Manger pour survivre - acte II (Sorsha - La Grise)

Acte I

Ils avançèrent lentement dans les rues sombres de Thaar, Uthred s'appliquant à ne pas brusquer sa jeune compagne affaiblie. Après avoir traversé les quartiers commerçants, ils pénétrèrent dans des recoins malfamés, sous les regards incrédules de mendiants et de groupes de jeunes filles en goguette. Sorsha avait cessé de protester face à l'étreinte de l'Ours, comprenant malgré son entêtement qu'il agissait ainsi pour lui rendre l'aide qu'elle avait apporté à lui et à ses frères et soeurs. Après leur déambulation dans les venelles sales, ils arrivèrent face à une façade haute, éclairé de lanternes pourpres qui ne laissaient que peu de place à l'interprétation des services pourvus à l'intérieur de ces murs. Moamar avait peut-être raison, Sorsha vivait dans un lupanar et faisait probablement commerce de son corps. Elle qui était béni par les Esprits de la Vie avait-elle du en arriver là pour survivre ? Cette immense cité ne faisait pas de cadeau à ses habitants.

Devant la porte, un homme costaud montait la garde et observait le spectacle des deux wandrais qui avançaient bras dessus, bras dessous. La jeune femme leva les yeux vers le garde et protesta pour la première fois depuis qu'ils étaient partis de la palmeraie.

Jag kan fortsätta ensam.

Uthred baissa le regard vers Sorsha, interloqué. Elle essayait de paraître déterminée, mais son visage trahissait l'épuisement qui entravait son corps. Son estomac gronda et alors qu'Uthred relâchait son étreinte, il sentit le corps de Sorsha s'affaisser sur lui-même et il la saisit à nouveau. Il sourit doucement et tenta de rassurer Sorsha.

Nej, du kan inte stå upp. Jag lämnar dig en gång inne och med en platta framför dig
Non, tu ne tiens pas debout. Je te laisse une fois à l'intérieur et avec une assiette devant toi.

Il tourna le regard vers le molosse qui gardait l'entrée et s'adressant à lui en olyian, malgré l'accent qui trahissait ses origines.

Elle a faim et elle a du mal à marcher seule. Je l'accompagne en sécurité et je ressors.

Il croisa le regard froid du garde sans trésaillir, ne laissant aucune place à la contestation. Il le prévenait plus qu'il demandait son accord. La voix d'une femme retentit alors.

Ooouuuuh C’toute qu’une pièce d’homme que tu r’mène là, Shasha

La wandraise s'empourpra et lança un regard mauvais à l'intention de celle qui avait prononcé ces mots. Uthred serra les mâchoires, alors que ses craintes se confirmaient petit à petit. Elle ramenait un homme. Etait-ce son habitude ? Chassant ces pensées de son esprit, il invita Sorsha à avancer en pressant sa main contre son dos et leva son regard bleu acier vers celle qui l'avait hélé.

Elle a besoin de force. Je veux juste l'aider.

Nullement intimidée, l'une des femmes au balcons leur décrocha un sourire - tout particulièrement à l'attention du wandrais massif -. Autour d'elle, ce n'était que frimousses diverses, décolleté offerts, et manières dévergondées. Le Tourne-Gambette n'était pas le genre d'établissement où l'argent coulait à flot, au point de permettre aux filles d'être subtiles, quand bien même la matrone avait toujours refuser d'en venir aux pires extrémités.
L'une des filles les plus frêles, plus discrètes, blonde, adressa un regard surpris au duo, avant de s'éclipser.

Plus bas, un grand gaillard découvrait Sorsha et son 'ami', les dévisageant avec un regard placide. Le gaillard - que la wandraise connaissait comme Rodor, l'un des grands gus s'occupant de l'entrée - désigna simplement le petite lame, à la hanche de l'homme plein de bonnes volontés.

"Fais-donc, si elle te laisse faire... Mais en me laissant ta lame. Pas d'arme à l'intérieur." annonça-t-il simplement

Loin de démentir ses intentions premières, le wandrais accepta... Et les deux sauvages purent passer, quittant l'air à peu près frais du dehors pour une atmosphère plus chargée, tamisée. Par delà l'entrée, se trouvait le salon aux multiples canapés hors d'âge où hommes et femmes se rencontraient gaillardement. D'autres balcons surplombaient l'endroit, les filles s'y faisaient voir avec jovialité, houspillant les uns et les autres. Que les affaires débutent en bas ou que les clients montent rapidement, dans tous les cas, cela se finissaient dans les chambres du premier étage, où une certaine activité se faisait déjà entendre.

Pour les yeux les plus aguerries, une frimousse enfantine se hasarda à l'une des portes du bas, mais l'une des filles le ramena prestement en arrière, loin des couples affairées à se chauffer.

Au milieu de tous ces visages souriant, l'un se détacha particulièrement pour le duo... Car il venait à leur rencontre. Elle se démarquait des filles de part son âge bien plus avancé, bien que ses manières, sa tenue comme sa figure avenante, l'identifiaient comme une habitante des lieux. Cependant, sa tenue était aussi bien plus couvrante, à l'exception de ses épaules et de son décolleté, cernés par des froufrous.
Dans son sillage, la jeune fille mince du balcon suivait d'un pas plus léger.

"Bienvenue aux Tourne-Gambette, mes colombes. D'puis quand tu nous ramènes du monde, Sorsha ? Fallais m'prév'nir, j't'aurais aménagé qu'il faut... J'te connais pas mon gaillard, d'où qu'tu nous viens donc ? sourit la vieille, tandis qu'elle dévisageait le grand gaillard, avant de se focaliser sur la soigneuse. Son ton se fit légèrement plus sec et préoccupé. Mais c'est qu'tu n'payes pas de mine. Tout va comme tu veux ?
- Il a dit qu'elle avait faim... souffla la jeune fille blonde.
- Ha ? M'fallait commencé par là, ma fille ! la maîtresse de maison leur indiqua la porte des cuisines. Vous m'expliqu'rez tout ça d'vant une assiette. Célimé, ma douce, je m'occupe du reste."

Non sans un regard concerné pour Sorsha, la jeune fille s'éclipsa, les laissant aux bons soins de la matrone qui, avec l'assurance d'une poule guidant ses poussins peu débrouillards, les entraîna-poussa jusqu'au lieu-dit où, sitôt les portes franchies, elle réclama à corps et à cri de quoi les nourrir. C'est qu'elle ne comptait pas laisser crever de faim sa soigneuse, quand même !

Loin de l'ambiance sulfureuse de la pièce "à rencontres", les cuisines semblaient bien plus austères : nul besoin de séduire par ses charmes ici, le plaisir vennait des papilles, et celles qui savaient comment contenter les ventres s'y trouvaient à leur aise au milieu des casseroles, des poêles et des meubles en bois massifs, où y avaient été gravés 'discrètement' bien des noms de filles y ayant fait cuir leur barbaque. Les questions restèrent derrière les lèvres des cuisinières, qui obéirent prestement à la maîtresse des lieux. Celle-ci invita le duo à prendre place auprès d'une vaste table, entre deux filles occupées à faire le pain d'un côté, et de l'autre à couper des légumes.

Repoussant une gousse d'ail pendant au plafond, la vieille femme demeura debout, dévisageant les Sorsha et son 'ami'. D'un geste de la main, elle les 'engloba' tous deux.

"Et donc...?" dit-elle seulement.

Pour qui la connaissait, l'occasion était à saisir, car la dame savait sinon bombarder de questions qui ne semblait pas clair en sa demeure.

Était-ce trop demandé que de rentrer sans se faire bombarder de question? Sans doute vu l’heure et les circonstances particulières. La seule présence d’Uthred sera un sujet de conversation pour les jours à venir. Non seulement il ne passait pas inaperçu, mais Sorsha ne ramenait jamais personne. À leur connaissance, aucun homme ne l’avait jamais touché. Elle ne laissait personne s’approcher trop près d’elle et voilà qu’elle le laissait la soutenir sans essayer de lui casser quelque chose. Les habitantes des lieux feront tout pour connaître l’histoire derrière cette mystérieuse apparition, à commencer par la tenancière des lieux. Rien ne lui échappait à celle-là et Sorsha le savait que trop bien. Elle grimaça, voyant ses derniers espoirs de rentrer discrètement s’envoler en fumée. Parmi les visages connus, celui de Célimé se démarqua. Elles échangèrent brièvement un regard avant d’être traînée vers les cuisines. Sorsha aimait bien cette fille. Une fleur au milieu du désert qui ne fera probablement pas de vieux os en restant ici, mais qui crèverait encore plus vite si elle se trouvait à la rue sans ressource.

Les cuisines n’avaient rien d’extraordinaire, mais l’odeur qui s’en dégageait fit saliver Sorsha qui plongerait tête première dans la marmite si on la laissait faire. On l’installa à la table avant de déposer devant elle différentes choses à manger dont une miche de pain que la Wandraise déchira férocement avant de l’engouffrer comme si elle n’avait rien mangé depuis des jours. Elle était un peu raide, probablement un restant de la veille alors qu’on préparait juste à côté la nouvelle fournée pour le lendemain. Évidemment, maintenant que Sorsha avait accès à de la nourriture, la vieille voulait connaître l’histoire. Pourtant, elle devait se douter de ce qui se passait. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait la guérisseuse dans cet état. C’est peut-être pour ça qu’elle ne la bombardait pas de questions, mais attendait plutôt que la sauvageonne crache le morceau d’elle-même.

« Magie. »

Sorsha savait qu’elle ne devait pas trop parler. Uthred ne lui avait pas spécialement dit de se taire, mais la guérisseuse n’était pas sotte. Elle ne connaissait pas toute l’histoire et le Wandrais devra bientôt lui aussi se mettre à table si leur chemin continuait à se croiser ainsi. Pour l’instant, elle jugea préférable de déformer les faits tout en gardant l’histoire plausible. Sorsha fit signe en direction de son compagnon.

« Uthred, Wandrais, comme moi. Un ami a lui blessé gravement, presque mort. Je l’ai soigné. Beaucoup de magie, mais il va vivre. Je suis plus forte maintenant. »

Si elle avait envisagé de lui dire la vérité sur la fille aidée précédemment, Sorsha décida de garder la surprise pour plus tard. De toute façon, le moment viendra bien assez tôt où elle devra user de ses talents sur une occupante du bordel. Pour l’instant, elle était trop occupée à engouffrer le pain, le beurre, les petites tomates, les morceaux de viandes froides et tout ce qu’on pouvait trouver et déposer devant elle.

Après avoir laissé sa dague au garde qui faisait le planton devant l'entrée du bordel, Uthred aida Sorsha à entrer sous les regards de femmes aux tenues légères. Apportant un soutien bienvenue à sa compatriote qui malgré de faibles grognements réticents se laissait emmener par la poigne solide du wandrais. Commençait-elle à apprécier leur proximité ou était-ce toujours l'épuisement qui la faisait accepter ce contact malgré tout ? Depuis les balcons, diverses femmes se penchaient en avant, laissant découvrir ce que cacher leur corsage lâche et dénoué.

Une grand-mère approcha du duo, suivi de près par une jeune femme qui paraissait presque timide en comparaison aux ribaudes qui agitaient leurs miches à qui voulait les regarder et les attraper. L'accueil de la vieillarde fut cordial, informant Uthred du nom de l'établissement, le Tourne-Gambette. Même s'il n'était pas totalement familier des mots d'argot vaanie, il croyait savoir que cela signifiait la jambe qui tourne ou retourne-jambe. Bref, un jeu de mots qui laissait supposer que les pensionnaires avaient la cuisse légère. La vieille commença à faire pleuvoir les questions sur la tête des wandrais, avant que sa suivante ne relaye la faim de Sorsha et qu'on les emmène aux cuisines.

Uthred accompagna, pour ne pas dire porta, Sorsha jusqu'à une table où il l'aida à s'asseoir avant de se redresser et de se tenir debout, un pas derrière elle, attentif au cas où la fatigue la fasse basculer en arrière. La petite vieille fit amener des aliments et se posa face à eux, les mains sur les hanches et se contenta de dire.

Et donc...?

Sorsha prit de vitesse Uthred en répondant entre deux bouchées.

Magie. Uthred, Wandrais, comme moi. Un ami a lui blessé gravement, presque mort. Je l’ai soigné. Beaucoup de magie, mais il va vivre. Je suis plus forte maintenant.

L'Ours croisa les bras sur son torse vêtu d'une simple tunique aux manches arrachées et qui étaient grossièrement découpée et laisser deviner la musculature de son torse. Sorsha avait gardé le secret sur sa compagnie au physiques rachitiques et leurs origines d'esclaves sans qu'il ait besoin de ui demander. Elle était prévenante, jusque dans ses intentions. Une douce sauvageonne bénie par les Esprits. Il se risqua à répondre également.

Sorsha nous a aidé, sans s'économiser. Elle avait trop de mal à marcher alors je l'ai accompagné. Je ne suis pas "du monde", navré. Et toi, qui es-tu Grand-Mère ?

Il se pencha vers Sorsha, observant la vieillarde d'un oeil méfiant.

Kanske borde jag lämna dig.
Je devrais peut-être te laisser.

Il ne se sentait pas très à l'aise dans ce lieu, sachant les activités qui avaient lieu autour de lui, les entendant parfois sans que les filles ne cherchent à dissimuler leurs cris et gémissements.

Tant qu'ça mange, c'est qu'ça s'porte bien. Mains sur les hanches, la vieille femme attendit... Et eut un bout de réponse, qui amena l'un de ses sourcils à se hausser. Un wandrais, ici ? Certes, Sorsha en était une elle aussi, mais sa présence n'était pas le résultat de 'paisibles' circonstances. Quoique, le semblant d'histoire du dénommée 'Uthred' n'annonçait rien de bon non plus. Presque mort, hmmm ? Pourtant, s'il est du même acabit que c'lui qu'j'ai sous les yeux, il a d'quoi s'défendre. Sans rien montrer, la vieille femme s'interrogeait sur bien des points de leur maigre récit.

Sorsha n'avait jamais ramené qui que ce soit.
Le gaillard était un wandrais.
Elle avait soigné un 'ami' de celui-ci, à moitié mort.

"Loa qu'est mon nom, mon grand, et j'm'occupe de c't'établiss'ment d'joie où tu..." commença-t-elle à répondre, mais déjà, il ne semblait plus écouter.

La main fripée s'élança et saisit l'oreille du rude gaillard. Sans plus de ménagement qu'envers un enfant, la vieille s'était penchée vers lui, tout en attirant à elle ce qui lui servait d'oreille.

"Mon p'tit, quand tu t'méfies d'quelqu'un, évite d'l'insulter sous son toit en causant une aut' langue sous son nez." asséna-t-elle sans ménagement.

L'insultait-il ? Demandait-il qu'elle lui passe un peu de pain ? Peu importait à la vieille femme : pas de messe basse sous son nez, alors même qu'elle lui répondait. Et les manières alors ? Ah, ces sauvages ! Sorsha était du même acabit mais, quand bien même la sauvageonne avait ses défauts, son labeur l'avait rendu acceptable pour la vieille bique... Qui appréciait presque la rudesse de la femme. Une qui ne venait pas geindre au moindre problème !

Devant le changement de ton, la faiseuse de pain rappa, son bras s'étalant dans la pâte au lieu de la faire tourner convenablement dans la farine.

"Eh bien ma fille, ce pain ne va pas s'faire tout seul ! s'exclama la vieille en relâchant le mastodonte, vers qui elle se tourna à nouveau, lui mettant sous le nez une assiette contenant du lard et du pain. Un peu d'manière. Appelle-moi Madame et on s'entendra. Mange donc avant d't'en r'tourner. Regardant Sorsha, elle fit un signe en direction d'Uthred. C'tes affaires qui qu'tu ramènes mais, rassure-moi, les problèmes d'c'lui-ci vont pas l'suivre ici, hmmmm ?"

Penaude, la fille s'était remise à l'oeuvre, tandis que ses consœurs s'affairaient, surveillant l'air de rien le trio. C'est que quand la matrone n'était pas d'humeur, les filles n'étaient pas joyeuses... L'une d'elle s'en fut avec soulagement, portant un plateau pour un client. La porte s'ouvrit sur une joyeuse et délurée agitation, avant de se fermer dans un grincement paresseux... Pour qui y prêter attention, malgré les éclats de voix  grivois, ou les exclamations de jouissance allant crescendo, à travers le plafond. S'occupant d'un morceau de viande en train de cuire, l'une des cuisinières roula des yeux.

"Quand ces m'sieurs s'font désirer... commenta-t-elle bas. Allez ma grande, fait-lui voir l'cul d'la Damedieu..."

Uthred voulait partir. Sorsha pouvait difficilement lui en vouloir, elle aurait eu exactement la même réaction à sa place. C’est pourquoi elle n’avait pas tenu à ce qu’il la suive. La veille n’apprécia pas que le guerrier parle en wandrais. Elle tendit la main pour lui tirer l’oreille. La réaction du gaillard fut immédiate.

« Lâchez-moi si vous voulez garder votre bras. »

Sorsha n’allait pas défendre la bonne femme si elle faisait quelque chose de stupide. Ça la surprenait un peu quand même. Elle n’avait pas vécu aussi longtemps pour se faire rompre le cou par un wandrais pour quelques mots soufflés dans sa langue d’origine. Surtout qu’il ne l’avait pas insulté, mais à moins de parler le dialecte, elle ne pouvait pas le savoir.

« Il veut partir, c’est tout. » Elle tourna la tête en sa direction, le visage impassible. « Je veux pas… pas tout de suite. »

La jeune femme retourna à son assiette. La nourriture lui faisait le plus grand bien. Elle se sentait déjà plus forte et ne risquait plus de basculer dans le vide à la moindre occasion. Depuis un bon moment déjà, Sorsha pensait à retourner dans les Wandres. Elle ne savait pas exactement comment elle s’y prendrait, mais l’idée avait germé dans sa tête. Aujourd’hui, elle avait fait la rencontre d’un compatriote. Les chances pour que ça arrive étaient minces et pourtant, il était bien là. Avait-il l’intention de faire la route en direction du nord? Vu l’état de ses compagnons, ça ne risquait pas d’arriver dans l’immédiat. En même temps, qu’est-ce qu’il essayait de faire? Ces gens étaient d’anciens esclaves, elle l’avait compris en soignant la jeune femme. On ne peut pas simplement libérer des esclaves. Sans protection, ils avaient toutes les chances d’être capturés à nouveau. Donc, effectivement, Uthred était une source potentielle de problèmes.

« Si problèmes venir ici, je vais m’en occuper. »

Pour quiconque ayant vu Sorsha asséner un coup de poing par le passé, il n’y avait aucun doute qu’elle tiendrait parole et qu’elle pourrait repousser tout intrus désirant causer des problèmes ici.

« Je vais te donner plantes pour le blesser. Donner des forces. » Évidemment, quand elle parlait du blessé, elle faisait référence aux gens qu’elle avait soignés.

La vieillarde saisit Uthred par l'oreille, fronçant ses sourcils blancs en faisant apparaître quelques rides de plus sur son front.

Mon p'tit, quand tu t'méfies d'quelqu'un, évite d'l'insulter sous son toit en causant une aut' langue sous son nez.

Uthred ne goûta guère la familiarité et même s'il se laissa faire, il posa un regard lourd sur la grand-mère, sifflant entre ses dents.

Lâchez-moi si vous voulez garder votre bras.

Sorsha désamorça la situation immédiatement, traduisant ses paroles tandis que la vieille lâchait son emprise.

Un peu d'manière. Appelle-moi Madame et on s'entendra. Mange donc avant d't'en r'tourner.
Il veut partir, c’est tout. Je veux pas… pas tout de suite.

La phrase fit lever les sourcils du wandrais. Il ne se l'avoua pas, mais il ressentit à certain plaisir à être retenu par la jolie sauvageonne. Elle continuait de se remplir la panse, ayant dit la phrase avec un naturel qui pouvait être déstabilisant. Le wandrais toussota et tourna son regard azuré vers la mamie.

Bien, Madame ... Il y a longtemps que je n'ai pas parlé la langue de mon père. Je ne voulais pas vous manquer de respect. Elle a plus besoin de se nourrir que moi

Elle se tourna vers Sorsha, exprimant encore une fois son inquiétude envers la présence d'Uthred.

C'tes affaires qui qu'tu ramènes mais, rassure-moi, les problèmes d'c'lui-ci vont pas l'suivre ici, hmmmm ?
Si problèmes venir ici, je vais m’en occuper.

La wandraise tourna alors son regard un instant vers Uthred.

Je vais te donner plantes pour le blesser. Donner des forces.
Merci. Encore une fois.

Il se tourna vers la petite vieille, la toisant de toute sa hauteur. C'est seulement qu'il remarquait la petitesse de la grand-mère, hypnotisé jusqu'alors par Sorsha et sa faiblesse. Ses biceps faisaient la taille de la tête de la mamie malingre.

Je n'apporterai pas de problèmes ... Madame. Et si vous en avez un jour, je serai honoré de vous défendre et de rembourser la dette que j'ai envers elle.

Certains cris de jouissance passèrent la barrière de la porte qui menaient vers les chambres du bordel. Le wandrais lança un regard en coin vers sa compatriote, liant sans le vouloir l'image de la jeune femme aux cris qui résonnaient à l'étage. Se rendant compte de l'association des plus déplacé, il baissa les yeux. Si la barbe ne dévorait pas ses joues, elle aurait pu les voir rosir. Il releva la tête pour tomber sur le visage de la vieille qui le détaillait d'un air inquisiteur. Ce visage tavelé lui évoquait les nécromanciennes des marais du nord des territoires wandres. Elle aurait presque pu faire naître un sentiment de peur au fond de son être.

Elle veut l'retenir... ? Nouveau haussement de sourcils, mais pour une toute autre raison. Ce n'était pas tous les jours que la sauvageonne revenait accompagnée, alors une compagnie qu'elle voulait retenir... La vieille ne lâchait pas du regard le sauvageon. Qui m'menace d'm'arracher l'bras, puis parle d'honneur à m'défendre... Les sauvageons échangèrent des mots, sous la surveillance de la vieille - et l'attention, plus discrètes, des cuisinières -. L'assurance que les problèmes ne viendraient pas... En étaient-ils seulements sûrs ? Quelles garanties, autres que leurs gros bras ?

Cependant, les réflexions de la vieille femme s'arrêtèrent à la vue d'un certain regard de la part du mastodonte, suivi d'un repli gêné. Comment pouvait-elle en être sûre ? Ce n'est pas comme si son métier avait consisté, pendant des décennies, à satisfaire le désir de clients, et à présent, de guider 'autres filles dans cette voie peu reluisante, mais leur assurant du moins pitance et sécurité. Et voilà que cela l'amenait à voir bien des choses dans les manières d'un gaillard rustaud, venu ramener l'une des filles les plus rudes et pure - dans le sens charnel du terme - du bordel.

Elle le regardait.
Il vit qu'elle le regarder.
Un silence d'une connivence indistincte...

Avant que ne retentisse un éclat d'une étonnante gaieté.

"D'l'honneur ? A m'défendre moi ? Ah ! AhahAH ! C'bien la première qu'j'entend pareille contine, hoho ! Les mains sur les hanches, les froufrous s'égaillaient, encadrant ses charmes au rebondi oublié. Prend donc la nourriture pour l'retour, pour toi ou ton ami, peu m'chaut. Hoho, d'l'honneur, à défendre une vieille catin... Un sauvageon pour c'chevalier... Oh, s'ma fille était-là, ça s'chant'rait dans tous les bordels d'Thaar avant la fin d'la nuit...
- Comme si elle n'allait pas en entendre parler à son retour... sourit une cuisinière.
- Oh, n'va donc pas cafter, mégère !" répondit avec un faux outrage, la mère de l'évoquée.

Le crépitement de la viande grillé et d'un gloussement furent la seule réponse, la vieille balayant les - évidents - ragots à venir d'un geste de la main. De tout et de rien, voilà se dont entendrait parler sa fille, comme tout ce qui arrivait au bordel. Tant et qu'elle revienne, et quand...

"J'prend bonne note pour les soucis, en ce cas... Nourrissez-vous, reposez-vous, m'nez à bien vot' affaire où qu'en sais-je... Un clin d'oeil salace fut adressé au wandrais si maniéré. T'as vu c'qu'elle sait faire, Sorsha, la ram'ner ici compte donc, et pour beaucoup d'monde."

Sur ces mots, qu'elle laissa plana un temps, la vieille fit volt-face, prenant la direction de la porte, laissant derrière-elle le duo de sauvageons, au milieu des cuisinières ordonnées, qui tâchaient de faire comme s'il n'y avait pas un tas de muscles au milieu de la pièce. Elles s'étaient faites à la présence froide de Sorsha, mais son semblable, c'était une autre histoire. Les clients se faisaient servir dans les chambres... Sur le pas de la porte, la vieille femme se retourna vers Sorsha et Uthred.

"Je m'en vais secouer ce p'tit monde... Mais pendant que j'y pense : Sorsha ? Ton 'ami' risque pas d'rentrer dans ta chambre. S'il vous faut plus grand, n'hésitez pas à demander aux filles." suggéra-t-elle avec un naturel de bordel.

Voilà qu'un élan de générosité lui venait, de voir la wandraise se dérider un peu... L'herboriste eut été moins encombrant.

Avec le temps, Sorsha avait appris à ne pas trop faire attention à la vieille. C’est qu’elle ne comprenait toujours pas la moitié de ce qu’elle pouvait raconter! Néanmoins, la wandraise savait que c’était à cause de cette femme qu’elle avait un toit sur la tête, de la nourriture dans son assiette et un lit où dormir. Du coup, elle restait aussi respectueuse qu’il lui était possible de l’être.

La Grise… Voilà un moment qu’elle ne l’avait pas vu, encore partie en vadrouille sans doute à courir après les problèmes. Allait-elle revenir pour lui demander de la débarrasser d’un autre marmot? Si tel était le cas, elle sera contente d’apprendre que la mage n’avait plus besoin de plantes pour l’aider, que sa magie était assez forte maintenant. Sorsha était forcé d’admettre qu’elle s’ennuyait lorsque la demi-sang n’était pas dans les parages. Certes, elle n’approuvait pas toujours ce qu’elle faisait, mais elle aimait sa compagnie. Ça faisait quelqu’un à qui parler, même si la wandraise n’était pas particulièrement bavarde. Sans doute qu’elle viendra la taquiner lorsque les ragots sur la présence d’Uthred à l’intérieur du bordel lui viendront aux oreilles. Tant mieux. Ça lui servira de prétexte pour lui dire qu’elle souhaitait rentrer chez elle.

« Pourquoi une chambre plus grande? » Sur le coup, Sorsha semblait vraiment ne pas comprendre. Son innocence avait de quoi provoquer l’hilarité vu l’endroit où elle vivait et les bruits qu’ils entendaient jusque dans les cuisines. Pourtant, il lui fallut bien quelques secondes avant que les insinuations de la tenancière fassent leur chemin dans son esprit. Son regard se durcit alors. Elle n’était déjà pas particulièrement avenante en temps normal. Lorsqu’elle était agacée, elle ressemblait à un chat sur le point de mordre. Sorsha n’aimait pas qu’on l’agace sur ce genre de chose. « Je vais juste donner les plantes... »

À ces mots, elle se leva. « Je n’ai pas besoin d’aide. » Dit-elle à l’intention d’Uthred qui serait peut-être tenté de passer un bras autour de ses épaules pour l’empêcher de tomber. Maintenant qu’elle avait mangé, la jeune femme était beaucoup plus solide sur ses jambes. Sorsha prit les devants pour le guider jusqu’au réduit qui lui servait de chambre. Pousser la petite porte c’était entrer dans un autre monde. L’odeur des plantes les ramenait au cœur de la forêt, bien loin de Thaar. Il faisait noir, mais Sorsha s’orientait sans hésitation. Elle alluma rapidement une petite lampe qu’elle gardait sur ce qui lui servait de table.

« Vänta utanför. Jag tror inte att du kan komma in. »
Attends dehors. Je ne crois pas que tu puisses entrer.

Deux personnes avec une constitution normale pouvaient tenir dans la petite chambre, mais Uthred étant un fier représentant wandrais, ses muscles n’entraient probablement pas. S’il se faisait tout petit, il pourrait peut-être se glisser dans un coin, mais il risquait de renverser quelque chose en faisant cela. Il y avait peu de meubles, mais la pièce était encombrée. Entre les flacons en verre coloré alignés sur des tablettes au mur et la multitude de plantes séchées suspendues ici et là, l’espace était réduit. Pourtant, il y avait quelque chose d’apaisant à se trouver là. Sorsha avait fait de ce lieu son refuge, un rappel de sa cabane dans les Wandres.

Rapidement, elle assembla un petit paquet d’herbes qu’elle attacha avec un brin de corde. Elle l’enveloppa ensuite dans un bout de tissus et le donna à Uthred.

« Koka vatten i en stor kruka. Ta bort kitteln från värmen och sänk ned bunten med fast gräs i vattnet. Låt det branta ett tag. Lukten ska vara stark. Ge sedan dessa människor en kopp att dricka. Det kommer att ge dem styrka. »

Fais bouillir de l’eau dans un grand chaudron. Retire le chaudron du feu et plonge le paquet d’herbes attachées dans l’eau. Laisse-le infuser pendant un moment. L’odeur devrait être forte. Ensuite, donne une tasse à boire à ces gens. Ça va leur donner des forces.

Elle sembla hésiter pendant un moment avant d’ajouter.

« Jag kan förbereda dig mer ... om du vill. »
Je pourrai t’en préparer d’autres... si tu veux

La remarque d'Uthred arracha un grand éclat de rire à la grand mère.

D'l'honneur ? A m'défendre moi ? Ah ! AhahAH ! C'bien la première qu'j'entend pareille contine, hoho. Prend donc la nourriture pour l'retour, pour toi ou ton ami, peu m'chaut. Hoho, d'l'honneur, à défendre une vieille catin... Un sauvageon pour c'chevalier... Oh, s'ma fille était-là, ça s'chant'rait dans tous les bordels d'Thaar avant la fin d'la nuit...

Elle échangea quelques mots avec une cuisinière qui avait fait une petite remarque en passant, puis elle se tourna vers le wandrais de nouveau, glissant un petit clin d'oeil lourd de sous-entendu au milieu de sa phrase.

J'prend bonne note pour les soucis, en ce cas... Nourrissez-vous, reposez-vous, m'nez à bien vot' affaire où qu'en sais-je...T'as vu c'qu'elle sait faire, Sorsha, la ram'ner ici compte donc, et pour beaucoup d'monde.
Son talent est précieux, je suis bien d'accord ... Madame.

Il tourna ses yeux vers la wandraise qui continuait son festin, recouvrant, il l'espérait, ses forces. La mamie s'éloigna et lança par-dessus son épaule, l'air de rien.

Je m'en vais secouer ce p'tit monde... Mais pendant que j'y pense : Sorsha ? Ton 'ami' risque pas d'rentrer dans ta chambre. S'il vous faut plus grand, n'hésitez pas à demander aux filles.
Pourquoi une chambre plus grande?

Si Sorsha n'avait pas compris le sous entendu, Uthred tout à fait. Après un temps, la wandraise sembla comprendre l'allusion.

Je vais juste donner les plantes... 

Elle se leva et Uthred fit un pas vers elle, prêt à intervenir au cas où elle aurait présumé de ses forces. Elle coupa court à l'initiative.

 Je n’ai pas besoin d’aide.

Elle le devança et ils passèrent dans un fin couloir où un homme tripotait la cuisse d'une catin qui gloussait bruyamment pour le plus grand plaisir du client. Ils arrivèrent devant une petite porte que Sorsha poussa et il découvrit ce que la wandraise appelait sa chambre. Une pièce minuscule, basse de plafond, d'où pendait toutes sortes d'herbes. Les odeurs de feuilles séchées lui firent remonter quelques souvenirs, se remémorant la hutte de son chamane de père.

Vänta utanför. Jag tror inte att du kan komma in.

Il hocha la tête, partageant la même conclusion que Sorsha sur l'impossibilité d'entrer à sa suite dans un aussi petit réduit. Elle disparut dans la pénombre pendant quelques instants puis lui donna ses instructions. Uthred écouta attentivement.

Koka vatten i en stor kruka. Ta bort kitteln från värmen och sänk ned bunten med fast gräs i vattnet. Låt det branta ett tag. Lukten ska vara stark. Ge sedan dessa människor en kopp att dricka. Det kommer att ge dem styrka.

Il hochait la tête à chaque nouvelle étape à suivre, récapitulant silencieusement les consignes de la guérisseuse. Elle hésita une seconde avant d'ajouter.

Jag kan förbereda dig mer ... om du vill. 

La perspective de la revoir et du fait qu'elle puisse encore aider ses frères et soeurs arracha un grand sourire au wandrais.

Du är en pärla, Sorsha.
Tu es une perle, Sorsha.

Il n'eut pas le temps de poursuivre ses remerciements, qu'un homme déboula dans le couloir. L'étranger, ivre mort, hurla en titubant vers eux.

OU QU'C'EST QU'ELLE EST LA PUCELLE ?!!

Renversant une partie du contenu de sa bouteille sur le sol, l'homme observa Uthred d'un air mauvais et se planta devant lui, dodelinant sur ses pieds. Il éructa un rot tonitruant, charriant des effluves d'alcool fort avant de de taper de l'index contre le sternum du wandrais de façon vindicative.

QUI QU'T'ES BARBARE ?! DEGAGE D'LÀ !

Il montra Sorsha du doigt et continua d'invectiver Uthred.

J'AI PAYE POUR TRINGLER UNE PUTAIN PUCELLE ET J'SAIS QU'C'EST LA CATIN AVEC SES PEAUX ET LES YEUX D'SORCIERE! J'VAIS Z'Y REMPLIR L'CON JUSQU'À C'QUI DEBORDE D'MON JUS ! DEGAGE J'T'AI D...

Les insultes, le ton, les menaces à son encontre et celle de Sorsha furent trop pour la patience, infime, d'Uthred. Il prit la tête de l'homme dans sa grosse patte et l'écrasa contre l'embrasure de porte de Sorsha. Il répéta le geste encore et encore et encore. Au quatrième coup, un crac retentit, au cinquième, des gouttes de sang commençèrent à voler autour de lui, à partir du septième, le liquide cérébral commença à couler, visqueux, entre les doigts et à partir du huitième, la cervelle sortit du crâne défoncé. L'Ours observa la bouillie de tête qu'il avait entre les mains et sa respiration décéléra. Ses yeux, fous de rage, s'adoucirent alors qu'ils tournaient le regard vers la wandraise. Puis il réalisa ce qu'il venait de faire et laissa tomber le corps sans vie de l'ivrogne.

Cette voix, elle la connaissait pour l’avoir entendu à quelques reprises depuis qu’il vivait au bordel. Cet homme venait régulièrement sans causer de problèmes, mais à quelques occasions, après avoir vu trop souvent le fond de sa bouteille, il s’emportait et visait la femme la plus inaccessible du bordel -et potentiellement dangereuse — Sorsha. Elle avait rapidement appris à gérer cet homme. Ce n’était pas tellement difficile. Il était si saoul qu’un bon coup de poing suffisait à le mettre hors d’état de nuire. Il se réveillait plus tard sans se souvenir de ce qui venait d’arriver et reprenait le cours de sa vie. Sorsha lui avait cassé trois dents. Il risquait d’en perdre une quatrième maintenant, mais c’était sans penser qu’Uthred sentirait l’obligation d’intervenir.

Il ne s’en priva pas, le bougre.

Le regard impassible, Sorsha regarda le Wandrais déchaîner sa colère sur l’ivrogne, frappant sa tête contre le mur produisant un bruit qui rappelait celui d’un melon que l’on écrase. Lorsqu’il s’arrêta, elle n’était plus qu’une purée sanguinolente et des projections de sang, d’os et de cervelles maculaient le plancher et les murs. Il y en avait même sur les vêtements de la wandraise.

« Denna man kom ofta till bordellen. En enda stans skulle ha varit tillräcklig för att få honom att ändra mening. Det tar dagar att rensa upp allt. »
Cet homme venait souvent au bordel. Un seul coup de poing aurait suffi pour lui faire changer d’avis. Il faudra des jours pour tout nettoyer.

La vieille n’allait pas apprécier. Cet homme était un client régulier qui dépensait pas mal d’argent ici. La perte d’un habitué aurait des répercussions sur tous les habitants des lieux, y compris la guérisseuse. C’est peut-être pour ça qu’elle regarda ensuite Uthred avec un regard mauvais qui n’augurait rien de bon pour lui.

« Jag kan försvara mig själv. Försvinner från mitt syn. »
Je sais me défendre. Disparais de ma vue.

Trop tard, la fille de joie avait accouru pour rattraper le poivrot. Un peu d'alcool plaisait bien souvent aux clients, mais il y en avait toujours pour en abuser... Le conduire dans une chambre, ou sinon à la sortie, peut-être ? Mais la fille arriva trop tard. Un petit cri aigu à la vue du sang, se précipitant bien vite en arrière.

Bientôt... Il y eut un bruit de froufrous.

Les prenant à pleines mains, fendant la foule des habitués à la suite de la fille paniquée, la maîtresse des lieux arriva alors que sa protégée disposait de la compagnie de son semblable. Mais, pour ces mots étranges et incompréhensibles, elle n'eut aucune attention. Ses vieux yeux étaient braqués sur le corps au pied du colosse, et les éclaboussures d'un liquide qu'elle préférait largement dans les veines de ses clients, plutôt que sur son parquet et ses murs.

"Mille herpès... ! souffla-t-elle, en découvrant la scène. Qui... ? Comme s'il y avait un doute à avoir... Elle dit à la fille l'accompagnant. Va prévenir Rodor. Que les clients viennent pas par là et qu'on vienne me virer cette saleté."

Non sans un regard inquiet pour la vieille patronne, la fille s'en fut. Après quoi, l'air aussi ravie qu'une dame à qui l'on vient de cracher sur ses souliers vernis, elle fusilla du regard le colosse musculeux, tout en s'approchant, sans pour autant marcher sur la salissure. Non content d'me tuer mes clients, il en a mis partout. Brute sans cervelle ! Mais tant qu'à avoir un meurtre salement fait dans l'établissement, autant ne pas répandre la merde dans les couloirs.

"Tu parlais d'honneur à m'défendre, hmmm ? dit-elle bas, furieuse, articulant d'autant plus les mots. Sache que j'préfère m'faire passer à tabac qu'voir une d'mes filles crever d'faim. Et c'est c'qui a l'plus d'chance arriver si les clients s'font massacrer entre ces murs. Ce crétin buvait trop, mais il payait bien et n'a jamais agressé une fille avec autre chose que sa connerie. La tienne l'a tué."

Ce qu'elle voulait le fiche à la porte, lui en coller mille, l'étrangler avec son service trois pièce et ses tripes... ! Mais en matrone de bordel, la violence brute ne lui réussissait pas. D'un doigt marqué par l'âge, elle désigna la tenture la plus usée habillant le couloir.

"Met-toi ça sur les épaules. Que les clients ne voient pas le sang dont tu es couvert. Va en cuisine, demande à sortir, on te montrera la porte de derrière. Expliqua-t-elle méthodiquement. Que je n'te revois plus ici."

L'homme à la tête réduite en purée immonde s'écroula sur le sol. Un cri retentit au bout du couloir alors qu'une jeune femme tournait les talons, effrayée par le spectacle sanguinolent. La voix de Sorsha fit tourner le regard azuré du wandrais vers elle.

Denna man kom ofta till bordellen. En enda stans skulle ha varit tillräcklig för att få honom att ändra mening. Det tar dagar att rensa upp allt.

La main poisseuse, il n'eut pas le temps de répondre que la wandraise déclarait, froidement.

Jag kan försvara mig själv. Försvinner från mitt syn.

La sentence fit plus mal à Uthred qu'il aurait pu l'imaginer. Pourtant, la veille encore, il ne connaissait pas cette femme, il aurait pu passer à côté d'elle sans la remarquer, mais maintenant, c'est comme si elle venait de planter une dague dans ses entrailles. Il avait fait une erreur et il était trop tard pour la rectifier. La voix de la grand-mère retentit alors, mécontente ... Très mécontente.

Tu parlais d'honneur à m'défendre, hmmm ? Sache que j'préfère m'faire passer à tabac qu'voir une d'mes filles crever d'faim. Et c'est c'qui a l'plus d'chance arriver si les clients s'font massacrer entre ces murs. Ce crétin buvait trop, mais il payait bien et n'a jamais agressé une fille avec autre chose que sa connerie. La tienne l'a tué.

Elle pointa une tenture usée qui décorait le mur, et poursuivit sa harangue.

Met-toi ça sur les épaules. Que les clients ne voient pas le sang dont tu es couvert. Va en cuisine, demande à sortir, on te montrera la porte de derrière. Que je n'te revois plus ici.

Il se savait en faute, pris en flagrant délit de violence inacceptable. Il aurait du se faire tout petit, baisser les yeux et fuir la queue entre les jambes. Mais la fierté d'Uthred était trop grande et comme un enfant qu'on grondait, il répondit à la vieille en se penchant vers elle, la colère étincelant de nouveau dans ses yeux.

Je ne laisserai plus jamais un homme me parler comme un chien ! Il m'a insulté, rabaissé, humilié et menacé ! PLUS JAMAIS !

Sa furie crispa les muscles de tout son corps et aggrava son timbre de voix. Il aurait pu dans sa folie sanguinaire, en faire de même avec la vieille peau, si seulement elle n'aait pas de raison légitime de lui crier dessus. Il saisit le rideau d'un geste vif et le passa autour de ses larges épaules avant de baisser les yeux. Il fit un pas, puis se ravisa et se tourna vers Sorsha, ses sourcils encore froncés mais la voix radoucit. À coup sûr, elle pouvait lire dans ses prunelles son amertume face à la situation.

Tack för allt du har gjort för mig ... För mina bröder och systrar. Jag ... Jag ... Jag är ledsen. Ursäkta mig för den gamla kvinnan.
Merci pour tout ce que tu as fait pour moi ... Pour mes frères et soeurs. Je ... je ... Je suis désolé. Excuse-moi auprès de la vieille.

Il baissa les yeux, coupable, et se mit à marcher dans le couloir, les mâchoires serrées.

Sorsha regarda Uthred lorsqu’il commença à crier contre la vieille. Seul un idiot n’arriverait pas à comprendre que cet homme portait de sérieuses cicatrices et que même si les plaies ont guéri en apparence, la douleur restait. Un détail suffisait pour aviver le tout et lui faire momentanément perdre la tête. Elle pouvait voir la rage à peine contenue sous son épiderme qui brillait furieusement dans son regard. Malgré tout, Sorsha ne se sentait pas désolé pour lui. Il n’était pas le seul à avoir subit des merdes dans la vie et il était plus que probable que la pitié soit la dernière chose qu’Uthred attende des autres. Comme tout le monde, il devait trouver le moyen de passer au travers même si ça impliquait quelques têtes éclatées ici et là. Elle aurait préféré que ça n’arrive pas devant la porte de sa chambre, mais voilà, ce qui est fait est fait.

Sorsha referma la porte à peine les mots d’excuse prononcés. Personne ne pouvait voir le vague sourire se dessiner sur ses lèvres. Cette mort, bien que dérangeante, l’avait impressionnée. Il n’avait qu’un contrôle limité sur sa colère, mais il était fort et brave. Elle ne se souvenait pas d’avoir déjà connu un homme comme lui, même avant. Le souvenir qu’elle gardait de ses frères wandrais n’avait rien de flatteur. Certes, ils étaient aussi forts et vaillants, mais ils passaient aussi énormément de temps à se vanter de leurs exploits afin de conquérir les femmes. Les blessures d’Uthred le rendaient beaucoup plus humble, c’est du moins l’impression qu’il donnait à Sorsha. Cette dernière retira sa robe et nettoya le sang qui commençait à sécher sur sa peau. Derrière la porte, elle entendait la vieille donner des ordres pour nettoyer ce bordel. Elle ne voudra probablement plus voir Uthred entre les murs de son établissement. La sauvageonne n’avait pas non plus l’intention de le ramener ici. Elle n’était même pas certaine qu’elle voulait le revoir…

Cette nuit-là, d’étranges rêves vinrent hanter son sommeil. Elle rêva des Wandres, de la mer et d’un grand feu brûlant sur la plage. Elle entendait l’océan soupirer et pouvait presque sentir l’odeur des algues et du feu. Elle fixait les flammes hypnotiques lorsqu’une main large et chaude se posa sur son épaule. Elle savait a qui appartenait cette main, la même qui l’avait empêché de trébucher plus tôt dans la soirée. Elle glissa sur son dos puis sur sa taille où elle s’agrippa fermement pour l’attirer contre un corps massif. Cette chaleur l’enveloppa toute entière et…

La jeune femme ouvrit les yeux. La chambre était plongée dans les ténèbres et la quiétude du bordel indiquait une aube toute proche. Le souffle rapide, Sorsha fixa le plafond pendant quelques instants, le temps que son esprit assimile ce qui venait de se passer. Elle grimaça alors et tira violemment les couvertures sur sa tête.

« dum! »
Idiot

Et sous son nid de draps emmêlés, Sorsha se rendormit.