Entre parias, on se comprend | La Mascarade & Aaron

Fin de la 1ère ennéade
Automne, Barkios de l'An 17:XI

La pluie avait bien failli les surprendre... Elle s'était abattue sur la région telle une nuée de sauterelles, bouchant la vue à plus de deux mètres et empêchant toute possibilité de se diriger dans la campagne diantraise. Pas le temps de monter les tentes cela dit... En voyant l'immense nuage noir recouvrir le ciel et l'horizon disparaître derrière la grisaille, on avait avant tout cherché un abri déjà près. Fort heureusement, un escarpement se trouvait non loin et, parmi les roches, une faille se distinguait sans mal. Elle était assez large pour mettre de faire entrer un homme de bonne corpulence. Une rapide visite avait permis de vérifier qu'il s'agissait bien de ce qu'ils croyaient... Une grotte, assez grande pour contenir leur petit groupe ainsi que le matériel qui ne supporterait pas la pluie, et dépourvue de toute présence humaine ou animale.
Cependant, les derniers à avoir pu pénétrer à l'intérieur étaient un peu mouillés et on s'affaira bien vite à leur donner les moyens de se changer avant qu'ils n'attrapent la mort tandis que d'autres préparaient un bon feu pour réchauffer l'atmosphère froid et humide de leur abri de fortune.

Ils étaient une douzaine, si on ne tenait pas compte du duo qui les avait temporairement rejoins. Il s'agissait d'hommes, de femmes et d'enfants appartenant à non pas une, mais plusieurs familles. Ils ne possédaient que bien peu de choses en dehors de leurs deux chevaux et des charrettes qu'ils tiraient. Ces nomades avaient déjà plus d'une fois fait le tour de la Péninsule mais jamais ils ne s'arrêtaient. Demeurer trop longtemps au même endroit était dangereux pour des gens comme eux. Et ils n'étaient pas seuls dans ce cas-là. L'entraide, c'était tout ce qu'il leur restait.
Pourtant, à les voir si souriants, il était difficile d'imaginer qu'ils soient autant en danger. Ils semblaient paisibles au contraire. Et heureux.

Les flammes du foyer inondaient la caverne de lumière jusqu'à l'entrée. Quelques silhouettes se tenaient assises autour de lui, enveloppées dans une couverture ou une épaisse cape. L'un d'eux, les yeux bandés, tenait toujours contre lui le bâton qui s'était fait son guide. L'adolescent prêtait l'oreille à ce qui l'entourait, ne pouvant usé de ses yeux pour discerner ce qu'il se passait. Il percevait sans mal la pluie au-dehors qui tombait tel un flot incessant depuis une heure déjà.

-Et on appelle ça des giboulées... Tu parles ! Râla un homme, visiblement de mauvaise humeur.
-Commence pas ! Répondit une femme d'une quarantaine d'années qui faisait plus que son âge. Occupe-toi plutôt de sécher un peu les chevaux. Ils ont le cuir épais mais faudrait pas qu'ils prennent mal.

L'acariâtre grommela tout en se levant et s'approcha de la première bête venue. Il souffla sur ses mains comme pour les réchauffer avant de les passer sur les courbes de l'animal.

-Tu devrais prendre quelque chose dans tes mains pour faire ça.
-Qu'est-ce qu'y raconte ?! Rétorqua l'homme après avoir dévisagé l'adolescent privé de ses yeux. Sa question s'adressait à un quarantenaire aux cheveux poivre et sel. Ce dernier s'approcha du jeune infirme et posa sa main sur son épaule.
-Qu'est-ce qu'il y a ? Demanda-t-il, comme s'il savait que le garçon n'avait pas donné ce conseil sans raisons.
-J'entends des voix dehors...

Le quarantenaire releva le regard vers l'entrée de la grotte. Puis il se redressa et, posant la main sur le pommeau de son épée, s'avança pour tenter de discerner un son qui ne serait pas celui de la pluie battante ou une ombre différente de celle des arbres parmi les épaisses gouttes d'eau. Avec un peu de chance, il pourrait percevoir ce qui avait attiré l'attention de l'aveugle.

— Bons-Yeux, va nous chercher un abri. Langue-Affûtée, tu t’occupes de décharger et de protéger nos objets qui craignent l’eau. Face-de-Rat, continue à ne rien faire, ça sied parfaitement à ton teint cadavérique. Les autres, on pose pied à terre et on commence à débarquer. On joue dans trois jours, pas question d’avoir des costumes recouverts de boue. Hop, au triple galop, mes gueux !

La Mascarade virevoltait prestement entre les différentes rangées et carrioles de sa Troupe, aidant les autres à descendre les affaires importantes, à retaper les bâches et à sécuriser le terrain. La pluie les avait surpris sur la route, à travers un chemin particulièrement sujet aux écoulements. La boue, comme toujours, rendait le trajet plus complexe à réaliser et, dans ce cas, il valait mieux perdre une journée, en espérant que tout cela se calme. Après une dizaine de minutes de cette étrange danse, l’éclaireur revient fébrilement, les cheveux collés sur son crâne par un mélange de sueur et d’eau sale, le visage couvert de saleté mais un sourire aux lèvres.

— On a de la chance, patron. Là-bas, derrière les quelques arbres et la colline, vers la montagne à l’est, se trouve une grotte avec des gens à l’intérieur. Je suis juste passé rapidement, pour ne pas attirer l’attention, ce qui est facile sous ce torrent.

— Des gens, dis-tu, Mon Ami ? Hm. S’exclama Fleur-de-Lys tout en soulevant une énorme barrique de son corps frêle. Haletant, il poussa dans un soupir sur ses jambes et cambra son dos pour lui donner de la force. La traction faite, il posa nonchalamment son coude sur la rambarde de l’attelage de bois, verni par la pluie. — Oui, oui, des gens. Pourquoi pas ? Encore faut-il savoir si ce sont des personnes correctes, qui ne nous détrousseront pas. Et, pis encore, il faudrait savoir si ce sont des amis des arts, j’ai horreur de passer une nuit dans une grotte avec une compagnie de béotiens. Langue-Affûtée et Face-de-Rat, mes deux inséparables mangeurs de purin, je vous prie d’aller voir avec notre longue-vue, de négocier et de revenir le plus prestement possible.

Décollant mollement de son siège, l’homme au faciès de rongeur émit un long soupir, avant de sauter hors de sa carriole, soulevant un nuage de boue et d’odeurs nauséabondes. Sur son visage se dessina un regard sarcastique, alors qu’il observait le dramaturge se tenir le nez avec ses deux doigts.— Négocier avec un muet, voilà une tâche bien particulière, compagnon de pain. Les gars, avec moi, j’ai réussi à tenir mes fesses roses en dehors de cette infecte humidité, ce n’est pas pour les y noyer maintenant.

Le trio bien disparate, s’enfonça alors dans les forêts et rejoignit rapidement la grotte vu précédemment par Bons-Yeux. De Taille moyenne, il était peut-être le seul à avoir une apparence présentable, et c’était peu dire. De l’autre, notre cher paresseux, hormis la rudesse de ses traits, avait une taille légèrement inférieur à la moyenne et une courbure du dos très intéressante, ainsi que le sourire pernicieux des bandits de grand chemin. De l’autre, le muet, toujours heureux et candide, affichait sa grimace de benêt, comme à l’accoutumée. Sans faire plus de parcimonie, ils entrèrent dans la grotte. Face-de-Rat épousseta alors son costume rapiécé, et prit la parole.

— Excusez-nous, camarades, d’arriver à votre petite sauterie avec un peu de retard. N’ayez pas peur, nous ne sommes pas les plus agréables à regarder mais, nous sommes tout à fait bienveillant et pacifique, enfin seulement quand la situation l’exige. Il balaya son regard l’entièreté de la grotte, à la recherche d’une réponse agressive. — Nous sommes encore une dizaine à nous peler le fion dehors, acceptez-vous de nous accueillir ? En échange, nous pourrons égailler ce doux temps de quelques douces pitreries.

Il allait sans dire que l'arrivée des deux compères provoqua une certaine tension chez les nomades qui tentaient déjà de se réchauffer auprès du feu qui brûlait maintenant sans peine. Lorsque les silhouettes s'extirpèrent de l'avalanche de gouttes d'eau qui avait lieu dehors pour pénétrer dans la grotte, l'atmosphère y était lourde et chargée de méfiance. Près de l'entrée se trouvait toujours le quarantenaire poivre et sel, la main posée sur le pommeau de son épée. A ses côtés se tenait désormais un homme plus âgé, probablement le patriarche de de cette petite communauté, portant son regard emprunt d'une certaine sagesse et d'une quiétude là où son bras droit du jour mêlait à la fois méfiance et bienveillance devant l'irruption à laquelle il faisait face.
Devant le discours d'introduction des nouveaux venus, les deux hommes échangèrent un regard indescriptible, se consultant en silence. D'après leur conclusion, ils comprenaient qu'ils étaient artistes mais leur "quand la situation l'exige" leur semblait bien moins engageant. Cependant, ils ne pouvaient pas simplement leur refuser l'accès à cette grotte pour cet unique motif. Même s'ils étaient là les premiers, elle n'était pas à eux. Et puis, ils étaient mal placés pour ne pas se montrer charitables face à des gens dans le besoin.

Finalement, le patriarche unit ses mains devant lui dans un soupir et s'adressa à leurs visiteurs.

-Et si vous commenciez par vous présenter ? Suggéra le vieil homme avec un sourire amical, sa voix trahissant davantage son âge que son apparence. Je me nomme Ignacio, et voici Aaron. Dit-il en désignant l'épéiste à ses côtés. Nous sommes nomades, tout autant que vous mais sans doute pas pour les mêmes raisons. Vous êtes troubadours, n'est-ce pas ?