[Haut-Temple de Kiel] Chercher Isten chez Kiel [Libre]

Bàrkios, sixième jour de la huitième ennéade
An dix-sept du onzième cycle

Je fermai bien vite la porte derrière moi en entrant dans la chambre qui m’était réservée.

En m’asseyant sur le lit mon cœur battait la chamade et je ne parvenais pas plus à lâcher ce grand sourire qu’à me calmer. J’étais bel et bien venue chercher quelque chose de Krish Al’Serat mais jamais je ne m’étais attendue à tout ça. Des conseils peut-être, un peu d’aide que j’utiliserais dans ma quête d’un siège au Conseil de Thaar ? L’assurance d’être bien vue par les eldéens était aussi quelque chose que j’étais venue chercher, car comme beaucoup je savais qu’il valait mieux ne pas être celle qui attirerait leur colère, mais maintenant ça semblait si dérisoire. Je ris nerveusement, doucement, convaincue que personne ne m’entendrait, avec l’espoir qu’on m’entendrait. Je m’allongeai sur le dos et commençai à faire luire ma peau si légèrement qu’aucun son ne fut produit. Je voulais simplement cette délicieuse sensation avec moi pour qu’elle soit témoin de tout ce qui allait changer, pour être témoin de tout ce qu’elle avait provoqué. Car c’était elle qui m’avait menée à Krish Al’Serat, et c’était elle qui avait mené Krish Al’Serat à moi. Le sourire s’élargit encore un peu plus.

Le monde était fou et il avait décidé que je n’avais pas assez.

Geresh ne suffisait pas, la mort de ce père qui voulait me restreindre ne suffisait pas, le monde voulait que j’aie la Corporation d’Argent en plus, le monde voulait que j’aie ses mines, le monde voulait que j’obtienne ce siège au Conseil de Thaar. Ce n’était pas si simple, je m’attendais à ce que tout ne soit pas si simple, mais c’était plus que ce que j’étais venue chercher et je n’avais pas pu m’empêcher d’accepter ce que l’on m’offrait. Même si je devais me justifier auprès des autres, même si je devais leur prouver que je n’étais pas simplement son jouet. Un peu plus d’énergie vint traverser mon corps pour m’aider à évacuer ces doutes et je gémis pour la première fois. C’était pathétique, enfantin, je m’étais réfugiée dans ma chambre et dans cette belle sensation avec ce butin pour pouvoir en profiter toute seule. Il ne restait que ce mariage, il ne restait que Krish Al’Serat et je pourrais retourner à Thaar pour mieux appréhender le miracle.

Mais Thaar était si loin et je commençai à me perdre à nouveau dans un petit fou rire. J’étais heureuse, comblée, et si je n’en étais pas consciente à cet instant précis ce n’était pas simplement pour le gain de tous ces titres. Il y avait derrière le geste de la Reine d’Elda une forme de reconnaissance. Je n’étais pas si importante, mais ce qu’elle avait vu de moi avait compté d’une façon ou d’une autre, et elle n’en avait pas vu tant. Cette reconnaissance m’était trop inconnue et j’étais incapable de la reconnaître pour ce qu’elle était mais je n’en avais pas besoin pour qu’elle provoque cette euphorie. Depuis que j’avais posé le regard sur elle… non, depuis qu’elle avait posé le regard sur moi, mon monde avait peu à peu changé. Elle avait été une guide en l’absence d’un plus proche de moi, ou plutôt un exemple, un phare dans la nuit. Je ne voulais pas être comme elle, je n’en avais pas la prétention. Au lieu de finir ce que j’avais commencé je laissai la magie s’évacuer, me redressai, et quittai la chambre.

Il fallait que j’aille voir Kiel.

***

Ehni me suivait avec peine, puis venaient Sashi et Llari puis Kamis et le reste de ma garde. Je leur avais dit que la journée était terminée mais j’étais revenue les chercher quand j’avais pris la décision de me rendre au Haut-Temple de Kiel. Elle essayait de rester à ma hauteur parce qu’elle avait beaucoup de questions. Nous en avions discuté, le Haut-Temple de Kiel était trop dangereux, s’il m’arrivait quelque chose là-bas c’était trop facile de le faire passer pour un accident, j’avais une réputation à Geresh, personne ne douterait que je pouvais mourir de ma propre folie dans un temple de Kiel. Et j’avais été d’accord assez longtemps pour que ce ne soit pas ma première destination en arrivant au Puy. Mais c’était complètement fou d’imaginer que je n’irais pas. C’était peut-être ma seule chance, qui pouvait savoir ce que le futur réservait aux deux contrées ? Si la guerre venait, si je ne pouvais plus jamais venir ici, ne le regretterais-je pas ?

Je ne répondis à aucune question d’Ehni mais m’arrêtai pour l’embrasser subitement. « Tais-toi. »

Je souris, c’était si dur de ne pas tomber sous le charme de la jeune brune, et je me demandai si ce n’était pas en sachant ceci qu’elle ne démordait jamais de ses idées et continuait jusqu’à ce que je n’en puisse plus de m’abreuver de questions. Je savais qu’elle ne les posait pour rien d’autre que mon bien-être alors comment pouvais-je lui en vouloir ? Il fallait tout un temps d’adaptation pour comprendre mes particularités et bien les assimiler à mon service, surtout dans une période de ma vie si chaotique. Pour elle, pour les deux autres, mais aussi pour le capitaine de ma garde, car ils étaient tous très récents. Et ils me préféraient tous à ce père qu’ils avaient dû servir en mon absence. J’avais embrassé Ehni mais j’étais aussi vite repartie dans la direction du Haut-Temple de Kiel. Dans ma tête je récitais chacun des mots de Krish Al’Serat. Il se pouvait qu’on me questionne à ce sujet comme Myr’Hennis Vect l’avait fait, je ne voulais pas passer pour une inculte.

Le Haut-Temple se présenta devant mes yeux ébahis.

Il n’était pas si grand, mais il était toujours grand, et c’était la première fois que je voyais un aussi grand bâtiment pour quelque chose que je pensais être la seule à vénérer, la douleur. C’était Krish Al’Serat qui m’avait parlé des autres, des siens, et là, j’en avais la preuve. Les regards se tournèrent instinctivement vers moi et de ma garde il n’y eut que les trois jeunes femmes pour me suivre. Seule Llari avait la peau d’une couleur qui ne jurait pas avec celle des eldéens, seule Sashi avait la chevelure d’une couleur qui ne jurait pas avec celle des eldéens, je n’avais moi-même pas ce genre d’artifice pour me protéger alors je me sentais comme nue. Les prêtres en rouge étaient bizarrement les seuls qui ne me faisaient pas peur, car je savais que s’ils essayaient de me briser il ne parviendraient qu’à provoquer l’extase. Mais je n’étais pas là pour eux, et je trouvai une représentation de la déesse sous la forme d’une statue pour m’agenouiller.

Je voulais lui faire don de ma douleur, lui faire comprendre que je l’en remerciais si c’était elle qui m’avait donné cette magie, si c’était elle qui m’avait permis de souffrir, et c’était le meilleur endroit pour ceci. Si ce n’était pas elle, peut-être qu’elle pouvait prendre ça comme un défi, peut-être que je lui demandais de pimenter un peu ce pouvoir que je connaissais trop bien. Alors je fis venir l’énergie, alors je commençai à souffrir, alors je commençai à gémir, et avant que les cris ne viennent Ehni vint plaquer sa main contre ma bouche. « Ils te regardent bizarrement… je ne peux pas te laisser prendre le risque, désolée. » J’aurais dû m’opposer à elle mais je n’en avais pas l’énergie, ma peau luisait d’un bleu si pur, la souffrance était si délicieuse… mais elle ne s’en tirerait pas comme ça. Je mordis dans la main qui me faisait taire, sans retenue, prête à faire couler son sang si elle ne l’ôtait pas. C’est alors que la souffrance était à son comble que je sentis le liquide chaud venir, mais peu après je perdis conscience. Ehni me garda là, contre elle, attendant mon réveil.

Llari et Sashi attendaient derrière moi, elles scrutaient ceux qui nous entouraient et se tenaient prêtes.

Le Temple de Kiel. Déesse de la douleur. Chef d’œuvre architectural pour quiconque aurait une affinité avec l’architecture des Drows et l’habitude de la vie souterraine. Je dois dire que tous les Temples que nous possédons dans les profondeurs d’Elda m’évoquent un sentiment de puissance, une puissance obtenue par la sueur et le sang, et qu’aucune divinité ne saurait nous retirer, sinon lors du jugement de nos Flammes. Moi, ma Flamme, je l’entretiens par la guerre, l’entrainement, le combat, la dévotion… Et la douleur.

Une lame dédiée, la chaire offerte en offrande. Une entaille, profonde, lente, sanguinolente, faite avec toute la méthodologie d’un Drow dévoué et fanatique. La douleur. Cette grande sensation offerte par les divinités, qui permet de s’élever au-dessus du commun des mortels et des immortels. Bien domptée, appréciée, respectée, elle est une amie qui vous rendra inarrêtable d’aucune manière que ce soit, sinon avec une flèche directement plantée dans le crâne. C’est une des nombreuses choses qui explique, entre autres, pourquoi la nation Drow est la plus grande et la plus puissante de tout ce foutu continent. Nous obtiendrons notre vengeance, notre justice, lorsque l’Eda sera consommée, et bientôt j’entends. Ce sang, cette douleur, est un don fait aux divinités et une bénédiction qui m’est faite. Il faut souffrir pour être Drow.

Soudainement, des murmures, des paroles feutrées, puis des dires plus audibles mais pour autant moins compréhensibles. Une humaine serait devant le Temple. Une Prince Marchande ? Une invitée de la Reine ?

- Obok ! Obok ! Dit un prêtre qui s’en revenait de l’extérieur. Une humaine est devant le Temple, au sol, avec une escorte.

Je ne laissais pas au prêtre le temps de terminer sa phrase, que j’appliquais déjà un torchon sur ma plaie, pour l’y enrouler, avant de remettre mon grand imper de cuir, par-dessus mon armure de cuir et d’acier. Remettant ma lame à la ceinture, je pris la direction de la sortie du Temple et me retrouvais face à cette… Femme, accroupie, visiblement évanouie, sa suite à ses côtés. La main au fourreau, j’avançais, pas après pas, en direction de la petite troupe. Je ne fais pas confiance aux humains. Ils sont faibles, pathétiques, arrogants et orgueilleux, ils oublient les erreurs de leurs ancêtres et les reprennent sans discontinuer. Si Uriz me le permettait, j’anéantirais moi-même leurs contrées avant de me retourner vers ces traîtres d’Elfes à la peau claire.

Je m’approche suffisamment prêt pour pouvoir dévisager l’entièreté de la troupe. Nombre de prêtres et autres Drow rodent autour, curieux, inquiets, ou simplement désabusés devant cette démonstration qui semble pathétique. Je me redresse, déployant toute ma hauteur, et dévisageant chacun de ces hommes présents, mon regard de braise, cerné par mes iris rouges, irradiant chaque parcelle de ces êtres immortels.

- Qui êtes-vous ? Et qui est-ce donc que cette femme à l’allure mal en point ? Que faites vous devant le temple de Kiel ?

Une goutte de sang perle de mon index droit, au-dessus du fourreau de mon épée. Le don n’est pas encore terminé.

C’est Llari qui réagit la première en faisant un pas en direction de l’eldéen qui s’était rapproché du groupe, et elle était déjà sur la défensive car elle avait peur. Elle avait peur pour la sécurité de sa maîtresse depuis que cette dernière avait mis un pied à Esion alors naturellement elle avait peur pour la sécurité de sa maîtresse en un lieu comme le Haut-Temple de Kiel. Ceci dit elle avait une réponse toute trouvée qu’elle avait répétée plusieurs fois ces quelques derniers jours et le visage de la zurthane resta totalement serein lorsqu’elle fit face à la masse qui se présentait à elle. Plus loin c’était Kamis qui s’approchait lentement et de la manière la moins menaçante possible. Il faisait confiance en les trois compagnes de sa Princesse mais les Eldéens étaient trop imprévisibles et si la situation venait à dégénérer il fallait que celui qui arborait gravé dans son plastron le soleil de Geresh soit prêt à intervenir. « Cette femme est la Princesse Marchande Aerianna Hiisi de Geresh, amie de la Reine Krish Al’Serat qui lui a accordé le droit d’aller à sa guise ainsi que sa protection jusqu’à la fin des festivités. »

Ehni lança un regard entendu à Sashi pour qu’elle la remplace au chevet d’Aerianna qui se réveillerait sûrement d’ici peu et se redressa alors que Llari faisait un pas en arrière. La différence de taille avec le colosse était encore plus impressionnante alors qu’elle était de loin la plus petite des trois femmes. « Je ne vous ferais pas l’affront de suggérer que notre Princesse a une relation privilégiée avec votre Maîtresse des Souffrances mais la Reine Krish Al’Serat elle-même a décelé chez elle des affinités avec certaines facettes de votre déesse. » Elle ne comprenait pas trop comment la découverte avait été faite mais Aerianna n’avait pas manqué de leur partager ces informations sur le chemin du Haut-Temple. « Je pense qu’elle vous le dira mieux que je ne le puis quand elle se réveillera mais voyez s’il vous plaît sa visite comme une marque de respect envers votre peuple et non pas comme un affront. » Et comme si c’étaient ses mots qui l’avaient réveillé elle entendit un gémissement et quelques mots de Sashi qui s’assurait que sa Princesse allait bien.

A cet instant, si on m’avait demandé de raconter ce qui venait de m’arriver j’aurais répondu avoir vu Kiel, ou du moins une des versions de Kiel, celle que Krish Al’Serat m’avait montrée, celle que la haine avait confronté à la douleur jusqu’à ce que son corps détruit ne puisse plus tenir, celle qui avait joui avec plus d’entrain que moi sous la violence des coups de Kerhel. Mais ce gémissement que j’avais poussé me sortit presque par lui-même de cet état second. C’était le gémissement de celle qui appréciait un peu trop l’instant, le dernier vestige de toutes ces réactions un peu trop bruyantes qu’Ehni avait étouffées. Il fallut quelques instants pour que la magie s’échappe de mon corps et laisse ces lignes bleues s’éteindre et quand ce fut fait Sashi me redressa pour que je ne me prosterne plus devant la petite statue de Kiel mais que je lève les yeux vers le nouveau venu. Je clignai des yeux quelques fois avant de poser la question aussi simplement que je le pus. « Qui est-ce ? »

Misérables. Ainsi, cette misérable femme prostrée et vraisemblablement dans les limbes du néant de l’inconscience, était une Princesse Marchande de cette communauté que l’on nomme l’Ithri’Vaan, celle-là même que nous devions conquérir et asservir afin de préparer la vengeance. Ainsi était-elle venue, avait-elle marché au cœur de notre cité Eldéenne, et avait-elle obtenue son sauf conduit des mains de la Reine en personne. Cette dernière information provoqua en moi un sentiment mitigé. Certes, la Reine allait se marier, et un tel évènement devait être célébré. Mais la Reine montrait certaines appétences qui, chez beaucoup de Drows, ne passaient pas inaperçus. Le siège de Sol’Dorn notamment, avait été d’une déception très désagréable. Une année à poireauter devant les murailles de la cité qui nous appartenait de plein droit, pour au final, pas assez de combats.

- Humpf… Grognais-je, irrité par cette présence.

L’information distillée par la servante – ou était-elle autre chose – était cependant intéressante. Plus que de par son statut politique, cette humaine était autorisée à déambuler jusqu’ici grâce à sa proximité spirituelle avec la déesse de la douleur. Ce qui fait tout de suite sens, car, d’après les témoignages, l’humaine avachie présentant quelqu’aura bleutée s’était tordue de douleur. Cependant, nuls cris ni gémissement de plaintes, les siens furent très différents. Chose curieuse, mais néanmoins plus acceptable pour moi, qu’un simple laissé passer obtenu par une position politique que je ne reconnaissais pas. Je m’apprêtais à grogner une seconde fois, quand l’attention alentour se focaliser soudainement sur les soubresauts et le réveil de la principale intéressée. Ainsi allait-il être possible de discuter avec elle, et non avec ses sbires, et juger par moi-même du la suite des festivités.

- Qui est-ce ? Demanda-t-elle. Je repris une position neutre, et répondit sobrement.

- Vuzlyn Zolond, Obok Senger du second Ost d’Elda. Une légère pause, avant de poser une question irritante. Êtes-vous blessée ?

Je n’en avais strictement rien à faire, qu’elle soit blessée ou non. Je voulais juste savoir si sa suite pouvait la ramener, ou s’il fallait les y aider.

« Blessée ? Pourquoi ? »

Des quelques mots qui suivirent sa question saugrenue je ne compris que second et Elda. Il devait y avoir son nom là dedans, peut-être les premières syllabes ? Il restait un eldéen qui s’essayait à l’oliyan, ce n’était pas l’association la plus aisée à comprendre. Sashi me regarda avec un air interrogatif alors que je bougeais légèrement dans l’intention de savoir si mes jambes tiendraient ou pas. La réponse était non, aussi le lui communiquais-je en secouant lentement la tête. Je resterais assise au sol quelques instants de plus, c’était difficile de se remettre de ce genre d’effort. Alors je reportai mon attention sur Vuzlynzolond, quatre syllabes que j’allais lui associer pour essayer de ne pas prendre de risque, c’étaient après tout les quatre premières syllabes qu’il avait prononcées avant sa première pause. Il ne paraissait pas très avenant, mais est ce que je m’attendais à quelqu’un d’avenant en venant au Haut-Temple de Kiel sans me faire annoncer. Kiel non plus ne l’était pas tellement, et en voyant une de ses statues derrière Vuzlynzolond je ne comprenais comment j’avais fait pour être si en phase avec elle tout en restant si agréable à l’œil.

Ehni n’avait pas correctement réfléchi à ce qu’elle avait fait et j’aurais presque préféré qu’on sache exactement ce qu’il s’était passé ici à cette ignorance là. Je me retrouvais entourée d’eldéens et eldéennes trop curieux et j’allais devoir m’expliquer. Je laissai passer quelques instants encore pour tendre un bras vers Sashi et l’autre vers Ehni qui était revenue. Ce serait plus facile pour tout le monde si j’étais debout, même si c’était un effort pour moi. L’ascension fut compliquée mais bientôt il n’y avait que la semi-doeben pour me maintenir debout et je pouvais regarder Vuzlynzolond sans avoir l’impression que son prochain mouvement allait être pour m’écraser. J’essayai de sourire, résistant contre l’envie de me perdre à nouveau dans ce qui avait eu raison de ma conscience, mais je n’étais pas venue devant Kiel juste pour ce don qu’elle ignorerait certainement, je m’étais promis que je ne me refuserais pas à dialoguer ceux qui la vénéraient depuis plus longtemps, je ne me refuserais pas à dialoguer avec ceux qui avaient subi comme elle la violence du monde. J’étais convaincue qu’ils ne me verraient jamais comme ils se voyaient mais je n’y pouvais rien.

« J’ai juste besoin de temps pour récupérer du don fait à la maîtresse de vos souffrances… »

Ma voix était calme, elle laissait entendre des choses plus qu’elle n’expliquait, et du don il ne restait plus qu’une preuve et elle se trouvait au sol, là où je m’étais prostrée. Je détaillai rapidement l’eldéen alors que certains qui ne comprenaient rien se désintéressaient de la scène et que Kamis s’approchait à une vitesse réduite, il savait qu’à partir du moment où je me trouvais debout et consciente la situation ne pouvait empirer. Du moins, il savait que ce n’était plus que ma responsabilité à moi qui était en jeu et que je refuserais qu’il interfère trop. De mon rapide examen je vis du sang en plus de tout ce qui faisait de l’eldéen un eldéen. Je ne fus pas surprise, quand on n’avait pas de façon propre de se prodiguer de la douleur il fallait bien en trouver d’autres, j’avais construit une petite expérience avec les deux ou trois siens auxquels je m’étais trouvée confrontée. Shyn’tae, Krish, lui. Chaque fois mon sang avait coulé, mais qu’une seule fois j’avais dû réellement en payer le prix. Alors j’étais curieuse de qui était celui-ci et de s’il respectait aussi les mêmes normes.

Sashi m’aida à faire un pas en avant pour ne plus vraiment m’adresser à l’entièreté de la foule et je parlai.

« Je ne voudrais pas m’imposer à vous, Vuzlynzolond, mais si vous êtes ne serait-ce qu’un peu curieux de ce qu’une humaine peut faire ici, si vous voulez savoir si elle n’est que folle ou s’il y a autre chose… J’aimerais comprendre qui elle est avant de rentrer, j’aimerais savoir… » Je marquai une pause. Je livrais beaucoup à un étranger, qui plus est un eldéen, mais pour tout avouer je ne voulais pas des réponses de ceux qui ressemblaient à des prêtres, je voulais les réponses d’un eldéen, je voulais… me comparer ? J’eus peur de cette pensée et continuai pour l’écarter, parlant avec l’intention de montrer que je savais ce gouffre entre moi et les eldéens pour leurs dieux. « Je sais qu’elle ne m’accordera jamais la moindre attention, je ne la mérite pas… » Je baissai la tête alors, un peu honteuse. « Mais j’aimerais savoir comment me rapprocher d’elle. » L’échange me semblait équitable mais mon avis n’importait pour personne ici alors je me devais attendre sa réponse. On ne pouvait rien savoir à l’avance quand on parlait aux eldéens de quelque chose comme la religion. Rien.

Ma première pensée résultante de mes observations et des déductions d’après les dires des servantes de cette humaine, étaient donc justes. Elle était effectivement présente pour faire don de sa souffrance à la maîtresse des douleurs, et elle n’était point blessée. Tout juste épuisée. Ce qui, en soit, devait être compréhensible mais se ressentait chez moi comme une sorte de déception. Le dédain visible sur mon visage s’accentuer un peu plus encore, alors qu’elle semblait avoir dépassé toutes ses capacités physiques, comme après avoir traversé le pire enfer sur terre, alors que pour nous autres Drows, ce genre de don de soi était monnaie courante. Une espèce insignifiante et décevante que celle des Hommes.

Difficilement, l’humaine se relevait. D’abord avec échec, le soutien de ses domestiques était nécessaire, et une fois revenue sur ses pieds, elle s’approcha pour ne plus me parler qu’à moi. Chancelante, tremblotante, elle avait décidément beaucoup de chance d’être une invitée politique et spirituelle de la Reine, faute de quoi, je l’aurais décapitée moi-même. Un don pour Uriz, en attendant l’Eda. A ses paroles, qui provoquèrent quelque stupeur et incompréhension, ainsi qu’une dose de dégoût, je lui répondis sans ménagement :

- Vous n’êtes qu’une humaine, votre vie est misérable. Le politiquement correcte n’est pas partie intégrante de mon savoir être et de mon savoir-faire. La déesse de la douleur ne reconnait qu’une chose : le don de la douleur et du sacrifice inconfortable, quelque chose que vous, les Humains, ne comprenez pas. Et c’est pourquoi pas vous ne pourrez jamais vous approcher d’elle, car cela vous prendrait trop, en douleur et en sacrifice. Vous n’y êtes pas prête.

Quelle pitié que de voir cette humaine présente en ces lieux, et osant ainsi se comparer – d’une certaine manière – aux Eldéens dans leurs dons et leurs capacités à s’approprier le culte de la divine Kiel. Sans doute possède-t-elle des dons, ou des appétences particulières, mais rien de comparable à ce que demande Kiel, la déesse des souffrances.

Sa réponse finalement me fit initialement l’effet d’un coup de poing avant que je ne puisse me rendre compte que c’était idiot. Il ne savait rien de moi et déjà il remettait en question ce que Krish Al’Serat avait vu lors de cette trop courte ennéade à Geresh. Il faisait ça le jour où elle m’avait tant donné, le jour où j’avais eu les preuves qu’il me fallait pour pouvoir dire avec certitude que son avis ne comptait pas. J’aurais bien voulu les lui mettre sous les yeux mais je ne le pouvais pas, parce que je ne les avais pas mais surtout parce que tant que je n’étais pas à Thaar cela devait rester un secret. Que pouvait-il m’arriver si on connaissais la richesse dont j’avais hérité ? Je n’étais même pas vraiment au Conseil de Thaar, ma disparition ne mènerait jamais à de quelconques représailles de Thaar, on m’oublierait simplement, on ferait taire une Geresh sans dirigeant et elle tomberait elle aussi dans l’oubli. Seulement on ne savait pas grand-chose de la hiérarchie Thaarie, on ne savait pas que je n’étais pas si importante, et il fallait que la protection de Krish Al’Serat suffise.

Malgré ces quelques pensées qui devaient me mener vers un calme tout relatif et une retraite stratégique j’avais quand même envie de lui prouver qu’il ne savait rien de ma relation à la douleur qu’il appréciait tant, qu’il ne savait rien de ce que j’avais sacrifié pour elle, qu’il ne savait rien de comment je m’en servais. La seule différence que j’étais prête à admettre était que j’avais passé moins de temps en ce monde pour souffrir que tous les leurs, mais je ne voyais à quel moment c’était une nuance importante. Une vie à souffrir était une vie à souffrir, quelle que soit sa longueur, on ne pouvait pas réellement m’en demander plus. Enfin, on pouvait, et c’était ce qu’il ferait sans doute, mais j’étais en droit de m’insurger, même si je le ferais doucement, avec un peu plus de diplomatie. Je ne pouvais pas m’empêcher tout de même de regretter n’être pas venue avec Krish Al’Serat, je n’aurais pas eu à la convaincre de quoi que ce soit pour qu’elle me montre Kiel.

Je fis un autre pas hésitant vers l’eldéen après avoir repoussé l’aide de mes suivantes. « Je sais que ma vie est misérable, je sais que je ne vaux rien… » Comprendrait-il que je ne cherchais pas à être comme eux ? Que je savais être trop loin pour qu’ils ne m’accordent le moindre respect ? « …mais je sais aussi qu’aucun autre humain n’a le rapport que j’ai avec la douleur. » Et que j’avais plus en commun avec eux qu’avec les humains relativement à elle. « Je ne vis pas aussi longtemps que vous mais la douleur est chaque jour dans ma vie depuis que j’existe et je veux que pour l’éternité on joue avec ma manne et que pour l’éternité on prolonge ses souffrances. » Il n’y avait rien d’humiliant à reconnaître ça en cet endroit mais j’étais tout de même heureuse que tous mes hommes ne l’entendent pas, qu’il n’y ait que ce petit cercle. « Je ne demande qu’à ce qu’on m’aide à mieux souffrir de mon vivant. » En ça j’étais honnête, et je relevai le regard vers l’eldéen puis vers le sang qui s’écoulait.

« Si ça peut vous convaincre, votre don, M’aiderez vous à faire le même si je vous le demande ? »

La bougresse est aussi collante qu’une moule à son rocher, et elle n’en démord pas. Cela me fait mal de l’admettre, et sans doute, provoque une quelconque colère sourde en moi alors que cette idée naît dans mon esprit, mais je dois l’avouer : elle est persévérante, et elle continue, seule, là où des dizaines – sinon des centaines – de ses congénères auraient abandonnés, pleurant pour leurs survies ou leurs saluts. En plus de ce courage – ou de cette inconscience, allez savoir – elle annonce souffrir jour après jour, d’atroces souffrances qu’elle souhaite voir être prolongées pour l’éternité. Sans doute les prêtres alentours, dédiés à Kiel, doivent trouver ces propos encore plus intéressants que moi, eux qui, sans cesse, cherchent la douleur chez eux et chez les autres. J’aimerais, sincèrement, et violemment, lui arracher sa misérable vie, mais quelque chose de curieux s’anime en moi alors qu’elle se fait désireuse de souffrir encore et encore, et surtout, de mieux souffrir. Intéressant.

Je suis sans doute quelque peu désarçonné par son sens de l’observation. Bien-sûr, le sang, est quelque chose qui, pour nous, Eldéens, est à la fois un bien précieux et une source de don de soi et de souffrances. Repérer le sang, à l’odeur ou à la couleur, est une habilité usuelle pour les militaires, mais pour une Humaine, cela demeure intéressant. Son sens de l’observation semble n’avoir d’égale que son sa volonté de joindre l’observation à l’acte, et sa dernière demande est incroyablement… Inattendue. Je regarde alors l’humaine avec dédain, la toisant de toute ma hauteur, jaugeant de mon esprit les arguments en faveur de sa mort, ou en faveur de son don.

- Je vous y aiderais. Répondis-je avec une sourde violence comme le ferait un marteau sur une enclume. Mais aucun des misérables de votre suite ne pourra vous suivre au sein du Temple.

Sans autre forme de procès, je me retourne et prend le chemin du Temple. Atteignant la porte, non sans recevoir au passage quelques regards acérés et paroles acerbes des prêtres et autres Eldéens sur le passage, je l’entrouvre et attend l’humaine. Si elle entre, elle vivra des souffrances qu’elle n’oubliera jamais, ou elle mourra sans pouvoir les endurer totalement.

Un petit sourire prit possession de mes traits juste après qu’il se soit retourné, au moment où une main se posait sur mon épaule. J’ignorai les mots qui l’accompagnèrent en même temps que je ne fis aucun effort pour savoir de qui ils venaient. La douleur qui m’attendait une fois de retour dans mes quartiers était ridicule simplement parce que je la contrôlais, et comme un papillon de nuit je n’avais pas appris de mes leçons et venais à nouveau me brûler contre la plus dangereuse des douleurs, celle où l’on confiait les rênes aux autres. Et quel meilleur endroit pour me brûler qu’un volcan, quel meilleur endroit pour me brûler que le Haut Temple de la Maîtresse des Souffrances ? Je résistai à cette main pour mieux avancer, même si l’avancée se ferait en boitant légèrement. On me suivit sur quelques mètres, mais bientôt on me laissa m’éloigner, et l’attente de mon entourage commença. Ils ne pouvaient que craindre pour ma survie, mais je n’en étais pas consciente à cet instant.

Il avait accédé à ma demande.

J’avais l’impression d’être si faible, si frêle, alors que j’avançais sous le regard de ces sombres tous plus imposants les uns que les autres. La protection dont je jouissais avec seulement l’invitation de Krish me paraissait bien faible en cet instant, plus faible encore que celle qui venait interrompre ces regards sur cette robe trop simple, trop blanche, trop légère. Mais c’était là où le manque de contrôle se cachait, dans toutes ces sensations de vulnérabilité, c’était là où le manque de contrôle rendait tout plus excitant, je ne faisais pas que me sentir en danger, je l’étais, surtout quand dans le moment j’avais oublié le plus tangible de la protection accordée par la reine du Puy d’Elda. L’eldéen qui était entré dans le temple un moment plus tard après que Vuzlynzolond referme la porte surveillait, même s’il n’était pas prêt à intervenir. Je laissai mon regard évoluer tout seul dans la pièce, lorgnant chacune des statues de la maîtresse des lieux et montant jusqu’au plafond.

Pendant ce temps là, les oreilles suivaient l’évolution des quelques cris qu’elles entendaient.

« Je suis à vous entre ces murs. »

Je lui avais soufflé des mots dangereux, mais ces mots faisaient tant de bien.

Ainsi donc, cette jeune humaine était aussi folle que ses paroles lui en donnaient l’air. Qui que ce soit, autre qu’un Eldéen, suivrait un représentant du Puy jusque dans l’antre du Temple des souffrances, serait voué à une mort lente et douloureuse, à des souffrances que d’aucun ne saurait jamais imaginer. Mais elle, elle accepte. Elle délaisse son arrière garde, abandonne le peu, très peu de sécurité qu’elle possédait jusqu’au-devant de ce Temple, et elle me laisse être le maître de sa propre vie. Ah ! Quelle valeur donne-t-elle à sa vie, pour penser que ce don soit d’une quelconque… Symbolique à mes yeux ? Ou aux yeux des prêtres ici présents ? Idiote.

Silencieusement, je lui indique l’endroit où elle peut s’asseoir. Une assise peu confortable, faite de cuir tanné à outrance. Première étape d’un sacrifice, qui ne peut être réalisé avec un quelconque confort. Je m’assois à mon tour à côté d’elle, et prépare ce qu’il faut : des lames. Tellement de lames. De petites lames, faites pour percer. Des plus grandes, plus affutées, aux angles parfaits, faites pour tailler profondément dans la chaire sur de grandes distances. Le but, ici, était de la laisser faire le premier pas. Je voulais savoir de quoi était faite cette idiote, cette sotte, ce moucheron qui n’aurait qu’une seule place : sous ma botte.

- Commencez.

Qu’elle se ridiculise toute seule en abandonnant. Vouloir souffrir est une chose, s’en donner les moyens en est une autre. Je lui tend une lame que d’aucun trouverait beaucoup trop impressionnant pour juste s’entailler la peau, mais pour nous autres, Eldéens, ces lames sont suffisantes pour un sacrifice.

Une once de peur m’habitait même si je faisais semblant d’être la plus joyeuse du monde.

J’avais fait le choix de ne pas utiliser ma magie pour oublier cette peur pour l’affronter de face. Ce n’était pas la peur de la douleur, celle là n’existait pas, c’était la peur de la mort, tout simplement. Ma vie avait changé mais elle avait changé à Thaar, ici je n’étais toujours rien, et si je mourais maintenant je resterais rien à tout jamais. Mais peut-être que justement c’était ce moment que je voulais offrir à Kiel, un moment où la peur existait, pas un si simple où seule la douleur venait. Si je lui prouvais maintenant que j’étais digne d’intérêt, peut-être qu’elle me récompenserait un jour. Elle en avait le pouvoir, j’étais convaincue qu’elle l’avait, j’étais convaincue que si Krish Al’Serat m’en avait parlé c’était parce que je pouvais y gagner. Cette confiance serait testée, aussi, tout comme mon attachement à Sauveur, par mon obéissance aux règles de Vuzlynzolond. Jusqu’où me mènerait-il ?

Je m’assis, ressentant l’inconfort qui n’était nullement bloqué par ma condition si particulière, et je souris.

La lame était immense, la lame était hideuse, mais ce n’était pas important, et je pus l’empoigner alors que la peur laissait sa place à l’ambition. Je ne l’aurais pas avoué, même sous la torture, mais en cet instant, même si je lui avais dit n’être qu’une misérable, je me pensais observée par la seule déesse qui ait un quelconque intérêt dans ma vie. Je présentai l’intérieur de mon avant-bras au ciel couvert de montagnes de roche, je posai la lame sur la peau, et je souris de plus belle. Il y aurait du sang mais normalement pas assez, il y aurait la douleur, il y aurait l’extase. Ce n’était que la première étape, en vérité, et la lame glissa sur la peau. La peau qui se séparait me ramena longtemps en arrière, partageant un lit à peu près aussi confortable que mon assise avec Krish Al’Serat, tandis qu’elle me contait l’histoire de Kiel, l’histoire de la garce d’Anaëh qui voulait la détruire et qui avait bien failli y parvenir. Une héroïne ? Non. Une guerrière poussée à bout, qui a joui sous la douleur avec plus d’entrain que je ne l’avais jamais fait.

L’eldéen témoin de mon don, entendit, là, alors que je me penchais sur la blessure, un gémissement bien féminin.

« Aidez-moi… jusqu’à ce que j’en… s’il-vous-plaît… »

Le mot avait été prononcé d’une si petite voix, je ne l’assumais qu’à moitié.

Jusqu’à ce que j’en jouisse ?