatigue et des maux de têtes violents. Le but n’est pas de tuer la victime mais seulement de la mettre hors d’état. Pour que ça marche, il faut en ingérer de petites quantités et de manière régulière. Il lui laissa le temps d’intégrer cette série d’informations, marquant une pause de plusieurs secondes avant d’énoncer à voix haute ce qu’elle avait sans doute déjà compris. C’est ce qu’il y avait dans ton verre Aislinn.

Evidemment, Aislinn ne voulait pas y croire et commença par rejeter cette idée. Elle douta même de l'alchimiste... Il était vrai qu'elle ne le connaissait pas mais il savait ce qu'il faisait en le choisissant lui plutôt qu'un autre. Un charlatant fera toujours tout pour nous plaire alors que Jonas était désagréable par nature et ne mâchait pas ses mots pour dire les choses. Il n'y avait qu'à voir comment il lui avait annoncer ses résultats... Cependant, la corrélation entre les effets de ce poison et les symptômes de la jeune femme était trop grande et l'information fit son petit bonhomme de chemin dans son esprit. Dès qu'elle parla de Salem et de la foi qu'elle avait en lui, il grinça des dents et elle comprit aussitôt que c'était lui qu'il suspectait. Elle tenta même de le défendre en soulignant l'aide qu'il lui avait apporté dans ses affaires pendant qu'elle était au plus mal et cela l'irrita plus qu'il ne l'aurait voulu.

-Est-ce que tu as la moindre idée de ce qu'il fait de tes comptoirs quand tu es de plus en plus mal en point ? De ce qu'il en fait en ce moment-même ?!

Il sentait son sang commencer à bouillir à propos de ce traître mais il se tempéra bien vite. Il fallait qu'il lui ouvre les yeux. Salem avait forcément quelque chose à gagner dans tout ceci et la quête de l'argent était un véritable fléau dans ce pays. L'avarice était sans nul doute le plus répandu de tous les vices d'Ithri'Vaan... Cela prendrait bien plus de temps pour trouver ce qu'il trafiquait dans le dos de la jeune femme que de la désintoxiquer pour lui prouver qu'il avait raison. Mais, maintenant qu'elle le croyait, il restait encore à lui faire entendre raison au sujet du coupable. Il reprit calmement, l'arrêtant alors qu'elle cherchait à se lever.

-Aislinn, j'ai fait analyser ton verre et la carafe. La drogue n'était que dans ton verre donc celui qui t'empoisonne était forcément là. Et, comme tu l'as dit, tu n'as vu personne depuis plusieurs ennéades...

C'était la seule preuve qu'il avait de la culpabilité de Salem mais était-il seulement possible de la nier ? La Noblegriffon était dans le déni absolu mais il s'y attendait. Néanmoins, aller voir le marchand n'arrangerait rien. Il la droguait depuis trop longtemps et elle avait bien trop confiance en lui. Il devait réduire cette relation à néant et même l'empêcher de se confronter à lui, au moins tant qu'elle ne croirait pas dur comme fer à son histoire.

-Je sais que cette idée est difficile à accepter pour toi, mais c'est le but de cette drogue. L'ingérer soulage temporairement ton mal et tu associes ce soulagement à la personne qui est avec toi à ce moment-là, ce qui te rend dépendant de lui. Tu t'es attachée à Salem parce qu'il a tout fait pour, Aislinn... Quant aux médecins qu'il a fait venir, c'était de l’esbroufe. N'importe quel vaani connaît cette substance et ses effets. Je suis prêt à parier que l'idée de mettre Sanaa à l'écart ne vient même pas de toi.

La rousse avait ses défauts. Cependant, avec son caractère bien trempé et son instinct sûr, Salem n'aurait jamais pu l'amadouer comme il avait bien essayé de le faire quelques heures plus tôt avec lui. La meilleure solution était d'isoler la jeune femme autant que possible pour que personne ne soit en mesure de remarquer son état et de lui faire comprendre qu'elle était droguée afin de la manipuler. Digne tenait toujours les mains de sa compagne, ses yeux plongeant des les siens tandis qu'il priait pour qu'elle accepte de le croire, qu'elle lui prouve qu'elle se fiait autant à lui que ce qu'elle venait de lui assurer.

Le temps de suspendit soudain durant de longues minutes. L'esprit d'Aislinn luttait contre l'évidence et en vint même à se soustraire à l'emprise de Digne sur ses mains. Il sentit son cœur se serrer en la voyant s'éloigner de lui et refuser tout nouveau contact. Il crut même avoir cessé de respirer tandis que la peur de la voir continuer à nier ce qu'elle avait sous les yeux lui tenaillait douloureusement le ventre. Elle se leva et il ne put que faire de même sans pour autant la suivre. Elle ne voulait plus qu'il l'approche et il prenait sur lui pour lui donner l'air dont elle semblait avoir besoin. Lorsqu'elle en appela finalement à sa mère, il reprit espoir et se précipita dès qu'il la vit s'affaisser. Alors qu'il avait un genou à terre, elle tourna vers lui un regard désemparé et lui posa deux questions.
Digne lâcha un soupir, remerciant silencieusement les Dieux... Il avait réussi... Puis il posa une main sur sa joue pour mieux plonger son regard dans le sien et lui parla calmement.

-Tu n'as rien fait de mal, Aislinn. Tu as été manipulée et la drogue a joué son rôle. C'est Salem le fautif, pas toi. Sanaa le comprendra.

Il la prit dans ses bras pour lui offrir un cocon rassurant et réconfortant. A ses yeux, elle avait tellement de qualités... Jamais elle ne lui avait demandé son concours pour quoi que ce soit. Il avait toujours dû la pousser à lui parler de ses difficultés pour être mis au courant car elle préférait les affronter seule plutôt que de se confier à lui, sous prétexte de ne pas l'accabler. Mais il était temps que les choses changent...
Il déposa un baiser sur ses cheveux et lui parla doucement.

-Pour une fois, laisse-moi t'aider. Laisse-moi gérer ça le temps que tu te sentes mieux. Je te promets que tu iras mieux.

Digne était bien obligé de ronger son frein devant les "si" de sa compagne. Il était évident qu'elle croyait ses paroles mais aussi qu'elle avait du mal à les accepter. En un sens, elle avait raison, elle devrait l'affronter tôt ou tard pour parvenir à se libérer de son emprise mais il n'avait pas pensé faire cela maintenant. Elle n'était pas prête à se retrouver à nouveau face à lui. Pas si tôt. Pas alors que le poison coulait encore à flot dans ses veines et lui embrouillait l'esprit et le cœur.

-C'est une mauvaise idée, tu n'es pas en état d... Aislinn ?

Mais elle ne lui répondit pas. A sa mine, il comprit aussitôt qu'une nouvelle migraine l'assaillait et il décida de la laisser tranquille pour le moment. Il se contenta alors de l'étreindre sans relâche pendant ce qui sembla durer une éternité. Ses mâchoires se serraient tandis qu'il bouillait de colère contre Salem. Si la jeune femme souffrait autant, c'était par sa faute et il avait mal rien que de la regarder lutter contre une douleur qu'il devinait des plus intenses. Elle en vint même à demander -sans le dire- une nouvelle dose de poison afin de pouvoir la soulager...

-Tu dois résister. C'est vrai, ça te ferait du bien mais la douleur reviendra forcément, et toujours plu forte que la précédente. Ça va être difficile mais il faut que tu acceptes d'avoir mal comme jamais pendant quelques jours pour que ça aille définitivement mieux.

Jamais ses bras ne faillirent à leur tâche alors qu'ils étaient tous deux par terre depuis une heure. Et chaque fois qu'elle le suppliait de rester avec elle, il lui répondait d'un baiser sur la tête et d'un "Je suis là" alors qu'il croyait qu'elle avait seulement besoin de sa présence à ses côtés pour traverser cette crise.
Finalement, il sentit la Noblegriffon se détendre et respirer enfin calmement contre lui. Il perçut à nouveau sa voix, affaiblie par la douleur qui, il s'en doutait, l'habitait encore au moins partiellement.

-Tu peux compter sur moi, mon amour. Je resterai près de toi autant qu'il le faudra et je te jure que tu vas t'en sortir. Mais il faut d'abord mettre Salem dehors pour s'assurer qu'il ne t'empoisonnera plus ou cette spirale ne prendra jamais fin.