Manger pour survivre (Sorsha)

Les esprits avaient décidés d'accabler ceux qui se faisait appeler la Compagnie de l'Ours. Le Grand Aigle ne daignait jamais voilé le soleil dans ce pays d'immondes esclavagistes. Les esprits de la Nuit, joueurs, s'amusaient à plonger leur domaine dans des températures incroyablement froides. Des rescapés de l'évasion de Sol'Dorn, nombre d'entre eux avaient fait le choix de suivre Uthred et ses camarades. Caspian et Eiki n'avait même pas trésailli lorsqu'il leur avait proposé de rejoindre leurs terres natales, mais même Moamar le Rhétule avait choisi de les accompagner. Il se retrouver à la tête de cinquante hommes et femmes, marchant dans le sable brûlant d'Ithri Vaan, suivant la rive de l'Oliya. Uthred avait attaché ses pièces d'armures ensemble et avait noué un paquetage de fortune qu'il trimballait sur son dos, les autres gladiateurs en avaient fait de même. Les pauvres hères qu'ils avaient libérés en route, n'avait eux rien d'autre que les frusques qu'ils portaient sur leur dos.

Au loin, la silhouette opulente d'une cité se découpa au-dessus des eaux vives. Des arbres et des champs fertiles l'entouraient, un écrin de vie après avoir arpenter un monde mort et monotone.

Mes frères, mes soeurs ! Nous pourrons bientôt manger à notre faim !

Le groupe était trop faible pour pousser des vivats, mais quelques sourires saluèrent son enthousiasme ainsi que la bonne nouvelle. Des jours maintenant, qu'ils survivaient en chassant quelques petits reptiles que les esprits avaient placés sur leur route pour qu'ils ne meurent pas de faim. Cette terre promise saurait à coup sûr remplir les panses de ces braves qui avaient repris leur liberté des griffes de leurs maîtres. Ainsi, ils avancèrent, le regard enfin posé vers un objectif concret après leur longue errance.

Alors qu'ils approchaient, un vent rafraîchissant vint caresser leurs visages en charriant une douce odeur d'épices. Etait-ce l'espoir d'un toit au-dessus de leur tête cette nuit -là ? Ou l'odeur exquise qui leur donna de la force ? Mais la Compagnie accéléra et arriva dans les faubourgs de la cité rapidement. La ville semblait tentaculaire, tant les hauts bâtiments aux dômes richment décorés paraissaient encore loin d'eux. Ici, les bicoques étaient moins grandiloquentes, pour ne pas dire délabrées. Comme à Sol'Dorn, Uthred comprit qu'ils entraient dans les quartiers pauvres et que l'opulence, qui apparaissait au loin, était probablement la demeure des maîtres, ces Princes Marchands comme ils aimaient se surnommer. La voix de Caspian lui fit tourner le regard.

Une troupe comme la nôtre risque de ne pas passer inaperçue, même dans une grande ville comme celle-ci.

Uthred observa les alentours et aperçut une palmeraie toute proche. Il la pointa du doigt.

Emmène-les se mettre à l'ombre là-bas, mon frère. Je vais essayer de repérer un endroit où trouver de la nourriture. Moamar.

Le Rhétule s'approcha des deux wandrais en silence. Il était probablement le seul de la Compagnie à ne pas s'être plaint une seule fois de la chaleur et du soleil.

Tu m'as dit connaître cette ville autrefois.
Oui, c'est Thaar.
Sais-tu où trouver des vivres ?
Il y a un grenier, plus au sud.
Montre-moi.

Le Zurthaan hocha la tête et les deux hommes se dirigèrent vers le sud, tandis que Caspian menait la troupe dans l'ombre des palmiers. Uthred suivait le Rhétule qui avançait d'un pas leste, fendant la foule qui passaient sans leur prêter attention. Il ne fallut que quelques minutes pour atteindre le grenier, deux hommes à la peau bronzé en gardant l'entrée. Ils attendirent que les quelques badauds qui rôdaient autour s'éloignent et Uthred s'avança après avoir adressé une petite tape sur l'épaule de son frère à la peau noire. Il s'approcha des deux gardes, arborant un large sourire sous sa barbe tressée.

Veljekset !

Les deux gardes redressèrent la tête, interloqué par la vision de ce grand blond qui parlait une langue étrange qu'il ne connaissait pas. Ils n'eurent pas le temps de pointer leur lances qu'il écrasait son poing en travers du visage du premier. Moamar imita le wandrais et en un clin d'oeil, ils furent sonner et s'écroulèrent sur les épaules de leurs agresseurs. Ils les trainèrent dans l'ombre du bâtiment en jetant des regards par-dessus leurs épaules. Il adressa une prière aux esprits des ombres pour qu'ils continuent de veiller à leur discrétion.

Attachons-les. Nous avons le temps de trouver de quoi nourrir tout le monde. Personne ne nous a vu.

Le wandrais faisait erreur, quelqu'un les avait vu ...

Après l’épisode sanglant avec La Grise, la vie avait repris son cours comme elle le fait toujours malgré les drames. Elle n’avait toujours pas de réponses à ses questions ne sachant pas par où commencer. Sorsha envisagea la possibilité d’aller dans un temple, mais cette idée s’avéra plus difficile à réaliser que prévu. Elle n’osait tout simplement pas entrer dans l’un de ces lieux de cultes, car elle s’accrochait encore à l’espoir que ses Esprits étaient bien là et elle craignait les représailles si elle déviait de sa foi. Pour éviter de s’enfoncer plus profondément encore dans ses sombres pensées, Sorsha essayait de se garder le plus occupée possible. Heureusement, il y a toujours à faire dans une ville comme Thaar, que ce soit au bordel ou dans les rues. Elle continuait aussi à étudier les plantes et ramenait régulièrement de nouveaux échantillons à ajouter à sa collection. Mais aujourd’hui, elle ne faisait rien de tout cela.

Sorsha revenait du marché comme elle le faisait si souvent. Avec son petit salaire, elle aimait s’acheter des choses, en général des breloques fabriquées par des artisans du coin. Elle venait d’un clan qui aimait couvrir ses femmes de perles. N’ayant pas les moyens de s’en payer, Sorsha se tournait vers les essences de bois colorées. Certaines dégageaient même un agréable parfum. Sa toute dernière acquisition en main, elle erra dans les ruelles de la ville. Elle vivait ici depuis un certain temps déjà, mais ne se sentait toujours pas à la maison. Cet endroit était dangereux. Ici, des femmes comme elles devenaient des cibles. Combien de fois on avait essayé de la prendre de force? Trop souvent, mais elle savait se défendre.

Ses pas la menèrent jusqu’à un quartier un peu plus tranquille de Thaar. Une rareté, mais tranquille ne voulait pas dire désert. Ça signifiait uniquement qu’on pouvait y circuler sans se marcher sur les pieds. Elle tournait tout juste le coin d’une ruelle lorsqu’elle les vit. Les actes de violence faisaient du quotidien ici et ça ne la dérangeait plus vraiment. En outre, ils n’avaient pas tué ces gardes, seulement neutralisés. Sorsha recula d’un pas pour éviter d’être remarqué. Elle aurait simplement continué son chemin, si l’un d’eux n’avait pas parlé wandrais. Sorsha ne connaissait pas le dialecte, mais elle avait déjà entendu ce mot. Elle en était certaine. Son coeur accéléra dans sa poitrine. La jeune femme se colla au mur et se pencha pour regarder. Elle les vit disparaître à l’intérieur du grenier. Il n’y avait pas de temps à perdre. Peu importe pourquoi ils étaient là, ils ne traîneront probablement pas sur place. Sans hésiter, elle laissa sa cachette pour aller se planter dans l’ouverture de la porte.

« Toi aussi, tu es loin de chez toi. »

Ça lui fit tout bizarre de soudainement parler dans sa langue. Les mots se bousculèrent dans sa bouche et parurent plus hésitants qu’elle ne l’aurait souhaité. Il n’allait peut-être pas la comprendre, les dialectes changeant selon les clans et les régions, mais il allait sûrement reconnaître le langage. C’était stupide de sa part de s’imposer de la sorte. Elle était seule et pas armée à l’exception d’un petit couteau qu’elle cachait à sa ceinture. Les choses pouvaient très mal tourner pour elle, mais la possibilité de trouver un compatriote valait certainement tous ces risques.

Uthred et Moamar traînèrent les deux gardes derrière un tas de caisses empilées et trouvèrent un rouleau de corde qui pendait au mur. Ils saucissonèrent les deux hommes inconscients avant de jeter un oeil dans l'entrepôt qui s'étendait devant eux. Le grenier était bien organisé. Au rez-de-chaussée, on avait entreposé des compartiments solides, comme des tonneaux et des caisses, tandis qu'à l'étage, accessible par une échelle aux larges barreaux, on deinait des sacs en toile de jute, probablement rempli de grains et d'autres denrées alimentaires. Le rhétule grimpa à l'étage tandis que le wandrais restait en bas, lui donnant quelques instructions.

Nous ne prenons pas plus que nécessaire, Moamar. Nous devons retrouver les autres rapidement et sans attirer l'attention en nous surchargeant.

Le zurthaan émit un grognement qu'Uthred avait identifié comme un signe d'approbation dans sa langue natale. Après près de sept années à côtoyer l'homme à la peau d'ébène, il avait remarqué certains tics de langage et même si ils ne pouvaient prétendre parler la langue, ils se comprenaient. C'est pourtant dans la langue de leurs anciens maîtres qu'il héla le wandrais.

J'ai trouvé des agrumes et des dattes !

Une bonne nouvelle ! Ces fruits très sucrés rempliraient les ventres creux de sa petite troupe et leur donneraient assez de force pour continuer leur périple. En bas de l'échelle, Uthred souleva le couvercle de plusieurs tonneaux où massérait de l'eau-de-vie et de la bière. Quand il s'intéressa aux caisses, il découvrit quelques courges dorés, qui pourraient également faire l'affaire. Il se tourna vers son camarade qui continuait de farfouiller à l'étage.

Prends-en un sac de chaque, ça fera l'affaire !

En réponse, un sac grassouillet, vola par-dessus l'échelle. Le wandrais le réceptionna après avoir placé ses bras puissants en berceau. Il déposa le sac près de l'entrée, jetant un coup d'oeil vers la sortie pour être sûr de ne pas être surpris par des gardes venus relever de leur poste leurs collègues assommés. Le sac d'agrumes suivit le même chemin aérien et fut récupéré de la même manière par Uthred. Les deux hommes ne perdaient pas de temps, leur sécurité et plus important, la survie de toute la Compagnie en dépendait.

J'ai trouvé des grosses noix aussi !
Envoie !

Karhusen se posta au bas de l'échelle, les genoux légèrement pliés afin d'amortir le choc. Le sac apparut en haut de l'échelle, volant comme les deux premiers.

Toi aussi, tu es loin de chez toi.

La phrase avait été prononcé en wandrais. Uthred crut reconnaître le dialecte d'une des clans de l'ouest, ceux qui vivaient près de la côte. La surprise d'entendre des mots prononcés dans sa langue le fit tourner le regard vers la porte d'entrée. Dans l'embrasure, la silhouette d'une femme se découpait. Le contre-jour ne lui permettait pas de distinguer le visage de l'étrangère, mais il eut le temps d'apercevoir une crinière brune et des yeux d'un bleu azur, avant que le sac ne s'écrase sur sa tête. Un craquement sec retentit, une noix avait visiblement explosé en rencontrant le crâne de Karhusen qui s'effondra comme une masse, sonné. Moamar passa la tête par-dessus l'échelle, pour s'enquérir de l'origine du bruit. Il remarqua alors la jeune femme qui observait la scène, les mains sur les hanches. Avec son agilité remarquable, il descendit l'échelle en quelques secondes et dégaina une dague en se placant devant le wandrais qui remuait doucement sur le sol, groggy. Il jura dans sa langue du désert, prêt à fondre sur l'inconnue. Uthred parvint à l'arrêter avant qu'il ne se précipite à l'assaut.

Attends, mon frère !

Il se redressa sur son céans, encore étourdi, un filet de sang coulant sur son front depuis son cuir chevelu. L'impact avait été douloureux, mais il rassemblait ses idées malgré tout. Il observa l'étrangère et parla en wandrais, le dialecte le plus commun qu'utilisait les chefs de clan et les chamans pendant les palabres.

Pratar du mitt spark ? Vem är du ?
Tu parles ma langue ? Qui es-tu ?

Le Rhétule restait prêt à bondir, ne comprenant pas les mots qu'Uthred utilisait. Mais avant de sauter à la gorge de la femme, il attendait de voir si elle répondrait à son ami ou si elle jouerait les filles de l'air en voulant prévenir la garde.

L’homme se retourna vers elle et une fraction de seconde plus tard, un sac lui tombait sur la tête avec un bruit qui n’indiquait rien de bon. Le bougre s’effondra au sol, assommé, mais pas inconscient. Sorsha le vit remuer tout comme elle vit son compagnon descendre l’échelle et se placer devant le blessé, prêt à lui sauter à la gorge. Sorsha n’était pas impressionnée par sa soudaine apparition ni par la menace qu’il représentait. Elle ne réagit même pas et continua de lui faire face, le visage impassible peut-être même ennuyé. Sorsha détourna les yeux seulement lorsque le blessé parla, cette fois dans une langue différente, mais qu’elle connaissait.

« Ja, jag talar ditt språk. Jag heter Sorsha. »
Oui, je parle ta langue. Mon nom est Sorsha.

Elle vit le sang couler sur son front. Les coups à la tête pouvaient être sérieux. Sorsha était en mesure de le soigner, mais si l’autre restait planté là, ça ne risquait pas d’arriver.

« Jag är en healer. Jag kan läka dig med magi, om du vill. »
Je suis une guérisseuse. Je peux te soigner avec la magie, si tu veux.

Sorsha parlait à voix basse sur un ton neutre. Le fait qu’ils puissent être pressés de partir ne semblait pas du tout la concerner. Il était le premier wandrais qu’elle croisait ici depuis longtemps, elle n’avait pas l’intention de le laisser partir aussi facilement. Certes, Sorsha n’avait pas prévu de le blesser, mais parfois, le destin faisait bien les choses.

La wandraise restait plantée devant eux, visiblement peu impressionnée par Moamar et sa dague. Uthred savait bien que les peuples sigols ne ressentaient pas la peur face à un guerrier, le jeune femme ne faisait pas exception. Elle parlait d'une voix douce mais assurée.

Ja, jag talar ditt språk. Jag heter Sorsha. Jag är en healer. Jag kan läka dig med magi, om du vill.

Uthred porta la main à son front et sentit du bout des doigts la ligne poisseuse qui coulait depuis le haut de son crâne. Il sourit légèrement en faisant glisser son pouce sur son index pour étaler le sang.

Hej Sorsha.
Salut Sorsha

Il tourna le regard vers son camarade qui semblait incrédule, attendant les consignes de celui qu'il considérait comme son Capitaine.

Paix, mon frère. Elle ne nous veut aucun mal.

Le Rhétule baissa sa lame et la remit dans son fourreau de peau tannée. Il continuait d'observait avec intensité Sorsha et s'avança vers elle, puis passa la tête dans la rue pour observer les alentours, à l'affût de la moindre patrouille.

Mitt namn är Uthred och här Moamar. Tillvägagångssätt.
Je m'appelle Uthred et voici Moamar. Approche.

Il lui fit un signe de la main pour souligner ses paroles. Alors qu'elle approchait, Uthred put distinguer les traits farouches de la jeune femme. Elle était belle. Cette beauté sauvage qu'avait les femmes de son peuple, sans artifices et tromperies. Ses yeux étaient deux saphirs qui brillaient d'une lueur indomptée et intense et sa crinière noire lui donnait l'apparence farouche d'une panthère. Le wandrais l'observait tandis qu'elle se dirigeait vers lui lentement. Sa tête tournait encore un peu lorsqu'il reprit la parole.

Ödenens andar är spelare ! Jag trodde aldrig att jag skulle träffa en kvinna i mitt folk i denna öken. Hur kom du hit?
Les esprits du destin sont joueurs. Je n'aurais jamais pensé croiser une femme de mon peuple dans ce désert. Comment es-tu arrivé ici ?

La Zurthaan s'agita tandis qu'elle tendait les mains vers Uthred. Il entra dans l'ombre du grenier et se plaqua contre le mur.

Une patrouille.

Sorsha comprit à la réaction du Zurthaan qu’une patrouille devait approcher, mais contrairement aux deux autres, elle décida de ne pas se cacher. Elle avait une idée. La jeune femme s’agenouilla, en tournant le dos à la porte et entreprit de ramasser le contenu du sac qui avait pratiquement assommé le Wandrais quelques instants plus tôt. Elle se retourna vers les deux hommes et leur fit signe de se taire. À ce moment, un sourire se dessina sur ses lèvres, le genre de sourire qu’aucun homme ne veut voir sur le visage d’une femme. Il n’avait rien de charmant, mais dénotait plutôt des intentions meurtrières.

« Hey vous! Que faites-vous là? » Tonna soudainement une voix impérieuse.

Ils étaient trois. Ça tombait bien, car ils étaient trois eux aussi. Sorsha ne réagit pas, continuant à ramasser les noix de coco.

« Je vous ai parlé! »

Le garde s’approcha. Sorsha entendit ses pas lourds venir dans sa direction. Elle attendit jusqu’à ce qu’il soit assez prêt pour frapper. Elle n’avait qu’une petite lame en sa possession, mais ça ne l’arrêta pas. Vive comme l’éclair, Sorsha lui enfonça son petit couteau juste au-dessus du genou avant de se jeter sur lui. Tous les regards étaient tournés vers elle. Les gardes n’avaient pas vu les deux autres hommes qui se trouvaient là. Sorsha s’était volontairement proposé comme appât. L’attention ainsi détournée, le Wandrais et le Zurthaan pouvaient ainsi frapper. Les gardes n’auront rien vu venir, mais ça c’est si Sorsha ne leur réglait pas leur compte avant. Elle était peut-être désavantagée, la Wandraise se battait férocement et sans peur.

Uthred demeurait assis, encore sonné par sa rencontre avec le sac de noix qui s'étaient éparpillés devant lui. Sorsha plaça son index devant la bouche et se mit à ramasser les noix poilues et volumineuses comme si de rien était. Les silhouettes de trois gardes apparurent dans l'ouverture du grenier, observant avec surprise l'entrée non gardée. Ils échangèrent des regards inquiets en avançant à l'intérieur et tombèrent sur la wandraise qui s'affairait sereinement à sa tâche.

Hey vous! Que faites-vous là?

Sorsha ne répondit rien, poursuivant sa collecte avec application. Les trois hommes s'engouffrèrent dans le grenier, passant devant Moamar qui les observait avec un regard mauvais, son couteau recourbé attendant patiemment dans sa main. Le premier garde s'impatientait, vexé de n'avoir aucune réponse de la jeune femme aux cheveux indomptés.

Je vous ai parlé! 

Il tendit la main vers elle et c'est à cet instant qu'elle frappa. Elle plongea une petite lame dans sa jambe, lui arracha un cri, avant de bondir comme une panthère pour le déséquilibrer. Ce fut le signal de la curée. Le deuxième garde mit la main au fourreau, prêt à dégainer son cimeterre, lorsque l'Ours se releva. Il vacilla une seconde, mais l'euphorie du combat à venir le fit se ruer en avant pour bloquer le geste du garde. Dans le même temps, Moamar surgissait sur l'arrière du dernier garde et avait glissé sa lame sous la gorge du vaanie. D'un geste sec, la gorge fut tranchée et un flot de sang jaillit sur le torse du garde, qui porta les mains à son cou, les yeux exhorbités. Il cherchait à avaler de grandes goulées d'air, se noyant dans son propre sang. Lorsque son corps heurta le sol, il émit un dernier gargouilli répugnant avant de cesser de respirer.

De son côté, Uthred luttait contre son adversaire pour qu'il garde son arme au fourreau. Le garde envoya un coup de tête dans le visage du wandrais. Il entendit des cloches carilloner sous son crâne et il faillit perdre l'équilibre. Enragé, Uthred envoya un cou de coude en plein dans le menton du garde, puis passa un pied derrière le sien, pour le faire chuter. Ils roulèrent sur le sol et profitant de l'élan, Karhusen se plaça au-dessus. Il bloqua la main d'épée de son adversaire son sa jambe et saisit la tête du vaanie entre ses mains. Il la cogna contre le sol. Une fois, deux fois, trois fois. Il perdit le compte. Il ne cessa que lorsqu'un craquement retentit et qu'il réalisa qu'une auréole de sang entourait la tête déformée par les chocs répétés.

Les mâchoires serrées et le regard fou, il se tourna vers la wandraise qui, elle aussi, avait terrassé son adversaire. Il respirait fort, ses muscles se crispant à chaque inspiration, comme un prédateur qui venait de tuer sa proie. Elle n'avait pas tremblé une seconde en se jetant dans le combat, faisant honneur à leur peuple. Une vraie wandraise.

Petit à petit, il reprit une respiration normale et mit sa main sur sa tempe tandis que le mal de tête s'acdentuait maintenant que l'adrénaline redescendait. Il regarda Moamar, le visage éclaboussait du sang de sa victime.

Il faut cacher les corps ... Et récupérer leurs armes.

Puis, il se tourna vers Sorsha, ses traits se crispant sous la douleur.

Du är modig ! De kunde ha dödat dig ...
Tu es brave ! Ils auraient pu te tuer ...

La douleur lui troublait la vision et le monde sembla tourner autour de lui, à toute vitesse. Il bascula en avant lourdement.

Tout arriva si rapidement. Dès qu’elle se fut lancée sur les gardes, les deux autres se joignirent au combat et, ensemble, vinrent à bout de la menace sans problème. Sorsha était encore essoufflé par échauffourée lorsqu’elle vit Uthred s’avancer vers elle, visiblement en souffrance. Ses traits étaient crispés et son teint livide. Il allait s’effondrer. Alors que cette pensée faisait son chemin dans son esprit, le colosse perdit l’équilibre et bascula vers l’avant, sur elle. Sorsha ne pourrait jamais le rattraper. Elle devait faire la moitié de son poids, voir moins. La jeune femme bascula à son tour et ils se retrouvèrent tous les deux au sol, elle disparaissant à moitié sous cette montagne de muscle. Le poids du Wandrais lui coupa le souffle. Les yeux écarquillés, elle ouvrait grand la bouche pour essayer de faire entrer un peu d’air. Lorsqu’elle retrouva enfin la capacité à respirer, elle siffla entre ses dents.

« Lura! »
Imbécile!

Sans plus d’avertissement, elle lui assena un coup dans les parties. Sorsha n’avait aucun scrupule à frapper un homme à terre même s’il était l’un des siens. Elle se tortilla jusqu’à se libérer de cette étreinte indésirable. Qu’elle soit accidentelle n’était qu’un détail sans importance. Sorsha réussit à le repousser et à ainsi se relever. Elle s’agenouilla à côté de lui et lui saisis fermement la tête entre ses mains.

« Flytta dig och du kan glömma alla hopp om att bli far en dag. »
Bouge et tu pourras oublier tout espoir d’être père un jour.

Elle regarda ensuite son compagnon.

« Ça peut prendre un peu de temps. Je fais aussi vite que possible. »

Sur ce, elle inspira profondément et ferma les yeux. Elle devait faire le vide et se concentrer sur la tâche à effectuer. Sorsha commença à chanter à voix basse. Uthred comprendra peut-être de quoi il s’agissait. C’était une prière que la guérisseuse adressait aux Esprits. Pendant qu’elle chantait, elle alla chercher en elle la source de son pouvoir. Sorsha la sentait, cette force. Elle passa dans ses bras puis dans ces mains. De là, elle se répandit dans la tête d’Uthred comme une douce chaleur apaisante. La plaie se referma et le mal de tête s’apaisa jusqu’à complètement disparaître. La magie continua ensuite son chemin à travers tout le corps du Wandrais et tous les maux et les vieilles blessures qui pouvaient l’affliger furent bientôt chose du passé. Sorsha cessa de chanter et ouvrit les yeux.

« Jag är klar. »
J’ai terminé.

Les mots à peine prononcés, elle se leva. Normalement, il devait se sentir mieux que jamais. Maintenant, qu’allait-il arriver.

Uthred bascula en avant et entraîna Sorsha dans sa chute. La wandraise était peut-être brave mais elle ne faisait pas le poids face à la large carcasse de son compatriote. Ils basculèrent en arrière, dans une étreinte bien involontaire, et percutèrent le sol. Dans une semi-inconscience, Uthred ne parivnt pas à se rattraper à quoi que ce soit et écrasa la jeune femme sans retenue, sous le regard inquiet du Rhétule.

Lura!

Joignant le geste au juron, elle envoya un coup de genou dans l'entrejambe du wandrais qui émit un grognement et se décala du petit corps de la wandraise avec un soubresaut. Le coup fut comme une décharge éléctrique qui parcourut ses jambes avant de remonter son échine pour exploser dans ses épaules. Les yeux et le nez coulèrent d'humeur tandis que les dents se serraient de manière incontrôlable. Il était trop affaibli pour répondre à l'attaque, mais ses poings se crispèrent au poing de faire gonfler ses biceps au point de les faire frémir. Il tapa du poing sur le sol, pour ne pas viser le visage de Sorsha. Sans la douleur dans le crâne qui lui troublait la vision et faisait danser le monde, il aurait sans aucune hésitation écrasé son poing sur la wandraise, lui rendant la douleur qu'elle venait de lui infliger.

Flytta dig och du kan glömma alla hopp om att bli far en dag. Ça peut prendre un peu de temps. Je fais aussi vite que possible. 

Le changement de ton en même temps que le changement de langue arracha un petit rire au wandrais qui roulait sur le dos, une main sur la tempe et l'autre tenant ses testicules malmenés. Mettant de côté, les spasmes de souffrance qui parcouraient son corps, il parvint à jeter un oeil vers Moamar.

Surveille la rue, mon frère.

Le Zurthaan émit ce petit grognement étrange qui signifiait "oui" dans sa langue et reprit le poste de guet. Sorsha déploya ses mains au-dessus de son torse et se mit à chanter doucement. Il reconnut l'air que chantonnait Hilga, la guérisseuse de son clan. Les yeux fermés, il laissa son esprit se remémorer les contreforts du Sigolsheim, où son village s'accrochait.

Il se revit, enfant, lorsqu'il était tombé des branches d'un frêne et s'était brisé le bras. L'os avait percé sa peau et sortait à mi-chemin du coude. Son mentor l'avait amené à Helga qui l'avait allongé près du feu qui brûlait au coeur de sa tente. Il n'avait gardé, comme souvenir, que les séries de crânes d'oiseaux assemblés en chapelet peints jusqu'à présent, mais entendre à nouveau cette incantation aux esprits de la vie, lui remémora toute la cérémonie, les odeurs des poudres que la guérisseuse faisait brûler dans le feu, les petites clochettes qui tintinnaient au bout de ses nattes grisonnates, son visage édenté qui l'effrayait tant lorsqu'il était un jeune gamin. Tandis qu'il revivait cette bribe de son histoire, la douleur s'estompa, d'abord au niveau de l'entrejambe, puis il sentit une chaleur remonter dans ses hanches, son ventre, sa poitrine, envelopper ses épaules puis son cou et tournoyer le long des traits de son visages, le chatouillant un peu avant de remonter jusqu'au sommet de son crâne, emportant la souffrance comme une vieille crasse persistante.

Il ouvrit les yeux, s'éveillant de son souvenir alors que l'ultime note de la mélodie de Sorsha s'évanouissait dans l'air. Elle se redressa et l'Ours fit de même, d'abord assis, éprouvant sa vision et ses articulations, puis voyant que plus aucune partie de son corps ne le faisait souffrir, sur ses pieds.

Tack !
Merci !

Il sourit à la jeune femme, reconnaissant. Une seconde plus tard, son sourir s'effaçait et il saisit Sorsha au visage, sa large main empoignant ses joues et la plaqua au mur avant de la soulever sans beaucoup d'efforts. Il la plaqua au mur avant de saisir le poignet de la jeune femme pour le placer au-dessus de sa tête. Il plaqua son corps contre le sien pour l'empêcher d'envoyer des coups de pieds et cala une hanche dans le giron de la wandraise pour l'immobiliser totalement. Il se pencha vers elle, le regard débordant de colère. Il se pencha vers son oreille.

Nästa gång du attackerar mig, dödar jag dig. Förstått ?
La prochaine fois que tu m'attaques, je te tue. Compris ?

Il reposa la wandraise sur le sol, la violence disparaissant de son regard aussi vite qu'elle était apparu. Uthred ramassa les sacs de nourriture qui était resté au sol et émit un petit sifflement qui fit réapparaître Moamar.

Personne en vue

Le Rhétule se saisit lui aussi d'un sac, qu'il posa sur son épaule et sortit. Uthred laissa passer son frère devant lui et se tourna vers Sorsha avant de franchir la porte.

Många av mina bröder och systrar skulle behöva dina talanger. Vill du följa med oss ?
Beaucoup de mes frères et soeurs auraient besoin de tes talents. Veux-tu venir avec nous ?

Il espérait qu'elle viendrait. Il savait déjà qu'elle n'avait pas pris comme une offense mortelle sa menace, il n'avait fait que lui faire comprendre sa puissance et sa détermination, sans ambages, sans retenue. À l'image du wandrais qu'il était.

Il était rapide, aussi vif qu’une bête. Une seconde il souriait et l’instant d’après il la plaquait contre le mur, menaçant de la tuer si jamais elle osait s’attaquer à lui encore. Alors que d’autres se seraient ratatinés sous l’effet de la peur, Sorsha osait encore lui tenir tête. Le regard fixé au sien, les dents dévoilées dans une sorte de rictus qui se rapprochait d’un grognement, elle n’acceptait pas l’affront. Personne ne devait la toucher et par deux fois il violait cet interdit. On ne la touchait seulement si elle le voulait. La mise en garde ne dura que quelques secondes. Toute animosité disparue aussitôt du regard du Wandrais. Le temps passé ici ne lui avait pas fait oublier ses manières de sauvages. Uthred cherchait à établir sa dominance et se faire cogner dans les parties par une femme faisant la moitié sinon le tiers de son poids allait en l’encontre de ses plans. Malheureusement pour lui, Sorsha était très tenté de recommencer, juste pour le principe. Son regard était éloquent, mais elle ne le fit pas.

« Håll ditt avstånd. »
Garde tes distances…

Il faudrait sans doute lui arracher un bras avant qu’elle n’ose l’admettre, mais Uthred l’impressionnait. La plupart des Wandrais avaient peur d’elle dès qu’ils la voyaient. Ils croyaient qu’elle pouvait voir des choses à cause de l’étonnante couleur de ses yeux. Simple superstition, mais dans les Wandres, ce genre de croyance à la vie dure. Uthred y était apparemment insensible et ça l’impressionnait autant que ça la dérangeait. Sorsha en était venu qu’à apprécier la peur qu’elle inspirait. Ici, il n’y avait plus rien de tout ça. Les gens n’avaient pas peur d’elle et cherchaient plutôt à la mater. Jusqu’ici, aucun n’avait réussi...

En fait, Uthred avait une utilité pour ses talents de guérisseuse. Quelque part, des hommes et des femmes avaient besoin de soins. Il tenait à eux, car il ne prendrait pas ce genre de risque pour des gens qui n’avaient pas d’importance à ses yeux. Le Wandrais ferait un jouet très amusant pour les riches de cette ville. Certains seraient prêts à payer une fortune pour voir cet animal se battre dans une arène. Naturellement, Sorsha ne connaissait rien a son histoire ni qu’il a déjà passé par les arènes avant de se retrouver ici. La jeune femme regarda par l’ouverture de la porte puis à nouveau Uthred. Elle grimaça avant d’acquiescer d’un signe de la tête.

« Ta mig till ditt folk. »
Amène-moi jusqu’à tes gens.

Sorsha ne voulait pas faire de promesse sur ce qu’elle pourrait faire pour ces gens. La magie venait avec un prix et les soins prodigués au colosse l’avaient déjà drainé d’une partie de son énergie. Elle emboîta donc le pas aux deux voleurs, curieuse d’en découvrir un peu plus.

La réponse à son invitation ne tarda pas à arriver.

Ta mig till ditt folk.

Uthred sourit avant de risquer un regard à l'extérieur. Il rentra la tête et dit par-dessus son épaule.

Mina bröder, inte mitt folk. Låt oss gå.
Mes frères, pas mes gens. Allons-y.

Moamar ouvrait la marche et Uthred avança à sa suite, la jeune femme sur ses talons. Ils se faufilèrent à travers les rues rapidement dans un premier temps, cherchant à sortir des environs du grenier, puis d'un pas plus tranquille pour ne pas éveiller de soupçons. Ils se fondirent dans la foule, le wandrais posant son regard à droite et à gauche, découvrant les étrangetés de cette cité. Le Rhétule se montrait un guide de qualité, naviguant d'une rue à l'autre avec aisance, sans attirer l'attention des quelques gardes de la ville qu'ils croisèrent. Le trio arrivaient en bordure de la cité, s'éloignant des murailles épaisses et arrivant au bout des faubourgs qui débouchaient sur la palmeraie qui servait de cachette à ses camarades. Il se tourna vers Sorsha et lui dit doucement.

Du svarade inte mig tidigare. Hur kom du hit? Slav ?
Tu n'as pas répondu tout à l'heure ? Comment es-tu arrivé ici ? Esclave ?

Le Zurthaan fit un signe de tête aux deux wandrais, indiquant que la voie était libre et ils se mirent à avancer entre les rangées bien ordonnées de plamiers. Au coeur des arbres, une large casemate sortait du sable. La silhouette gigantesque d'Eiki attendait devant, patiemment. Le colosse leva la main en reconnaissant ses camarades et avança de quelques pas vers eux. Un large sourire inondait son visage alors qu'il approchait au pas de course, hélant Uthred dans leur dialecte des montagnes.

Veljeni ! Löysitkö ruokaa ?
Mon frère ! Tu as trouvé de la bouffe ?

Il changea d'expression en aperçevant le reagrd perçant de Sorsha qui était posé sur lui. Le colosse perdit son sourire avant d'ajouter, peu confiant.

Musta noita
Sorcière noire
Parantaja, Eiki.
Guérisseuse, Eiki.
Hänen silmänsä näkevät sieluni !
Ses yeux peuvent voir mon âme !
Mutta ei, typerä !
Mais non, idiot !

Uthred souria en regardant Sorsha, plongeant son regard dans le sien. Il indiqua Eiki d'un coup de tête, amusé de voir son camarade apeuré par le jolie wandraise.

Han är rädd att du kommer att stjäla hans själ
Il a peur que tu lui voles son âme.

Il poursuivit son échange avec Eiki dans le wandrais que pouvait comprendre la jeune femme et fit les présentations.

Jag presenterar dig Sorsha. Och han är Eiki.
Je te présente Sorsha. Et lui c'est Eiki.

Le colosse hocha la tête brièvement, gardant tout de même ses distances, craintif de cette nouvelle venue aux yeux étranges.

Muut ovat alareunassa.
Les autres sont en bas.

Il y avait un escalier qui descendait depuis la casemate vers une immense cave fraîche ou tous ceux qui avaient fait le choix de suivre Uthred dans sa quête s'étaient entassés. L'Ours posa un regard amer sur cette foule de gens maigres et affaiblis par tant de jour de marche dans l'étouffant désert. Lorsque Moamar et lui déposèrent les sacs gorgés de nourriture, tous les rejoignirent en se précipitant. Certains étaient tellement maigres que leur visage ressemblait à celui d'un squelette décharné. Lentement, Uthred distribua à chacun de ses compagnons de quoi remplir leur estomac creux. Sorsha vit alors qui étaient ses frères et soeurs ... Et pas ses gens.

Mes frères, pas mes gens… La nuance était importante, mais Sorsha ne comprenait pas encore à quel point elle l’était. L’homme à la peau sombre servait de guide. Il connaissait bien la ville. Sorsha aussi, mais seul lui savait où ils allaient et pendant qu’ils zigzaguaient dans le labyrinthe de ruelles, Uthred la questionna une fois de plus sur la raison de sa présence ici.

« Jag blev fångad i utkanten av min by av en klanledare. Han ville ha mig som trofé. En natt hade vi läger för natten och männen var ute på jakt när en ung kvinna dök upp från ingenstans. Hon blev skadad och hennes plötsliga uppträdande fick min vårdnadshavares uppmärksamhet. Jag lyckades döda honom. På den tiden förstod jag inte utlänningens språk, men med tecken och några peninsulära ord sa hon att hon var en äventyrare och att hon var från Thaar. Jag trodde att andarna hade lagt den på min väg. Hon befriade mig från mina banden, jag botade hennes sår och jag följde henne hit. »

J’ai été capturé en bordure de mon village par un chef de clan. Il voulait de moi comme trophée. Un soir, nous avions monté un campement pour la nuit et les hommes étaient à la chasse lorsqu’une jeune femme apparut de nulle part. Elle était blessée et sa soudaine apparition attira l’attention de mon gardien. J’ai réussi à le tuer. À ce moment-là, je ne comprenais pas la langue de l’étrangère, mais avec des signes et quelques mots de péninsulaire, elle a dit qu’elle était une aventurière et qu’elle venait de Thaar. J’ai cru que les Esprits l’avaient mise sur mon chemin. Elle m’a libéré de mes liens, j’ai soigné sa blessure et je l’ai suivi jusqu’ici.

Sorsha se garda de dire que par la suite, elle a douté de sa décision. Sans le moindre signe de la part des Esprits, elle en est venue à croire qu’au lieu de suivre La Grise, elle aurait mieux fait de tenter de rejoindre son clan. Aujourd’hui, elle croisait la route d’un Wandrais et un éventuel retour sur sa terre semblait vouloir se concrétiser un peu plus. Les Esprits avaient-ils enfin décidé de se manifester? Peut-être… Sorsha voulait le croire en tout cas.

Ils atteignirent une plantation de palmier au cœur de laquelle se dressait une habitation. La guérisseuse resta en retrait, laissant à Uthred le soin de faire les présentations et d’expliquer les raisons de sa présence. Un autre Wandrais, aussi massif sinon plus qu’Uthred, mais contrairement à ce dernier, il était nettement plus supperticieux. Dès qu’il croisa son regard, le mot franchit ses lèvres sans la moindre hésitation. Sorcière. Oui, elle l’avait entendu souvent. Il avait peur d’elle, peur qu’elle prenne son âme et s’en délecte.

« Han har rätt, jag tar hans själ. Jag gillar också att äta på morgonen barn som jag offrade för sprit på natten. »

Il a raison, je vais prendre son âme. Le matin, j’aime aussi manger les bébés que j’ai sacrifiés aux Esprits pendant la nuit.

Sorsha parlait si sérieusement le visage impassible qu’il était difficile d’imaginer qu’elle soit peut-être en train de blaguer. Elle regarda le pauvre Eiki dans yeux pendant un moment, jusqu’à ce que le coin de ses lèvres se retrousse dans un sourire. Rien de tout cela n’était vrai.

La guérisseuse s’attendait à trouver des guerriers mal en point après une longue marche forcée, pas à faire face à la misère humaine dans sa définition la plus pure. Amaigris et affamés, ils se jetèrent sur les provisions. Alarmée, Sorsha s’exclama.

« Om de äter för snabbt blir de sjuka! »
S’ils mangent trop vite, ils vont être malades.

« Attendez! Il faut manger juste un peu et doucement! »

Ils n’allaient pas l’écouter. Sorsha échangea un rapide regard avec Uthred et commença à les examiner. Hormis la faim, les maux les plus fréquents étaient évidemment des blessures. Coupures, éraflures, entorse, os brisé, il y en avait pour tous les goûts. Certains faisaient de la fièvre. La guérisseuse passa plus de temps avec eux, car dans un endroit aussi confiné, le mal risquait de se répandre rapidement. Chaque intervention la fatiguait un peu plus, mais pas une seule fois elle ne se plaignit. À la fin, il ne restait plus qu’une jeune femme. Elle laissa Sorsha s’approcher d’elle sans protester. Elle semblait triste et perdue. La guérisseuse n’étant pas douée pour donner des paroles d’encouragement préféra se taire et commença plutôt à l’examiner. Elle ne souffrait d’aucune blessure apparente, mais ce qu’elle avait risquait de lui causer bien des problèmes dans ces circonstances.

« Tu es enceinte. »

Toutes les réactions à l’annonce d’une grossesse ne sont pas forcément positives, mais certaines sont plus violentes que d’autres. Les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent sous l’effet de l’horreur. Puis elle commença à crier tout en se donnant de violents coups de poing dans le ventre. Sorsha essaya aussitôt de l’arrêter en lui attrapant les poignets, mais elle commença à se débattre comme une furie en criant plus fort encore. La wandraise tentait tant bien que mal de la retenir, mais un coup de pied l’envoya au sol. Elle n’allait pas se calmer. Sorsha n’eut pas d’autre choix que d’utiliser la méthode forte. Un bon coup de poing au visage suffit à l’assommer, mais l’effet n’était que temporaire. Elle allait se réveiller et probablement recommencer à crier.

« Uthred! Den här kvinnan är gravid. Det är uppenbart att det inte är goda nyheter. Känner du hans berättelse? »

Uthred! Cette femme est enceinte. Visiblement, ce n’est pas une bonne nouvelle. Connais-tu son histoire?

Han har rätt, jag tar hans själ. Jag gillar också att äta på morgonen barn som jag offrade för sprit på natten.

Uthred tourna son regard vers la jeune femme, les sourcils relevés, avant de la voir sourire légèrement. Il lui rendit, amusé par le trait d'humour et la réaction épidermique d'Eiki qui frissonna avant de détourner son regard. Ce grand dadet, fait de muscles et de violence, pouvait parfois avoir des réactions d'enfant. Uthred était superstitieux, mais Eiki l'était encore plus. Le colosse les invita à rejoindre le reste du groupe afin de les nourrir. Sorsha put découvrir la misère qui se lisait sur les corps des membres de sa Compagnie. Hommes et femmes rachitiques qui rampaient plus qu'ils ne marchaient pour se saisir du butin que ramenait leur chef. Sorsha parut affecter par cette vision, lorsqu'elle s'écria.

Om de äter för snabbt blir de sjuka ! Attendez! Il faut manger juste un peu et doucement !

Les anciens esclaves ne prêtèrent pas attention aux mises en garde de la wandraise, trop avide de pouvoir avaler quelque chose. Uthred dut élever la voix pour éviter la bousculade et réfréner les bas instincts d'une foule en détresse.

Mes frères ! Mes soeurs ! Ecoutez la guérisseuse ! Il y en aura pour tout le monde ! Les enfants et les plus faibles d'abord ! Je tuerai de mes mains celui qui se comportera comme un animal en poussant les autres ! Je vous ai promis que chacun pourrait manger, vous mangerez ! Mais doucement ! Sans vous rendre malades !

Il fit un signe de tête vers Sorsha, lui signifiant qu'elle aurait son soutien. Il avait vu ce dont elle était capable, ses pouvoirs de vie, et était convaincu qu'elle pourrait être d'un grand secours à ses camarades. Il l'aiderait à faire entendre sa voix si il le devait.

La wandraise s'était approché de plusieurs anciens esclaves pour les osculter, avant de poser ses mains sur leurs maux et de fredonner ses airs curatifs. Même amaigris et maladifs, ceux qui recevaient son don retrouvaient une certaine vivacité et la remerciaient toujours chaleureusement. Continuant la distribution, épaulé par Moamar et Caspian, l'Ours surveillait du coin de l'oeil Sorsha. Elle semblait s'épuiser un peu plus à chaque personne qu'elle allait voir, ne s'économisant pas. Il savait que le don de vie, que lui avaient accordés les esprits, était fatiguant et il ne voulait pas qu'elle se tue à la tâche. Elle avait accepté de bon gré de le suivre et n'avait pas hésité une seconde à venir en aide aux compagnons des anciens gladiateurs.

Une femme se mit à hurler face à elle, donnant des coups dans l'air en sanglotant. Sorsha tenta de maîtriser son hystérie mais elle fut repoussé par un coup de pied. La wandraise revint à la charge en procédant à une anesthésie forcée en écrasant son poing sur la tête de la jeune femme qui cessa d'hurler. La wandraise redressa la tête vers Uthred.

Uthred! Den här kvinnan är gravid. Det är uppenbart att det inte är goda nyheter. Känner du hans berättelse ?

Le wandrais laissa la distribution à ses lieutenants et s'approcha de Sorsha. Il se mit à genoux au niveau de la tête de la jeune femme inconsciente. Il prit sa tête dans ses mains et la posa sur sa cuisse. Elle était jeune, tout juste adulte.

Prata inte vandrande, gör. De måste förstå.
Ne parles pas wandrais, s'il te plaît. Il faut qu'ils comprennent.

Il avait soufflé ces quelques mots, croisant le regard intense de la wandraise. Il haussa légèrement la voix lorsqu'il poursuivit en vaanie.

Elle nous a rejoint peu de temps avant notre évasion. Quelqu'un connaît cette femme ?

Un homme à la barbe noire et au visage creusé leva la main et s'approcha d'eux. Il était si maigre que le wandrais eut l'impression de voir un cadavre marcher vers lui. Comment avait-il pu survivre aux flots de l'Olyia et à la marche dans le désert ? Il devait avoir une envie de vivre extraordinaire pour que les esprits l'empêchent de rejoindre le Pays-sans-Retour.

On était ensemble dans un manoir de Geresh. Du jour au lendemain, notre maître nous a vendu avec trois autres. Cela faisait une semaine que nous étions sur le marché lorsque vous êtes apparu avec vos compagnons, Uthred.

Il tourna un regard noir vers Sorsha, enragé par l'histoire. Ce maître, un jour il le trouverait et il le pendrait par les tripes sur le toit de son manoir. La fureur le fit trembler alors qu'il murmurait.

Smyga
Le bâtard

Quand Uthred lui demanda de ne pas parler en Wandrais, Sorsha le regarda en pinçant les lèvres. Elle comprenait pourquoi il lui demandait de faire attention, mais la jeune femme n’avait pas parlé dans sa langue maternelle depuis un moment déjà. Le fait de pouvoir enfin exprimer ses idées sans chercher ses mots était une véritable libération, au point d’être plus loquace qu’à l’habitude.

L’histoire de cette femme ressemblait à bien d’autres. Combien d’hommes avaient abusé de leurs esclaves comme si elles n’étaient que de vulgaires objets. Sorsha comprenait pourquoi elle ne voulait pas du bébé, mais l’hystérie n’allait pas régler son problème. Dans un premier temps, elle fut tentée de ne rien faire. Après tout, le bébé était là pour une raison. Toutefois, il était évident que si elle ne faisait rien, cette femme tenterait quelque chose et risquerait sans doute sa vie dans le processus. Tant qu’à choisir, Sorsha préférait aider cette femme. On ne l’aurait pas mise sur sa route si elle n’avait pas le droit de le faire.

« Il faut l’amener ailleurs, dans un endroit plus calme. Je peux peut-être l’aider. »

Deux solutions s’offraient à Sorsha. La première requérait l’utilisation des plantes, mais le souvenir de La Grise était encore très frais à sa mémoire et vu l’état de santé général de cette femme, elle y laisserait certainement la peau. La deuxième, c’était sa magie, mais Sorsha n’avait jamais tenté le coup. En théorie, elle savait qu’elle pouvait le faire, mais elle n’était pas certaine de comment s’y prendre ni quelle en seront les conséquences.

Une fois la jeune femme montée au rez-de-chaussée, Sorsha expliqua.

« Jag har redan avslutat graviditeter. Jag kan använda växter, men det är väldigt riskabelt. I själva verket är jag säker på att hon kommer att dö om jag gör det på det sättet. Jag kan också använda min magi ... tror jag. Jag gjorde det aldrig så. Jag vet inte vad som kommer att hända. Det kan vara lika riskabelt som växter. Om hon behåller det ... Jag är inte säker på att hon kan ändå. »

J’ai déjà interrompu des grossesses. Je peux utiliser des plantes, mais c’est très risqué. En fait, je suis certaine qu’elle va en mourir si je le fais de cette façon. Je peux aussi utiliser ma magie... je crois. Je ne l’ai jamais fais de cette façon. Je ne sais pas ce qui va arriver. C’est peut-être aussi risqué que les plantes. Si elle le garde... Je ne suis pas certaine qu’elle le puisse de toute façon.

Une grossesse ce n’était jamais facile. C’était même un processus risqué au bout duquel un nombre assez considérable de femmes trouvait la mort. On évitait de parler de ce genre de chose pour ne pas faire peur aux futures mères, mais cette réalité touchait toutes les maisons, les riches comme les pauvres. Avoir un mage de la vie ne garantissait pas non plus une issue heureuse. Cette femme n’avait pas vraiment de toit sur la tête ni même un accès régulier à de la nourriture. Ses chances étaient minces.

Il faut l’amener ailleurs, dans un endroit plus calme. Je peux peut-être l’aider.

Uthred hocha la tête et passa ses bras sous les bras et les jambes de la femme inconsciente avant de la soulever sans peine. La pauvre ne pesait rien, trop diminuée par les privations et l'esclavage. Il monta les quelques marches de la cave pour arriver au rez-de-chaussée, suivi de près par Sorsha, après s'être saisi d'une outre remplie d'eau. Une fois plus au calme, respirant un air plus frais qui filtrait à travers les fenêtres sans carreaux de la casemate, la wandraise exposa son projet à Uthred.

Jag har redan avslutat graviditeter. Jag kan använda växter, men det är väldigt riskabelt. I själva verket är jag säker på att hon kommer att dö om jag gör det på det sättet. Jag kan också använda min magi ... tror jag. Jag gjorde det aldrig så. Jag vet inte vad som kommer att hända. Det kan vara lika riskabelt som växter. Om hon behåller det ... Jag är inte säker på att hon kan ändå.

Interrompre une grossesse ... Les mots sonnaient désagréablement à l'oreille du wandrais. Il leva les sourcils, interloqué. Sorsha évoquait cet acte avec une banalité déconcertante.

Är du säker ? Andarna valde att ge honom ett barn. Han har rätt att leva.
Tu es sûre. Les Esprits ont choisi de lui donner un enfant. Il a le droit de vivre.

Son regard était dur, rechignant à comprendre l'intérêt de supprimer une vie qui n'avait pas encore commencé. Il avait vu la femme se frappait le ventre, mais les humains n'étaient pas de taille à défier la volonté des Esprits. Elle portait probablement le bâtard de son ancien maître, mais seul le père était responsable, pas la vie qui n'avait pas encore commencé, ni la mère qui n'avait fait que subir l'humiliation de se faire engrosser contre sa volonté par l'esclavagiste.

Du kan inte fatta beslutet utan ditt avtal.
On ne peut pas prendre la décision sans son accord.

Il tempérait déjà son discours en voyant le regard indigné que la wandraise posait sur lui, pourtant il ne démordait pas, secouant la tête.

Graviditet är en välsignelse från livets andar, det är fel att förhindra det.
Une grossesse est une bénédiction des Esprits de la Vie, c'est mal de l'empêcher.

La jeune femme reprennait doucement conscience en émettant un petit râle, encore sonné du coup de poing magistral qu'elle avait pris sur la tête. Uthred posa une main sur son épaule, prêt à la retenir si son hystérie la reprennait mais de manière douce.

Doucement.

Il prit l'outre et fit sauter le petit bouchon avant de l'amener à la bouche de l'ancienne esclave. Elle but difficilement, retrouvant peu à peu ses esprits avant de se mettre à pleurer en croisant le regard intense de la wandraise. Elle réalisa alors que l'annonce n'avait pas été un mauvais rêve et se remit à battre des pieds et des mains en sanglotant. Uthred plaqua sa main fermement sur la jeune femme, la maintenant au sol malgré son agitation. Il n'avais pas besoin de demander son accord, il avait parfaitement compris. Il baissa les yeux, légèrement frustré.

Calme-toi, femme. Sorsha peut t'aider ! Mais tu dois d'abord te calmer !

Devant sa détresse, le wandrais se résignait mais ne cautionnait pas ce qui s'apprêtait à être fait. L'enfant aussi avait droit à la liberté de vivre. Pourtant c'est envers les esclavagistes que sa rancoeur se dirigea au final. Son regard redevint sombre tandis qu'il cherchait un moyen de venger cette femme et l'enfant qui rejoindrait bientôt le Pays-sans-Retour.

« Och kanske andarna satte mig på väg så att han kunde hjälpa honom?  »
Et peut-être que les Esprits m’ont mise sur son chemin pour que je puisse l’aider?

Sorsha ne s’attendait pas à ce genre de réaction de la part d’Uthred, mais en même temps, elle ne le connaissait pas. Cela dit, elle pouvait difficilement admettre qu’il ait tort. Dans d’autres circonstances, elle aurait été même tentée d’avoir la même réflexion que lui, mais vue la réaction de la femme lorsqu’elle lui a annoncé sa grossesse. Jusqu’à un certain point, ils avaient tous les deux raison et c’est pourquoi c’est à la jeune femme que revenait la décision. Qu’elle décide de garder ou non l’enfant, il y avait des risques dans les deux cas. Sorsha était prête à l’aider, peu importe le chemin qu’elle prendrait, mais la guérisseuse ne pouvait pas non plus faire de miracles.

La jeune femme revenait à elle. Sorsha n’y était pas allé en douceur en la frappant et elle ressentait encore la douleur dans sa main. Elle voyait déjà la peau bleuir là où son poing avait rencontré son visage. Ça devait faire mal, mais pas assez pour détourner ses pensées de cet enfant indésirable qui avait pris racine dans ses entrailles. Uthred n’était pas content. Sorsha le voyait à sa réaction dégoûtée. Il devra s’y faire.

« Ma magie peut t’aider. Je peux faire partir le bébé, mais il y a un risque. Il y a toujours un risque. »

Sorsha n’osa pas dire qu’elle n’avait jamais tenté d’utiliser ses pouvoirs pour arrêter une grossesse, mais comme elle était certaine que les plantes lui seront fatales, l’option expérimentation magique lui semblait la meilleure.

« Soit brave. Les Esprits n’aiment pas les pleurnicheuses. »

Non, elle n’était définitivement pas douée pour les encouragements, mais elle n’avait pas tort. Dans leur culture, il fallait affronter l’adversité avec courage et sang-froid. Montrer sa peur était un signe de faiblesse et de lâcheté.

Elle se leva.

« Je ne peux pas faire le rituel comme ça. Ce n’est pas simple magie. Je dois me préparer, aller chercher des choses chez moi. J’en ai pour pas longtemps. »

Un simple regard de la part du Wandrais lui fit ajouter.

« Je reviens. Promis. »

Elle s’éloigna pour se rendre compte un peu plus loin qu’elle était talonnée par Moamar. Ce dernier se contenta de la suivre peut-être pour s’assurer qu’elle retrouve son chemin de retour. En tout cas, il apprendra que Sorsha vit dans un bordel dont elle lui interdira l’entrée une fois arrivée sur les lieux. Elle en ressortira quelques instants plus tard avec un sac jeté sur l’épaule. Elle n’aura même pas besoin de lui pour retrouver son chemin jusqu’à la plantation. Elle avait une bonne mémoire et un excellent sens de l’orientation.

À peu près une heure s’était écoulée entre le moment de son départ et de son retour. Elle jeta à peine un regard à Uthred, son attention étant plutôt tourné vers sa patiente.

« La magie demande préparation. » Expliqua-t-elle alors qu’elle sortait différentes choses de son sac. Il y avait des chandelles, de l’encens ainsi que des flacons remplis d’huile parfumée. Toutes ces choses faisaient partie du rituel et l’aidaient à se concentrer. Si elle avait réussi à soigner les autres blessés simplement à travers ses prières, il lui en faudra plus pour ce qu’elle voulait faire. Pour un spectateur qui n’y connaissait rien, ses préparatifs étaient mystérieux, voire un peu effrayants. Quand elle fit prête, elle fit un signe de tête à Uthred.

« Retourne-toi. Elle n’a pas besoin de témoin. »

Elle releva sa tunique pour dévoiler son ventre. Elle versa ensuite une petite quantité d’huile au creux de sa main et commença à la masser. Sorsha inspira profondément. L’atmosphère de la pièce était en train de changer. L’encens embaumait l’air et devenait entêtant. Lorsqu’elle commença à chanter, ils n’étaient plus à Thaar, mais dans une cabine au beau milieu des Wandres. Sous ses mains, deux vies frémissaient, celle de la mère et celle de l’enfant qu’elle portait en son sein. Sorsha se concentra sur cette étincelle. C’est vraiment ainsi qu’elle le voyait dans sa tête, un point lumineux comme une étoile. Elle projeta toute sa volonté sur lui et fut surprise de la résistance qu’elle rencontra. Elle devrait pourtant savoir que la vie n’abandonnait pas aussi facilement. Il lui fallut trois assauts avant qu’elle ne parvienne à le déloger. Chaque tentative était terrible autant pour la jeune femme que pour Sorsha, mais à la fin, l’étincelle ne brillait plus. La Wandraise ouvrit les yeux, regarda l’ancienne esclave et le monde devint noir. Elle s’écroula, drainer jusqu’à la dernière goûte de son énergie. 

Les arguments de Sorsha étaient aussi pertinents que les siens. Les Esprits l'avaient peut-être mis sur sa route pour qu'elle l'aide à survivre sans le bâtard qu'elle portait. La jeune femme fondit en larmes, sous le regard des wandrais. Uthred ne pouvait plus prétendre que cette grossesse était une bénédiction, elle ne l'était pas pour la mère en tout cas et la wandraise était formelle, leurs vies étaient en jeu, aussi bien pour l'enfant que pour celle qui le portait. Sorsha prévint l'ancienne esclave, d'une voix ferme.

Ma magie peut t’aider. Je peux faire partir le bébé, mais il y a un risque. Il y a toujours un risque. Soit brave. Les Esprits n’aiment pas les pleurnicheuses.

Bien qu'un peu sèche, la phrase eut le mérite de calmer les sanglots de la jeune femme, qui parvint à retenir ses larmes et à hocher la tête. La wandraise se leva alors.

Je ne peux pas faire le rituel comme ça. Ce n’est pas simple magie. Je dois me préparer, aller chercher des choses chez moi. J’en ai pour pas longtemps.

Les sourcils d'Uthred s'écartèrent, dans une moue un peu inquiète. Et si elle les abandonnait. Elle avait fait plus que le wandrais aurait pu espérer pour ses frères et soeurs. Il avait vu qu'elle commençait à fatiguer. Des cernes s'étaient creusées sous ses yeux, ses mains tremblaient légèrement et sa respiration s'était accéléré pour compenser l'épuisement de ses muscles. La wandraise le regarda avec assurance avant de déclarer.

Je reviens. Promis.

Ils échangèrent un regard pendant quelques secondes. Uthred la jaugea, impassible. Elle avait tant fait pour lui et ses frères depuis leur rencontre qu'il hocha la tête. Il avait envie de lui faire confiance. Elle partit à vive allure, Karhusen la suivant jusqu'à ne plus apercevoir sa silhouette dans l'embrasure. Le Rhétule sortit de la cave, venant s'enquérir de la situtation. Le wandrais tourna ses yeux vers lui.

Suis-la, mon frère. Si elle a besoin d'aide pour retrouver son chemin, je sais que tu sauras la guider.
Oui, frère.

Le Zurthaan sortit à son tour, suivant sans se cacher la jeune wandraise qui trottinait dans les boyaux populeux de la grande cité. Ils revinrent tout deux au bout d'une heure. Uthred avait réussi à faire manger un peu la jeune femme qui était resté allongé. La wandraise portait un sac gonflé de flacons et d'herbes. Elle alluma des bougies et fit brûler de l'encens qui piqua le nez de son compatriote.

La magie demande préparation. Retourne-toi. Elle n’a pas besoin de témoin.

Uthred opina du chef et se retira, rejoignant Moamar qui était resté au dehors, le visage légèrement crispé. Le wandrais s'approcha du Rhétule, soucieux de lire l'expression sur le visage de son ami.

Qu'est-ce qui se passe ?
Elle est ... Prostituée.

Moamar tordit sa bouche dans une moue sceptique tandis que le wandrais levait les sourcils, interloqué. Cette information l'affecta plus qu'il ne l'avait anticipé. Il avait du mal à croire qu'une wandraise, bénie par les Esprits de la Vie, puisse faire commerce de son corps. Le chant de la wandraise commençait dans la casemate.

Tu ... Tu es sûr ?
Elle vit dans une maison ... Non ... Bordel est le mot.

L'information n'eut pas le temps de faire réfléchir le wandrais qu'un bruit de chute retentit derrière eux, bientôt suivi du cri de l'ancienne esclave qui se redressait sur son céans. Sorsha était allongé, face contre le sable et ne bougeait plus. Uthred se précipita vers elle et la retourna. Il mit deux doigts sous le nez de Sorsha.

Elle respire ! Moamar, apporte-moi une couverture !

Il souleva la wandraise et la déposa délicatement le dos au mur. Le Zurthaan courut dans la cave et revint aussitôt avec ce que lui avait demandé le wandrais. Il plia la couverture et en fit un petit coussin qu'il glissa sous la tête de Sorsha. Il passa sa main sur son front, épongeant la sueur qui avait perlé et qui collait ses cheveux sur la peau, elle était un peu fièvreuse. Sans y prendre garde, il caressa une mèche de cheveux de la wandraise en venant l'écarter de son visage blème. Il murmura, espérant que la jeune femme l'entende.

Du är utmattad. Vila helare. Tack för henne ... för oss
Tu es épuisée. Repose-toi, guérisseuse. Merci pour elle ... pour nous

Il resta à ses côtés, jusqu'à ce qu'elle ouvre doucement les yeux, faisant naître un sourire sur le visage dur du wandrais. Il amena l'outre vers les lèvres de la jolie wandraise.

Dricker. Hur mår du ?
Bois. Comment vas-tu ?

Il détailla Sorsha de la tête aux pieds avant d'ajouter en souriant.

Jag vet att du inte gillar att bli rörd, men jag trodde att det skulle vara bekvämare så.
Je sais que tu n'aimes pas être touché, mais j'ai pensé que ce serait plus confortable comme ça.

Sorsha avait du mal à garder les yeux ouverts. Elle était drainée jusqu’à la dernière goutte de son énergie et la fatigue pesait lourdement sur elle. Voilà ce qui arrivait lorsqu’elle poussait trop loin sa magie. Le prix à payer était terrible, mais en valait la peine. Non seulement Sorsha avait réussi à aider quelqu’un, mais ses efforts allaient rendre sa magie plus puissante. Elle pouvait déjà le constater entre ce qu’elle arrivait à faire lorsqu’elle vivait dans les Wandres et aujourd’hui. Ça faisait un peu peur, mais Sorsha n’était pas dépourvu de curiosité et elle voulait voir jusqu’où elle pourrait aller et combien de vie elle pourrait ainsi sauver. Si les Esprits lui avaient donné ce pouvoir, elle avait le droit de l’utiliser.

Mais dans des moments comme celui-là, Sorsha était aussi extrêmement vulnérable. Elle ne pouvait plus se défendre et Uthred aurait pu faire n’importe quoi de sa personne. Elle entendit la voix du wandrais, étrangement lointaine, et incapable de lutter plus longtemps, sombra dans un profond sommeil sans rêves. C’est la faim qui la réveilla bien plus tard. Outre la fatigue, ce genre de démonstration magique la laissait affamée. Elle pourrait avaler un cheval en entier. Elle ouvrit les yeux et quelqu’un lui plaça une outre sous le nez. Sorsha bu quelques gorgées avant de répondre à Uthred.

« Jag är hungrig. »
J’ai faim

Désorientée, il lui fallut un moment avant de se souvenir de tout ce qui s’était passé. Le marché, le magasin de nourriture, le wandrais, l’attaque des gardes puis les soins donnés. Il était probablement très tard, mais Sorsha n’avait plus que deux choses en tête : rentrer chez elle et manger. Le bordel était encore le seul endroit dans cette ville où elle se sentait en sécurité. Comme sa hutte dans les Wandres, rien ne pouvait l’atteindre là-bas.

« Jag måste gå. »
Je dois partir

Elle était chancelante. Elle peina à se mettre à quatre pattes alors se mettre debout… Sorsha n’était pas en état pourtant, elle était déterminée. Sans se soucier d’Utred, de Moamar ou des autres, la wandraise réussit à se mettre sur ses pieds et d’un pas vacillant, se dirigea vers la porte. C’est à ce moment qu’elle réalisa qu’elle n’avait pas pris ses choses. Sorsha se retourna, contrariée par cette perte de temps. Elle revint sur ses pas, tomba à genoux et commença à mettre dans le sac de jute les choses qu’elle avait ramenées préalablement du bordel. Si Uthred lui dit quelque chose à ce moment-là, elle ne répondit pas. En fait, elle ignorait sa présence. Sorsha était concentré sur sa tâche. Sans savoir ce qu’elle avait fait un peu plus tôt, on pourrait croire qu’elle était saoule. Ses gestes manquaient de coordination, elle ne pouvait pas marcher en ligne droite et faillit se prendre le cadre de la porte lorsque vint le moment de repartir. Dans cet état, elle n’irait pas bien loin. Si elle ne finissait pas par s’effondrer quelque part, c’est la nuit noire qui allait l’arrêter. Au milieu de la plantation, on n’y voyait rien. Bien que la ville soit derrière les arbres, ces derniers bloquaient la lumière des torches et des lampes et Sorsha s’arrêta, ne sachant plus dans quelle direction aller.

Sorsha se saisit de la gourde et avala de grandes lampées d'eau fraîche. Elle croisa le regard azuré d'Uthred et le wandrais put lire l'épuisement et l'étourdissement qui luisait au creu des iris de la wandraise. Elle semblait émerger d'un long sommeil ténébreux et elle déclara, sans détour.

Jag är hungrig.

Uthred leva les sourcils et chercha autour de lui de quoi combler sa faim. Sans attendre que le wandrais lui propose de quoi se sustenter, elle enchaîna en se relevant.

Jag måste gå.

Elle vacilla en se tenant sur les genoux et grogna lorsqu'elle réussit à se hisser sur ses jambes. Elle avança difficilement vers la sortie malgré les mots d'Uthred.

Vänta. Sätt dig ner. Sorsha vänta.
Attends. Assieds-toi. Sorsha attend.

Elle se retourna et Uthred pensa un instant qu'elle l'avait écouté. Elle posa un regard absent vers son sac et se laissa tomber sur ses genoux pour mettre les affaires qu'elle avait utilisé pour son opération dans sa besace. Elle répétait les mouvements machinalement, prenant un objet pour l'enfourner dans la toile avant de recommencer tandis que son regard balayait la scène sans attention. Elle semblait ivre. Ivre de fatigue et d'avoir trop usé de ses pouvoirs magiques. Uthred répétait les mêmes mots, en vain. Elle tituba vers la sortie, ne prêtant définitivement aucune attention aux demandes du wandrais. Elle avança dans la pénombre de la palmeraie en faisant des écarts digne d'un ivrogne sortant de la taverne après avoir ingurgité des litres d'alcool. Uthred suivi, quelques pas en retrait, tentant de raisonner la wandraise qui l'ignorait.

Kom tillbaka. Du kan åka hem imorgon.
Reviens. Tu pourras rentrer chez toi demain matin.

Elle poursuivait sa route en zigzaguant. Elle fit un pas de trop et sa jambe se déroba sous son poids et elle chuta vers l'avant. uthred se précipita vers elle et parvint à glisser ses bras sous ceux de Sorsha, l'empêchant de se retrouver le nez dans le sable.Soit elle était devenue sourde, soit elle s'enfermait dans son entêtement, ou un peu des deux. Au vu de sa détermination, elle ne resterait pas avec eux, il changea alors de tactique et d'argument.

Låt mig följa med dig hem.
Laisse-moi t'accompagner jusque chez toi.

Il osait à peine la toucher, posant à peine une main contre l'épaule de la jeune femme pour qu'elle ne bascule pas sur le côté. Il l'accompagna sur quelques mètres, restant attentif à ses gestes. Il avait bien compris qu'elle n'aimait pas qu'on la touche, mais il ne la voyait pas rentrer jusqu'à son logis sans s'appuyer sur quelqu'un. Et puis, ce que lui avait dit Moamar était une autre motivation. Il voulait voir si le Rhétule avait dit vrai. Bientôt, les murs de Thaar s'étirèrent vers le ciel étoilé au-dessus d'eux. Elle protestait légèrement mais Uthred maintint son étreinte, ferme autant que bienveillante et marcha au rythme incertain de la wandraise.

S’enfermer dans son entêtement… Oui, ça illustrait parfaitement la situation actuelle. Sorsha ne voulait pas rester même si cela avait été dans son intérêt. Elle pensait à sa petite chambre, ce refuge qu’elle a aménagé avec soin depuis son arrivée ici. Dès qu’elle ne se sentait pas bien, elle s’y enfermait. La porte close et avec toutes les plantes suspendues au plafond, Sorsha pouvait presque croire qu’elle n’était plus à Thaar, mais dans les Wandres. Elle entendait donc parfaitement Uthred, mais elle ne voulait pas l’écouter au risque de se tourner en ridicule devant lui. Au final, c’est un peu ce qui arriva lorsque deux bras puissants l’empêchèrent au dernier instant de piquer du nez. Elle voulut se défaire de sa poigne, mais autant l’admettre, elle n’ira pas très loin dans cet état. Au départ, ce contact la révulsait. Tout son corps était aussi tendu que la corde d’un arc. Sorsha voyait cela comme une intrusion, mais aussi comme un aveu de sa faiblesse. Elle était fâchée contre elle et contre Uthred. Toutefois, à mesure qu’ils cheminaient dans la ville, elle finit par se détendre un peu. Cette main était grande et forte à l’image de son propriétaire. Elle pouvait sentir la chaleur que dégageait sa paume à travers le tissu de sa robe ainsi que les callosités qui la rendaient rugueuse. Sorsha réalisa assez rapidement qu’elle portait plus attention à cette « présence » sur elle que sur le chemin qu’elle empruntait pour rentrer au bordel. Heureusement, elle connaissait bien la ville et à l’exception de quelques détours inutiles, les lanternes du Tourne-gambette furent rapidement en vue. À ce stade, Uthred aura sans doute déjà compris qu’ils étaient dans le quartier chaud de Thaar bien que les bordels ne soient en aucun cas limités à cet endroit. Sorsha hésita en voyant la silhouette du garde à la porte. Le gars allait la laisser passer sans hésiter. La Wandraise allait et venait à sa guise bien qu’il ne soit pas habituel qu’elle rentre aussi tard. Il était encore moins courant qu’elle y ramène quelqu’un. C’était même la première fois et Uthred n’avait pas la tête du client typique. Sorsha n’était même pas certaine de comment il réagirait en voyant qu’elle vivait là. Elle préféra ne pas prendre de chance.

« Jag kan fortsätta ensam. »
Je peux continuer seule.

Elle lui jeta un regard qui invitait fortement à ne pas insister. Sorsha n’avait ni l’envie ni l’énergie pour lui tenir tête. Elle entendait son estomac gronder et elle était presque certaine qu’Uthred le pouvait aussi. La jeune femme imaginait déjà toutes les bonnes choses qui l’attendaient sans doute en cuisine. Elle se servirait même si la cuisinière se mettait à lui crier dessus. C’est que la maman de la Grise n’y voyait aucun mal tant qu’elle faisait son boulot. Elle sera peut-être même très heureuse d’apprendre que Sorsha pouvait maintenant interrompre les grossesses indésirables sans risquer de tuer les filles. D’ailleurs, en parlant des filles… La wandraise ne s’était pas encore retournée qu’elle entendit une voix haut-perché en provenance du Tourne-Gambette.

« Ooouuuuh C’toute qu’une pièce d’homme que tu r’mène là, Shasha »

Le visage de Sorsha vira au cramoisie, mais impossible de dire si c’était par gêne ou sous l’effet d’une soudaine envie meurtrière. Sans doute les deux, Sorsha détestait lorsqu’on déformait son nom et certaines des filles n’avaient toujours pas compris le message. Il était peut-être temps de casser quelques dents comme quand on avait essayé de l’introduire à un client...