[L'ire impatiente] On frappe à la porte... | Nehril

6ème jour de la 1ère ennéade
Hiver, Verimios de l'An 17:XI

Des jours... Des jours qu'il cherchait... Il lui avait d'abord fallu trouver de quoi manger. Se soigner. Puis se remémorer les noms... Les lieux... Qui avait travaillé avec elle pour cette affaire-là ? Ah oui, la rencontre dans la bibliothèque... La maison vacante. L'espèce d'homme à écailles et puis le mercenaire. Il les avait cherché, tous les deux. Curieusement, il avait trouvé bien plus de renseignements sur le demi-elfe que sur son acolyte et son dragon, pourtant facilement repérables. Ce... Nerhil... ne fut finalement pas si difficile à trouver. Une chance, sans en être une vraiment. Car si lui avait pu le dénicher dans son état, alors eux le pourraient bien plus aisément encore.

L'auberge était plutôt miteuse. Visiblement, le contrat que Sirène lui avait offert ne lui avait pas permis de remettre ses comptes au vert bien longtemps. Soit il était dépensier, soit il avait du mal à trouver des contrats qui lui conviennent. Et il n'avait rien d'une diva... Il ne vivait certainement pas au-dessus de ses moyens. A moins qu'il ait un penchant pour l'alcool, la drogue ou les jeux ? Ou tout ça à la fois ?
Bref. L'homme boiteux et encapuchonné entra dans l'établissement et demanda où il pouvait trouver ce fameux Nehril, offrant même une description pour aider le tenancier à l'halène parfumé au vin frelaté. On lui indiqua alors un numéro de chambre ainsi que l'accès qui menait aux escaliers. Le barbu regarda les marches avec une grimace de dégoût. C'était devenu son pire cauchemar avec sa patte esquintée. Mais ses blessures ne l'avaient pas arrêté jusque là. Il n'abandonnerai pas si près du but.

Enfin, il arriva devant la bonne porte. Il frappa sans attendre, espérant ne pas arriver trop tard. Il avait fait aussi vite qu'il pouvait... Derrière le pan de bois, des pas raisonnaient déjà. Bien trop légers pour être ceux d'un homme...
Et fait était dit. Ce fut une adolescente qui ouvrit. Elle découvrit devant elle un homme aux cheveux blancs et à la barbe mal soignée. Il était plutôt crasseux, les traits tirés par la fatigue et la faim qui l'avaient tenu éveillé plus d'une nuit. Sous sa cape, on pouvait distinguer des vêtements plutôt prévus pour aller sous une armure. Sa jambe était bandée par-dessus son pantalon, preuve qu'il s'était soigné en hâte. Mais l'état du linge prouvait que cela datait déjà de plusieurs jours.

L'inconnu scruta l'intérieur de la pièce à la recherche du mercenaire et ses épaules s'affaissèrent légèrement lorsqu'il le trouva.

-Vous êtes vivant. Tant mieux. Il faut partir. Maintenant. Jetant un œil en direction de la gamine. Je vous conseille de l'emmener, que vous y teniez ou non.

Malgré son état, et si le demi-elfe avait bonne mémoire, il lui était tout à fait possible de reconnaître le dénommé Stephen qui l'avait entretenu avant de le conduire à Sirène.

Assis sur le bord de son lit, Nehril aiguisait son épée. Faisant courir les petites pierres le long du fil de sa lame, il se sentait presque apaisé. Les soucis du quotidien semblaient s’évanouir sous ses gestes méthodiques, sous ce raclement de la pierre contre l’acier, sous les petites étincelles pourpres qui se dégageaient à chacun de ses mouvements. Tout ça aurait normalement mis un baume à l’esprit du mercenaire. L'aurait enjoint à se détendre. Néanmoins…

— Ce bruit est vraiment horrible, tu sais ? lança Ceralyn en s’asseyant à côté de lui. Elle balança ses pieds d’avant en arrière tout en poursuivant. Cela doit bien faire dix minutes que tu restes muet en regardant ton épée. Essaies-tu de communiquer avec elle ? C’est un truc de mercenaire que tu peux m’apprendre ?

Nehril interrompit son dernier geste et soupira. Sa jeune protégée ne cessait jamais de jacasser. Pour une personne qui apprécie la valeur du silence comme lui, cela faisait bien longtemps qu’il ne s’y était pas plongé.
Les dernières ennéades avaient été plutôt avare en contrat, et la blessure qu’il avait dégotée sur l’un d’eux l’avait emmené à resté couché pendant plusieurs jours. Une mince estafilade lui courait encore sur la joue, désormais presque guérie, et ses yeux cernés semblaient démontré de la rugosité de l’affaire qu’il avait du mener. Il avait passé les jours suivants en compagnie de Ceralyn, cette dernière étant plutôt ravie d’avoir le mercenaire pour elle à longueur de journée. Ses questions n’avaient cessé de pleuvoir, de même que ses commentaires sur à peu près n’importe quel sujet.

— As-tu aiguisé l’arme de Calel ? s’enquit le semi-elfe en désignant d’un mouvement de tête le paquet qui reposait près du lit.

Ceralyn pencha la tête sur le côté.

— Pourquoi faire ?

— Il faut toujours être prêt au cas où les choses évoluent.

La jeune fille eut une mine dubitative.

— Oui, mais tu es là non ?

Nehril grimaça. Il se pencha, saisit le long tube enveloppé dans un tissu et le jeta dans sa direction. Ceralyn le saisit au vol tout en lâchant un rire cristallin. Elle tourna sur elle-même puis leva les mains en quête d’applaudissement. Le mercenaire ne put s’empêcher de sourire.

— Au boulot, fillette.

Des coups sur la porte se firent entendre. Nehril plissa les yeux, sur ses gardes. Les rares fois où l’on était venu jusque dans son lieu de repos, il avait du combattre des assassins ou bien d’autres mercenaires venus se venger. Ouvrant la bouche pour mettre en garde Ceralyn, il remarqua que cette dernière s’était déjà éclipsée et avait déverrouillé la porte.

— Bonjour, monsieur, retentit la voix de la jeune fille. Vous devriez prendre un bon bain. Vous sentez mauvais.

Après un silence, Nehril eut la surprise de voir Stephen entrer. Comme l’avait si justement souligné Ceralyn, l’homme était dans un état déplorable. Et les propos qui lui tint n’était guère plus attrayants.

Néanmoins Nehril était un homme d’action. À peine eut-il fini sa phrase qu’il était déjà sur ses pieds, sa cape sur ses épaules et l’épée accrochée dans le dos.

— Que se passe-t-il ? s’enquit-il en accrochant également l’arme de Ceralyn sur son dos malgré les protestations de la fillette qui lui désignait sa propre colonne vertébrale. Est-il arrivé quelque chose ? Neassa à des ennuis ?

A sa grande satisfaction mais aussi pour son plus grand soulagement, Nehril le prit au sérieux et se mit aussitôt en branle pour rassembler ses affaires et s'armer avec le strict minimum requis. Cela ne faisait confirmer ce que Stephen avait supputé : Sirène avait su établir une relation de confiance avec ces partenaires d'un contrat unique. Confiance que le mercenaire reportait jusque sur lui qu'il avait identifié comme étant proche de la chasseuse de mage. Cette information ne le surprenait guère, il connaissait trop bien son ancienne coéquipière et amie.
Le retraité eut un instant d'arrêt en entendant le sang-mêlé utiliser le véritablement nom de la prêtresse. Ainsi donc, il la connaissait personnellement. Cela le surprenait étant donné le peu de temps qu'ils avaient dû passer ensemble. Mais ce n'était pas le moment de s'interroger sur un sujet aussi insignifiant.

-A ce niveau-là, on parle plus d'ennuis. Lâcha-t-il presque froidement afin de faire comprendre à ses deux interlocuteurs que l'heure était très grave. Ne laissez rien derrière vous qui pourrait permettre de vous retrouver ou trouver quelqu'un que vous connaissez. Leur conseilla-t-il sans plus d'explications. Ils n'avaient pas le temps pour ça et le demi-elfe le comprendrait sans doute. Avant toute chose, ils devaient partir d'ici, fuir, entrer dans les ombres et disparaître de la circulation. Lorsqu'ils seraient à l'abri, ils prendraient le temps de discuter. Il ignorait encore où ils iraient mais ils ne devaient prendre aucun risque. Ils sauraient utiliser le moindre indice pour les pister et identifier leur traces.
Stephen profitait de ce bref moment pour se reposer, s'adossant à un poteau. Il avait déjà bien couru mais ce n'était pas encore fini. Loin de là. Mais sa pause ne dura guère longtemps car Nehril se retourna rapidement vers lui, prêt à partir.

-Partez du principe qu'on nous suit. Vous savez comment sortir d'ici discrètement ?

Stephen supposait qu'il y avait une porte qui donnait sur l'arrière mais autant profiter des connaissances d'un habitué des lieux. Il saurait sans doute leur faire gagner du temps, non seulement pour les extraire de l'auberge mais aussi les éloigner de ce quartier aussi vite que possible.

Nehril haussa les sourcils, l’air visiblement intrigué avant de reprendre une mine plus impassible. Sa tête était pleine de questions, mais il lui fallait avant tout quitter ce lieu. Remettre en doute la parole de Stephen ne lui effleura pas l’esprit. Il savait que l’homme était dévoué à Neassa. Et son apparence laissait penser qu’une sombre affaire n’allait pas tarder à lui tomber sur le coin du nez. Qu’avait-il pu se passer ?

Ceralyn pencha sa tête sur le côté, ses cheveux roux tombants en cascade le long de son épaule.

— On nous suit ?

— Ne me quitte pas d’une semelle gamine, rétorqua le semi-elfe en levant un doigt dans sa direction. Souviens-toi de ce que je t’ai appris.

La jeune fille lui lança un sourire espiègle.

— Oooh, fit-elle en jetant des regards inquisiteurs autour d’elle. Oui très bien ! Alors que Nehril repoussait le lit d’un geste du pied, elle se pencha vers Stephen comme pour lui divulguer un secret inavouable. Il faut le suivre sans broncher et vraiment sans aucun bruit ! Sinon il va vous frapper sur le coin du crâne. Tchak ! Comme ça !

Elle mima maladroitement une grande main venant frôler l’arrière de sa tête. Puis elle ponctua son geste d’un grand sourire.

— Par ici, s’éleva la voix de Nehril alors qu’il arrachait le bois pourri du plancher.

Il se glissa à l’intérieur du trou et tendit ses mains dans l’obscurité pour rattraper Ceralyn qui s’élançait silencieusement. Il lâcha un grognement lorsque la jeune fille lui mit par mégarde un coup de coude sous le menton et aida ensuite Stephen à les rejoindre. Matérialisant une faible flamme dans le creux de sa main, Nehril les guida pendant plusieurs minutes avant d’arriver devant une petite porte. Le mercenaire savait que l’endroit avait auparavant servi de refuge à divers contrebandiers et criminels de la cité. Il savait également qu’il existait un chemin pour s’en extraire sans être vu en passant par le cellier.

— Nous ne sommes plus loin, chuchota le semi-elfe en décalant quelques caisses remplies d’aliments odorants.

Il poussa ensuite un lourd tonneau qui masquait un escalier en bois noirci et l’emprunta furtivement. Tournant la poignée d’une porte qui lui faisait face, il jeta un coup d’œil dehors avant de sortir dans la rue. L’endroit semblait désert.

— Et maintenant ? s’enquit Nehril en se tournant vers Stephen.

La jeune fille qui accompagnait Nehril semblait encore bien insouciante pour la vie que lui offrait le mercenaire. Car son activité en faisait la cible favorite de clients mécontents et malhonnêtes, de collègues peu scrupuleux, d'adversaires revêches. Pourtant, lorsqu'un inconnu se pointait chez elle en piteux état et leur faisait clairement comprendre le danger qu'ils encouraient tous, elle n'avait pas l'air de prendre la mesure de la situation au point que ses consignes étaient de se taire et de suivre. C'était à se demander pourquoi elle avait sa propre épée -qu'elle n'avait même pas le droit de porter d'ailleurs-.

Stephen observa le demi-elfe sans même se montrer surpris. La première chose que cherchait les gens comme lui lorsqu'ils arrivaient quelque part, c'était par où s'enfuir. Il avait visiblement choisi la chambre parfaite pour ça étant donné le couloir dissimulé sur lequel ils débouchèrent. La descente fut difficile pour lui. Il commençait à se faire vieux et ses blessures ne l'aidaient pas. Après une brève pause, il emboîta le pas au duo, parfaitement conscient de l'urgence de décamper d'ici.
Sur le chemin, il ne dit pas un mot et suivit aussi vite qu'il le lui était possible dans son état. Une fois à l'air libre, il inspecta les environs. La nuit avait le désavantage de couvrir la ville de son voile d'ombre. Tous pouvaient s'en servir pour se dissimuler, fuyards comme poursuivants. C'était le plus doué qui l'emportait. Stephen lui était plutôt spécialiste pour semer ses poursuivants dans une foule. Et plus elle était dense, mieux c'était. Au mieux, ce passage secret les avait déjà éloigné de l'auberge. Il y avait peux de chance qu'on s'attende à les voir sortir par ici.

A première vue, il n'y avait personne. Lorsque Nehril l'interrogea, il se tourna vers lui.

-Je connais un certain nombre de cachettes dans la cité mais j'ai bien peur qu'elles soient toutes compromises maintenant. J'espère que vous avez une idée. Je vous expliquerai tout quand on sera en sécurité.

Plus question pour lui de réfléchir à ce genre de choses. Contrairement à ce que le mercenaire pouvait penser, c'était l'ancien compagnon de Sirène la faiblesse de ce groupe désormais. Que ce soit de part sa faiblesse physique ou pour son esprit. Rien ne devait émaner de lui. Rien ne devait avoir un lien quelconque avec lui.
Lorsque le demi-elfe se remit en mouvement, Stephen le suivit sans poser la moindre question.

Stephen restait avare en mots sur la raison de sa présence, mais Nehril ne s’en souciait guère. Au contraire, il était heureux de voir son quotidien morne être soudainement chamboulé. Il était las de cette inactivité forcée et des piaillements incessants de Ceralyn.

Cette dernière qui était restée dans son ombre s’approcha de lui.

— Pourquoi ne pas aller chez le vieux Vergard ? chuchota-t-elle en agrippant la cape du mercenaire.

Nehril plissa les yeux. Vergard, un vieil artisan qui s’occupait généralement de réparer son armure à moindre coût, était parti pour une durée indéterminée à Naélis. Il était vrai que son magasin pouvait fournir une bonne cachette en attendant que la langue de Stephen se délie. Qui plus est, le semi-elfe avait connaissance de nombreuse façon de s’extraire de la bâtisse, si jamais les choses tournaient mal.

Faisant un signe du bras, Nehril enjoignit l’ami de Neassa à le suivre, et ne réprimanda pas Ceralyn qui s’obstinait à s’accrocher à sa cape. Il préférait de loin sentir sa présence à ses côtés, car même s’il était peu probable qu’elle s’égare dans la ville, Thaar restait dangereuse à la nuit tombée.
Il leur fallut une bonne vingtaine de minutes avant d’atteindre un bâtiment robuste en pierre noire. Ce dernier avait connu des jours meilleurs, mais il paraissait suffisamment solide et propre pour accueillir la clientèle du vieux Vergard. Nehril contourna le petit muré qui délimitait la propriété avant de parvenir à la porte arrière. Il préleva une clé qui était dissimulée à travers le bois qui recouvrait une partie du sol et s’en servit pour pénétrer dans la demeure.

Une odeur agréable, de braises chaudes et de viandes fumées, assaillit les narines du semi-elfe. Comme il s’y attendait, l’endroit était bien entretenu. Aucune couche de poussière ne venait recouvrir le long comptoir en bois poli, ni même la grande cheminée qui trônait au centre de la pièce. Quelques tables et plusieurs chaises composaient le reste du mobilier et Nehril alla rapidement jeter un coup d’œil à l’étage pour voir si d’éventuels individus occupaient les deux chambres. Ces dernières étant vides, il redescendit et se dirigea vers l’âtre éteint. D’un geste de main et en se concentrant un moment, il raviva les cendres avant d’y apporter du combustible. Les flammes vermeilles ne tardèrent pas à s’élever, crachotantes et fumantes des nuées de fumées noires.

Le visage partiellement éclairé par la lueur du feu, Nehril lança à Stephen :

— Allez-vous maintenant me dire à quoi rime tout ceci ?

Ceralyn tira sa chaise près de Nehril et riva un regard tout aussi curieux sur l’ami de Neassa.

Tandis que Nehril vérifiait l'étage, Stephen parcourut rapidement le rez-de-chaussée. Comme ils l'avaient espéré, il n'y avait personne, aussi se dirigea-t-il assez rapidement vers la cheminée. Lorsque le mercenaire descendit, il trouva le retraité assis sur une chaise près de l'âtre, un pied posé sur le rebord. Il était en train de retirer son bandage de fortune afin d'examiner l'état de sa plaie. Il ne manqua pas d'être surpris en voyant le feu s'allumer soudainement, pris par un mouvement de recul. Il resta interdit un instant avant de se tourner vers le demi-elfe.

-Pratique. Mais j'espère que vous savez ce que vous faites. J'ai pas traversé la ville en long en large et en travers pour me faire repérer en faisant du feu dans une maison censée être vide.

Lui-même n'avait plus goûté à la chaleur d'un feu depuis quelques ennéades déjà. Il lui tardait de pouvoir prendre un bain et s'étendre sur un bon matelas... Ses articulations vieillies le faisaient souffrir. Mais l'heure n'était pas encore venue. En revanche, c'était le moment où jamais d'expliquer au mercenaire ce qu'il se passait et pourquoi il était venu le tirer de chez lui en pleine nuit comme si la Voilée elle-même était à leurs trousses.

-J'espère que vous êtes bien accroché. Commença-t-il en préambule. Figurez-vous que je me suis fait attraper comme un bleu. A part qu'utiliser la magie contre un non-initié, c'est de la triche. J'ai passé je sais pas combien de jours attaché dans une cave sordide à me faire questionner et retourner la tête par des gens qui voulaient savoir qui était vraiment Sirène et où la trouver.

Il acheva de retirer le bandage qui collait à sa peau sur la fin. Le sang avait assez bien pissé au début mais ça s'était un peu calmé maintenant. Il avait encore besoin de soins cependant. Il détailla la blessure à la lueur du feu tout en continuant son discours.

-Ils ont à peu près tout essayé. Le charme, la violence, la privation... Et leur putain de magie ! Résister, ça faisait plus mal que la dague qu'ils m'ont planté dans la jambe. Vous y croyez à ça ?!

À la première remarque de Stephen concernant la probabilité d’être débusqué dans la demeure de Vergard, Nehril se contenta de la balayer d’un revers de main. Le vieux forgeron avait peu d’amis et la réputation d’être une personne très secrète. Nul doute qu’il viendrait secouer les épaules du semi-elfe s’il apprenait qu’il s’était servi de sa boutique comme d’une cachette, mais bien peu de gens se souciaient de la manière dont il menait sa vie.

Les yeux grisâtres de Nerhil s’attardèrent ensuite sur la blessure de Stephen tout en l’écoutant narrer son histoire avec la plus grande attention. Pendant qu’il lui livrait les bribes d’une histoire décousue, le mercenaire s’était écarté de l’âtre afin de se saisir d’une bouteille d’alcool qui traînait non loin. La humant silencieusement, il s’approcha ensuite pour la tendre à son compagnon. 

— Versez-en sur votre blessure, grogna-t-il en s’asseyant à nouveau près de l’âtre. Ou prenez-en une lampée, vous semblez en avoir davantage besoin.

Joignant ses mains, il reprit sur un ton plus dur :

— Qui étaient ces gens ? Que veulent-ils à Neassa ?

Stephen imita son compère et huma le contenu de la bouteille. C’était suffisamment fort pour servir à quelque chose, c’était certain. Par contre, le boire, ce n’était pas forcément l’idée du siècle dans son état… 

— Si je bois ça, je vais finir ivre en deux gorgées. J’y ai perdu en muscles dans cette affaire. 

Sans plus hésiter, il en versa une rasade sur sa plaie. Serrant les dents, il retint un cri de douleur. C’est que ça faisait mal ce truc-là ! Mais c’était pour son bien. Lorsque la souffrance commença à passer, il entreprit de répondre enfin à la question du demi-sang. 

— Que peut-on vouloir à une chasseuse de mage quand on est un fugitif ? Ils veulent la tuer. Elle, et toute l’équipe qui les a arrêtés. 

Il haussa alors les sourcils tout en appuyant son regard sur Nehril pour lui faire comprendre qu’il faisait partie des compagnons de Sirène impliqués dans cette affaire. Et puisqu’à sa connaissance ils n’avaient mené à bien qu’un seul contrat ensemble, leurs adversaires étaient faciles à identifier. 

Nehril haussa les sourcils et laissa reposer son dos contre le bois de la chaise. Cela ne pouvait pas être…

— Les Deelzenil ?

Ceralyn se tourna vers les deux hommes avec une moue boudeuse, semblant ne pas apprécier le fait de ne pas comprendre ce qu’ils disaient. Elle se rapprocha de Nehril et pencha sa tête sur le côté.

— Des amis à toi Nehl ? s’enquit-elle en jetant un œil en direction de Stephen pour en avoir confirmation.

Stephen ne fut pas surpris de voir que la jeune fille n’était pas au courant. En revanche, elle ne semblait pas comprendre la gravité de la situation et cela lui semblait bien plus dangereux. Pour leur sécurité à tous les trois, il était important qu’elle fasse preuve de la plus grande prudence et donc qu’elle sache de quoi il en retournait. 

— Si tant est qu’on puisse être ami avec ceux qui nous ont jetés en prison à vie… rétorqua-t-il à destination de Ceralyn avant de se retourner vers Nehril. Ils ont réussi à s’échapper. Je suis connu pour avoir travaillé étroitement avec Sirène donc ils sont venus me trouver. J’ai lutté un moment, mais je suppose que la fille a fini par trouver ce qu’elle voulait dans ma tête. Ça faisait quelques jours qu’ils ne venaient plus me rendre visite quand je me suis échappé et j’en ai profité. Pourtant, ils étaient toujours là, je les entendais. J’ai juste pris le temps de m’assurer que ma famille avait bien fui, c’est la consigne si je disparais, et je me suis mis en quête de l’écailleux et vous. Vous êtes le seul que j’ai trouvé. 

Un pli soucieux barra le front blême du mercenaire et ce dernier se leva, présentant son dos à Stephen. Savoir que les Deelzenil s’étaient échappés avait quelque chose de particulièrement inquiétant. D’autant plus que ceux-ci semblaient plus que déterminés à se venger des individus qui les avaient mis en cellule.

— Aucune trace de Drystan alors, reprit Nehril en croisant les bras. Ni même de la Grise.

Il semblait toutefois peu probable que les Deelzenil s’en prennent au dragonnier. Avec son dragon pour le défendre, il semblait le plus à même de protéger ses arrières. Quant à la Grise… elle semblait elle aussi particulièrement insaisissable. Il ne restait donc que lui. 

Nehril laissa couler son regard le long de la pièce avant de le poser sur Ceralyn. Mais lui aussi avait quelque chose à protéger. Il ne pouvait pas tout balayer d’un revers de main. Néanmoins, ne pas être fixé sur le sort de Sirène avait de quoi faire bouillir son sang. La jeune femme avait toujours été bonne avec lui, et les quelques conversations qu’ils avaient échangées lui avaient permis d’entrevoir son avenir sous un jour bien meilleur. C’était une raison suffisante pour qu’il se décide à lui porter assistance.

— Où se trouve Neassa ? 

— J’en sais rien. Dans mon état, je pouvais pas me pointer dans les Soieries. Je suis allé à son repaire, il était vide. Mais c’est qui cette « Grise » ? 

Nehril se tourna vers Stephen pour plonger son regard argenté dans le sien.

— Une demi-drow, répondit-il, étonné qu’il ne soit pas au courant de son existence. Elle nous a aidés à capturer les Deelzenil et leur nécromancien. Sirène l’a recruté avant que nous les affrontions au cimetière.

— J’ai recruté que vous deux. Pour le reste, je suis pas au courant de tout. J’avais pas besoin de l’être. 

Nehril opina et se saisit ensuite son épée avant de rajuster sa cape autour de ses épaules.

— Je vais aller voir ce qu’il en est, lâcha-t-il en jetant un œil vers Ceralyn. Si les Soieries sont la seule piste que nous ayons, autant que j’y aille avant qu’elle ne refroidisse. Sauf si vous voyez autre chose ?

— Si vous allez chez elle, vous serez le seul à savoir pour Sirène. Personne dans sa vraie vie ne sait, elle a sûrement de bonnes raisons. Alors, évitez d’en parler. Assurez-vous qu’elle va bien, on avisera après. 

Le mercenaire hocha la tête avec raideur. Il espérait que les choses se déroulent sans encombre même s'il n'y croyait pas vraiment. Il se tourna ensuite vers sa protégée et lui ébouriffa les cheveux.

— Je ne serais pas long, reste ici en attendant.

La jeune fille gonfla ses joues.

— Je veux venir aussi ! Je peux t’accompagner !

Nehril lui pinça le nez.

— Pas encore Ceralyn, mais bientôt. En attendant, il lui jeta l’épée courte qu’il gardait sous le bras, je te charge de veiller sur Stephen.

La Soryngar la rattrapa adroitement et son air boudeur laissa place à une mine plus enjouée. Elle la présenta au blessé.

— Restez assis vieil homme et laissez-moi faire ! fit-elle en décrivant quelques pas de danse sur le sol.

Nehril s’approcha de Stephen.

— Veillez sur la gamine en mon absence, lui souffla-t-il. Je sais qu’elle paraît ne pas avoir conscience de ce qu’il se passe, mais ne sous-estimer pas son intelligence. Gardez un œil sur elle.

Le vieux mercenaire hocha la tête en signe d’accord. Se reposer ne lui ferait pas de mal après les jours qu’il venait de vivre. Puis Nehril s’éloigna de quelques pas, faisant craquer le plancher.

— Je ramènerais Neassa ici si je le peux, lança le semi-elfe en se dirigeant vers la porte d’entrée. En attendant… restez vigilant. 

— Vous aussi, répondit Stephen qui savait aussi bien que lui le danger que représentaient les deux fugitifs.

La nuit était bien avancée. Les pavés de la ville de Thaar, sales et défoncées, n’étaient que faiblement éclairés par la lueur opaline d’une lune timide, perpétuellement mussée derrière un amas ombrageux de nuages cotonneux. Quelques étoiles transparaissaient à travers cet océan de ténèbres, véritable lumières fulgurantes qui venaient baigner les environs avant de sombrer peu à peu dans l’obscurité.
Les rues étaient vides à cette heure de la nuit. Quelques badauds, ivrognes et hommes de vices traînaient dans ces venelles étroites, où l’odeur de l’alcool frelaté se mêlait à celle de la transpiration. Une certaine humidité se faisait également ressentir dans l'air, signe d’une pluie qui ne saurait tarder.

Progressant aisément dans une ville qu’il connaissait désormais que trop bien, Nehril se dirigeait d’un pas vif et déterminé vers la demeure de celle qu’il connaissait auparavant sous le pseudonyme de Sirène. Il se souvint des conversations qui avaient eu lieu dans cette opulente bâtisse, là où il lui avait partager ses doutes concernant sa condition de mercenaire, et où elle lui avait à son tour narré son écorchant passé. Deux personnes meurtries par le passé, mais dont l’un s’en était extirpé alors que l’autre en demeurait piégé. Une conversation à cœur ouvert dont le mercenaire en avait apprécié le fond. Néanmoins, c’était avec une toute autre intention qu’il se dirigeait désormais vers le lieu où ils s’étaient épanchés sur leurs souvenirs. Le visage de Nehril était à l’image de sa lame : plus froid, plus dur, et ses yeux conservaient une certaine méfiance. Les alentours étaient pour lui un endroit où tout pouvait surgir. Et les ténèbres, une cachette propice où se tapir.

Ses pas résonnaient à mesure qu’il approchait de la demeure de Neassa. Méthodiquement, il visualisa les manières de sortir de l’endroit en cas d’embuscades : remarquant les fenêtres décorées et les diverses ouvertures avec la même attention qu’un homme se préparant à entrer par effraction. Néanmoins, son examen accompli, il se dirigea vers la porte d’entrée et frappa deux coups secs.
A l'intérieur, deux silhouettes se dressèrent soudainement de leurs lits et tendirent l'oreille. On frappa de nouveau... Ils n'avaient pas rêvés. Ils se levèrent alors, la jeune femme saisissant une robe de chambre dont elle se vêtit avant de sortir dans le couloir. L'homme atteignait déjà l'entrée et, sans ouvrir, répondit au visiteur.

-Qui est-ce ?!

Il n'allait pas déverrouiller la porte au premier venu en pleine nuit !

-Nehril, répondit le mercenaire d'une voix forte. Je suis venu plusieurs fois m'entretenir avec votre maîtresse. Puis-je entrer ?
-Ce n'est pas une heure pour lui rendre visite. Revenez quand il fera jour ! Rétorqua l'homme derrière sa porte.

Le mercenaire serra les poings et siffla entre ses dents.

-C’est une affaire extrêmement urgente qui m’amène. Souhaitez-vous réellement encourir la fureur de votre maîtresse demain lorsqu’elle saura que vous m’avez renvoyé cette nuit ?
-Elle n'est pas là donc vos menaces ne servent pas à grand chose.

La colère de Nehril retomba d'un coup.

-Absente ? Au beau milieu de la nuit ?

Il y eut un court silence.

-Elle est en déplacement. Mentit le serviteur. Depuis plus de deux ennéades.

Le semi-elfe fronça les sourcils. Cela lui semblait être un mensonge vis-à-vis de ce que lui avait raconté Stephen. Il décida d’insister.

-Écoutez, je conçois que vous souhaitez aider votre maîtresse en me cachant la vérité. Mais je suis également ici pour l’aider. Elle est en grand danger. Ne rien me dire serait la condamner. Alors je vous le redemande : où est votre maîtresse ?

Un nouveau silence, plus long cette fois, tandis que les deux serviteurs effectuent un échange silencieux. Finalement, un bruit mécanique et la porte s'ouvre sur un homme en pantalon et chemise. Il s'écarte légèrement pour permettre à la femme derrière lui de voir le visage de leur visiteur.

-Je connais ce visage. Finit-elle par dire. Il dit la vérité.

Savoir reconnaître ceux que la prêtresse avait déjà reçu faisait partie de son travail. Elle n'avait pas le droit de se tromper. Le mercenaire avait déjà rencontré Neassa-Laella, il n'avait donc pas menti sur ce point. Il ne mentait peut-être donc pas en disant qu'il voulait l'aider. Et s'il savait quelque chose, ils ne pouvaient pas passer à côté de l'occasion. L'homme s'écarta donc du passage.

-Pas à travers la porte. Les voisins n'ont pas à savoir. Fit-il, se tenant prêt à refermer aussitôt derrière lui.
-Merci, dit simplement le mercenaire en entrant.

Il fit quelques pas dans le vestibule avant d’attendre que les deux personnes le conduisent vers un endroit plus tranquille. Un petit salon se trouvait justement à deux pas.

-Pouvez-vous me dire ce que vous savez ?
-Vous, qu'est-ce que vous savez ? Vous débarquez en pleine nuit et en clamant qu'elle est en danger alors que personne ne sait même qu'elle a disparu et nous ne savons pas qui vous êtes exactement.

-Des personnes en ont après elle, répondit aussitôt Nehril en décrochant son épée de son dos. Il la posa au travers de ses genoux lorsqu’il s’installa sur un divan qui trônait au milieu de la pièce. Et j’ai beau avoir conscience que votre maîtresse dispose de nombreuses ressources, ces derniers ne sont toutefois pas à prendre à la légère.

Le mercenaire renifla et tenta de moduler sa voix afin de masquer son agacement. La méfiance excessive de ces gens était bienvenue et il était heureux de la loyauté qu’ils témoignaient à Neassa. Mais à cet instant précis, où la moindre seconde était comptée, cela la desservait davantage qu’ils ne pouvaient le penser. Néanmoins, ne pouvant prendre le risque de les brusquer, il prit son mal en patience.

-J’ai aidé votre maîtresse à mettre derrière les barreaux ces individus. Toutefois depuis leur fuite, il semblerait qu’ils en aient après elle. Toutes les informations que vous me fournirez pourraient me permettre de m’assurer qu’elle est en sécurité.

Des ressources ? Des criminels ? Une arrestation ? Les paroles du mercenaires amenaient plus de questions que de réponses. Mais ils n'avaient pas plus de temps à perdre... Visiblement, ce Nehril en savait plus qu'eux. Mais ils n'étaient pas les mieux placés pour l'aider.

-Je ne comprends rien de ce que vous dites. Rétorqua Ibrahim, irrité de ne pouvoir réclamer plus d'explications. Mais vous en êtes apparemment bien renseignés donc... Il hésita encore un instant puis prit une grande inspiration. Neassa-Laella a disparu il y a plus de deux ennéades. Elle est sortie pour une soirée et n'est pas rentrée après. Quelqu'un a repris l'enquête en main aujourd'hui et elle a découvert qu'elle avait probablement été enlevée par deux demis drows évadés. D'après un témoin, la femme avait... une marque de bagnard à la base du cou. Notre enquêtrice doit se rendre au Guet demain matin pour se renseigner sur leur identité auprès de ses contacts. Vous lui feriez gagner un temps précieux...

Le mercenaire jura. Il était donc intervenu trop tard. Neassa avait été enlevée. Néanmoins, l’enlèvement signifiait qu’elle était encore vivante. Rien n’était perdu. Il existait sûrement un moyen d’en apprendre plus sur l’endroit où ils la détenaient. Lorsque Ibrahim lui apprit qu’une enquêtrice était sur la piste de Neassa, Nehril fronça les sourcils.

-Merci pour ces informations, grogna-t-il en se relevant. Il glissa à nouveau son épée sur son dos. Je vais de ce pas passer voir le Guet afin de savoir s’ils ont ne serait-ce qu’un début de piste.

Il avait un besoin urgent en renseignements. Le Guet serait susceptible de lui en fournir : il connaissait quelques individus parmi eux et envers qui se tourner pour demander assistance, même s’il devait garder à l’esprit que leur relation n’avait rien de bien amical. De plus, l’enquêtrice pouvait également détenir quelques informations. Il pourrait bénéficier de son réseau si jamais elle en possédait. En dernier ressort, Nehril pouvait également se tourner vers la pègre locale : à un certain coût, les différents malfrats de la ville se ferait un plaisir de le renseigner.

Le semi-elfe se frotta le menton.

Autant procéder par étape.

-Qui est cette enquêtrice ?
-Elle s'appelle Cassiopee. Et elle n'appartient pas au Guet, elle juste des contacts chez eux. Mais elle a plus avancé en quelques heures que les enquêteurs du Guet en deux ennéades. Elle vous sera sûrement utile.

Le mercenaire resta un moment interdit avant de répondre :

-Si celle-ci doit s’entretenir avec le Guet demain, je la rejoindrais. Nehril salua les deux serviteurs d’un geste de la tête. Merci à vous. Je tâcherais de vous ramener votre maîtresse.

Il allait devoir tenir au courant Stephen de ce qu’il s’était produit cette nuit. Et dès le matin, il essayerait d’intercepter cette Cassiope afin qu’elle lui livre ce qu’elle savait sur l’enlèvement de Neassa. Avec une seconde salutation de la tête, Nehril s'enfonça à nouveau dans la nuit.