Nouveau départ [solo]

L'état major,
1e jour de la 9e ennéade de Barkios de 17:XI

C'était une pièce dans laquelle elle aurait tant souhaité pénétré dans d'autres circonstances. Mais maintenant il était bien tard, bien trop tard pour cela. Le visage fermé, elle s'était arrêté sur le seuil que des pieds nus avaient tant de fois franchis.

Son regard lointain avait glissé sur cette pièce dans laquelle l'histoire s'était arrêtée. Sur ce bureau encore couvert de documents qu'Elle avait prévu de consulter à nouveau. Sur ces outils.

Elle avait repris la forge.

Shyn'tae s'était souvent demandé pourquoi elle avait arrêté. Elle avait été une artisan de grand talent, autrefois.

Autrefois…

Shyn'tae n'avait jamais osé demandé. Elle avait le temps.

Le temps était écoulé, elle ne demanderait plus jamais.

Dans sa tête trottait la mélodie de la boite à musique de Viconia. Elle refusait de la quitter... Comme un fantôme surgi du passé, Krish Al'serat se retourna de son atelier. Son aînée lui lanca un regard félin si assuré qu'elle se sentit faible sur ses jambes.

- Vaen're!  Es-tu capable de te rendre utile? Ou comptes-tu rester à rêvasser ?" Les mots cinglants et autoritaires  L'aspirante leva deux yeux carmins sur Char'rak Tael’Chath, il lui adressait un regard dans lequel le condescendance se disputait à la supériorité. Majestueux, Le prima portait un costume de la meilleure soie, parfaitement ajusté pour renforcer sa majesté. A coté de lui, elle ressemblait réellement à une esclave. C'était lui que le Triumvirat avait nommé pour représenter le représenter auprès du conseil des princes marchands.  Elle était là pour l'assister dans cette tâche. Il le pensait largement assez intelligent pour être conscient de l'utilité qu'elle représentait. Raison de plus pour lui démontrer à chaque instant qu'il la tenait entre ses mains.

Son orgueil démesuré n'aidait pas.

La sombre franchit le seuil d'un pas souple pour pénétrer ce qui tenait presque pour elle de lieu sacré. Les deux gardes du corps du prima, équipés de pied en cap, la suivait du regard.  "Prenez le bureau, je m'occupe du coffre." Enchaina l'aspirante en se dirigeant vers l'objet de son intérêt.

C'était Shyn'tae qui avait proposé de rouvrir l'étude de la reine. Ils avaient besoin de toutes les informations qui pourraient faciliter leur travail une fois arrivés à Thaar.

Le prima haussa une oreille, sa langue claqua. Aussitôt un soldat lui attrapa l'épaule gauche, la serrant assez fort pour qu'une vague sensation de douleur consente à remonter jusqu'à son cou. Elle s'arrêta d'elle-même pour se tourner vers le soldat impassible, et, au-delà de lui, l'auguste drow.

"- Le bureau... Tu ne décides pas ici. Allez! Et tu n'as pas répondu à ma question. " Sa voix suintait d'un déception si profonde qu'elle aurait presque pu en être touchée. Le soldat, lui, fronça les sourcils sans la lâcher. Peut-être avait-il entrepris d'essayer de broyer son épaule. Il avait choisi la mauvaise.
- J'entend en effet me rendre utile, Prima Tael'Chath."

La poigne se relâcha légèrement, son regard à elle n'avait pas vacillé.
- C'est un bon début. J'ai entendu beaucoup de choses sur toi."
- C'est un honneur."
- Ne tires pas de conclusions trop hâtives." La drow haussa une oreille, la voix du prima claquait, sévère. "Vous avez du mal à comprendre votre place. Peut-être avez-vous besoin qu'on vous la rappelle plus clairement… Felynë.
- Felynë? Une lueur de colère passa dans les yeux de la jeune Eldéenne. "Je m'appelle Shyn'tae, votre mémoire vous joue des.." Le guerrier massif appuya de toutes ses forces,et la fit tomber au sol, avant de l'emporter avec lui et, à deux avec son collègue, de forcer la daedhelle réticente à genoux devant son ainé.

- Le respect… se mérite. Felynë. "La faible esclave", ca m'a l'air parfait." Les mots roulaient sous sa langue comme un bon vin qu'il fallait déguster. Elle frémit, son regard de flammes posé sur celui qui la regardait de haut.

Il tapota sa tête.
Elle chercha à se dégager et écopa en retour d'une gifle assez puissante pour l'étourdir un instant.

- Comment tu t'appelles? Si tu ne veux pas répondre, tu peux t'en aller."

Le regard figé dans le sien, la sombrelfe resta un long moment silencieuse. Lui avait toute l'éternité devant lui.

- Felynë, " répondit-elle finalement d'une voix dénuée de toute émotion.

- Tu vois… ce n'était pas si difficile. Au travail, maintenant. Tu nous a fait bien assez perdre de temps, Felynë.

Les gardes du corps la lâchèrent sans ménagement. La drow se releva et de sa main droite s'assura de l'état de son épaule gauche. Le garde du corps avait bien fait son travail : rien n'était cassé, mais elle aurait un bel hématome pour sa peine.

Alors elle se dirigea vers le bureau. De dos, personne ne vit son sourire satisfait. Elle était presque certaine qu'elle trouverait là ce qui l'intéressait.

Juste avant sa mort, elle avait cédé la corporation d'argent.

Assise devant l'imposant bureau qui avait été celui de Krish Al'serat, à la place qu'elle avait occupé, l'aspirante parcouru une fois de plus les documents.

C'était clair. S'il devait y avoir un doute, seul un prêtre de Tesso pourrait le trouver. Un sourire apparut sur les lèvres de Shyn'tae. Elle l'avait cédée à nulle autre qu'Aerianna. Cela faisait-il de la jeune humaine une Princesse Marchande? c'était probablement le cas, supposa-t-elle en promenant pensivement ses doigts sur le papier.

Krish avait gardé le palais, ce qui ne surprenait pas la jeune sombre. Elle avait appris qu'il s'agissait de sa création, et, lorsqu'elle s'y était rendue, Shyn'tae avait perçu la personnalité de la première flamme dans chaque colonne, dans chaque sculpture, jusque dans chaque mur.

Elle se recula, pensive, et son dos s'enfonça dans le dossier confortable. Elle s'endormirait bien ici, remarqua-t-elle. Ce fauteuil était sans aucun doute bien plus confortable que la paillasse qui lui servait de lit.

La drow fronça un sourcil, son oreille droite se redressa, frémissante. Son regard s'était posé sur un ouvrage un peu épais, glissé sous une pile de documents.

Son cœur se mit à battre plus vite. Les coins argentés de sa couverture de cuir noir attiraient ses yeux carmins comme la flamme attirait les insectes. La tranche en était maculé de taches couleur rouille.

Elle l'avait déjà vu.

Shyn'tae jeta un regard rapide derrière elle. Char'rak lui présentait son dos fin sur lequel descendait sa chevelure argenté arrangée en une longue tresse mêlée à un ruban noir recouvert d'écritures d'or. Il observait ses deux hommes accroupis vider le gros coffre cerclé d'acier de ses contenus, les uns après les autres.

Personne ne s'intéressait à elle.

Elle se redressa, abandonnant le doux confort du siège pou tendre la main vers l'ouvrage. Elle le retira doucement de sa cachette.

Son cœur battait fort.

Elle l'ouvrit.

Sur chaque page, une date, et des partitions. Des centaines de partitions au total, parfois accompagnées de notes d'une écriture fine et élégante. Concentrée, elle feuilleta l'ouvrage.

Elle s'arrêta sur une page. Une partition, comme sur les autres. Une date, ancienne. Et un seul mot. Shyn'tae.

La drow déglutit et referma l'ouvrage, avant de le glisser dans la pile de documents relatifs à sa mission.

- Felynë"

Elle s'empressa de se relever et se plaça entre le drow et sa découverte, le cœur battant, le visage impassible. Avait-il vu?

- Oui Prima Tael'Chath?

A l'instant où elle posa les yeux sur lui, elle s'immobilisa, le souffle coupé. Il vit son visage se décomposer comme si elle avait vu un fantôme.

Le prima souriait à pleine dents. Des dents parfaitement blanches et alignées. Son expression, son attitude, son être tout entier flamboyait d'un triomphe éclatant.

Il savait la nature de ce qu'il tenait en main.

C'était une épée au pommeau d'une simplicité inhabituelle, logée dans un fourreau tout aussi austère. Ses yeux suivirent la lame longue lorsqu'il la dégaina. La lumière des chandelles se refléta sur l'acier aussi poli qu'un miroir. Il observa un instant son tranchant coupant comme un rasoir.

La drow avait eu le temps de reprendre contenance et observait son manège comme s'il ne l'intéressait en rien.

- Tu connais cette lame? C'était une question rhétorique. Bien sûr qu'elle la connaissait.
- Oui Prima Tael'Chath." Elle suivait chacun de ses mouvements. Il savait correctement se servir d'une épée.
- Elle me plait beaucoup. Le triumvirat pourrait te l'offrir." Il fit une pause, puis consentit finalement à poser le regard sur elle. "Si tu te comportes bien."

La magicienne hocha doucement la tête, méfiante. "Merci Prima. Je sers le Puy et l'Eda vengeur."

- Maitre... Felynë." La corrigea-t-il aussitôt. Indifférent à son regard glaciale, Il haussa un sourcil moqueur.

- Merci... Maitre." Le Prima rengaina l'arme en riant et, après l'avoir accrochée à sa ceinture, adressa à la petite sombre un sourire chaleureux et attendrit.
- Tu vois, ce n'est pas si difficile. Même toi tu peux apprendre.

Pourquoi tombait-elle toujours sur les enfoirés?

Mais lorsqu'ils eurent terminé, caché au sein de la pile de documents relatifs aux activités de Krish en Ithri'vaan, se cachait un ouvrage à la couverture noire protégée par des coins d'argent.

Le grimoire d'une ancienne Triumvir.
Le grimoire d'une amie.
Le grimoire de Viconia.

Quelques heures plus tard, quelque part dans les profondeurs.

Accoudée à la rembarde d'acier finement ouvragée, Shyn'tae admirait les profondeurs. Malgré tout ce qu'il lui avait infligé, elle aimait tellement son foyer. Ses iris carmins parcouraient la caverne couverte du sol au plafond de lumières bleutés comme autant d'habitations. Elle avait choisi cet endroit pour acheter sa "demeure", parce que le panorama lui avait plu. L'étude noire étendait ses tentacules  comme un immense poulpe de basalte, le C'nros escaladait une stalagmite un peu plus loin. Le panorama ne comprenait pourtant qu'une infime partie des profondeurs du Puy d'Elda.

Son logement se trouvait à flanc de caverne, haut au dessus des grands axes qui scintillaient d'ici comme une mer d'étoiles. Ici les habitations étaient souvent minuscules, destinées aux drows libres incapables d'obtenir mieux. C'était le panorama qui l'avait poussé à acheter.

La sombre se redressa. Derrière elle son escorte risquait de perdre patiente. Elle lui avait dit être là pour chercher des affaires à son domicile, non pour admirer le paysage, aussi beau était-il. Elle soupçonnait d'ailleurs que ce mage là était imperméable à la beauté. Quel dommage.

Après presqu'un mois de harcèlement journalier, l'intendance avait fini par retrouver le coffre qui était le sien à Sol'dorn. Shyn'tae avait fini par redouter qu'il soit resté à Sol'dorn. Ce n'avait pas été le cas. Personne n'avait réussi à l'ouvrir non plus, mais cela n'était guère une surprise. Sans magie, y parvenir aurait été un exploit digne de louange.

Elle y avait trouvé bien des souvenirs. Tous n'avaient pas été joyeux. Certains l'avaient laissée dans l'incompréhension… mais pas que.

La clé qu'elle portait accrochée à une chaine autour du cou s'était trouvée au fond de la malle, comme égarée. La drow la retira et l'inséra dans la serrure, qui se déverrouilla en un claquement sonore. Elle tira le battant à elle et glissa la tête à l'intérieur.

Il régnait une odeur de poussière et d'abandon. Des piles de livre et d'objets expérimentaux couverts de poussière montaient jusqu'au plafond.  Devant la porte était jetée une paillasse abandonnée, une petite pile de tissu était posée à coté, à même le sol. Un léger courant d'air faisait danser des toiles d'araignée imposantes. L'une des locataires s'enfuit derrière une pile d'ouvrages proche.

Un sourire mélancolique ornait le visage de l'elfe. Le temps passait si vite pour ce qui n'était pas immortel. D'un pas, ses pieds nus franchirent le seuil, elle savait quel ouvrage elle était venu chercher dans sa collection. Le souvenir lui collait à la peau.

Son orteil rencontra un petit rectangle de papier blanc froissé, vierge de toute poussière. Il avait sans aucun doute été glissé sous la porte.

La drow s'accroupit gracieusement, la main droite tendue pour ramasser le message qu'elle déplia.  Celui qui l'avait écrit avait manifestement été trop pressé pour prendre garde à sa graphie. Le résultat était  aussi concis que flou.

Missive

Shyn'tae Vaen're,

Je vous informe qu'étant dans l'incapacité de vous délivrer en main propre le coli qui m'a été confié, je m'apprête à le laisser à la garde du culte de Meingal auprès duquel vous pourrez l'exiger.

L'Eldéenne poussa un profond soupir. Ce n'était pas signé. Si l'individu qui avait laissé se message avait été capable de trouver ce logement, il savait sans aucun doute aussi qu'elle résidait directement au sein du C'nros et qu'il aurait peut-être fallu des mois avant qu'elle ne découvre la missive. Il n'avait aucune envie d'interagir avec elle, il se fichait de ce qui était pourtant sa tâche. C'était exactement le genre de lâcheté matinée d'hypocrisie et d'égoïsme qui la dégoutait. Mais au moins, l'inconnu était parvenu à éveiller sa curiosité.

Le courrier à la main, s'enfonça au travers des toiles tendues. Quelques minutes plus tard, couverte de la tête aux pieds de poussière et de soies blanche, elle refermait le verrou. Dans sa sacoche se trouvait un des plus rares et avancés ouvrages de sa collection.

Elle avait hâte de se laver. Heureusement, elle ne doutait pas qu'on saurait lui trouver une barrique d'eau glaciale sitôt qu'elle rentrerait.

Le temple de Meingal.

Effectivement, on lui avait trouvé une barrique d'eau. Comme prévu, elle était glaciale. Par contre Shyn'tae ne s'était pas attendue à ce qu'elle soit au milieu de la cour. Elle était certaine que des glaçons y flottaient encore. C'était un des nombreux avantages à résider au C'nros, les jeunes recrues jouissaient des plus raffinés des traitements.  

Propre, vivifiée et vêtue d'une robe de rechange, sous la garde de son escorte taciturne et après une lutte épique contre la bureaucratie Eldéenne, la sombre ressortait finalement du temple, une boite anonyme entre les mains. Manifestement, son chaperon mourrait de curiosité de savoir ce que l'aspirante pouvait bien avoir reçu de si important.

Raison de plus de faire preuve de patience et de ne jeter un œil que lorsqu'elle serait enfin seule.

-Qu'est ce que c'est? Maitre Liss'na Dalhmael  était nonchalamment adossée au mur noir comme les ténèbres de la salle d'entrainement. Sa longue tresse posée sur son épaule droite, elle observait l'aspirante accroupie sur le tapis au centre de la pièce qu'elle avait choisi lorsque  cette dernière lui avait demandé de trouver un endroit tranquille.

Shyn'tae ne pourrait pas être plus seule qu'elle l'était actuellement: S'il y avait une mage en laquelle elle avait une once de confiance, c'était celle-là. Pour ce qu'en avait compris Shyn'tae, Maitre Dalhmael était trop fainéante pour être cruelle et trop absorbée par ce qu'elle décrivait comme les chants  de la magie pour se soucier des manigances et de la rumeur. Elle ne ciselait pas la magie comme pouvaient le faire de mages de l'étude noire comme Maitre Sel'drin. A la place, au cœur du chœur des voix arcaniques, elle faisait résonner son propre chant avec une force capable de subjuguer ceux qu'elle désirait faire taire.

Et cette force, cette puissance, ce plaisir, c'était celà qui faisait vibrer son cœur.

En tout cas, la Maitre Mysticiste s'était prise d'affection pour la jeune mage. Elle avait passé des heures à la conseiller lors du siège de Sol'dorn, et bien plus de temps encore à discuter magie et à s'entrainer ensemble. Shyn'tae perdait à chaque fois.

- On va bien savoir. La jeune drow s'afférait à ouvrir la boite d'une seule main. La mage la regardait. Si elle avait besoin d'aide, elle le lui demanderait.

Finalement, Shyn'tae parvint à retirer le couvercle scellé. En dessous, une lettre portant un phœnix en guise de cachet était posée sur une étoffe de soie.

Le cœur de la drow s'emballa. Viconia… murmura-t-elle en saisissant la missive. Liss'na avait ouvert son carnet et s'était mise à prise des notes, son esprit manifestement occupé à explorer une idée nouvelle.

D'un coup de couteau et tenant le pli entre ses dents, la jeune sombre le décacheta, avant de le lire.

Elle le relut, incapable de réaliser ce qui était inscrit sur le document.

- Shu...(1)
- Hmm? Liss'na avait levé les yeux de son carnet. Shyn'tae ne répondait pas. Ce qu'elle venait de lire était impossible, et pourtant, il n'y avait aucun doute possible.

Elle avait la nausée. Son expression se tendit, tirant vers la grimace. Tremblante, sa main plongea dans la boite en bois pour en ressortir un objet enrobé de cette si belle soie blanche.

Sa main la déplia avec respect. Elle avait déjà une idée de ce qu'elle allait trouver.

Shyn'tae ferma les yeux, grimaçante. Sa main valide agrippait sa cuisse à en blanchir. Liss'na se replongea dans son carnet.

Elle aurait voulu hurler. Elle aurait voulu frapper. Les larmes se mirent à couler. Les sanglots suivirent. Viconia et elle travaillant jusque tard sur de vieux grimoires empruntés. Viconia et elle dansant, en sueur, concentrées, sur le fil du rasoir à tenter de maitriser des rituels trop complexes pour leur propre niveau. Viconia et elle échangeant leur premier baiser.

Tant de souvenirs qui lui revenaient. Tant de souvenirs de choses qui ne seraient jamais plus.

Sur l'étoffe de soie, le bracelet d'or et de pierres précieuses qu'elle portait si souvent.

Sur la missive, un testament. Jusqu'à ce que son fils les réclame, les affaires de Viconia étaient siennes.

(1): Onomatopée drow signifiant "saperlipopette", "caramba" ou plus prosaïquement "merde".