La libertine et la sauvageonne | Sorsha

1er jour de la 3e ennéade de Favrius
Place des Lanternes
Au bordel le "Tourne-Gambette"

Après une nuit agitée comme d'ordinaire, le 'Tourne-Gambette' se reposait à présent. Les filles dormaient dans des lits à peu près confortables, seules ou avec de la compagnie. Certaines, à l'inverses, s'activaient afin de rendre les lieux à peu près présentables : le bordel n'avait pas une grande renom ni de grands moyens, cela ne changeait rien qu'un semblant de soin y était porter. La matrone veillait à ce que leur maison - et gagne-pain - à toutes soit accueillant pour tout le monde. Un certain calme habitait donc les lieux, permettant à ses habitants de trouver le sommeil, avant une nouvelle nuit.

Non sans un grommellement, la demi-drow finit de s'habiller. Coincée là depuis bien trop de temps à son goût, elle avait retrouvé le rythme décalé du bordel. S'activer ailleurs jusque tard dans la nuit n'était pas un problème pour elle - des petits jobs quand il y en avait, une pinte sinon, tirer un coup parfois -, se voir réveiller par son inconfort si 'tôt' n'était donc guère à son goût. Barbouillée, pis l'décol'té qui m'tiraille... Cela pouvait n'être rien... Comme quelque chose de très dérangeant pour elle. Ce n'était pas faute de prendre des précautions, mais parfois... Rendre visite à une certaine sauvageonne ne serait pas de trop, au cas où.

Ainsi, au lieu de prendre le chemin de la sortie, comme à l'accoutumée, la demi-drow prit la direction des cuisines, et de la petite porte se trouvant non loin. Combien d'temps qu'ça fait...? Plus d'un mois ? Qu'que chose comme ça. La sauvageonne, amenée tout droit des Wandres, avait trouvé une petite place au sein du bordel familial. C'est qu'une sage-femme, dans un lieu dévoué à la luxure - souffrant des conséquences de celle-ci -, cela ne se refusait pas ! Même quand cette dernière semblait plus encline à mordre qu'à causer.

Faut savoir comment la prendre... En lui fichant la paix, notamment. Quelque chose que la Grise avait craint de ne pas parvenir à faire comprendre à sa mère, mais celle-ci l'avait prestement accepté, sitôt que Sorsha avait commencé à aider ses 'filles'. Depuis lors, la wandraise avait gagné un toit, un lit - même un bain, si l'envie la prenait - et de quoi grailler. Dans un premier temps, elle avait dû bouger de chambre au rythme des occupations, jusqu'à ce qu'une généreuse rentrée d'argent ne permette d'aménager une petite pièce servant sinon de débarras. Petite, certes, avec une fenêtre minuscule, mais une chambre individuelle tout de même, ce qui n'était pas négligeable dans le bordel un peu branlant.

Bien installée, en dehors des coups de mains réclamées par les putains, la sauvage était sinon libre d'aller à sa guise. Ainsi, la Grise ne la croisait qu'occasionnellement, faisant elle-même sa vie en dehors du bordel. Pour ce qu'elle en savait, les filles appréciaient ses services, non garder une certaine crainte pour certaine, à l'égard de la sauvage. Avec l'temps... Avoir parcouru bien des lieux avec la sauvage, et s'être fait sauver le cuir - et soigner ! - par cette dernière l'avait immanquablement rendue sympathique aux yeux de la Grise. Pour le reste... Une histoire de temps, sans doute, pour retomber sur ses pas... Et apprendre davantage la langue. Et avoir l'envie d'cause. Ça s'travaille aussi. Descendant le vieil escalier tout en saluant l'une des filles occupée à ranger le rèz-de-chaussée, la demi-drow se fit la réflexion qu'elle n'avait pas emmener Sorsha à la taverne depuis son arrivée. A quoi r'ssemble une Sorsha ronde comme une barrique ? Doucement, sans savoir si la sauvageonne était là, la Grise frappa à la porte de bois usé.

"Sorsha ? appela doucement la demi-drow. C'est la Grise. T'es là ?"

Mleshka était le nom par lequel les habitants du 'Tourne-Gambette' l'appelaient - ainsi que sa mère depuis sa naissance - mais c'est ainsi que la demi-sang s'était présentée, quand elle avait rencontré la sauvageonne. J'pensais pas encore qu'me r'trouv'rait à la ram'ner là... Et qu'elle y aurait une place.

Le temps avait passé sans que celui-ci n’amène les réponses que Sorsha attendait. Elle avait quitté les Wandres convaincue que cela était la volonté des Esprits. Quelles étaient les chances pour cette étrangère blessée de tomber sur elle, guérisseuse, dans cette vaste étendue de solitude? Elle avait donc suivi la Grise sans se poser de question jusqu’au bout du monde, là où le soleil brûle la peau lorsqu’on reste trop longtemps exposé et où l’air peut être si chaud qu’on peut presque y goûter. Puis, plus rien. Les signes qu’elle attendait ne se manifestaient pas. Au début, Sorsha pensait qu’elle devait simplement être plus attentive. Il y avait tellement de nouvelles choses autour d’elle qu’elle se laissait peut-être trop distraire, mais après un certain temps, le nouveau devenait une habitude et les signaux ne se présentaient toujours pas. Le doute commença à s’installer dans sa tête, quelque chose qu’elle n’avait jamais eu avant. Peut-être qu’elle s’était trompée. Qu’elle aurait dû simplement soigner la Grise pour ensuite retrouver son village, mais Sorsha avait encore assez de jugeote pour savoir pertinemment que les chances de retrouver sa route auraient été très minces et qu’elle se serait fait rattraper par ses ravisseurs qui ne l’auraient pas laissé en vie cette fois. Remettre en question des décisions déjà prises n’allait rien changer à la situation actuelle, mais ce silence de la part des Esprits l’embêtait. Plus encore, à Thaar on pouvait trouver une multitude de temples avec une multitude de croyances qui se côtoyaient et se mélangeaient. Qui avait raison? Que sont ses Esprits ici? Des questions qui ne lui avaient jamais traversé l’esprit avant et Sorsha réalisait maintenant à quel point il était facile de vivre avant en étant convaincu que tout cela était vrai.

Ce combat intérieur, personne ne le voyait. Peu loquace, Sorsha gardait ses problèmes pour elle et se contentait de faire son travail. Vivre dans un bordel n’était pas toujours facile. Au début, les filles se méfiaient d’elle, mais son expertise se révéla rapidement indispensable et pas seulement pour les grossesses et les accouchements. Elle pouvait soigner les filles malades, faire disparaître des maux difficiles ou impossibles à soigner autrement que par la magie. Du coup le « Tourne-Gambette » pouvait effectivement se vanter d’avoir les filles les plus « propres » en ville. Pour Sorsha, ces détails n’avaient pas la moindre importance, mais cela lui permettait d’avoir un toit sur la tête et de manger à sa faim. Dans le nord, elle ne se questionnait jamais sur la volonté des Esprits, mais ne savait pas toujours ce qu’elle aurait à manger pour le lendemain. Ici, son assiette était toujours pleine, mais elle remettait sa foi en cause. Du coup, les problèmes ne disparaissent jamais vraiment, ils font juste changer.

Sa vie ne se limitait pas seulement au bordel. En vrai, elle passait beaucoup de temps à explorer la ville. Elle devait faire attention, car les dangers y étaient multiples, mais chaque coin de rue, chaque marché étaient autant d’occasions pour elle d’apprendre. En vrai, il n’y avait pas mieux comme ville pour élargir les horizons de Sorsha. Ici, tous les peuples se côtoyaient pour le meilleur et pour le pire. Elle était fascinée par les elfes dont la beauté la saisissait bien plus qu’elle ne voudrait l’admettre. Ici, la magie n’était pas aussi mal vu que chez elle au point où la jeune femme se demandait si elle ne pourrait pas trouver quelqu’un qui accepterait de l’aider à développer son talent encore plus. Puis, il y avait le petit herboriste…

Sorsha avait trouvé la boutique assez rapidement après son arrivée. C’était une petite échoppe où on y trouvait une multitude de plantes pour toutes les utilisations tenue par un tout jeune homme du nom de Joris qui avait repris les affaires de son père décédé il y a peu. La sauvageonne y était entrée après avoir vu les bouquets d’herbes séchées dans la devanture. Dans les Wandres, Sorsha travaillait beaucoup avec les plantes dans ses remèdes. Ici, tout était différent. Elle ne connaissait plus les simples ni comment les utiliser. C’était donc l’endroit idéal pour apprendre, mais le pauvre herboriste était totalement terrifié par Sorsha. Ou peut-être qu’il le fut au départ, car leur relation avait définitivement évolué depuis. Ils étaient comme chat et chien. L’herboriste ne semblait jamais réellement heureux de voir Sorsha débarquer sans avertir, surtout qu’elle ne faisait pas attention aux heures d’ouvertures et de fermetures, mais il fronçait les sourcils et se questionnait lorsqu’elle ne venait pas pendant plusieurs jours. Elle apprit beaucoup avec Joris et pas seulement au niveau des plantes. Parler régulièrement avec quelqu’un lui permit d’améliorer de beaucoup son vocabulaire même si elle omettait encore des mots. En vrai, elle ne parlait déjà pas beaucoup avant, du coup il ne fallait pas s’attendre à ce qu’elle commence à le faire maintenant, mais elle pouvait faire des phrases plus longues et plus complexes lorsque nécessaire. Sa relation avec Joris souleva son lot de rumeur le jour où l’herboriste se présenta au bordel avec une caisse remplie de plantes pour elle. Sorsha s’empressa de faire taire les commérages avec l’un de ses regards assassins, mais ça n’empêcha pas les filles de parler dès qu’elle avait le dos tourné.

Le bordel prenant vie à la nuit tombée, c’est durant le jour qu’on y était le plus au calme. Alors que la plupart des occupants dormaient, Sorsha travaillait dans sa chambre. L’espace était restreint, mais elle avait réussi au fil des ennéades à y créer un petit chez-soi. Aux murs et au plafond, il y avait une multitude de plantes séchées qui donnaient à la pièce un agréable parfum végétal. Sur des tablettes s’alignaient des flacons colorés remplis de concoctions dont seul Sorsha connaissait l’utilité. Elle était en train de préparer l’une de ses huiles parfumées tout en fredonnant un chant wandrais lorsqu’on l’appela à travers la porte.

« Oui, tu peux entrer. »

La Grise, après Joris, était la personne avec qui elle parlait le plus. Après tout ce qu’elles avaient traversé, il n’y avait rien d’étonnant non plus. La Demi-Drow s’inquiétait toujours beaucoup de son confort et peut-être qu’elle était là aujourd’hui pour s’assurer que tout continuait à aller pour elle.

Ouvrir la porte valut à la demi-drow de se prendre une bouffée d'odeurs étranges, au milieu de l'odeur lourde des fumées et des corps du bordel. Manqu'rait p'us qu'ça pousse. Il n'y a pas si longtemps, ce n'était qu'un débarras, fait de bric et de brocs prenant la poussière. A présent, il y avait des plantes sèches de bas en haut, le lit à l'étroit dans la petite pièce, et la sauvageonne dessus. De quoi faire sourire la demi-drow, amusée.

"Merci. J'en r'viens toujours pas quand j'ouvre c'te porte. T'y f'rais pousser une jungle s'tu pouvais, non ?" fit-elle.

Cela dit, son trouble lui passa rapidement l'envie de parler de lendemain chantant. Plus vite elle serait poser, plus vite elle pourrait se détendre. Le sourire se fit mou pincée, elle fit mine d'ajouter quelque chose, puis se ravisa. Faire simple, faire simple... Ce serait une affaire comme une autre pour la sauvageonne, pas de quoi se prendre la tête ! Non sans un coup d’œil vers l'extérieur, la Grise referma la porte derrière elle, se retrouvant avec Sorsha dans le petit espace clos, entouré d'herbes sèches. Pas à dire, 'vec la porte fermée, on s'croirait ailleurs.

"J'aurai besoin d'un coup de main, si tu veux bien. fit-elle, soudainement sérieuse, prenant davantage soin d'articuler, posément. Sa main vint pointer son ventre, plat sous sa chemise, du doigt. Je me demande si j'en ai pas un dans le tiroir. Est-ce que tu pourrais vérifier ?"

Y aller par quatre chemin n'était pas vraiment dans sa nature, d'autant plus avec ses soucis. Et pourtant, cela lui faisait quelque chose de le demander ainsi à Sorsha. Un service sur ce sujet... Avec les filles du bordel, et sa mère - Diou, ma mère ! Moins elle a l'nez dans mes affaires, mieux j'me porte ! - mais à quelqu'un d'autre, c'était autre chose. Malgré sa franchise, la demi-drow se tenait un peu raidement, regardant la wandraise avec une once de fébrilité dans le regard.

Eh bien, ça c’était une surprise. Sorsha ne s’attendait pas à ce que La Grise vienne la voir un jour pour ce genre de problèmes. Elle l’avait toujours vu comme différence des autres filles ici, mais peut-être qu’elle ne l’était pas autant qu’elle le croyait. Que savait-elle de sa vie privée de toute façon? Le visage impassible, Sorsha posa le mortier et la mixture odorante qu’il contenait.

« Je peux vérifier. » Dit-elle enfin en se redressant. Sorsha commença par allumer quelques chandelles, geste qui faisait partie du rituel de magie. Déjà, l’ambiance changeait dans la petite chambre, comme si une force invisible était déjà à l’œuvre.

« Étends-toi sur le lit. » Sans gêne aucune, elle releva la chemise pour dévoiler le ventre plat de La Grise. Elle prit ensuite un flacon rempli d’huile dont elle versa une petite quantité au creux de sa main. Elle frotta ses deux mains ensemble puis les posa sur l’abdomen exposé. Elle ferma les yeux et inspira profondément. Sorsha commença à chanter d’une voix rauque un air plaintif dans le dialecte des Wandres. Presque aussitôt, la magie s’anima en elle. Elle la sentit dans son propre ventre puis dans ses bras jusqu’à atteindre ses mains puis passer dans le corps de La Grise sous la forme d’une douce chaleur. Dès cet instant, elle perçut cette autre énergie dans le corps de son amie. Ce n’était rien de plus qu’une étincelle encore, mais elle palpitait de vie, nichée dans les entrailles là, sous ses doigts. Sorsha ouvrit les yeux et cessa de chanter.

« Oui, il y a un bébé. Que vas-tu faire? » La question était importante, car visiblement l’éventualité qu’il y en ait un embêtait La Grise avant même d'avoir franchit la porte de sa chambre. Toutes les femmes n’ont pas la même réaction devant la maternité. Plusieurs sont heureuses, car l’enfant est voulu. D’autres sont terrifiées, car la naissance est toujours risquée même avec une sage-femme expérimentée. Puis il y a celles qui sont désespérées, car l’enfant est le fruit d’un amour interdit ou pire encore, celui d’un viol. La Grise n’avait pas l’attitude d’une femme que l’on aurait violentée, mais elle n’était pas heureuse non plus. En fait, elle ne se souvenait pas de l’avoir vue si sérieuse, même lorsqu’elles avaient failli crever de faim.

Docile, la Grise obéit sans poser de question, observant la wandraise agir avec des yeux plus ouverts qu'à l'ordinaire. Devant son sérieux, la demi-sang arborait le plus souvent un sourire, tout en se montrant attentive. Cependant, présentement, elle n'en menait pas large, et c'est presque avec une légère crainte qu'elle la regarda faire. Les bougies cependant, l’apaisèrent un peu. Ces flammes fébriles, dans cette petit chambre odeur d'herbe séchée... Guère le genre d'expérience à laquelle la demi-sang était habituée, si ce n'est que les bougies aidaient à s'y retrouver dans le noir, quand la nuit tombait. La nuit, et cette obscurité qu'elle ne pouvait percer, malgré son sang-mêlé.

Un frisson accueillit le touché, un peu froid, de la sauvageonne, ainsi que ses chants. Cette voix... Est-ce parce qu'tu ris pas beaucoup ma grande ? T'as l'timbre aussi froid et sec' qu'ces landes où j't'ai trouvée... Cette fois-la, la sauvage avait aussi touché son flanc, mais pour soigner la plaie laissée par une flèche. Encore une fois, la Grise vit les 'petits points' s'agiter, se rassembler. La magie... On m'a dit qu'c'était différent pour chacun. Comment qu'tu la vois toi ? Les questions diverses et futiles s’enchaînaient, mais la Grise se contint, s'obligeant à la fermer, tendue. Et les chants, incompréhensibles, qui la troublaient. Et la main froide, qui la touchait.

... Et ce fut une grimace qui accueillit la nouvelle, accompagnée d'un juron bien senti.

"Merde."

Merde, merde, merde... Putain d'herbes. Ce n'était pas faute d'en avoir fait usage - avec l'fichu biscuit, vu qu'c'est dégueulasse - mais les autres filles l'avaient prévenue : cela ne fonctionnait pas toujours. Et à présent, il lui fallait y remédier. Une vague glacé la traversa à la simple idée de... Non. Non et non.

"Pas l'garder, ça c'est sûr. Les mômes, très peu pour moi. maugréa-t-elle, regardant sa peau lisse, intacte à cette endroit-la, humide d'huile, avec une certaine dureté, avant de lever les yeux vers Sorsha. Est-ce que... Tu pourrais m'en débarrasser ? Elle eut un sourire faiblard, qui ne montait pas jusqu'aux yeux. Les mots, elle les prononçait, mais une légère crainte se glissa néanmoins dans sa voix. J'le sens pas, y pointe pas, c'est qu'il doit être bien petit. Ça devrait être facile, non ?"

L'espoir s'était mêlé à sa dernière question. Qu'elle le puisse, que cela se règle vite, et que la Grise soit tranquille, les seins peinards de même que le bide. Pas de môme pour moi, oh que non !

Voilà une nouvelle mal accueillie. Sorsha resta silencieuse, aucun jugement ne transparaissait dans son regard ou les traits de son visage. Elle se recula plutôt pour lui laisser un peu d’espace. Elle lui avait demandé ce qu’elle ferait maintenant et sa réponse était déjà toute faite. La Grise n’en voulait pas, mais l’expérience de Sorsha lui avait appris que se débarrasser d’un enfant déjà en route était une entreprise risquée qui ne fonctionnait pas toujours. Plus la méthode était jugée efficace, plus le danger était grand pour la mère, mais le désespoir fait souvent faire des choses que l’on ne ferait pas autrement.

« Je peux, mais ce n’est pas facile. »

Elle la regarda dans les yeux. Sorsha n’a jamais été particulièrement chaleureuse, mais en cet instant, elle semblait plus glaciale encore que d’habitude.

« Ma magie ne tue pas. Elle préserve la vie… Si je le fais, c’est avec plantes, mais c’est risqué, très risqué même quand le bébé est petit. »

Sorsha fronça les sourcils et commença à arpenter la pièce en prenant des herbes ici et là parmi toute la collection qu’elle possédait. Il y en avait une en particulier que lui avait vendu Joris que Sorsha savait efficace, mais si elle se trompait l’issue pouvait être fatale pour La Grise. Elle prit l’herbe en question, un délicat paquet retenu par une ficelle qu’elle montra à son amie.

« Cette herbe peut le faire. Elle va forcer ton corps à s’en débarrasser. C’est un poison qui va te rendre très malade. Crampes horribles, douloureuses… Toute la nuit. Et tu vas saigner et le bébé va partir, mais tu peux trop saigner, tu peux mourir. Tu comprends? »

Il n’y avait rien de moralisateur dans la voix de Sorsha. Elle n’essayait pas de la convaincre que ce n’était pas bien de vouloir se débarrasser du bébé. Elle voulait juste lui faire comprendre les risques de le faire. Si elle acceptait, alors Sorsha l’aiderait sans poser plus de questions. Elle l’accompagnerait, peu importe l’issue. Toutefois, si La Grise devait mourir, Sorsha perdrait sa seule amie...

Pas fameux comme perspective... Perplexe, la demi-sang le fut quelque peu : sa magie ne tuait pas... ? Pourtant... Pourtant ? Si la demi-sang avait eu droit à un semblant de formation sur la magie, elle n'avait pas été la plus assidue des élèves, surtout en ce qui concernait les magies qui n'étaient pas la sienne. Sorsha pouvait soigner mais pas tuer... ? Cela lui semblait étrange mais, incertaine, sous le regard glaciale de la wandraise, la demi-drow ne remit pas ce point en question, écoutant plutôt.

Les herbes... Pas de celles que les filles utilisent tout le temps sans doute. Elle sait ce qu'elle fait, elle n'applique pas le remède de Mamy la Putain transmise de génération en génération de catin. Cela n'empêcha la Grise, déjà bien claire de peau par rapport à son sang drow, de pâlir un peu en écoutant ce qui pouvait lui arriver... Ce qui allait lui arriver. Pas d'autre moyen, elle ne comptait pas faire comme maman et se retrouver encombrer de marmots sans père ! Et puis... Sorsha, elle préserve la vie avec sa magie... La demi-sang eut pu dire beaucoup de chose, mais sa gorge se nouait un peu. Un raclement, un grattement sur la zone fautive, avant qu'elle ne tente encore un sourire.

"C'est marrant, ça m'rappelle un peu c'qu'on raconte d'quand l'morpion naît. lâcha-t-elle, d'un ton faussement amusé, son phrasé mâché revenant au galop. Alors, qu'ce soit maintenant ou quand c'machin m'aura crevée pendant des mois, j'préfère tenter maintenant. Un haussement d'épaules se voulant relâché... Mais le soupir qui suivit était des plus lourds. Je comprend."

Non sans une certaine appréhension, la Grise regardait le petit paquet, délicat, entre les mains de la sage-femme, capable d'aider les filles du bordel comme d'écraser la tête d'un ennemi avec une grosse pierre. Sorsha n'était pas du genre très encourageante... Mais il n'y avait pas de piège, elle était franche. Tu vas morfler ma grande... Puis d'main ça ira mieux.

"De risque, y en a toujours un... souffla-t-elle. Là encore, les phrases se distinguaient mieux, précautionneuses. ... Mais tu seras là, pas vrai ? Des petits mots, presque craintifs... Que tentèrent de faire oublier un grand sourire vaillant. T'en fais pas pour le goût, j'ai l'habitude des tisanes immondes !... Les commissures de ses lèvres retombèrent un peu. T'as besoin d'autre chose ?"

L’humour ici, ne suffisait pas à alléger la gravité des mots prononcés par Sorsha. Les efforts de son amie furent accueillit que par un pincement de lèvres de la part de la sauvageonne. « Mettre au monde un bébé est moins dangereux que ça... » Elle risquait moins d’y laisser la peau à l’accouchement qu’en buvant une tisane faite à partir de cette plante. Pourtant, aux yeux de La Grise, le risque en valait la peine juste pour ne pas donner la vie à un enfant qu’elle ne pourrait élever correctement. Dans un sens, elle lui rendait peut-être service. La vie pouvait être assez compliquée même pour quelqu’un qui a tout en apparence.

Sorsha lui tourna brièvement le dos à la recherche du reste des ingrédients pour la potion. C’est à ce moment que la demi-sang posa la question que la guérisseuse redoutait d’entendre. Oui, elle sera là, mais pourrait-elle arrêter le saignement si les choses devenaient hors de contrôle? En théorie, elle le pouvait, mais Sorsha accordait énormément d’importance à la décision des Esprits. Si elle faisait une hémorragie, ce serait forcément leur décision, une punition imposée à la Grise pour avoir voulu leur désobéir. Alors, que faire? Laisser les choses se faire ou désobéir à son tour en arrêtant les saignements? Et encore, même si elle décidait de le faire, il se pouvait qu’elle n’y arrive pas, le poison étant puissant, il lui faudra beaucoup de concentration et d’énergie. Au bout du compte, Sorsha était incapable de promettre qu’elle pourra l’aider en cas de problème.

« Je ne peux pas… promettre. Les Esprits décideront… Mais je serai là. »

Elle se retourna et, pour une rare fois, un sourire qui se voulait encourageant se dessina sur les lèvres de la sauvageonne. Elle souriait si peu souvent que pendant un bref instant, son visage se métamorphosa complètement comme si une étincelle de vie l’avait illuminé pour s’éteindre aussitôt.

« J’ai tout ce qu’il faut. Trouve seulement un endroit où on peut être tranquille… La potion sera prête ce soir. »

P'tète bien moins dangereux sur l'moment... Mais l'reste ? Avoir un marmot dans les jambes pour plusieurs décennies... ? N'envisageant guère l'autre option, la Grise ne changea pas d'avis, sans pour autant chercher à réfuter le propos de Sorsha : la sage-femme en savait sans aucun doute plus qu'elle sur le sujet. Sans un mot, toujours assise sur l'humble lit - un lit individuel dans un bordel ! Peut-être bien le seul de l'établissement d'ailleurs -, la demi-drow la regarda s'affairer.

Il lui sembla reconnaître une plante, peut-être deux... ? Un autre coup d’œil lui révéla que non. Sorsha sait ce qu'elle fait. Pourtant, l'évocation des 'Esprits' lui mit un doute. Un élément - parmi tant d'autre - chez Sorsha qu'elle ne comprenait guère. Sans remettre en question l'existence des Dieux, la demi-sang ne les priait pas particulièrement, et n'attendait pas non plus leur aval pour faire sa vie. Elle sera là. C'est tout c'que j'lui d'man-

Mais Sorsha s'était retournée... Et souriait. La Grise cligna des yeux, silencieuse, prise au dépourvue, un peu ébahi. Fichtre, t'es capable d'faire ça ?... C'est à ça qu'tu r'ssembles quand tu souris ? Sans trop y réfléchir, la demi-drow fit de même. Un grand sourire jusqu'aux yeux, où tremblait la peur, et s'accrochaient l'espoir et la reconnaissance. Son cœur se serra un instant... Et elle dut se frotter l’œil. Une poussière sans doute. Après tout, la petite chambre de la sauvageonne était un débarras, à l'origine. Faudra vraiment qu'j'l'emmène à la taverne ! P'tète qu'les chansons que les danses lui plairont. Puis les gars, quand y sont pas trop lourds... !

"Ma chambre. J'préviendrai les filles qu'j'veux pas être dérangée. A tous les coups ça s'ra l'boucan toute la nuit, comme d'habitude... Elle eut un sourire amusé, un vrai. J'pourrais les insulter sans qu'y m'entendent, les couillons qu'y s'ront là, ça m'occup'ra l'esprit. Puis, alors qu'elle se relevait pour laisser la wandraise se préparer, la Grise ajouta. D'ailleurs... J't'ai appris les dernières insultes qu'j'ai entendu ?"

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La demi-drow s'occupa bien l'esprit pendant la journée. Aidant pour les courses, surveillant un tantinet les gosses, allant bavasser à la taverne sans se prendre de pinte - ça en avait intrigué plus d'un, elle avait promis de corriger le tir plus tard -, puis revenant préparer sa chambre, que ce soit en prévenant les filles qu'en mettant la main sur quantité de vieux draps faisant plutôt office de torchon. Sorsha l'avait prévenu qu'elle saignerait beaucoup, et elle ne comptait pas dormir par la suite dans un lit imprégné de sang, ni devoir expliquer le pourquoi de la chose à sa mère. 'Cela' se passerait, elle s'en remettrait, et la vie continuerait son cours, sans que sa génitrice ne s'en mêle pour lui rappeler ce qu'il 'valait mieux' pour elle. Ah ma fille, tu finiras par m'écouter ! C'est pour ton bien, tu comprends, écoute donc ta mère, gnagnagna...

Un détour par la cuisine, et la Grise ramena un peu de viande salée, quelques fruits dans un état correct, et de l'eau dans sa chambre. Ne pas ramper pour avoir de quoi manger était une bonne idée pour éviter les questions... Bien que son remue-ménage avait sans aucun doute attirer l'attention des filles réveillées. Chaque chose en son temps, j'leur expliqu'rai une fois qu'ce s'ra fait, plus simple. Préparer le lit, la vieille chemise usée qui ne lui servait plus guère, qui lui rendrait ce dernier service... Puis attendre.

Elle sera là, et sa magie préserve la vie. Si simple... Cela lui convenait ainsi, et elle repoussa toute question en entraînant d'autres. Ce n'était pas quelque chose qu'elle comptait laisser traîner. Un peu comme d'la mauvaise herbe... Faut arracher avant qu'la racine c'soit trop enfoncer et qu'on puisse plus.

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La nuit serait longue. Dans l'une des chambres du bordel où les putains remplissaient leur office à grand renfort de cris, en accord avec les râles de leurs clients, l'une des filles vivant là gémissait dans sa couche, pour une toute autre raison.

Ce n'était pas faute d'avoir voulu faire la brave, dans un premier temps. Quand les crampes n'étaient pas encore trop fortes, qu'elles ne la pliait pas encore sur le lit... A présent, la Grise ne tentait plus de se retenir, se recroquevillant sur elle-même, en une vaine tentative pour apaiser, ne serait-ce qu'un peu, la souffrance, le ventre tordu d'une manière inqualifiable. La Grise avait eu l'occasion de manger des saloperies; sa peau portait encore des traces de coup d'épée; les coups de pieds ou de poings, elle connaissait aussi. Mais ça, c'était nouveau. Ça, ça semblait s'amuser à lui tordre les entrailles, à tirer, écraser, faire quelque chose qu'il ne fallait pas avec l'intérieur de son ventre. Et cela durait...

Son répertoire d'insulte y était passé, et repassé. Elle avait même tenté les autres langues qu'elle connaissait... ! Avant de revenir à celle d'origine. Cela lui venait plus aisément, alors que le sang - le sien - lui empoissait les cuisses, empuantissait l'air... Sous le regard de Sorsha. Pour la gêne, il n'y avait plus de place. La wandraise l'avait prévenue, la thaari avait accepté, et Sorsha était là, et le reste n'avait plus d'importance alors que la douleur se creusait un putain de nid dans ses entrailles, avec une lame chauffée à blanc, ou quoique ce soit d'autre qui lui donnait envie de hurler comme ça... Si M'man s'pointe j'lui beuglerai tant d'sus qu'j'lui blanchirai c'qui lui reste d'cheveux br- AAAH PUTAIN DE BORDEL DE M- Une plainte se fraya un passage entre ses dents serrées, alors qu'elle essayait de respirer.

Sorsha en avait vu des horreurs dans sa vie, certaines plus marquantes que d’autres et aujourd’hui ça ne l’atteignaient plus autant qu’avant. Il fallait bien que quelqu’un garde son calme alors que l’autre hurlait de douleur en maudissant tout ce qui pouvait être maudit. Sorsha ne comprenait pas tout ce qui sortait de sa bouche, mais ça n’avait pas d’importance. La potion qu’elle avait préparée dans la journée faisait son effet. Le sang coulait, emportant avec lui cette petite étincelle de vie. Sorsha était satisfaite, mais le temps passait et le sang ne s’arrêtait pas. Elle passa une main sur le front moite de sueur de la jeune femme, les sourcils légèrement froncés, seul signe d’inquiétude sur son visage. Le risque à la base était grand, mais elle avait espéré que ça se passe autrement. C’est qu’une part d’elle était convaincue que l’hémorragie de La Grise n’était rien d’autre qu’une punition des Esprits pour sa désobéissance. Du coup, au moment où Sorsha voudra la soigner, c’était possible que ça ne fonctionne pas. Elle ne les sauvait pas toutes, malheureusement. Et de toutes celles qui étaient passées entre ses mains, La Grise était probablement la seule qu’elle n’avait pas envie de perdre.

« C’est presque fini... »

Malgré la douleur, Sorsha l’obligea à s’étendre sur le dos. Elle ne pouvait pas la soigner recroquevillé comme elle était et il n’y avait plus de temps à perdre. Elle appuya fermement ses mains sur son ventre comme si elle espérait arrêter le sang uniquement par la force. Elle leva ensuite les yeux vers le plafond avant de se mettre à chanter. Le chant l’aidait à se concentrer, à faire le vide dans sa tête et à mettre toute son énergie sur la tâche à accomplir. Le plus souvent, elle récitait des prières communes de son peuple. Dans certains cas, elle créait quelque chose de toute pièce, plus personnalisée, un peu comme si elle avait une conversation seul à seul avec les Esprits. Dès les premières secondes, elle sentait normalement la magie se mettre à l’œuvre, mais pas cette fois. Sorsha n’avait pas l’habitude de paniquer, mais là, un nœud se formait dans son estomac. Si la magie ne fonctionnait pas, c’est que les Esprits le voulaient ainsi. Dans ces cas-là, elle cessait son intervention et attendait. Le plus souvent, ça se soldait par la mort, mais parfois le sang s’arrêtait et elle survivait. Sorsha ne voulait pas attendre. Elle était en colère. Elle attendait un signe depuis des ennéades et ils décidaient de se manifester maintenant en voulant lui prendre l’une des rares personnes qu’elle appréciait. Oh, elle était aussi en colère contre La Grise pour avoir été aussi imprudente et s’être mise elle-même dans cette situation, mais elle ne souhaitait pas sa mort pour autant. Après une série d’injures bien senties, Sorsha baissa les yeux vers son amie. Pour la sauver, elle devra y mettre toute son énergie. Elle inspira profondément en essayant de faire abstraction à l’odeur de sueur et de sang qui épaississait l’air ambiant. Elle recommença le rituel, mais cette fois elle ne s’adressait pas aux Esprits, mais à La Grise. Elle ne comprendra sans doute rien aux paroles de la sauvageonne, mais ça n’avait pas d’importance. Cette fois, la magie opéra, sa propre énergie passant de son corps à celui de son amie. Elle ne s’arrêta que lorsque La Grise cessa de gémir pour s’endormir enfin. Alors, elle tomba à genou, épuisée. C’était l’intervention la plus compliquée qu’elle avait eue depuis longtemps. Avec un peu de chance, la Demi-Sang n’aura rien remarqué. Pendant qu’elle dormait, la guérisseuse entreprit de la nettoyer avec un linge et de l’eau tiède. Elle retira les draps souillés et jeta le tout dans un coin. Elle ira les jeter au matin quand la maison sera tranquille. Quand tout fut terminé, elle s’installa à côté du lit pour attendre que La Grise se réveille. Malheureusement, l’épuisement eut rapidement raison de Sorsha qui s’endormit à même le plancher.

Pourquoi ? Qu'est-ce qui... Il lui semblait passer un nouveau cap de douleur - était-ce seulement possible ? - alors que la wandrais l'allongeait. C'était censé duré longtemps. Combien de temps encore ? Depuis combien de temps était-elle comme ça ? Difficile à dire pour la souffrante, qui gémit fortement sous la pression des mains sur son ventre. Et les chants... Les chants reprirent ? Mais elle ne sentait rien, rien que la douleur qui irradiait dans son ventre, annihilant les pensées qui ne lui tournaient pas autour. Sorsha faisait quelque chose... Mais la Grisene sentait rien d'elle, à part ses mains. Pas de petit points ? L'aider... ? Mais l'idée disparut rapidement, alors qu'elle débitait une nouvelle série de jurons entre deux geignement. Impossible de se concentrer afin de renforcer la magie de la guérisseuse. Mais elle ne sentait rien, à par la douleur... A part une... Lourdeur... Qu'est-ce que... Sorsha...

Sa main s'agrippa faiblement à la poigne de la wandraise, tâchant de comprendre sans parvenir à parler, aligne deux mots, deux pensées. Les chants, la demi-drow les entendait, alors pourquoi ne sentait-elle rien de bien ? Elle est... Là... Elle va... Préserver... Peu à peu, son esprit fuyait, fuyait comme le sang entre ses cuisses... Je vais... Quoi... Une angoisse qui lui étreignit la gorge... Mais qui ne fit pas long feu. Elle avait mal, si mal. Elle était épuisée... Sorsh-... Un gémissement, plus faible. La douleur qui ne partait pas, qui la tenaillait, s'imposait en son être...

Il lui sembla que les chants reprenaient de plus belle. Là, elle vit les petits-points. Un maigre sourire, de soulagement hagard, incertain. Sans guère comprendre ce qui se passait, la Grise savait au moins ceci : Sorsha faisait quelque chose. Et, exténuée, la demi-drow fut rapidement emportée par une inconscience bienvenue.

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Lentement, le rez-de-chaussée du Tourne-Gambette s'était vidé de ses clients, ceux-ci allant à l'étage avec une catin au bras, s'en retournant par la suite ou restant jusqu'à l'aube dans le confort des draps froissés et d'un corps chaud tendre. D'ici quelques heures, ce seraient aux filles 'du jour' de s'éveiller pour redonner rendre les lieux à nouveau présentable, mais pour l'instant, la maîtresse de maison faisait le tour, écoutant au porte, vérifiant par le trou de la serrure ce qu'il en était, prenant un peu de temps pour les filles quand celles-ci semblaient troublées. Lentement, la vieille femme vérifiait que son bordel trouvait un 'juste' sommeil, le meilleur que pouvait espérer les filles réduites à vendre leur corps. Aux yeux de la matrone, cela valait mieux que de finir crevée dans la rue pour une bouchée de pain...

Ramenant des petits égarés dans leur chambre, elle poursuivit encore, jusqu'à passer devant la chambre de sa fille demi-drow. Qu'est-ce qu'elle prépare, à vouloir être tranquille... ? D'autant que l'une des filles lui avait parlé de vieux draps... Un coup d'oeil, sait-on jamais... ? Mais ses yeux ne virent rien de probant, là où ses narines captèrent une effluve curieuse. Perplexe, elle s'attarda, tâchant de faire la part des choses avec l'atmosphère chargée de parfum, d'effluves des corps et de jouissance. Du... Sang ?
Perplexe, la vieille osa ouvrir la porte. Que la p'tite s'énerve, si ce n'était rien ! Mais les yeux usés tombèrent sur le corps effondré de la sauvageonne, celui inerte et nu, les membres bien pâles, en travers du lit défait... Et la pile de tissus sanglant.

"Par Arcam..."

Délaissant toute tentative de discrétion, la vieille humaine entra précipitamment dans la chambre faiblement éclairée.

"Mleshka, MLESHKA ! Ma fille, est-ce que tu m'entends...!?" dit fébrilement la mère, s'approchant tout d'abord de son enfant.

Aucune réponse ne lui fut donnée, mais ses doigts trouvèrent un peu de chaleur sur la peau bien trop claire. Elle respire, la p'tite respire... ! Passé l'instant de doute atroce, la vieille femme retourna la Sorsha inconsciente avec un ahanement d'effort, et l'inspecta de la même manière. Bien épuisée la fille... Marmonnant, la vieille se dépêcha de ressortir un bref instant, appelant ses filles à la rescousse, avant de revenir auprès des inconscientes. Qu'est-ce qu'vous avez fichu ?

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Lentement, faiblement, la Grise ouvrit les yeux. Sans trop savoir si elle les ouvrait vraiment, si c'était un rêve, s'il y avait encore... Quelque chose. Mais, lorsque la douleur revint, elle se rappela. Du moins était-ce supportable cette fois. La demi-drow s'agita faiblement entre les draps.

"Tch tch, tout doux ma fille... souffla-t-une fois.
- Je... M'man... ?" dit la Grise, guère vaillante.

Clignant des paupières, la demi-drow distingua mieux, dans la faible luminosité, sa mère qui vint peser sur le bord du lit, posant une main chaude sur son front. La demi-drow se sentait faible, comme si elle n'avait pas mangé ni dormi depuis des jours. Qu'est-ce qu'il s'est passé... J'suis encore... Vivante...

"J'suis là fillette. dit la vieille humaine à sa fille demi-sang. T'm'as encore fait peur, tu sais ?
- Ce... C't'ait rien m'man...
- Rien ? souffla la vieille, vaguement agacée. Et tous les vieux draps souillés, c't'ait du vin p't'être hmmm ? T'crois qu'les filles vont croire ça ? Mais la demi-drow fuit le regard maternel, sans faire montre de son répondant habituel. Qu'est-ce qui s'est passé, Mleshka... ?
- Je... Attend... Sorsha ? La Grise papillonna des yeux, se rappelant soudain, tentant de se relever.
- Doucement, j'ai dit !... Elle dort, ma fille, n't'en fais pas. fit la mère, soutenant sa fille tout désignant de la tête la sauvageonne endormie, installée dans un coin de la pièce sur son matelas, sous une couverture, montée jusque dans la chambre.
- Sorsha, tu vas bien... ?" appela tout de même la Grise.

Sorsha dormait si profondément qu’elle n’entendit d’abord rien de l’agitation qui se déroulait dans la chambre. La nuit l’avait épuisée, littéralement vidée de ses réserves. Ce n’était pas tant la petite démonstration de magie la grande responsable de son état actuel, mais plutôt le torrent d’émotions qui l’avait ébranlé jusque dans ses plus profondes convictions. C’est lorsqu’on l’appela par son nom qu’elle réagit enfin d’abord en remuant sur sa couche de fortune, puis en ouvrant les yeux. Elle avait mal. Ce fut là son premier constat. Son corps entier était fourbu comme si quelqu’un l’avait battu avec un bâton. Elle tourna la tête pour voir La Grise puis sa mère dont l’inquiétude marquait ses traits. La Demi-Sang avait le teint plus cendré que d’habitude, mais elle était bien vivante.

Elle était passée bien près de mourir et le moment où Sorsha comprit que sa magie ne pourrait peut-être pas l’aider restera sans doute à jamais gravé dans sa mémoire. Ce n’était qu’un bref instant, pas plus long qu’un battement de cils, mais la peur, le doute et la colère l’avaient submergé avec une telle force… En vrai, elle n’était pas certaine de ce qui s’était passé. Même lorsqu’elle y réfléchira plus tard, la situation n’aura pas plus de sens à ses yeux. Elle avait failli la perdre... Pourtant, combien de fois elle avait balayé d’un haussement d’épaules la mort de l’une de ses patientes? Mais La Grise n’était pas qu’une de ses patientes, elle était son amie, l’une des rares personnes avec qui elle s’était lié émotionnellement même si ça ne paraissait peut-être pas aux yeux des autres. Sorsha sera la première à mettre son poing à la figure de quelqu’un qui cherchera à lui faire du mal. Voilà, elle était vivante.

« Reste couché, ta tête est affreuse… » Dit-elle après un long moment de silence en ne prenant même pas la peine de répondre à sa question. On pourra toujours compter sur Sorsha pour dire la vérité la plus crue, mais il faut dire qu’elle n’avait guère une meilleure allure.

"J'crois pas qu't'ais une meilleure gueule... sourit la Grise, tout en repoussant doucement les mains de sa mère. J'vais bien M'man, j't'assure...
- Tu peux l'dire autant qu'tu veux ma fille, chang'ra pas comment j'vous ai r'trouvées. grommela la vieille. Va falloir qu't'expliques une bonne fois."

Expliquer ?... C'simple pourtant : j'voulu m'débarasser d'un marmot, pis ça s'est pas... Très bien passé ? La demi-sang eut pu dire cela, mais elle réalisait qu'il y avait un flou dérangeant dans cette explication. Sorsha lui avait dit comme cela pouvait être risqué mais... Elle se souvenait : Sorsha chantant, sans que la demi-drow ne ressente la moindre magie, le moindre bienfait. Qu'est-ce qu'c'est passé... ?

"Laisse-nous M'man." fit la Grise.

A vrai dire, la fille s'attendait à ce que la mère s'insurge. Cependant, après un instant à regarder son rejeton aux traits tirés, l'air contrarié, la matrone du bordel finit par poser les mains sur ses cuisses, pour se lever sans élégance. Sans un mot, elle secoua l'oreiller de l'alitée, avant de se diriger vers la porte d'une démarche un peu raide.

"R'posez-vous. Vous aurez d'quoi vous remplir la panse à vot' réveil. Elle regarda tour à tour la Grise puis Sorsha. Un instant elle hésita, jeta un regard à sa fille, puis se tourna à nouveau vers la sauvageonne. Sorsha, t'auras besoin d'quelque chose en particulier ? Pour t'remettre d'ta magie..."

Sauf demande abracadabrante, la tenancière acquiescerait avant de quitter les lieux, la porte ouverte un instant laissant voir d'autres figures du bordel. Des questions furent entendues, étouffées, à travers le battant, avant d'être rappelées à l'ordre et de s'éloigner. La Grise attendit un instant, avant de lâcher un soupir.

"Elle s'content'ra pas d'si peu." dit-elle avec un amusement teinté de lassitude.

Et qu'elle va m'en causer jusqu'au prochain Voile si j'suis pas 'ssez claire. Restant assise, légèrement voûtée, la demi-drow tourna ses mires sombres vers la wandraise. L'a l'air d'pas avoir dormi d'puis des nuits. Pourtant c'en était qu'une, pas vrai ?

"Tu t'es mise dans un sacré état..." souffla la demi-sang, avec un sourire fatigué.

Cette vieille mégère n’était pas sotte et Sorsha se doutait qu’elle avait probablement compris sans avoir les explications la vraie raison derrière l’état des deux jeunes femmes, mais qu’elle voulait entendre sa fille le dire. Une mère, ça reste une mère et en général, elle n’aime pas voir sa progéniture souffrir. La guérisseuse garda le silence, jusqu’à ce que l’aînée se décide à les laisser seule. À sa question, elle lui répondit seulement qu’elle voulait de la nourriture. Son estomac grondait si fort qu’on devait l’entendre. La magie l’avait vidé de ses forces et son corps hurlait pour avoir de l’énergie. Rarement elle s’était mise dans un tel état. La dernière fois remontait à une échauffourée entre son clan et des pilleurs durant lequel elle s’était battue en plus de donner des soins aux blessés. Ce n’est jamais agréable de se sentir aussi faible.

Sorsha se mura dans son silence. Honnêtement, elle ne savait pas quoi dire. Après un sommeil sans rêves, le souvenir de la nuit dernière revenait en force dans son esprit avec les mêmes questionnements et la même colère. Ce qu’on lui avait enseigné de la magie, c’est qu’elle était une manifestation de la volonté des Esprits et qu’ils décidaient à travers elle si quelqu’un devait être guéri ou non. Sa première tentative pour sauver la Grise était restée sans résultat, mais au prix d’un terrible effort, elle avait réussi à le faire. Elle n’était pas assez imbue de sa personne pour oser croire que sa puissance surpassait celle des Esprits, alors la seule autre explication qu’elle trouvait c’est que la magie ne dépendait pas d’eux. Donc, s’ils n’avaient rien à voir dans tout ça, il était tout à fait plausible de penser qu’ils n’étaient pas du tout responsables de sa présence ici. Ça expliquait leur silence tout en remettant en doute l’intégralité de sa vie. La guérisseuse se replia sur elle-même, passant ses bras autour de ses jambes repliées. Alors que la Grise la regardait, Sorsha avait les yeux fixés sur un point de l’autre côté de la pièce, mais comme sa mère, elle voudra sans doute avoir une explication. Pour éviter plus de questions, elle devait parler.

« Poison puissant… Il faut beaucoup énergie pour le faire partir... »

Elle la regarda brièvement avant de décider qu’elle devait quitter la pièce. Sorsha voulait retourner à sa chambre, mais en essayant de se mettre sur ses pieds, elle perdit l’équilibre et se retrouva à quatre pattes au sol. Elle leva la main en signe qu’elle ne voulait pas être touchée. La seconde d’après, elle était debout. Le monde tournait dangereusement autour d’elle, mais ça ne l’empêcha pas de se jeter sur la porte et de sortir aussi vite que ses jambes chancelantes le permettaient. Elle enligna les pas les uns après les autres en s’accrochant à tout ce qu’elle pouvait pour ne pas tomber. C’est pratiquement en rampant qu’elle atteignit le réduit qui lui servait de chambre. En ouvrant la porte, le parfum des herbes séchées l’accueillit et lui serra le cœur. Elle se précipita sur sa couche et s’y étendit au même moment où ses yeux commencèrent à brûler sous l’effet des larmes impossibles à contenir. En silence, elle pleura alors ses certitudes s'envolaient.

Le sourire de la Grise vacilla, puis disparut, alors que la sauvageonne s'enfuyait. Il n'y avait guère d'autres mots : avare en parole, Sorsha n'avait pas pour habitude de se détourner ainsi. Faible, perplexe, la demi-drow tenta de la retenir d'une parole, d'un bras tendu, sans grand résultat autre qu'un vertige qui mit un terme à toute impulsion pour se lever et la suivre. Qu'est-ce qu'j'ai dit ? Ce sentiment d'égarement n'était pas commun pour la demi-sang : pourquoi se préoccuper ? Pourquoi ne pas laisser faire, tout simplement ? Parce qu'j'veux piger... Elle ne comprenait pas le geste de la sauvageonne, et n'avait même pas la force de se lever pour aller lui demander. Quant à demander à sa mère de l'y aider ? La demi-drow baissa la tête.

"Merde..." souffla-t-elle.

Se douter que quelque chose clochait, sans comprendre quoi. Qu'est-ce t'as pas dit ? Tu veux pas dire ?... Qu'est-ce qui s'est passé ? A trop se poser de questions, la demi-sang sentit seulement la fatigue lui peser davantage, de même que le tiraillement de son bas-ventre, comme un mauvais souvenir s'accrochant encore. Alors, faute de pouvoir y faire grand chose, elle se laissa aller sur sa couche, s'abandonnant à un sommeil sans rêves.

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"Alors, qu'est-ce qu'y s'est passé dans c'te chambre, fillette ?" ne tarda pas à demander la maîtresse de maison.

La journée était bien entamée, quoique la demi-drow n'ait pas encore entendu le moindre rire gras, depuis le rez-de-chaussée. Bientôt sans doute. Après son réveil, sa mère n'avait pas tardé à se pointer, plateau en main. A croire qu'elle a un aut' sens pour ça... A présent, sa fille mangeait du bout des doigts. Elle le sentait bien, son ventre vide... Mais la faim ne venait pas.

"Faut qu'tu manges, ma grande.
- J'sais bien M'man. souffla la Grise, bougonne, sans pour autant accélérer la cadence. Elle lâcha, après un temps à grignoter, sur un ton vaguement agacé, chargé d'incompréhension. Pourquoi elle s'est barrée ?
- Qu'est-ce qu'vous avez fichu ?
- C'pas ma question.
- J'veux quand même ma réponse."

Et la mère et la fille de s'affronter du regard un long moment, la mère se faisant presque narquoise, en position de force, assise sur le bord du lit, alors que sa fille, alitée et pâle, picorait un peu de nourriture. La demi-drow sentait l'agacement lui monter au nez... Sans avoir la force de mener la bataille de piques qui résulterait sans doute de tout refus. J'm'en fous bordel, c'réglé, j'veux juste piger c'qu'a pris à Sorsha.

"J'avais un polichinelle dans l'tiroir. Elle m'a aidé à m'en débarrasser. lâcha finalement la Grise, morose.
- Bast ! Les herbes qu't'ont fait défaut ?" grimaça la vieille.

La demi-drow se contenta d’acquiescer, déposant la nourriture sur le plateau.

"Marche pas toujours, c'bien pénible... Et t'as pas pensé à m'en causer ? demanda sa mère.
- Quoi ? Sorsha sait s'en occuper, alors j'lui ai d'mandée direct.
- Et tu tiens pas ta mère au courant ? Et j'te r'trouve à moitié crevée, et l'p'tit gamin d'perdu ! Ah ! se lamenta faussement l'humaine, sous le regard agacé de sa fille. Fille, si t'avais parlé, on aurait pu aider.
- Elle savait c'qu'elle f'sait.
- En finissant par terre, et toi plus pâle qu'd'la craie ? Baaah ! La vieille agita la main, peu convaincue. Pourquoi tout l'sang ma fille ? C't'une mage, non ? C'pas censé êt' plus simple qu'les herbes ?
- Elle en a utilisé, des herbes.
- Hein ?
- Elle peut qu'préserver la vie. Pas la... Détruire. tenta d'expliquer la Grise.
- Qu'est-ce c'est qu'ces billevesées ? Ca n'marche pas comme ça !
- D'puis quand t'es mage ? s'amusa la demi-sang.
- Commence pas à faire ta maligne, ma fille ! pesta la vieille. C'pas moi qu'y m'suis fait trouver blanche comme un cadavre dans mon prop' lit, non mais ! La vieille femme, agacée, face au silence renfermée de sa fille, finit par se racler la gorge, regardant ailleurs, avant de continuer. J'suis pas mage ma fille, j'dis pas, mais... Mais ça m'semble bizarre qu'une mage ait b'soin d'herbes."

J'sais pas. Mais la Grise ne voulut pas répondre, mal à l'aise à l'idée de s'être trompée, n'étant pas sûre, au final, de ce qu'elle avait demandé à Sorsha. Est-ce que cela aurait pu être plus simple, moins dangereux ? Pourquoi l'rendre compliqué ? Pour m'sauver au final ? La demi-sang changea de sujet, et la discussion mourut bientôt d'elle-même, la matrone n'ayant pas toute la soirée s'annonçant à consacrer à sa fille. Enjoignant celle-ci à se reposer, la vieille femme la laissa terminer son repas. Celui-ci demeura entamé sur le lit à la couverture tirée, alors que la demi-sang se risquait à se lever. Elle voulait savoir.

Envoyant mentalement chier la douleur et ses vertiges, une Grise en robe de chambre quitta sa chambre.

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Une nouvelle fois, elle se trouvait devant la porte de la petite chambre de la sauvageonne. Une nouvelle fois, elle toqua à celle-ci. La fois précédente datait seulement d'hier mais, entre-temps, elle avait beaucoup hurlé. Fou comme ça change la sensation d'temps. Cette fois, cependant, elle ne venait pas les mains vides.

"Sorsha, j'peux entrer ? fit la Grise d'une voix se voulant tranquille, naturelle, pestant contre son irrégularité, un peu cassée. Si la vieille t'a pas encore gavé, j'ai d'quoi d'remplir l'bide comme y faut."

Faisant fi des regards des filles de joie qui se préparaient alentours, la demi-drow se tenait vaillamment devant la porte, un plateau chargé de doux mets - de la viande comme des gâteaux doux... Que sa mère en entende parler et cela barderait... Peut-être moins qu'à l'habitude, cela-dit - dans ses bras faiblards. Trépignant un instant devant le battant, elle se rapprocha encore un peu, pour souffler fortement.

"Je... Sorsha ? S'il te plait ? Elle repoussa une sensation de vide, comme si son corps la poussait à se coucher. Si tu pouvais... J'sais pas combien d'temps j'vais tenir..."

Sorsha entendit la voix de l’autre côté de la porte, mais ne réagit pas tout de suite. Elle voulait ne voir personne, surtout pas La Grise ou sa mère. Elle se sentait idiote, mais est-ce qu’un ignorant est forcément stupide? Tant de questions, mais aucune réponse… Devant l’insistance de La Grise et la menace d’un malaise imminent, Sorsha laissa son lit et ouvrit la porte. Elle fut tentée de lui arracher le plateau des mains et de refermer derrière elle, mais le teint cireux de son amie calma momentanément ses velléités. Elle se tassa plutôt pour la laisser entrer.

« Tu ne devrais pas être debout. » Lui fit remarquer la guérisseuse avant de prendre un petit gâteau qu’elle engouffra en une seule bouchée. Elle avait faim, mais ne savait pas à quel point avant de commencer à manger. Du coup, elle commença à s’empiffrer. Avec la bouche pleine, elle ne pouvait plus parler et ça tombait bien, car elle n’avait pas envie de le faire. Elle ne savait pas quoi dire plus tôt et elle ne le savait pas plus maintenant. La Grise voulait une explication, mais Sorsha aussi! Ainsi, elle lui tournait le dos, pencher sur le plateau de nourriture comme un animal n’ayant rien avalé depuis des jours en espérant que la Demi-Sang comprenne le message et la laisse tranquille.

La demi-drow eut sans doute dit qu'elle s’assit le plus naturellement du monde mais, en vérité, elle tomba à moitié sur le lit, derrière en avant.

"Ouai, j'sais." tenta-t-elle de sourire, reprenant plutôt son souffle.

L'moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle avait faim... Fidèle à son habitude, Sorsha ne se révéla pas plus loquace malgré la situation, montrant sinon un appétit plus que bienvenue aux yeux de la Grise car, d'après les dires de la maîtresse de maison, la sauvageonne avait fini par terre en la soignant, mine de rien. La demi-drow connaissait la fatigue liée à la magie, sans jamais en avoir subie de lourdes conséquences : elle n'employait que rarement ses capacités magiques, après tout. Tant d'question là dessus. L'avait-elle réveillée ? Pourquoi s'enfermer ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Les pistes étaient maigres pour la demi-sang, guère en état de comprendre au moment critique. Et à présent... J'vais pas la forcer, elle cause si elle veut. Incertaine, la Grise attendit encore un peu, reprenant contenance et - une faible - vigueur. Et puis...

"J'sais pas c'qui s'est passé. commença-t-elle, hésitante. J'sais qu'j't'ai d'mandé d'm'aider, et tu l'as fait... J'prend mon plaisir avec des hommes, et j'fais c'qui faut pour qu'j'ais pas une ribambelle d'mômes dans les jambes, pas d'mômes du tout d'ailleurs. Un petit souffle, amusé. C'est qu'ma mère a fait c'qu'elle a pu quand elle m'a eu moi, pis les autres, mais j'l'entends quand elle dit : ça a été galère. Elle en a perdu certain, s't'accrochée pour les autres. Un instant de silence, de souvenir, avant de continuer. T'sais c'qui la gonflait quand j'étais môme ? Jamais été malade, c'mon sang noirelfe, tu vois ? J'ai pas tout récupéré d'mon d'père, j'vois pas dans l'noir par exemple, mais en tout cas, j'ai jamais été malade, et j'me suis déjà fait coupée par des saloperies sans qu'le poison m'crève ou m'mette par terre... Mais ma mère, c'est une humaine. Moi, j'grandis lentement, j'suis toujours en forme, mais elle, des fois, elle en pouvait plus, elle était claquée, elle fatiguait, et y avait toujours les mômes qui lui d'mandaient des trucs, et elle pouvait pas et... Enfin. C'tait pas facile. Elle a fait d'son mieux. Les derniers mots, presque tendre, des remerciements. J'pourrais pas coucher, m'tenir sage, loin des hommes... Mais ce s'rait pas la vie. J'adore m'marrer avec eux, j'adore m'lâcher, m'faire plaisir, leur faire tourner la tête... C'est bon, j'me sens vivante, et la vie est plus douce après, quand bien même j'ai toujours pas un rond et qu'j'peux crever au premier boulot qui tourne mal. Déjà failli arriver. J'me suis fait d'autant plus plaisir après. Un sourire, vers la sauvageonne, sans que la Grise la voit vraiment, occupée qu'elle est à raconter, à se rappeler, à parler dans le vide, peut-être. Parce qu'j'ai qu'une vie, et qu'j'veux la vivre, pas crever en ayant eu peur d'la moindre ombre, du moindre truc."

La demi-drow se tut un instant, pour respirer un peu, rougir peut-être de tout ce qu'elle disait. Mais pourquoi, après tout ? C'était la vie qu'elle s'était choisi. Le lit de Sorsha était confortable, sa chambre sentait bon les herbes... Est-ce qu'elle regrettait le risque pris, de s'être retrouvée à saigner à mort dans son propre lit, chez elle, sans même que sa mère ne sache ce qu'il se passait ? Sorsha aurait pu avoir à dire à ma mère qu'j'étais crevée... Est-ce qu'elle lui aurait répondu : 'Merde alors, elle aurait pu m'prév'nir cette fois au moins !' ?

"J'profite, mais y a des risques. continua-t-elle finalement, d'une voix basse, presque lointaine. C'chiant d'ailleurs, les mecs tirent leur coup, et sont pépères et nous non, t'crois pas ? L'choix des Dieux j'suppose. Un peu couillon j'dirais... Mais j'fais avec. Et j'fais c'qui faut parce qu'j'veux pas d'môme, p'tète jamais, j'sais pas... J'fais avec, et j'fais c'qui faut pour qu'ça arrive pas. Mais c'te fois, ça a pas marché. De fatigue sans doute, sa voix se déroba un peu. Et j't'ai d'mandé d'l'aide. Tu m'as aidée, t'as été là, tu m'as pas lâchée... J'te compare pas à ma mère hein. Enfin... Si, dans c'te volonté. Pas lâcher les autres. C't'important. Sinon on s'rait bien seul, si y avait personne d'autre pour l'faire. Vivrait seul, crèverait seul... Une respiration, alors que son coeur se serre un peu plus. J'sais pas c'qui s'est passé, mais j'suis vivante, vivante pour t'le dire : merci, Sorsha. Merci d'avoir été là pour moi."

Petit à petit, la voix de la demi-drow s'était chargée d'émotion, et bien que son regard ait manqué dévier, elle s'était reprise. Ce qu'elle disait, elle ne le disait pas dans le vide. Pas au mur, ni aux herbes sèches, ni à la porte. Elle le disait à Sorsha, et elle le pensait. Même si la sauvageonne ne lui rendait pas son regard... Eh bien, elle le sentirait peser sur son dos, lui trouer la couenne, et lui trouver l'coeur, à cette wandraise de pierre !

Sorsha mangeait tout en écoutant la Grise. Elle ne comprenait pas toujours tout, car demi-Sang mâchait ses mots et le temps n’avait pas suffi à Sorsha pour tout bien assimiler sa façon de parler. Mais ça n’empêcha pas les mots de faire peu à peu leur chemin dans son esprit et plus La Grise parlait, moins Sorsha mangeait. Au bout d’un moment, elle s’était complètement arrêté pour l’écouter, toujours le dos tourné. Elle ne voulait pas qu’elle la voie, qu’elle constate à quel point elle était bouleversée, bien loin de son sang-froid habituel. Certains disaient que son cœur était fait de pierre, que rien ne l’affectait. Ils étaient bien loin de la réalité. Ce n’était qu’une humaine, elle connaît la douleur et le doute, celui qui garde éveillée la nuit.

C’était le désir de vivre qui avait mis son amie dans un tel état. Étrangement, plus tu voyais la mort de près, plus grande devenait ta soif de vivre. La jeune femme ne comprenait pas qu’on puisse se sentir comme ça. Elle ne comprenait pas qu’on puisse être prêt à prendre tous ces risques juste pour se sentir vivant. Est-ce que ça en valait la peine à ce point? Elle a grandi dans un monde où chaque jour était une question de survie. Il n’y avait pas de place à l’erreur et les choix irréfléchis pardonnaient peu. Sorsha l’avait vu chez des guerriers ayant survécu à l’impossible. Les moins sages se sentaient alors invincibles et prenaient des risques inutiles. La vie leur rappelait bien assez vite leur condition de mortel.

La Grise aimait les hommes et même après ce qui venait de lui arriver, elle n’était pas prête à tirer une croix là-dessus. Quant à Sorsha, elle s’en tenait loin. Comme sa mère, elle voulait quelqu’un qui prouve sa valeur et jusqu’à présent, ceux qui ont croisé son chemin n’avaient aucun honneur et étaient mus par leur désir de toujours en avoir plus et pas forcément de la même femme. Puis il y avait les grossesses. Sorsha savait qu’il n’y avait aucun moyen totalement efficace pour les éviter et ça, ça lui faisait peur. Peut-être que Sorsha n’était pas si brave que ça finalement. Peut-être qu’elle était juste absolument terrifiée par tout, mais qu’elle ne le montrait pas…

Au moment où la Grise la remercia d’avoir été là pour elle, de ne pas l’avoir lâché, une plainte franchit les lèvres de Sorsha, une sorte de couinement qui se mua en gémissement. C’était un son pathétique et marqué par la douleur. Elle se plia en deux comme si elle venait de recevoir un coup dans le ventre. On aurait pu croire qu’elle faisait une indigestion si elle ne s’était pas retournée à ce moment-là, le visage baigné de larmes. On ne l’aura sans doute jamais vue aussi expressive.

« Ma magie n’a pas marché la première fois. Je pensais que tu allais mourir, que les Esprits veulent que tu meures. Quand on m’a appris… Quand les sages ont vu que j’avais un don… Ils m’ont dit que les Esprits parlaient à travers moi. Quand la magie ne vient pas, c’est qu’ils ne veulent pas. Parfois la personne survit, mais souvent elle meurt. J’ai donc dit non. Je ne voulais pas que tu meures. J’ai refait la magie… Différemment? Je ne sais pas, mais au lieu de parler aux Esprits, j’ai parlé à toi et la magie est venue. Je suis une humaine sans importance. Je ne peux pas avoir défié les Esprits, impossible. Alors… Alors pourquoi? Est-ce que je contrôle la magie? Est-ce les Esprits? Est-ce que j’ai défié leurs volontés? Je pensais que tu étais un signe quand je t’ai rencontré… Que je devais te suivre ici ! Mais maintenant, plus de signes, Esprits silencieux. Est-ce que je suis punie? Je ne sais pas… Je ne sais pas... »

Elle se saisit la tête à deux mains en gémissant.

« Avant, c’était si simple. Pas de questions... »

A la plainte de son amie, les oreilles de la demi-drow s'étaient dressées de stupeur. Sorsha, gémir ?! Au visage baigné de larme de la sauvageonne, celui de la libertine répondit par une grande surprise, la Grise semblant ne pas revenir de ce qu'elle voyait. Oh que non, elle ne l'interrompit pas... Du moins au début. Elle écoutait, tâchait de comprendre... Mais cela ne lui était pas possible ? Quels esprits ? Quels sages ? Quoi, pourquoi ? C'était là le monde de la wandraise, que la thaari n'imaginait qu'à grand peine, l'ayant tout juste effleuré par les habitudes atypiques de l'humaine. En revanche, ce qu'elle pouvait saisir dans les propos de Sorsha, c'était son désarroi, son incompréhension, son besoin de se raccrocher à quelque chose, sans savoir quoi...

Ses tentatives de l'arrêter n'eurent guère d'effet car elle n'osait pas l'arrêter une bonne fois : secouer un ami bourré, écouté mille fois geindre, était une chose; en faire de même avec cette sauvage arrivée du Nord, qui avait supporté avec un stoïcisme quasi surnaturel - pour la Grise - un tel changement de vie, c'en était une autre. Cependant, quand le débit de parole de l'humaine s'arrêta, la demi-drow n'hésita pas. Faible, livide du sang perdu la veille, elle n'en saisit pas moins les mains de Sorsha, y opposant s'il le fallait le peu de force dont elle disposait, quitte à lui tomber dessus. Emportée par l'élan de s'approcher pour le faire, la Grise agit le plus simplement du monde, face à quelqu'un de proche dans la détresse : elle l’enlaça, l'étreignant, la faisant prisonnière de sa fraîcheur de presque morte, pour la réchauffer de ses mots, de ses bêtises, ne sachant exactement quoi faire, agissant seulement, sans réfléchir.

"Sorsha, Sorsha, tout va bien, j't'assure, tout va bien, chuut..." lui murmura-t-elle fébrilement.

Comme cela était étrange pour la demi-drow que d'être celle réconfortant, d'autant plus sans un verre dans le nez. M'man, t'f'rais quoi ? La question disparut aussitôt posée : elle n'avait pas le temps d'aller chercher l'intéressée, et encore moins l'envie. Non, au lieu de cela, elle murmurait des mots se voulant rassurant, n'ayant guère de sens si ce n'est la chaleur et la tranquillité s'y faisant entendre, serrant la wandraise dans ses bras, repoussant bien la sensation de ridicule. Quoi, elle pouvait bien enlacer une amie toute paumée, le lendemain d'une mort évitée de justesse ? Peut-être aurait-elle du avoir le vertige de cette pensée, aussi, que celle entre les mains desquelles elle avait remis sa vie s'était retrouvée désœuvrer au pire moment. Mais j'suis encore d'ce monde.

"T'as réussi... souffla la Grise, tout en continuant de bercer Sorsha comme une enfant. J'vois pas qu'on a voir les Esprits là dedans, pour moi c'd'la magie, qu'passe par toi... Mais c'pas la question. Je ne peux pas t'aider, je ne m'y connais pas... Par contre, j'sais une chose : j'suis en vie. Grâce à toi. T'as peut-être eu peur, tu t'es peut-être sentie perdue... Mais t'as réussi. J'suis bien là pour te le prouver. Elle le souriait dans ses cheveux hirsutes, se balançant avec plus de gaieté, moins de retenue soucieuse. J'sais pas pourquoi j't'ai rencontrée, si c'tait les Esprits, les Dieux... J'avance sans penser à eux. Qu'il m'arrive du bien comme du mal, ils y ont peut-être leur part, mais j'ai aussi la mienne. Et t'as la tienne dans le fait que je sois en vis, et que tu sois venue jusqu'ici. C'est pas rien quand même ! Des Wandres à Thaar, ça en fait de la route ! Des différences, des gens pas pareil..."

Et la Grise de ne pas lâcher Sorsha, l'amusement se mêlant à la gaieté, qui avait chassé les soucis. Pourquoi Sorsha était parti ? Elle avait eu peur, s'était retrouvée désœuvrée... Mais elle n'avait pas lâché ! C'était le plus important, pas vrai ? Telle une musique entêtante, la Grse parlait de tout, de rien, des difficultés, des réussites, pour faire oublier cette instant affreux où la peur paralyse.

Non, ça n’allait pas! Elle avait évité le pire, mais seulement de justesse. Il en aurait fallu si peu pour qu’elle se réveille ce matin aux côtés d’un cadavre. Comment expliquer la chose alors? Qu’aurait-elle dit et qu’aurait-elle fait ensuite? Mais voilà, elle avait effectivement évité le pire, alors penser à toutes ces choses ne faisait que la rendre plus misérable. Comme le disait la Grise, elle avait réussi malgré tout… Elle qui n’aurait normalement jamais accepté qu’on la touche se laissa apaiser. La proximité de son amie, la certitude qu’elle était bien de ce monde encore lui permit de retrouver un peu d’aplomb. Elle se sentait aussi perdue et désœuvrée qu’au départ, mais ses idées étaient un peu plus claires. Sorsha se sentait plus apte à réfléchir et à trouver une solution, si solution il y avait. « Tout arrive pour une raison. » Souffla la wandraise, essuyant les larmes de ses joues. « Parfois évidente, parfois non… Il y a une raison pourquoi tu as été enceinte. Une raison pourquoi tu es venu à moi. Une raison pourquoi tu as failli mourir et une raison pourquoi tu as survécu. La dernière… Je ne comprends pas. Enfin, la magie t’a sauvé, mais comment? »

Sorsha baissa les yeux pour regarder ses mains. Elles étaient parfaitement normales, des mains habituées au travail manuel, les ongles tachés par les plantes qu’elle broyait au mortier. Peut-être que la réponse se trouvait ici, dans cette ville. Il y avait tellement de gens réunis au même endroit, il y avait forcément une personne qui pourrait lui donner un début d’explication. Il était tout à fait possible que les sages qui lui ont enseigné la magie n’en sussent pas plus que ce qu’ils lui ont dit. S’ils étaient convaincus d’avoir raison et que ça fonctionnait plutôt bien, car Sorsha avait quand même des résultats, normal qu’ils n’aient pas cherché à fouiller plus loin, surtout dans les Wandres où si quelque chose dépassait la logique, ça tombait immédiatement dans la sphère des Esprits. Ici, les connaissances étaient bien plus grandes, enrichies par toutes ces cultures vivant au même endroit. À savoir qui a plus raison qu’un autre, ce n’est pas ce que Sorsha cherchait à savoir. Elle voulait juste qu’on lui explique d’où la magie venait vraiment, car elle se rendait bien compte que les Esprits n’étaient peut-être pas autant impliqués qu’elle l’a toujours cru.

« Je dois trouver un mage. Trouver quelqu’un qui sait... » Dit-elle enfin après un moment de silence. Elle regarda la grise, soudainement très sérieuse, presque menaçante. « Toi, promet-moi pas recommencer. Pas avant que je sache… Sinon, je vais t’étrangler… Et ta mère aussi, sans doute. »

Mais... C'la vie ça ? Libérant Sorsha de ses bras, la Grise se retrouva pendue à ses mots, ne sachant quoi répondre. La magie était un domaine lui échappant en grande partie, là où chercher un sens derrière le moindre événement lui semblait vain. La volonté d'un, voire plusieurs dieux ? Peut-être, mais faute de pouvoir leur demander, pourquoi s'en préoccuper ? Désarmée face aux questionnements de la sauvageonne, la Grise ne put qu'attendre... Jusqu'à se faire foudroyer du regard. Attend, viens d'mander d'promettre quoi ?

"Pourquoi M'man ? demanda-t-elle avec stupeur. Enfin, surtout... Qu'est-ce tu m'demandes ? J'vais pas m'empêcher de... Troublée, la demi-sang grimaça. Ouai, j'faillis en crever des risques qu'vont avec le fait d'coucher droite et d'gauche, et j'dois m'en remettre. Mais, j'te l'ai dis... J'vais pas arrêter pour autant. Quand sauras-tu ? Ça peut prendre long ! J'me débrouillais avant ton arrivée, j'trouv'rais d'aut' moyen. Les herbes, encore, pis si ça r'commence... Ça arrive pas toutes les ennéades, ça d'vrait t'laisser du temps !"

Disant cela, la Grise souriant, tout en se sentant étreinte par une horrible sensation. C'est que la demande de Sorsha l'avait prise au dépourvu, et que sa réponse lui semblait étrange. La manière qu'avait la wandraise de la regarder n'aidait pas, comme si seul un 'oui oui !' aurait convenu. Enfin quoi, c'était bien vrai, elle n'allait pas se tenir jusqu'à une hypothétique 'révélation' ! Mais si elle ne pouvait compter sur Sorsha d'ici-là... Pourquoi n'pas chercher un mage aussi ?

"Ecoute ! reprit-elle rapidement. Les mages c'court pas les rues, mais j'en connais par-ci par-là. Fin' j'en ai connu. J'pourrais les r'trouver et leur d'mander peut-être ? P'tète qu'ça t'aiderait ?"

Toujours pas d'nouvelles d'la mentor... P'tète ses connaissances ? Comment j'les r'trouve... Les elfes... Quoi les elfes ? Y a bien des mages en Anaëh, les aut' grandes gueules en connaîtraient bien... Quoi, ramener la wandraise là-bas et en appeler à des gus qu'j'connais à peine ? Bien que l'idée soit farfelue, sans trop comprendre, la Grise s'y accrocha, de même que l'autre, puis une autre, une autre. C'était important pour Sorsha, alors autant chercher... Causer mage à droite gauche, demander, questionner, farfouiller... Cela lui retournait la tête, alors que la fatigue lui tapotait sur l'épaule avec une pogne bien lourde. Et le regard de Sorsha qui la mettait mal à l'aise. J'y comprend rien 'tes histoires, m'demande pas ça, va t'le trouver ton mage...! Mine de rien, la demi-drow vacilla sur son assise.

Sur le coup, Sorsha ne sembla pas comprendre ce que disait la Grise. Elle la regarda, les sourcils froncés, essayant de trouver du sens à ses propos jusqu’à ce qu’une petite lumière s’allume dans son esprit. Ce n’était pas ce qu’elle voulait dire au départ, mais la Grise le comprenait ainsi. Certes, ça ne lui ferait pas de mal d’arrêter un peu, au moins le temps de guérir entièrement, mais c’était demandé l’impossible et elle le savait.

« Non… Je sais que tu n’arrêteras pas. C’est stupide, mais bon… C’est toi qui vois. Je veux pas que tu meures, c’est tout. En tout cas, pas de cette façon. C’est pas une belle mort. C’est une mort affreuse… Si ça recommence, ne viens pas me voir, sauf si tu as le bras cassé ou qu’on t’a poignardé. Ça c’est ok... »

Honnêtement, elle serait furieuse que La Grise revienne la voir pour le même problème. Elle ne disait rien pour les filles du bordel, car elles n’avaient pas le choix. Elle donnait leur corps pour avoir un toit sur la tête et de la nourriture dans l’assiette. Vivre dans la rue serait bien pire pour elles et Sorsha vivait depuis suffisamment longtemps dans cette ville pour le comprendre.

« D’accord… Mais je connais peut-être quelqu’un qui pourrait aider aussi. Celui qui me vend les plantes, Joris... »

Sorsha ne parlait jamais de l’herboriste à La Grise. Elle ne l’avait probablement jamais vu non plus... En toute logique, elle ne devait pas être la seule guérisseuse à s’approvisionner chez lui. Il ne voudra peut-être pas donner cette information, mais la wandraise saura lui tirer les vers du nez.

Moi non plus, je ne tiens pas à mourir. Je ne choisirai sans doute pas comment cela va arriver, mais je peux décider comment je compte vivre. Telle une enfant déraisonnable, la demi-sang n'en sourit pas moins, tout en acquiesçant aux propos de la wandraise. Était-il possible que cela lui rappelle quelque chose ? Une mère, peut-être, sermonnant sa fille aux moeurs et à l'existence décousue ? Sans qu'elle ne la lâche pour autant. Ainsi étaient les mères, ou en tout cas celle-ci. La Grise n'irait pas testé les limites de Sorsha sur le sujet.

Évoquant d'autres possibilités encore, la demi-drow s'attarda encore auprès de la jeune femme. Puis, elle considéra que la laisser à sa tranquillité ne serait pas de trop. Ne lui restait en ce cas qu'à retourner se fondre dans le matelas de son lit pour de longues heures... Mais avant : les escaliers.