Une arrivée marquée.

Troisième ennéade de Barkios de l’an 17 : XI.

Comme promis dans sa lettre à ses vassaux, Griffon s’était mis en route une ennéade après l’envoi de cette dernière, sa suite grandissant progressivement, jour après jour, jusqu’à ce qu’il sorte du langecin pour pénétrer sur les terres royales. Après moins de deux ennéades de voyage, il fallait dire que les suderons prenaient leur temps, ils arrivèrent finalement à la capitale sur une chanson d’un Galyn guilleret comme à son habitude, et les gens alentours le suivaient en poussant également la chansonnette.

C’était au mois de Karfias que je fus adoubé
Dans le grand temple d’Erac sous le ciel étoilé
En ce clair jour ma joie ne se put comparer
Qu’à celle des amants qui ont le cœur comblé

Quand je reçu de l’ordre la cape immaculée
Marqué de la croix grise, sur le tabard brodée
Le grand prêtre, céans, a daigné me parler :
Sois fidèle et ardent car tu es au Guerrier

Depuis sur terre et mer nous avons guerroyé
Partout dans le royaume sous le ciel mordoré
Des eldéens maudits je me suis fait connaître
Comme un vrai prêtre seul mérite de l’être

Combien de missions menées jusqu’à leur terme ?
Combien d’engagement qui l’ennemi consternent ?
Par le fer de la lance de l’étendard sacré
D’Ydril à Oësgard j’ai servi Pentienté

Or aujourd’hui enfin me voici allongé
Dans de la paille fraîche où j’entends psalmodier
Là-haut dans le temple, c’est l’office des morts
Courage, Tyra t’appelle, tu quittes le port.

Sur mon honneur, Othar, j’ai sur ma foi juré,
De vous rendre mon cœur pur et mon épée sans tâche
J’ai combattu pour vous sans repos ni relâche
Je vous rends mon épée avec son baudrier

La délégation langecine fit tourner des têtes sur son passage, aussi bien grâce à sa taille que par le chant et lorsque Galyn arriva à la fin de celui-ci, Gabriel en lança un nouveau, un madrigal cette fois, qui vantait les vertus de l’amour courtois mais en passant s’approchant de la grande cathédrale le marquis fit taire ses suivants et descendit de cheval.

« Qu’est-ce que tu as vu ? » S’enquit son frère en voyant Griffon s’engager sur le parvis, se faufilant entre les croyants qui s’agglutinaient en dehors du gigantesque édifice.

« Continuez sans moi, je vous rejoint au palais! » Cria le marquis en se retournant juste assez longtemps pour prononcer ces mots avant de poursuivre son chemin, devant jouer des coudes à certains endroits. Jusqu’à ce que la foule fût poussée par Gabriel de Bone et Théodoric de Langehack, son fils et héritier, sur leurs destriers. Cette action leur valut quelques insultes mais les chevaliers ne reçurent rien d’autre. Un regard sévère du marquis poussa le châtelain à s’expliquer.

« Nous aussi on veut prier. »

Mis à part le sourire en coin, rien ne laissait penser que ce n’était pas vrai alors il se retourna pour continuer son périple, désormais bien facilité, surtout que son fils traînait sa monture par les rênes. Les montures en question, et leurs armes, furent confiées au bon soin des prêtres et ils entrèrent tous les trois dans la cathédrale en faisant tout pour ne pas déranger la quiétude de l’endroit ainsi que les prêtres et croyants qui étaient venus se recueillir. Une fois à l’intérieur ils se séparèrent, chacun intéressés par une partie différente du bâtiment et Griffon se dirigea vers l’autel de Deina où il vit un jeune homme qui ressemblait tout particulièrement à son père, comme c’était souvent le cas. Il s’agenouilla à côté de lui pour prier la DameDieu et une fois qu’il eut fini ses dévotions, il s’assura que c’était aussi le cas d’Arnaud pour prendre la parole en chuchotant.

« Bonjour votre Altesse, seriez-vous disposé à discuter ? J’ai une question à vous poser. »

Redoutant sans doute le jugement des dieux plus que celui des petites gens, les hommes du Langecin eurent le bon goût de ne pas répéter leur esclandre dans l'enceinte de l'édifice sacré. Il régnait là un pieux silence qu'ils eurent la gentillesse de ne point troubler. Pour autant, l'entrée du marquis attira plus d'une paire d'yeux, et de discrets regards le suivirent à mesure qu'il remontait l'allée jusqu'à l'autel où priait le duc de Serramire. Le lieutenant Heinrich, qui commandait l'escorte ducale, fronça les sourcils ; il s'apprêtait à intervenir quand son seigneur, d'un discret signe de la main, le pria de n'en rien faire.

Arnaud de Brochant ne répondit pas tout de suite à son voisin de prière. Il tourna vers lui ses yeux bleus et le dévisagea le temps de quelques secondes de silence. Haut de taille, le visage dur et balafré, ce n'était pas là le faciès d'un moine ; et il n'en avait pas plus la vêture, quoiqu'en dise le proverbe.

« Nous le pourrons, bon sire, une fois que vous aurez répondu à la mienne. Qui êtes-vous ? »

Ses dévotions terminées, sa question posée, Griffon attendit patiemment. Il ne s’attendait pas à une réponse d’une chaleur écrasante mais le silence ne fut pas ce qu’il avait imaginé. Ce qui se comprenait en réalité, il était venu sans prévenir et même s’il avait attendu qu’Arnaud ne termine sa prière, il dérangeait sûrement le duc. Ce qui se comprenait d’autant plus que Griffon, dans ses habits de voyage, n’avait pas vraiment l’allure d’un marquis, et encore moins d’un marquis de Langehack, contrée célèbre pour être la capitale de la mode du royaume. Mais ce n’était peut-être pas un souci, après tout la noblesse langecine rattrapait fort bien le manque d’intérêt de leur seigneur pour les atours et lors des cérémonies officielles Griffon faisait évidemment un effort. Toutefois il ne s’était pas encore dit qu’il devrait en faire durant tout son séjour à Diantra vu que, maintenant qu’il était marquis, il se devait de représenter Langehack comme il se devait mais ça il aurait tout le loisir d’y réfléchir une fois arrivé au palais royal.

« Avec plaisir, votre Altesse. » Le marquis retint un petit sourire, il adressa une rapide prière muette à la Damedieu et se tourna enfin vers le duc. « Je suis votre pair. » Il se signa avant de poursuivre. « Je me nomme Griffon de Langehack, par la grâce de Néera et de notre bon roy je suis marquis de Langehack. Rassurez-vous je ne suis pas venu vous parler du conseil qui s’annonce bien que ma question ait un lien avec ce dernier. Ma question ne concerne pas Bohémond ou les autres marquis et ducs mais quelqu’un qui repose en ces lieux : savez-vous comment votre père est mort ? »

Je suis votre père ? Pas certain d'avoir bien compris, Arnaud n'en fronça pas moins les sourcils, devinant chez cet homme un plaisantin dont l'impertinence n'avait d'égale que le mauvais goût. Il allait le sermonner vertement et lui faire passer l'envie de gouailler sur la mort de son paternel. Par chance, Griffon ne lui en laissa pas le temps et leva rapidement le mystère sur son identité, ce qui permit au jeune duc de réaliser à temps sa méprise.

Ah, mais oui.

La bourde qu'il allait faire ! On était passé à un cheveu de l'incident diplomatique. Au vrai, la chose l'amusait à présent, si bien qu'il dût réprimer un sourire nerveux tout en prêtant à son pair une oreille plus attentive. Les choses semblaient repartir du bon pied entre les deux hommes, du moins jusqu'à ce que le marquis en vienne au fait. Las, à peine avait-il lâché sa fameuse question, posée avec le tact d'un kerkand dans une échoppe de porcelaine, que le visage du jeune duc se figea ; toute trace de bonhomie avait déserté ses traits. Est-ce là la fameuse subtilité langecine ? aurait volontiers asséné le Corbin, qui savait la haute estime que ces gens se vouaient à eux-mêmes. Mais puisqu'on avait su éviter un premier incident, il eut été dommage d'en provoquer un second.

« Mon père est mort d'une maladie sournoise et vicieuse, que les médecins du roi n'ont pu identifier et encore moins guérir », lâcha finalement le Corbin, qui avait longuement hésité à répondre.

La chose dite, Arnaud dévisagea son interlocuteur d'un regard qui n'était pas sans rappeler celui, froid et austère, du mort en question. La curiosité morbide du marquis était ainsi satisfaite ; mais peut-être ce dernier en savait-il plus long qu'il ne semblait au premier abord. Intérieurement, Arnaud se prit à espérer que ce soit le cas. Depuis un mois qu'il se trouvait à Diantra, le jeune duc n'avait eu de cesse de remuer ciel et terre pour découvrir la "vérité" sur la mort du Régent. L'idée que ce dernier ait succombé d'une maladie ne pouvait faire son chemin dans son esprit ; la maladie emportait des vies tous les jours, mais non ! La mort d'Aymeric de Brochant devait forcément être à l'image de sa vie : hors norme. Il s'était ainsi persuadé qu'on avait provoqué son agonie, et qu'un complot était à l'oeuvre. Sans jamais parvenir à en mettre au jour la moindre ramification.

« Mais peut-être avez-vous un avis différent sur la question », glissa-t-il d'un ton sibyllin.

Durant le temps que mit Arnaud à répondre, Griffon adressa une nouvelle prière à Néera puis à Tyra, pour que le Souffle d’Aymeric repose ne paix. Du moins ce fut le vœux qu’il adressa aux divinités, avec un peu de chance, bien que cette gigantesque cathédrale ne lui soit pas vouée, la déesse des morts l’écouterait et exaucerait ledit vœux. Puis vint la réponse. Une réponse qui confirma ce que le marquis pensait et l’horrifia. Si c’était bien le cas, et pourquoi le nouveau duc mentirait-il, cela faisait supposer que l’ancien régent avait fait quelque chose qui avait visiblement fortement déplu aux dieux. Il ne restait plus qu’à trouver quoi.

Griffon rouvrit alors les yeux puis il tourna la tête vers le duc et se surprit à devoir réprimer un mouvement de recul face à ces yeux glaciaux. La question qui suivit lui fit baisser le regard sur le sol de pierre froid de la cathédrale.

« Merci pour votre réponse et permettez-moi de vous présenter mes condoléances. Pour répondre à votre question, des avis tout le monde en a Monseigneur. Les fidèles réunis ici ont certainement tous un avis sur la question, notre bon roy en a sûrement un aussi. Oui j’en ai un différent mais est-il le bon ? » Griffon haussa les épaules. « Peut-être ; peut-être une maladie n’a-t-elle pas emporté votre défunt père. Qu’aucun médecin n’ait pu déterminer quel mal assaillait votre père me paraît difficile à croire mais après tout, ce n’est pas impossible. Au contraire, que le clergé ait aussi échoué me paraît... » Son ton avait progressivement baissé après avoir repris la parole et pour sa dernière phrase sa voix n’était plus qu’un murmure, comme s’il était pris dans ses pensées, pensant à voix haute plus qu’il ne discutait avec l’homme à ses côtés. « Mais sans doute avez-vous déjà tout exploré toutefois, si cela ne vous dérange pas, j’aimerais mener également m’y intéresser, je ne souffrirais que notre bon roy ne soit emporté par le même mal. »

Arnaud n'était pas certain de comprendre où le marquis souhaitait en venir. Ce dernier était demeuré évasif, et quoique son allusion au clergé attira l'attention du Corbin, le marquis ne semblait pas vouloir étirer trop vite le fil de ses idées. C'était là une attitude prudente, quand bien même le reste de ses paroles ne l'était pas vraiment. Cet intérêt prononcé pour la mort du Régent était insolite ; d'aucuns l'auraient dit suspect, sinon dangereux. Et lorsque Griffon enfonça le clou en insinuant que le roi pourrait un jour subir le même mal, la suspicion d'Arnaud fut consommée.

La question du marquis demeura un temps en suspens, le Corbin ne sachant trop ce qu'il devait en penser. Il en savait si peu sur son vis-à-vis ; ce dernier était à l'image de son pays, le Langecin, qui s'étendait comme une tâche d'huile entre le sud et le médian, si bien que ne pouvant se revendiquer de l'un ou l'autre, il ne semblait trouver sa place nulle part. Arnaud éprouvait à l'égard de Langehack des sentiments partagés ; si ce pays ne lui était en rien familier, il avait pourtant failli être le sien.

Sept ans plus tôt, son père Aymeric avait tenté de le fiancer à la duchesse d'alors, Linaëlle de Lancrais, et si l'entreprise avait abouti, Arnaud eut été ce jourd'hui duc de Serramire et de Langehack. Le projet avait capoté ; la faute aux Missédois qui tiraient alors les ficelles de la politique langecine, et qui n'avaient pas perdu de vue leurs propres intérêts - la duchesse ayant promptement été mariée à un Missédois. Le destin avait finalement sanctionné leur rouerie, et ils avaient perdu leur mainmise. Deux mois plus tôt, c'était un obscur seigneur langecin qui avait accédé à la dignité marquisale. La rumeur était parvenue aux oreilles d'Arnaud : un certain Griffon de Langehack avait ravi le marquisat au nez et à la barbe des Missédois, et Arnaud avait savouré cette revanche tardive. Il n'en éprouvait pas moins des réserves à l'égard de cet inconnu, qu'on prétendait issu d'une antique dynastie que tout le monde croyait éteinte. Il doutait fort de la véracité des prétentions de cet homme, mais baste ! Les affaires langecines ne le concernaient plus.

Aussi, c'était un comble qu'un Langecin vienne à se mêler des siennes.

« Si je vous demandais de n'en rien faire, le respecteriez-vous ? » demanda Arnaud avec une morgue contenue. « Je ne sais ce que vous cherchez à prouver, Griffon, mais je vous conseille vivement d'être prudent. On vit des temps incertains, et l'incertitude est propice à tous les dangers ; si vous deviez découvrir quelque chose, mieux vaut que vos preuves soient solides. »

Ce fut avec une gravité solennelle que le langecin regarda alors Arnaud, attendant sa réponse. Ce n’était pas une personne qu’il connaissait et en réalité il préférait que cela reste ainsi, il ne demandait qu’une chose : retourner chez lui et continuer à faire prospérer ses terres et ses gens. Après tout il avait désormais ce qu’il demandait, il était un de Langehack et par conséquent se devait de diriger le marquisat du meilleur de ses capacités mais en aucun cas était-il un Fiiram et par conséquent n’avait pas pour devoir de présider les affaires du royaume. Ce fut donc un hochement de tête qui répondit pour commencer à la première question du duc.

« Bien sûr, je respectes votre choix et je me désintéresse séance tenante du funeste sort de votre père, puisse-t-il reposer en paix. » Le reste du discours du serramirois lui fit hausser un sourcil avant qu’un sourire sibyllin ne vienne légèrement retrousser ses lèvres. « Des preuves ? Mais je croyais que vous aviez toutes les preuves nécessaires pour inculper la maladie, Arnaud. Toutefois, ne vous inquiétez pas, je ne cherche pas à prouver quoi que ce soit. Bien que je ne puisse pas décemment appeler Aymeric un ami, je l’ai connu avant qu’il ne devienne duc et j’aimerais savoir ce qui l’a emporté ; j’aimerais mettre un nom sur ce mal si vous préférez, ne serait-ce que pour savoir comment le traiter afin qu’il ne terrasse quelqu’un d’autre, comme notre bon roy, au risque de me répéter. Ainsi si vous en apprenez plus j’apprécierais grandement que vous me partagiez vos trouvailles. Sur ce votre altesse, je vous laisse à vos dévotions, il me faut m’entretenir avec la haute-prêtresse, que la DameDieu vous guide dans ces fameux temps incertains. »