Vous étiez invitée ? [Saana]

Tout en se descendant verre sur verre et en pelotant le moelleux fessier de l’indécente danseuse qui venait roucouler à ses côtés, Haldren parcourait la salle du regard afin d'observer les invités et graver leurs réactions dans sa mémoire. La plupart s'éloigneraient et demeuraient simplement comme un vague souvenir, certains pourrait à l'avenir permettre de réaliser des affaires fructueuses, quelques-uns plus rares constitueraient de nouveaux piliers du Chaos en Ithri'Vaan. Difficile de deviner parmi les visages avinés et lubriques laquelle des trois voies seraient empruntés ni les raisons qui guideraient ce choix.

Regardez ce rude drow à la forte carrure dont la bedaine naissante indique toutefois qu'il abandonnait peu à peu les exercices physiques pour l'art de la table. Lanista d'une des nombreuses écoles de gladiateurs qui fleurissaient en ville, il rôdait autour du culte depuis des mois, moitié par conviction moitié par goût de l'interdit, mais Haldren sentait instinctivement que jamais le gaillard ne franchirait le pas et que ses plaisirs demeureraient son unique moteur dans la vie. Une simple relation d'affaire, fort utile de par ses liens dans les milieux des gladiateurs et des esclavagistes, mais pas véritablement un cultiste potentiel.

Ou bien cette sang-mêlé luxurieuse, qui commençait à rôder parmi les invités pour se trouver plusieurs partenaires de lits. Elle faisait déjà partie des adeptes depuis plus d'un an mais sa libido exacerbée et incontrôlable commençait à inquiéter l'archimage car la belle devenait esclave de ses désirs et une telle servitude amène à commettre des erreurs d'appréciation. Il suffisait de voir la manière dont elle avait abordée cette jeune femme à la crinière de feu pour constater que ce manque de tact dans les rapports de séduction pouvait causer des problèmes. D'ailleurs, comment s'appelait l'autre donzelle qui détalait telle une biche apeurée ? Passant en revue la liste des participants, un intriguant point d'interrogation apparut comme seule réponse. Parfois des invités se voyaient ajoutés à la dernière minute, mais néanmoins obtenir un minimum de renseignements s'imposait.

Reposant son verre et repoussant gentiment la danseuse désormais boudeuse, le drow quitta sa couche et contourna les piliers jusqu'à frôler la luxurieuse sang-mêlé pour lui souffler à l'oreille :

Qui est-ce ?
Je ne sais pas, elle dit s'appeler Sanaa.

Sanaa... ce nom lui disait vaguement quelque chose. Une bourgeoise ? Une marchande ? Quelque chose dans ce goût là en tout cas. Tandis que la fête continuait et que les convives se goinfraient tout en parlant de plus en plus fort, l'alcool aidant, l'archimage rôda sur les pas de la rousse en l'observant attentivement. Elle ne buvait pas, ne mangeait pas, évitait d'entamer une discussion, semblait peu réceptive aux invitations à la débauche, mais flânait parmi l'assemblée avec discrétion et détermination. Une espionne peut-être ? Ou juste une ingénue perdue dans la foule ? Décidant de prendre le taureau par les cornes, l'ancien eldéen s'arrangea tomber "par hasard" nez-à-nez avec la rousse au détour d'un pilier.

Gente dame, c'est un honneur et un plaisir de vous avoir parmi nous ce soir. Vous semblez errer comme une âme en peine à la recherche de quelque chose, peut-être puis-je vous aider dans votre quête ?

Curieuse donzelle, que cette intrigante rousse qui dépareillait au milieu des autres convives comme une biquette lustrée se baladant parmi les poulets (seul Haldren pouvait comprendre la subtilité poétique de cette métaphore). En tout cas il s'avérait peu probable qu'elle soit venue là pour espionner la réunion, car alors la justification de sa présence aurait été mieux construite qu'une vague recherche d'une connaissance. Mentalement, l'archimage se fit la réflexion qu'elle devait donc dire vrai, à moins qu'elle ne soit en train de le manipuler via une excuse volontairement trop simpliste pour l'inquiéter ? Un mal de crâne naissant autant dû aux vapeurs d'alcools qu'à un abus de possibilités s'éveilla, chassé par la volonté d'accepter comme vrai ce que racontait cette mystérieuse Saana.

Reprenant la parole, elle l'interrogea alors sur l'un de ses invités dont le nom cette fois-ci tilta comme un éclair dans les nuages. Le dénommé Alexios appartenait bien au cercle récurrent des soirées du drow, selon Haldren dans l'objectif principal de nouer de nouvelles relations pouvant lui servir dans ses projets. Haldren hésitait à qualifier le métier du gusse... "conseiller en tout et en rien" pouvait assez bien définir l'activité d'Alexios qui s'y entendait pour faciliter la réalisation d'un accord commercial, s’immisçait dans la résolution des conflits ou glissait ses longs doigts dans le trafic d'épices avec la Péninsule. Un touche-à-tout sachant se rendre indispensable et qui aurait pu adopter l'anguille comme emblème tant il s'avérait difficile à coincer.

En tout cas, si la dénommée Saana le cherchait, ce serait aisé de la satisfaire.

Alexios ? Le vieux conseiller des Palais ? Bien sur, il est juste là.

Et tout disant cela, Haldren se retourna avec l'assurance de celui sachant de quoi il parle et désigna l'une des alcôves formée par les massifs piliers de soutènements. Un lit s'y trouvait certes, ainsi qu'une coupe de vin et un serviteur ramassant des débris de nourritures, mais nulle trace d'Alexios. Un peu surpris de ne pas l'avoir vu quitté la salle alors que les festivités battaient encore leur plein, Haldren marmonna dans sa barbe :

Ben, il est passé où ce con ?

Le cri fit également sursauter Haldren qui se tourna prestement en voyant une cohue se créer au bout de la salle, près des escaliers menant aux étages supérieurs de la vaste demeure où ses invités devaient passer la nuit après avoir festoyé. L'espace d'un instant il crut qu'il s'agissait d'une foule hostile destinée à troubler la fête mais il apparut bien rapidement que les nouveaux arrivants étaient des serviteurs ou femmes de chambre complètement paniqués. Bousculant les uns et les autres, le drow agrippa fermement par l'épaule une servante qui pleurait à chaude larme et la força à le fixer droit dans les yeux.

Que se passe-t-il ?
C'est... c'est Marina... elle... elle est...

Hésitant entre agacement et inquiétude, l'archimage commença à monter les escaliers à grandes enjambées, suivi par quelques invités chez qui la curiosité dépassait la peur. Le long colimaçon qu'ils empruntaient permettait d'accéder à tous les niveaux et servait autant pour les visiteurs que pour les serviteurs, comme en témoignait l'usure des marches causée par le passage de milliers de sandales. Arrivé en haut du colimaçon, le drow se trouva face à un long couloir déversant les chambres, un lieu fort coquet où d'épaisses tapisseries couvraient les murs tandis qu'un moelleux tapis étouffait les bruits de pas. Les portes se trouvaient toutes ouvertes à l'exception d'une au fond devant laquelle gisait un plateau de victuailles renversé.

Un bien macabre spectacle les attendait de l'autre côté de la porte. Une jeune femme entièrement nue gisait raide morte sur le grand lit à baldaquin, son beau visage défiguré par une grimace morbide. Autour de son cou devenu violet, un garrot d'étrangleur indiquait plus clairement qu'un long discours qu'il n'y avait plus rien à faire pour elle et que son âme se trouvait déjà de l'autre côté du Voile. Haldren reconnut la dénommée Marina, une des courtisanes recrutées régulièrement pour distraire les invités des fêtes que le drow organisait et leur offrir ses faveurs durant la nuit. Sa tenue de danse se trouvait d'ailleurs nonchalement jetée sur un fauteuil, à côté d'une autre vêture qu'un invité identifia sans hésiter.

Ce sont les vêtements que portait Alexios en arrivant.

Mais du vieil Yssois, point de trace.

Oui, nous confirmons à l'aimable auditoire qu'Haldren se trouvait férocement contrarié. Très férocement contrarié même, une petite réflexion lui fit prendre conscience qu'en terme d'agacement cet événement se plaçait sans hésitation en quarante-septième position depuis le début du Cycle (bien qu'à moitié dingue, l'archimage demeurait très ordonné pour certaines choses) car ce meurtre suivi de la disparition d'un convive allait nuire au bon recrutement de nouveaux adeptes pendant plusieurs ennéades voire mois. Les riches négociants appréciaient de frayer avec la secte par intérêt et goût de l'interdit, mais pas de se retrouver mêler à une sordide affaire comme celle-là. D'ailleurs les autres convives filaient déjà sans demander leur reste et bien vite il ne resta que le maître de maison, l'archimage, ainsi que cette intriguante Saana qui semblait intéresser par connaître le sort d'Alexios.

Jetant un regard suspicieux à la rouquine, le drow se demanda si elle était derrière tout cela. Dans tous les cas il aurait juré qu'elle ne lui révélait pas tout car seule une raison impérieuse pouvait justifier qu'elle demeure là à l'inverse des autres convives. Sa soi-disant amitié avec Alexios demeurait hautement suspecte, d'autant plus qu'aucune panique ni réelle inquiétude ne perçait dans son regard serein. Haussant mentalement les épaules, Haldren jugea que mieux valait la garder sous la main : soit elle pourrait s'avérer utile durant l'enquête, soit elle se trouvait mêlée à l'affaire et se trahirait bien à un moment. S'asseyant sur l'un des lits désormais vide et attrapant une coupe de vin abandonnée pour se rafraîchir le gosier, il tenta de mettre de l'ordre dans ses idées. Saana avait raison sur un point : il fallait retrouver Alexios ; qui plus est il fallait le retrouver rapidement.

Partons du principe qu'Alexios n'est pas l'assassin. Je ne vois aucune raison qui l'aurait poussé à tuer cette pauvre fille, et même dans ce cas il n'aurait pas filé en abandonnant ses vêtements en évidence.

D'autant plus que tuer une courtisane en plein banquet ne faisait aucun sens, il existait mille manières plus discrètes d'agir. Alexios n'était d'ailleurs pas le genre d'homme à se salir les doigts. Si encore il avait eu comme vice d'aimer battre les filles avant de prendre son plaisir avec elles (et malheureusement de tels pervers existaient à Thaar comme ailleurs), Haldren aurait pu comprendre mais les renseignements dont il disposait sur le disparu ne corroboraient en rien une telle hypothèse. Alexios était notoirement connu pour être libidineux et courir d'un cotillon à l'autre avec l'ardeur d'un Dun Eyr en Péninsule, jamais aucune fille ne s'était plainte de mauvais traitements... or dans le milieu des belles de nuit, de telles informations auraient vite couru de bordels en bordels. Non, plus il réfléchissait plus Haldren soupçonnait que son invité était tombé dans un piège adroitement tendu.

Je peux me tromper, toutefois le scénario le plus probable est le suivant : Marina a du être payée pour attirer Alexios dans une chambre... le Chaos sait à quel point ce vieux bouc aimait baiser... où les attendaient leurs agresseurs. Ils tuent la fille qui ne leur sert plus à rien, puis filent avec leur prisonnier sans même lui laisser le temps de se rhabiller.

Quelques hochements de tête approuvèrent cette théorie, après quoi Haldren laissa le temps à Saana d'ajouter ses propres hypothèses si elle le souhaitait avant d'en venir à la véritable question qu'il leur fallait résoudre :

Mais bon sang, par où peut-on filer en trimbalant un vieux à poil ? Impossible de passer par les rues, cela attirerait trop l'attention.

S'il s'agissait effectivement d'un enlèvement, alors le temps jouait contre eux car chaque minute perdue permettait aux ravisseurs de s'éloigner avec leur proie. Espérait-on récupérer une rançon contre la vie d'Alexios ? Ou s'agissait-il de lui faire cracher des informations lucratives qu'il avait su glaner de par ses nombreuses connaissances ? Difficile à dire car l'un n'empêchait pas l'autre, or Haldren savait que ne pas agir personnellement lui serait reproché. Mais pouvait-il se lancer à la poursuite du vieil Yssois alors qu'il avait peut-être sous la main quelqu'un en sachant plus qu'elle ne lui révélait ? Le retour d'Elnära qui avait raccompagné les invités jusqu'à l'entrée de la demeure s'avéra un atout précieux à jouer sans plus attendre.

Interroges-là, ordonna-t-il mentalement à la sang-mêlé qui lui répondit par un sourire complice avant de se glisser vers la rouquine. L'archimage admirait les capacités d'Elnära à pénétrer les esprits, la belle y mettant une sensualité brisant bien des résistances là où le drow n'aurait su qu'utiliser la manière forte avec tous les dégâts que cela pouvait provoquer. Cette approche s'avérait fascinante bien que s'apparentant à un viol mental, mais la fin justifiait les moyens et si Saana leur mentait mieux valait le savoir immédiatement. Malheureusement, la réponse de la sang-mêlé fut décevante... elle ne sait pas où est passé Alexios... une piste qui n'aboutissait pas, bien que la rouquine en ouvrit aussitôt une autre en proposant d'aller voir les toits.

Une bonne idée, dut-il admettre. Les ravisseurs auraient aussi pu tenter de rejoindre les égouts mais il leur aurait fallu redescendre tout l'escalier avec le risque de croiser d'autres serviteurs. A l'inverse les toits, aussi connus sous le nom de "rue du Monte-en-l'Air" parmi la pègre de Thaar, permettaient fort efficacement de passer de bâtiments en bâtiments pour qui en connaissait les secrets.

Allons voir.

Suivi par Elnära et Saana, l'archimage regrimpa jusqu'à la chambre désormais vide, le corps de Marina ayant été emmené ailleurs dans la demeure. Agrippant les volets pour les ouvrir, le drow jeta un coup d'oeil au dehors et vit que la fenêtre donnait sur un long toit recouvert de tuiles traitresses à cause de la pluie étant tombée un peu plus tôt dans la journée. Il fallait réflechir posément... si les ravisseurs étaient passés par là, ils n'avaient pas pu aller bien loin en trimbalant Alexios qui pesait malgré tout son poids. Impossible également de rester dehors par crainte du bruit, s'ils souhaitaient interroger leur captif cela ne pouvait se faire que dans un endroit discret.

Après avoir partagé ces réflexions avec les deux dames l'accompagnant, Haldren s'engagea acrobatiquement sur le toit tout en cherchant une piste. Une lucarne peut-être ? Ou une échelle permettant de redescendre dans les rues ?

Haldren avait regardé sans mot dire l’exécution du malandrin par la sorcière, admirant au passage sa capacité à arracher des informations à un mourant alors que l’esprit commence alors à divaguer et à mélanger le passé au présent. Mais Elnära disposait de longues années d’expériences en matière de torture psychologique, plus subtile et surtout moins salissante que la méthode classique. Satisfaite, elle se releva pour expliquer à ses deux compagnons ce qu’il venait de se passer : les trois intrus, la résistance d’Alexios, sa tentative d’en poignarder un… en tout cas preuve se trouvait faite que le commanditaire de l’enlèvement souhaitait récupérer sa proie en vie à la vue des moyens mis en œuvre et des ordres stricts pour ne pas l’abîmer même en cas de résistance. Mais la tension apparut d’un coup lorsque la sang-mêlé se mit à tourner autour du pot pour ne pas dévoiler le nom exact du commanditaire, apparemment par crainte d’une réaction légèrement courroucée de son employeur.

Parle, ordonna Haldren d’une voix aussi calme que l’océan lorsqu’un monstre marin remontre des profondeurs. En apparence tout paraissait bien apaisée mais les deux dames pouvaient aisément deviner qu’une colère latente frémissait, comme s’il s’attendait presque à entendre des mots déjà devinés. Prenant son courage à deux mains, Elnära murmura juste « Vel’Kaar » avant de faire un pas en arrière. La réaction de l’archimage fut aussi brutale qu’immédiate, son poing allant violemment se fracasser contre le mur sur lequel il était appuyé l’instant avant tandis qu’un torrent d’injures jaillissait de sa bouche.

Ce fils de catin vérolée ! Cette ordure, ce mange-merde, cette souillure du sang, ce…

Prudente et ayant prévu ce déferlement de rage, la sang-mêlé attrapa Saana par la manche pour l’éloigner quelque peu tandis que le drow entreprenait de continuer à marteler le mur, des éclairs noirâtres jaillissant entre ses doigts, briques et mortier se voyant consciencieusement réduits en miettes, innocentes victimes expiatoires sacrifiées sur l’autel de la colère. La rouquine ne pouvait que regarder fort surprise le spectacle qui semblait sans commune mesure avec la gravité de la faute. Jusqu’à présent, l’archimage avait pris les événements avec simplement de l’agacement, pourquoi diable un nom lui faisait-il perdre toute mesure ? Comme pour l’éclairer, Elnära glissa alors à l’oreille de Saana ces quelques paroles :

C’est son fils.