L'Anaëh en Naélis | Descendre la Sirilya

Elenwënas de la quatrième ennéade de Verimios
17e année du Onzième Cycle
Au départ de Linaëh

Tu ne pouvais pas attendre des chevaux qu’ils soient tous capables de galoper à travers la montagne. Tu ne pouvais pas attendre des félins qu’ils soient capables de filer nuit et jour sans s’arrêter. Le temps jouait contre vous et tu n’en aimais pas la sensation, seulement vous étiez obligés de faire avec. Les campements étaient restés sommaires, les animaux – dans les limites du raisonnable –   avaient été poussés lorsqu’il le fallait, remplacés lorsque c’était possible, épargnés quand il y avait un autre moyen, si bien que votre petit nombre vous avait permis de gagner le lieu de rendez-vous en des temps qui – dans vos conditions – étaient tout à fait respectables. Plus vite aurait été mieux. Plus vite aurait été possible. Mais plus vite aurait été un sacrifice que vous n’étiez pas prêts à faire en plus de celui qu’était déjà cette campagne.

- Que tout le monde pense à enfiler sa tenue de civil ! tu lances à la volée, alors que tu terminais de ranger ton paquetage On ne renfile les armures qu’une fois le voyage sur ses dernières heures !

- Faudrait pas que les  Arïn prennent peur !

Un éclat de rire général fait vibrer les feuillages des arbres couvrant l’ersatz de port fluvial de Linaëh. Qui n’aurait pas été mis au courant, à vous voir, vous croirait certainement partis prendre du bons temps à l’étranger. Les visages presque tous flanqués de larges sourires, l’hilarité collective adoucissant la froide atmosphère d’un hiver s’annonçant effectivement bien rude, les tenues quelconques pour certains, décontractées pour d’autres, voire trop légères pour être ainsi désignées pour une poignée… il y avait quelque chose de tristement magnifique dans la franche camaraderie qui se tissait au sein des armées en campagne.

- Alors Artiön, on compte faire bronzette pendant le voyage ?

Une elfe aux épaules et bras solides, le torse presque aussi nu que le tien, t’interpelle entre deux vérifications des cordages. Vieille connaissance, que tu n’auras pas eu l’occasion de recroiser depuis bien longtemps. Il faut dire qu’il y a du chemin entre Daranovar et Enolir.

- Moi qui pensais naïvement que c’était un truc de marin ! tu réponds, faussement indigné Je me garderai de prendre exemple sur toi la prochaine fois !

Elle rit, fait vigoureusement claquer sa paume contre ton dos et s’en retourne à son travail, le temps de quelques dizaines de secondes.

- C’est bon, je crois qu’on est prêts à partir.

- Le reste à Mëlien.

- Si Tari ne s’en mêle pas avant elle.

- Manquerait plus que ça. tu souffles des nasaux Allez, Capitaine, sonnez donc le départ.

- Sur le champs !

Le cor retentit, et alors que les deux cogues s’apprêtaient à partir, tu trouvais ton chemin vers la proue de celle qui t’accueillait. Un peu plus de deux jours de voyage. Un peu plus de deux jours de relative tranquillité avant le chaos.

-T’es sûr de toi ? J’voudrais pas te casser un bras tu sais…

-Arête de faire le malin et donne ta main !

Le premier des deux elfes marmonna quelque chose dans sa barbe tandis qu’il posait son coude sur une surface plane. L’autre l’attrapa aussitôt et débuta un bras de fer qui semblait beaucoup amuser les quelques spectateurs. Moins le premier des participant qui vira au rouge tomate en luttant contre son adversaire du jour dont il avait visiblement sous-estimé la force.

-Je vous prévient, si l’un de vous deux se blesse, je le laisse ici ! Grogna une autre elfe qui, elle ne semblait pas vraiment ravie de voir ses camarades faire les paons.

-Laisse les donc. Aegden riait de bon cœur, observant lui aussi les deux énergumènes. J’ose espérer qu’ils n’iront pas jusqu’à se blesser pour un pari comme ça.

-ça c’est ce que tu crois. La soigneuse n’avait pas l’air convaincue et pourtant elle restait elle aussi assise là, à regarder les deux autres faire.

Parce que malgré tout elle, comme lui  savaient à quel point ce qui se passait sous leur yeux était précieux. Ces deux elfes, qui au-delà d’un pari et d’un bras de fer, partageant un moment de franche camaraderie, ne se connaissaient pas il y avait encore quelques ennéades. L’un venait d’Ardamir, l’autre de Malereg. Et d’ici quelques jours à peine, si peux, il leur faudrait mettre leur différence de côté. L’un devrait peux être sa vie à l’autre sur les champs de bataille. Qu’ils se mesurent maintenant, s’apprivoisent et qu’ils deviennent des frères le plus vite possible et c’était déjà un pas de plus vers la victoire.

Un bruit sourd retentit finalement et l’Ardamiri se mit à grogner, déçu. Son bras bien à plat sur la surface. Il avait perdu.

-C’est pas grave tu f’ra mieux la prochaine fois !

-Tu vois, personne ne s’est blessé… Aegden lança un sourire amical à son interlocutrice en décroisant les bras.

-En attendant on a autre chose à faire que de jouer à qui est le plus fort.... Son oreille avait vibré en écoutant la voix de son roi un peu plus loin.

Aegden observa ses propres affaires à ses pieds. Il ne portait déjà plus son armure. Il ne portait que sa lance dans son dos. De toute manière il ne pouvait pas la cacher alors autant qu’elle n’encombre personne… C’était une sensation étrange de porter le baudrier qui la maintenait à son dos contre ses vêtements civils. D’habitude c’était une épée qu’il portait à la ceinture dans ce genre de cas mais porter deux armes lui semblait inutile et trop risqué pour si peu de trajet.

Quelques vérifications supplémentaires de la part de chacun des elfes du petit groupe atypique qui venait de se former et un cor retentit, signifiant la fin de leur répits terrestre.

-Et c’est reparti. L'Ardamiri lança un regard vers les bateaux. J’espère que personne n’a le mal de mer.

Étrangement légère était l’humeur de nombre d’entre eux. Comme si tous avaient décidé de profiter de ces derniers instants de paix pour en faire un oasis de calme avant la tempête.

Nous y voilà. Le grand jour. Enfin, celui du départ du moins. Peut-on sûrement affirmer qu'il est "un grand jour" ? J'estime que oui, car quelque chose me dit que nombreux seront ceux à s'en souvenir d'ici quelques années. Peut-il être "le premier des grands jours" ? Pourquoi pas ? Cela lui donne de la grandiloquence, certes, mais j'étais, pourtant, assez certain que la série allait être longue. Trop ou pas assez, je ne souhaite pas en juger. Si mes calculs étaient bons, et Tari sait que les mathématiques n'étaient pas mon bastion, il y aurait l'arrivée, le premier repas, le dernier repas à ranger dans la catégorie des "grands jours". J'en n'en oublie pas les cousinades et surtout, le plus beau, celui des discours... s'il y en aurait. C'est le genre d’événements qui ont tendance à nous rappeler que diriger est un tâche bien épuisante.

Sans vraiment savoir pourquoi, je me tenais plutôt à l'écart des autres, aujourd'hui. Nul doute que, quelque soit mon destin au bout de ce fleuve, je retiendrai également ce jour encore longtemps, et que l'on avait encore deux jours pour discuter. J'en viendrai sûrement à me demander pourquoi j'ai fait le déplacement en personne, ou encore si j'allais en réchapper. Tiens, en y pensant, j'avais presque l'air d'un humain aigri et boursouflé qui se demandait quel jour allait lui être fatal. En l'occurrence, je ne me demanderai pas quel jour sera fatal, mais plutôt si le jour G, lui, le sera. En fait, je n'ai sincèrement pas envie de me poser la question.

« Tous nos hommes sont prêts à partir, Protecteur. » vint m'annoncer un soldat dont j'ai oublié le nom, mais qui me reviendrait sûrement plus tard. « Le départ est imminent. »
« Alors, en selle ! Au galop, filons comme le vent ! »
« Mais, Protecteur... »

Je portai mon doigt à ma bouche pour lui demander de ne rien ajouter. Quoi de mieux qu'un jeu de mots pour arracherce petit sourire si beau du visage du Protecteur d'Enolir ?! Il était toujours bon de rire avec autrui ! L'heure n'était probablement pas à l'ironie, ou peut-être avais-je droit à quelques derniers instants de bonheur avant que quelqu'un ne vienne m'enquiquiner ? En soi, je devrais plutôt me réjouir que mon peuple y soit plus réceptif que d'autres, même si j'ai manqué mon coup... cette fois-ci.

Les troupes enoliréennes n'étaient probablement pas les plus nombreuses, quand j'y pensais. A vrai dire : je n'en savais rien. "J'étais présent, moi, ça compense" sera sûrement cette phrase que je rétorquerai au petit curieux qui posera la question. Prévisible qu'il sera, je devrai sûrement ajouter que l'humour n'est pas sa forteresse, et seulement là, je lui expliquerai que les Noss sont véritablement perturbateurs. Je trouve la tactique plutôt remarquable.

En tout et pour tout, j'avais deux jours devant moi pour me poser d'autres questions, dans un style bien moins pessimistes je l'espère. Ce n'était pas bien long, hélas, mais cela devrait suffire. A mes côtés, les soldats ne semblaient pas se poser les mêmes questions. Et, aussi difficile est de l'admettre : ils avaient bien raisons.
Nous étions enfin prêts à naviguer. Larguez les amarres et toute voile dehors, comme disaient les marins. Après tout, dans le Souffle, j'étais un marin également.

Oglicos de la quatrième ennéade de Verimios
17e année du Onzième Cycle
Sur la Sirilya

Il neige.

Ultime pied de nez de la nature et de sa Maîtresse. Ultime présent de La Mère à des enfants partis en campagne. Les météorologues Lëandrins ne s’étaient pas trompés : l’hiver serait à ce point froid. Tu souris, t’avances en proue, face au vent marin. Tu accueilles les rafales contre tes visage et poitrail. Tu accueilles la morsure du froid comme on accueille une amante, cherchant là les souvenirs d’une Cité qui te semble si loin chaque fois que tu la quittes… S’il fait froid ici, tu te demandes à quoi ressemblera le fort l’hiver à Daranovar. Ton sourire s’agrandit. Tu imagines déjà les enfants jouer dans les congères, les patineurs sur la Grand-Place, et la soupe de silure le soir autour d’une bonne liqueur. Ce que tu aurais aimé faire ton hiver à Daranovar…

Mais hélas, tu n’en es plus le Mainyth. Toi, ce sont d’autres responsabilités qui t’attendent, et ces responsabilités – pas pour toujours, mais en tous temps tout de même – te tiendront loin de ta Cité natale. Pour le mieux, tu l’espères. Tu le penses. Tu en es certain. Pour le mieux oui. Tu es confiant en vos valeurs, en votre jugement, et en vos capacités. Ce que vous faites est pour le mieux, et l’Anaëh entière en récoltera les bénéfices en temps et en heure, qu’elle s’en rende compte ou pas.

Le voyage est plus doux que tu ne l’aurais pensé.

Un claquement de tissus au vent attire ton attention. Tes oreilles se soulèvent toutes les deux ensembles à la recherche de l’origine du son, et des pupilles se tournent automatiquement vers les voiles du navire. Gonflées au point d’éclater, et presque immobilisées dans cette configuration, il y avait bien peu de chances que ce soient elles le bout de tissu victime de turbulences. Il y avait autre chose, autre part, quelque part où tu ne te serais normalement attendu ni à voir, ni à entendre claquer du tissu. Ton regard attrape celui de l’un de tes camarades, apparemment bien perplexe face à une présence dans le ciel au-dessus de vous. Ton regard suit le sien, et là tu comprends aisément ce qui le gêne.

- Ne vous inquiétez-pas. tu interviens C’est un allié.

Plusieurs paires d’yeux perçants se mettent à fixer le boule de feu devenue vieillard volant, et autant de paires d’oreilles pointues tressautent en entendant le vieillard s’annoncer. Le reste fera probablement autant l’histoire que les récits nés des combats. Un vieillard volant face à une embarcation elfique profilée, rapide, les voiles gonflées par le vent d’hiver. Un Aran en proue, droit sur le chemin d’un sorcier qui ne semble pas avoir compris la gravité de sa situation. Tous – y compris toi – aviez une idée de comment les choses se termineraient.

Tu ne bouges pas, te contentes d’ouvrir les bras et de te baisser sur tes appuis, te préparant à réceptionner le petit homme et à rouler pour absorber le choc, seulement Nakor ne semble pas l’entendre de cette oreille.

C’est qu’en plus d’être fou, le vieil homme était probablement à moitié sourd.

Le sorcier s’écarta brusquement, de la même manière que les elfes maintenant sur son chemin s’écartèrent prestement, ne lui laissant pas d’autre choix que d’embrasser le mât du navire. Tu soupires, atterré, et ta grande main vient dévorer ton visage. À peine s’était-il présenté que Nakor faisait déjà du Grand Nakor. Mais c’est qu’au moins elle était solide la vieille carne ! Quelques contusions, c’est tout ce dont il aurait eu à se soucier si tu n’avais pas été là.

- Les choses pourraient aller mieux. tu souris tendrement, ton sceptre irradiant déjà d’arcanes J’aurais préféré naviguer côté Nord.

Un tour de ton focaliseur entre tes mains, et les lumières se déposaient sur la peau de Nakor, s’imprégnant dans ses chairs et le débarrassant des quelques douleurs que devait avoir provoqué cet atterrissage forcé. Pour le reste, ce que tu disais était bien plus lourd de sens qu’il n’y paraît. L’océan Nordique était votre territoire, les eaux du Sud ne l’étaient pas. Les eaux du Sud étaient à l’extérieur des frondaisons de votre territoire, et vous ne preniez jamais une sortie de vos frondaisons à la légère.

- Nous rejoignons Naélis. tu baisses un instant les yeux T’sisra ne s’était pas trompée. Malheureusement.

Un jour de voyage en bateau s’était écoulé, pourtant Aegden avait l’impression que ça faisait des ennéades. L’on n’avait pas grand-chose à faire sur un bateau et il s’ennuyait ferme. La plupart de son temps il le passait sur le pont, à l’air libre et il se demandait comment les marins pouvaient supporter cela à la longue....

Le soldat était appuyé sur le bastingage, observant les flocons de neige tomber mollement dans la rivière avant de disparaître. La neige était si rare chez lui, il trouvait ce spectacle étrangement fascinant, et beau tout simplement. Parfois il tendait la main et regardait les flocons se poser dessus comme des fées miniatures.
Cependant il n’eut pas le loisir de s’adonner bien longtemps à la contemplation presque enfantine des cristaux de neige puisqu'un cri rompit le calme ambiant.

Il connaissait cette voix, il en était sûr. Se retournant il fixa ses camarades qui, eux, fixaient…en l’air ? Suivant leur regard il vit l’étrange projectile se faire humain, foncer droit sur un Artiön des plus stoïque avant de finir par s’écraser sur le mat du navire.

Le lancier grimaça à l'impact. Ça avait dû faire mal… Aegden fit quelque pas, comme voulant aider le si singulier humain mais le vieillard semblait en très bonne forme puisqu’il se releva et continua à gesticuler et s’exclamer visiblement de bien bonne humeur.

Il ne sembla d’ailleurs pas le remarquer, s’adressant à l’Aran. Aegden hésita, souhaitant les laisser tranquille. Mais la curiosité des elfes est parfois bien tenace et il avait envie de savoir ce que faisait l’étrange bonhomme ici. Et puis il s’était déjà approché, autant qu’il ne reste pas planté là.
Alors il se rapprocha encore.

-Vous ne nous apportez pas de mauvaises nouvelles j’espère ? Il sembla vouloir ajouter quelque chose mais se tût. Comment s’appelait-il déjà le magicien fou ?

Ton front se plisse, signe de la perplexité qui a été, est et sera probablement toujours tienne face à l’attitude du vieil homme. Mais en dehors de la promesse d’une aide précieuse, c’est avec des informations qui l’étaient presque autant qu’arrivait Nakor. Alors comme ça, Harald était le nouveau seigneur de Kirgan… le nouveau Grand-Roi du petit peuple. Difficile pour toi à l’instant de t’appesantir devant le décès du précédent monarque. Pour autant tu imagines la nouvelle de sa mort avoir été ô combien pénible pour son peuple, tu ne saurais te résoudre à ne pas y trouver un brin de satisfaction. C’est sous le règne d’Hardrek après tout qu’avaient été refusées vos tentatives de renouer avec ceux qui avaient autrefois été des alliés. Et c’était Harald le premier à vous avoir fait miroiter un avenir où les deux peuples les plus anciens pourraient retrouver une saine émulation. Alors pour toi, la mort de l’ancien Roi n’était finalement rien de moins qu’un encouragement. Il vous fallait vaincre à Naélis. Parce qu’après cette victoire, il y en avait une autre qui vous attendait au Nord.

- Votre soutien, et celui de l’Aurore si seulement vous l’obteniez risquent de nous être précieux. Sans ça, je doute que les forces armées Naélisiennes arrivent à la cheville de celles d’Elda.

L’ennemi était puissant. Tu le dis, tu le redis, et tu le répéteras encore, car c’est bien là quelque chose qu’on ne peut malheureusement pas lui retirer.

- Mais avec un peu de chance, une victoire pourrait nous gagner quelques décennies au moins de paix.