Un rôle pour le wandrais lustré

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Mes salutations Hanegard Kastelord,

Je suis Diolando Vega, ou l’Etoile Pourpre. Dans quelques ennéades se jouera dans l’arène de Thaar un spectacle d’envergure, d’un nouveau genre pour beaucoup d’amateurs. Il s’agira de raconter au public le bain de sang qui s’est joué récemment dans la Cité des Cinq Sens, la trahison de plusieurs princes marchands et leur déconfiture. Pour cette chorégraphie guerrière, j’ai besoin de talents individuels uniques. Je vous ai vu à l’œuvre et vous mettre en scène au milieu des Sablons serait un honneur. Votre prix sera le mien et vous avez ma promesse d’en sortir vivant.

Présentez-vous à la fumerie Zebell dans le quartier des soieries avant la fin de la seconde ennéade si vous souhaitez être de la partie. Si je suis sorti, profitez des délices qu’offre l’établissement jusqu’à mon retour, tout est payé d’avance pour vous.

En espérant vous revoir bientôt.

Diolando Vega
Prince Marchand de Qiryah

Trois ennéades après l'envoi de cette missive, un cavalier solitaire montant un farouche étalon à la robe d'ivoire approchait au petit trot de la fumerie Zebell, attirant maints regards de la part des habitants qui déambulaient dans les rues adjacentes. Sa chevelure poivre et sel glissait jusqu'à ses larges épaules, encadrant un visage mâle taillé à la serpe que rendait plus sévère encore sa barbe fournie et les yeux d'un bleu glacial. Un nez aquilin surmontait une bouche sensuelle qui parfois s'entrouvrait pour laisser deviner une dentition impeccable à la blancheur aussi immaculée que celle des neiges éternelles du Septentrion. Son torse massif tendait virilement son justaucorps anthracite cousu de liserés d'or et on aurait en vain cherché la moindre once de graisse sur son ventre ferme ou ses cuisses musculeuses qui enserraient les flancs de sa monture.

(Oui, Hanegard a un très bon service de retouche photographique)

Si les damoiselles se trouvaient déjà au bord de la pâmoison face à la virilité triomphante du nouveau venu et que leurs duègnes prenaient un air désapprobateur mais l'admiraient néanmoins du coin de l’œil en essayant de rester discrètes, les hommes parlaient déjà entre eux de l'identité du cavalier que plusieurs reconnurent comme le fameux "Tueur de Rois", l'un des trois finalistes des Grands Jeux de Thaar s'étant déroulés en l'an 14. Les rumeurs allaient bon train sur ses exploits dans l'arène et sur les centaines d'adversaires tombés sous sa puissante lame, sur ses nombreuses maîtresses supposées dont l'une des plus célèbres n'était rien moins que Krish Al'Serat en personne. Ceux qui s'affirmaient les mieux informés prétendaient également qu'il avait dirigé de terrifiantes hordes de barbares wandrais dans le lointain Nord, même si peu de détails concrets arrivaient de ces rudes contrées.

(Oui, Hanegard a un très bon service de communication)

Une petite foule s'était donc déjà assemblée près de la fumerie lorsque le cavalier s'arrêta et mis pied à terre tout en saisissant sa large épée accrochée au pommeau de sa selle. Les plus observateurs remarquèrent qu'il évitait de trop appuyer sur sa cheville gauche qui ne s'était jamais totalement remise des graves blessures subies durant la finale des Grands Jeux. Avisant plusieurs gamins qui le regardaient avec des yeux brillants, Hanegard sortit une pièce d'argent de sa bourse et la lança à celui qui osait s'avancer le plus près de lui.

Emmène mon cheval à l'écurie la plus proche, et bichonne le bien.

Plein d'orgueil, le marmouset attrapa les rênes et guida la monture tandis que le Tueur de Rois pénétrait dans la rafraîchissante pénombre de la fumerie, agrippant au passage un serveur par l'épaule.

Prévenez le seigneur Diolando Vega qu'Hanegard Kastelord est arrivé. Et servez-moi une bière bien fraîche, j'ai la gorge aussi sèche que les couilles d'Othar.

Quelques instants plus tard et tandis qu'on allait prestement prévenir le prince marchand, l'ancien baron d'Alonna se retrouvait affalé dans un confortable sofa, une serveuse au décolleté bien trop plongeant lui amenant sa boisson en tortillant langoureusement son postérieur joliment rebondi. L'un dans l'autre, se dit Hanegard non sans ironie, être devenu un gladiateur avait de bons côtés. Il se trouvait bien plus adulé et adoré par la plèbe pour avoir démoli ses adversaires dans l'arène que pour la quinzaine d'années passées à diriger sa baronnie puis ses fiefs en essayant de rendre la vue de tout un chacun meilleure. Comme quoi faire le zouave épée en main constituait un plan de carrière à peine plus dangereux mais largement plus gratifiant que de s'aventurer en politique.

Notre héros wandrais est beau ! Notre héros wandrais est musculeux ! Notre héros wandrais est huilé ! Notre héros wandrais est vriril ! Notre héros wandrais est… en l’occurrence, notre héros wandrais est affalé comme un vulgaire sac de patates sur son sofa tout en buvant bruyamment son verre, brisant par la même l’énumération à sa gloire des mérites réels ou supposés qui sont les siens. Mais le trajet depuis le lointain Nord avait été aussi long que fatiguant et Hanegard méritait bien de souffler quelque peu et de se rafraîchir le gosier pour en chasser la poussière du chemin. Ce fut donc avec un grognement légèrement contrarié qu’il souleva sa lourde carcasse pour suivre l’esclave le guidant vers les profondeurs de la fumerie Zebell.

Bordel ou fumerie, se demanda d’ailleurs le vétéran, avant de hausser mentalement les épaules car généralement ces deux commerces cohabitaient sous le même toit. Et la donzelle auprès de qui l’esclave le conduisit tapait probablement dans chacune de ces professions. Jolie brin de fille au demeurant, bien qu’un peu trop dans le style de la courtisane de luxe décadente pour véritablement l’attirer. Sans doute s’agissait-il de la maîtresse des lieux à la vue de son attitude d’impératrice, et si tel était le cas alors elle pourrait lui être fort utile. S’installant en face de la dame (on ne devait plus dire « damoiselle » dans son cas depuis fort longtemps), le guerrier au visage tanné par les intempéries répondit simplement :

Des informations ! Le prince est un homme occupé et moi aussi. Il m’indiquait dans son message désirer organiser une chorégraphie relative à la récente trahison de plusieurs Princes Marchands. Mais du diable si je sais de quoi il s’agit, revenant seulement des Wandres ! Alors si vous avez des détails sur ce qu’il s’est passé j’en suis preneur, pour ne pas avoir l’air de débarquer du fond des forêts lorsque le prince nous rejoindra.

Zebell voudrait-elle donc jouer a "je te tiens, tu me tiens par la barbichette" ? En tout cas elle ne se montrait guère prolixe en matière d'explications, s'appuyant sur son esclave pour donner quelques éléments à son invité qui se renfrogna légèrement de l'absence de détails. Il avait entendu vaguement parler de cette tentative de putsch, et désormais en tout cas il savait qu'au moins deux... peut-être trois... Princes Marchands se trouvaient à la manœuvre. Si les complots grouillaient à Thaar comme les mouches sur de la merde, il demeurait cependant rares que les seigneurs locaux osent passer à l'affrontement ouvert, préférant jouer par la corruption ou le chantage pour arriver à leurs fins. Quel événement avait donc pu en amener à oser briser ce tabou ? La certitude d'une victoire aisée ? La crainte de se voir acculer s'ils ne faisaient rien ?

Au fond Hanegard s'en fichait un peu, il ne s'occupait plus depuis des années de politique. De tels sujets l'auraient fortement intéressé en tant que baron d'Alonna car cela pouvait déstabiliser l'Ithri'Vaan, l'auraient à minima intrigué en tant que châtelain de par les possibilités ainsi ouvertes, mais désormais d'autres que lui en Péninsule devraient en faire leur affaire et méditer à loisir là-dessus. La nouvelle génération y avait pris le pouvoir et s'il se promit d'envoyer une missive à ses fils lorsqu'il en saurait plus afin de les prévenir, le wandrais ne se sentait guère concerné au-delà du combat qui s'annonçait. Zebell n'ayant apparemment pas le souhait d'en dire plus, et Hanegard n'étant pas attiré par les plaisirs offerts dans la fumerie, il n'y avait rien de plus à faire dans l'immédiat.

Eh bien attendons. Réveillez-moi quand le Prince arrivera.

Et fermant le yeux, Hanegard s'assoupit sur le sofa, sa main toujours posée sur le manche de son poignard. Forgé par les rudes campagnes militaires auxquelles il avait participé, le vétéran ne dormait toujours que d'un œil.

Lâchant un grognement d'ours, le wandrais émergea lentement de son sommeil et fixa le nouveau venu dont l'identité ne faisait guère de doute. Rien que ses lèvres peintes en indigo constituaient une caractéristique que le Prince Marchand de Qiryah ne partageait pas avec grand monde... si l'on excepte certains gitons dans les bordels pour pédérastes, mais Hanegard ne mangeait point de ce pain là. Et dire que le gaillard était à moitié-drow ! A une époque ne remontant pas à si loin, Hanegard lui aurait tordu le cou pour étouffer toute trace du sang maudit de l'Elda, mais ses voyages et certaines rencontres lui avaient fait ouvrir les yeux sur les différentes races peuplant Miradelphia en effaçant ses vieux préjugés.

Seigneur Vega, je présume ?

Hanegard connaissait mal le gaillard. Du temps où il régnait sur Alonna, Diolando ne portait pas encore le titre de Prince Marchand et il n'était rien de plus que le bâtard du vieux Langundo, rien en soit qui put avoir intéressé les espions du baron. En Péninsule on le disait mégalomane et débauché, adepte de tous les vices fusse les plus odieux et les prêtres rigoristes ne prononçaient même pas son nom tant il se trouvait souillé de multiples péchés. Tout ça, le wandrais s'en tamponnait joyeusement la fesse gauche avec une patte d’alligator femelle, seul comptait ce que le Prince pouvait lui offrir comme opportunités. En Ithi'Vaan il faut vivre comme les Vaanis, disait le proverbe. Et Hanegard savait à quel point la moralité variait selon les régions.

Alors votre Altesse, que puis-je pour vous ? Dites moi tout, j'ai hâte d'en savoir plus.

Hanegard écouta avec attention les explications du Prince-Marchand. Jouer le rôle du vaincu lors de la grande révolte nobiliaire ne le gênait pas puisque cela lui permettrait de rester au centre du jeu dans l'arène et de faire se dérouler les combats autour de lui. Ceux qui avaient vaincu Ascanio apprécieraient de le voir représenter comme un adversaire redoutable puisque ce spectacle visait à glorifier leur propre victoire, quand à ceux qui regrettaient le défaite du rebelle ils ne pourraient que l'acclamer. Du pain béni, d'autant plus que les combats étant chorégraphiés le but ne serait pas d'arracher les tripes de l'adversaire. Certes il y aurait plaies et bosses, après tout on ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs, mais rien de comparable avec les risques encourus dans un véritable duel.

Je suis cher, mais je le vaux.

Lorsque vint la question du prix, le wandrais ne chercha pas un seul instant à cacher qu'il faudrait cracher au bassinet assez sévèrement pour se payer le luxe de ses services. Mais comme le dit le proverbe "le prix s'oublie, la qualité reste", et les Princes Marchands n'hésitaient pas à dilapider des fortunes en quelques heures si cela servait leurs intérêts politiques. Il n'y eu d'ailleurs même pas négociation, les tarifs de l'ancien baron furent acceptés sans sourciller, avec la nonchalance de ceux qui baignent dans l'or au point de ne plus pouvoir le compter. Dédaignant le comportement honteux de la courtisane, Hanegard resta concentré sur Diolando.

Avec votre permission votre Altesse, je vais aller m'installer dans mes quartiers et me reposer. Nous n'avons guère de temps jusqu'au spectacle et je tiens à commencer dès demain le travail des chorégraphies.