[Le Hook d'Or] Les bons comptes, demandent un bon suivi.

9ème ennéade de Vérimios – Premier mois de l’hiver.
17ème année du XIème cycle.
Dans le fumoir « le Hook d’Or », possession des Mille-Caves.
Quartier Est de Thaar.

Ainsi, le maître l’avait ordonné, alors, j’allais exécuter. La missive de Cassiopée, Princesse-Marchande de Ys, n’était sans doute point aussi alarmante que ce que je croyais, mais la clairvoyance du maître Salfaryl aura tout de même décelée quelque chose. Connaissant Salfaryl, si Ys ou Cassiopée ne valait pas la peine, la missive aurait seulement été archivée, et la manieuse de fioles n’aurait été qu’oubliée des Nains qui, sans aucun doute, ne s’en porteraient pas plus mal. Pourtant, Salfaryl me laissa une fenêtre de tir, étroite, mais j’allais m’en saisir. Tout était question de calcul, surtout lorsque les affaires s’en mêlent.

J’avais donc rédigé une missive à l’intention de Cassiopée, l’invitant à plus amples discussions au sein de l’établissement Thaarie des Mille-Caves, le Hook d’Or. S’il n’était pas l’endroit le plus luxueux dont nous disposions, son confort n’était pas à plaindre, et il s’agissait du lieu privilégié par les Nains pour rencontrer leurs partenaires commerciaux. L’idée d’y discuter avec la Princesse Marchande de Ys n’était pas agréable, elle qui était tout à fait détestable. Mais au moins le confort de l’endroit, et l’activité qu’y s’y exerce – à savoir la fumerie d’herbes en provenance du Nord par exemple – était une consolation suffisante pour que je me rende dans l’établissement le premier.

Porté par les porteurs de Salfaryl, sur un de ses palanquins, je m’y étais rendu exactement trente-et-une minute avant que la demoiselle ne se présente, si tant est qu’elle soit à l’heure. J’en avais profité pour disposer deux Durgazdawi de confiance à proximité, en protection, mais aussi, en espionnage. Comme maître Salfaryl le dit souvent, nous sommes riches de nos secrets, de notre discrétion. Cette entrevue n’y manquerait pas. Maintenant, il fallait attendre.

« Par les milles putains d’Arcam, cet endroit pue encore plus que les tanneries d’Ashaï ! »

La piste de fumée qu’elle suivait depuis plusieurs minutes s’épaississait à mesure qu’elle approchait du tristement célèbre « Hook d’Or ». Quand elle était petite, la rumeur courrait bon train sur la sinistre réputation de l’endroit – qui était fausse, certes, mais les Vaanis de basse extraction s’y risquaient peu. Il paraissait que c’était là qu’étaient vendus les enfants qui n’étaient pas sages ! Ses amis d’enfance lui avaient raconté que la nuit, les esclavagistes nains emportaient les enfants des Lanternes pour les vendre dans les terres du Nord ! On ne les revoyait jamais et ils finissaient dans les mines des nains, à récolter du fer jusqu’à la fin de leur jour et à nettoyer les barbes du peuple sous la montagne.

Fort heureusement, ce n’était qu’une fable destinée à faire peur aux plus jeunes. Enfin … elle l’espérait de tout son cœur. Mais qu’est-ce que cet endroit empestait l’herbe ! C’était intenable. Comment pouvait-on se satisfaire d’un air aussi vicié ? Et si vous mélangiez le tout avec la neige, la boue et les odeurs d’urine, vous aviez là un joyeux pot-pourri qui pouvait vous rappeler une version agréable du Nid.

Elle rabattit l’écharpe brune qui lui couvrait le visage. Le petit-peuple n’était pas connu pour apprécier la présence des sang-mêlé et la silhouette fine qui se déplaçait dans les ruelles ne désirait pas attirer l’attention plus que de raison. L’inconsciente était venue avec La Valériane, la discrète péninsulaire, qui la suivait à quelques pas derrière. Il aurait été mal vu de débarquer dans le « Hook d’Or » avec une troupe de Heaumes de Bronze ou de mercenaires : l’idée n’était pas de faire couler le sang, mais de discuter entre Vaanis civilisés et gens de bonne éducation.

La Treizième avait revêtu l’un des vêtements d’hiver qu’elle avait acheté à prix d’or à la compagnie de l’Aiguille Dorée : une robe en à deux plis de tissus, l’un noir, l’autre ocre sombre, serrée par un assemblage complexe de broches de bronze. Elle portait sous cette élégante mise, de longs collant noirs parfaits pour tenir l’hiver et des bottines de cuir noir lui remontant jusqu’au milieu des tibias. Le vêtement, serré au niveau des manches et du coup, restait à la fois confortable et élégant. Ophélia avait fait des merveilles sur cette création … notamment au niveau des plis de la robe, qui accueillaient de nombreuses décoctions et préparations alchimiques. Et bien quoi ? Elle aurait fait une bien piètre princesse-marchande si elle était venue sans quelques … contre-mesures … à un rendez-vous en terrain hostile !

Cassiopée portait à son flanc la masse d’armes qu’elle avait récupéré le jour de sa rencontre avec Solange d’Escault. Cet objet péninsulaire avait prouvé son utilité plus d’une fois et paraissait assez anodin dans le paysage vaani pour ne pas apparaître comme une menace immédiate. De toute façon, qui sait ce que les nains pouvaient cacher comme armement dans les recoins de leurs barbes ?

Le « Hook d’Or » ressemblait à un fumoir mieux tenu que la plupart des autres établissements de ce type. Au moins, les nains étaient capables de mettre un peu de décorum pour recevoir une invitée de marque … L’épaisse fumée qui s’échappait des fenêtres de l’établissement n’était pas très engageante, mais correspondait à ce que l’on attendait d’un fumoir. La neige autour du bâtiment avait été déblayée, comme pour l’accueillir. Quelle … délicate attention ? Ils auraient pu au moins lui dérouler le tapis rouge. Tant pis, il faudrait de contenter de pavés humides.

La porte s’ouvrit et laissa échapper les vapeurs âcres des fumées. C’était une infection … Si l’alchimiste avait l’habitude de préparer des fumigènes et autres vapeurs, ces dernières, agressives, restaient bien confinées dans les fioles et les alambics. Se prendre de plein fouet les fumées agressives d’un fumoir n’était pas une expérience plaisante … Sans compter qu’il fallait désormais trouver dans cette nappe de brouillard opaque l’émissaire des Milles-Caves.

Un écu dans la bonne main et les deux compagnes furent amenées discrètement vers une salle de bonne taille, isolée du reste des clients. Au milieu de celle-ci trônait un palanquin, entouré de coussins et de narguilés où flottait une fumée moins nocive que dans les pièces réservées aux clients ordinaires. Ce palanquin, elle le connaissait bien … Cela faisait des années qu’elle le voyait à intervalles réguliers se dandiner dans les rues de Thaar. Et quand elle pensait « des années », il aurait été plus juste de dire des décennies. Ce palanquin était le symbole du maître des Milles-Caves ! Mais au lieu d’y trouver le gnome séculaire dont le nom faisait trembler les plus hauts responsables de la cité, un bien étrange individu se trouvait dessus. Ainsi donc, le maître des Milles-Caves ne jugeait pas l’affaire assez importante pour se déplacer lui-même. Fort bien !

La Treizième fit un signe à La Valériane. Les deux demoiselles, sans jeter un seul regard au nain ni lui adresser la parole, ni se faire annoncer, prirent place sur les coussins en face du palanquin. Elles restèrent là, dans le silence, à observer d’un air distrait les éléments du décor. Après tout, pourquoi prendre la peine à discuter avec un simple serviteur : le maître des caves lui-même n’avait pas jugé l’affaire assez importante pour venir en personne. Pourquoi, au nom d’Arcam, discuteraient-elles avec … avec qui en fait ? Le grouillot de Salfaryl le Sombre ?

C’était une insulte assez grave envers Ys. Non seulement ils osaient la convoquer pour s’expliquer, mais en plus, le maître des caves en personne n’avait pas daigné bouger son gros derche de dawi pour discuter. Cassiopée finit par briser le silence.

« J’espère que votre maître ne s’est pas perdu aux latrines, nain. Nous ne saurions patienter plus de quelques minutes. Voyez-vous, notre emploi du temps est chargé et je n’apprécierai pas que le Sombre nous mette en retard vis-à-vis de nos partenaires du fait d’une coulante. »

Trente-et-une minutes avant l’heure de rendez-vous, ce fut suffisant pour mettre en place les quelques espions de la loge d’Onyx. L’avantage d’un tel bâtiment, se trouvait dans sa construction. Les Mille-Caves eurent tôt fait de bâtir, son l’impulsion du maître, des entreprises productives, et de les faire correspondre à des normes que d’aucun qualifierait de secret, à savoir, faire en sorte que tout se sache, partout, tout le temps. Il n’y avait littéralement pas un seul endroit dans le Hook d’Or qui n’était pas espionné en tout temps et en tout lieu. Les murs, ont toujours des oreilles.

En attendant la demoiselle d’Ys, j’avais satisfait une petite pulsion personnelle : j’ai commandé un hook, et des herbes provenant du Grand-Nord, que je payais rubis sur l’ongle. Jhaartok était là, de côté, toujours à quelques centimètres derrière moi, tel le garde du corps qu’il était. Ce Nain était aussi mystérieux que moi, et le maître semblait lui placer une confiance quasiment aveugle quant à sa propre sécurité. Je ne connaissais pas grand-chose sur ce Nain, mais si je ne doutais point de sa fidélité, son mystère était captivant.

Fumant à l’envie, j’attendais que l’amatrice de fioles daigne ramener ses fesses jusqu’ici et les poser sur les coussins de l’alcôve devant moi, afin que cette histoire puisse trouver une conclusion pacifique et productive. Bénéficiant d’encore trois minutes devant moi, j’ouvrais le Wulthrong Kron, et relisais les dernières lignes de compte. Rien ne me mettait plus en joie que de savoir que les coffres étaient pleins. Je le rangeais, et prenait le bout du Hook pour absorber cette fumée provenant du Nord, lorsqu’enfin, Cassiopée daigna pointer le bout de son nez, elle, et son chien de poche. Mon visage n’en fuit aucunement ébranlé, mon côté stoïque prédominant largement quant à ma personnalité.

« J’espère que votre maître ne s’est pas perdu aux latrines, nain. Nous ne saurions patienter plus de quelques minutes. Voyez-vous, notre emploi du temps est chargé et je n’apprécierai pas que le Sombre nous mette en retard vis-à-vis de nos partenaires du fait d’une coulante. »

Venant de la donzelle, un tel langage ne m’étonnait point. Il faut dire que les représentants d’Ys tentaient de s’approprier une réputation qui ne lui allait pas, puisque, à l’évidence, ils étaient moins raffinés que leur écriture semblait laisser penser. Il est, il faut le dire, plus aisé d’écrire proprement que de parler avec autant de classe. Mais elle est imparfaite, cela ne devrait donc point m’étonner. De même, je comprends l’essence de son erreur : le palanquin était effectivement celui de maître Salfaryl, un symbole de puissance et de richesse qu’il montrait partout dans Thaar depuis des décennies maintenant. Et pourtant, c’était bel et bien à moi qu’il l’avait confié. Un symbole de confiance, et de pouvoir, transféré à son émissaire et son hériter. L’espace d’un instant, je comprenais à quel point Salfaryl le Sombre pouvait être un fin tacticien, et à quel point ses décisions étaient réfléchies.

Plongeant mes mires de couleur sombre dans celles de mon interlocutrice, je restais de marbre, attendant un petit peu avant de prendre la parole à mon tour.

- Désirez-vous un verre ?

Sans lui laisser le temps de répondre, je levais la main sans jamais détourner le regard, et claqua des doigts. Un serveur se précipita.

- Un vin rouge des vignobles du Nord. Servez à notre invitée ce qu’elle désirera et mettez cela sur ma note.

Je claquais à nouveau des doigts, alors que le serveur s’exécuta immédiatement sans demander son reste. Et une fois la commande de la demoiselle d’Ys prise, il s’en alla pour l’exécuter. Moi, je restais face à Cassiopée, silencieux, jaugeant la demoiselle durant deux pleines secondes, avant de reprendre la parole.

- Je suis Marzaban du clan Ambreroc, heureux possesseur du comptoir caravanier central d’Ambreroc, que vous connaissez surment. Je suis l’émissaire du maître Salfaryl le Sombre, Prince-Marchand de Thaar et souverain des Durgazdawi. Je vous remercie pour de votre présence, témoignage de la missive que vous avez reçue. Le serveur se présente, et dépose sur la petite table d’acajou devant nous, les boissons commandées il y a à peine quelques secondes. Nous avons bien reçu votre missive à notre tour. En tant que partenaires financiers, je désirais vous rencontrer afin de discuter du pourquoi de ce revirement commercial, en comprendre les tenants et aboutissants, et, le cas échant, de régler les litiges qui doivent vraisemblablement nous opposer. Peut-être qu’une collaboration fructueuse peut naître de cette entrevue. Vous avez la parole.

Mon air de marbre, jamais ne me quittais. Ni durant ma diatribe, ni durant ma patience. Ainsi pris-je quelques gorgée de ce vin que j’apprécie, connu pour être un des meilleurs du continent.

« Pas d’alcool ni de boissons pour nous, merci. »

La Treizième et sa compagne préféraient avoir les idées claires lors des négociations, aussi refusèrent-elles poliment la proposition du nain. Ledit personnage se trouvait être Marzaban du clan Ambreroc. Cassiopée connaissait vaguement ce nom, mais avait connaissance des activités du comptoir d’Ambreroc. Ses navires côtoyaient régulièrement ceux des Ambreroc et ils restaient à bonne distance généralement l’un de l’autre. Rien de bien intéressant à en dire sinon qu’ils étaient loin des préoccupations d’Ys. Ils menaient leur vie dans leur coin, les flottes yssoises aussi et tout se passait pour le mieux.

« Maître Marzaban, vos mots vous honorent, mais jettent un bien mauvais voile sur la considération que nous porte le Maître des Caves. Nous sommes ici parce que nous estimons devoir vous fournir des explications quant à notre décision de suspendre le commerce avec les Mille-Caves. Que Salfaryl le Sombre ne daigne pas venir en personne à cette rencontre nous montre que cette perte de marché lui est secondaire, … ce qui est … vous le conviendrez, quelque peu vexant. Mettez-vous à notre place. Imaginez un instant que je vous invite pour une discussion importante et qu’une fois arrivé, vous étiez reçu par ma fille adoptive devant ma baignoire en cuivre dans l’une des forges noires d’Ys. Vous auriez toutes les raisons du monde d’être vexé. »

La demoiselle eut un mince sourire.

« Néanmoins, nous n’avons pas fait ce chemin pour rien et je consens à vous expliquer pourquoi nous avons décidé de rompre nos accords commerciaux avec vous. La réponse tient en quatre mots : les Semailles de Sang. »

Le mot était lâché. Ys n’avait pas apprécié que les nains se permettent d’attaquer le cœur même de l’Ithri’Vaan. Plusieurs Yssois avaient perdu de la famille à Thaar et la colère grondait à l’encontre des princes-marchands félons et de ceux qui avaient attendu la dernière minute pour déjouer le complot. Les Vaanis appréciaient Krish Al’Serat et la félonie des Milles-Caves n’était pas passée inaperçue. L’Ithri’Vaan était certes, une terre de complots et de coups dans le dos, mais il y avait aussi un code d’honneur à respecter … code d’honneur qui visiblement, était inconnu de Salfaryl. De même, la réponse mollassonne du Conseil de Thaar à l’encontre des Jardiniers avait laissé un goût amer aux Yssois. Si le Conseil ne voulait pas punir comme il se devait les Milles-Caves, les cités libres s’en chargeraient elles-mêmes, en commençant par rompre les liens commerciaux avec le petit peuple. Ys avait besoin de partenaires sûrs, pas de meurtriers capables de vous poignarder dans le dos à la moindre occasion.

« Expliquez-moi, Marzaban du clan Ambreroc. Comment pourrions-nous faire confiance aux nains des Milles-Caves quand ceux-ci ont massacré sans vergogne nos voisins et quand le principal instigateur de tous ces malheurs s’en sort avec une simple amende ?»

Point d’alcool, ni de boissons pour les deux invitées. Cela me fait soupirer légèrement. D’aucun sait qu’un verre d’un bon alcool aide à détendre l’atmosphère, et, accessoirement, à faire baisser certains boucliers qui me permettraient de percer à jour une armure un peu légère, un peu fissurée, et aux espions de la loge d’Onyx, d’obtenir d’autant plus d’informations.

J’écoute alors attentivement la diatribe de la dame d’Ys, et prend le temps d’analyser chaque mot. Mathématiquement, certaines tournures de phrases et l’usage de certains mots, aident à rendre un discours compatissant ou explosif, à faire passer un message ou une menace. D’ordinaire stoïque, je gratifie la demoiselle de deux inclinaisons du visage, signe de compréhension lorsqu’elle évoque avec un certain brio, une comparaison de nos deux cités, quant à l’absence de Salfaryl. Cette gratification se fait surtout pour le brio de l’argumentaire qui, il faut bien se l’avouer, avait éveillé quelque chose chez moi. Je n’aurais réellement pas apprécié de me retrouver dans les forges noires d’Ys, avec une subordonnée. Mais ces deux petits signes de tête, d’inclinaison de 22%, seront les seuls signes que je lui offrirais.

Et voilà qu’elle reprend son discours. Et la raison de cette interruption, je m’en doutais mais n’osait point m’en assurer moi-même : les Semailles de Sang.

Je n’y avais point participé. En effet, n’étant pas Prince-Marchand, aucune de mes décisions n’aurait pu impacter ce plan qui, sous l’égide de maître Salfaryl, aurait eu toutes ses chances sans certains coups du sort. Ainsi, la princesse d’Ys impute aux Mille-Caves, les tenants et les aboutissants de tous les malheurs liés aux Semailles. Si, dans le fond, elle n’a en effet point tort, la vérité doit apparaître sous un autre jour. Aussi attendais-je qu’elle termine son discours, avant de lui répondre à mon tour.

- Dame de Ys, il me semble que le conseil de Thaar aura statué à ce sujet. Si je vous reconnais une autorité sur vos affaires, et vos gens, dois-je conclure que votre décision d’arrêt de nos accords est une punition que vous estimez supérieure à celle prononcée par le conseil de Thaar ? Et, le cas échéant, devons-nous en déduire que vous vous substituez aux décisions du conseil, en le leur reconnaissant point l’autorité qu’ils possèdent ? Je laissais une seconde de répit, afin de reprendre la suite avec la même attitude posée. Il me semble que cette « simple amende » possède un montant que vous ne connaissez point, aussi puis-je me permettre de vous éclairer quant à son montant, et celui-ci suffira amplement à Thaar pour se préparer à n’importe quel avenir. De ceci, vous devriez en être assuré, puisque le conseil l’aura ordonné.

La princesse d’Ys se plaçait ainsi dans une position hautaine, s’accordant une puissance bien plus grande que ce qu’elle possédait en réalité. Interrompre les accords entre elle et les Mille-Caves, n’était point une décision du conseil, mais bel et bien une tentative ratée de se faire passer pour ce qu’elle n’était pas : une personne puissante.

De plus, maître Salfaryl avait raison sur plusieurs points : les accords qui nous liaient à Ys n’étaient ni les plus prolifiques, ni les plus importants. Il apparaît alors sans difficulté que nous pourrions nous en passer et attendre qu’elle revienne vers nous la queue entre les jambes, les denrées provenant du Nord étant largement désirées, et leur provenance, monopolisée par les Mille-Caves. Mais l’heure n’était pas aux supputations.

Effectivement, les Mille-Caves avaient eu à payer une somme mirobolante. Mirobolante était le mot juste, car même pour les Mille-Caves, habituées à voir passer entre leurs pognes et au sein de leurs coffres, des dizaines de milliers de souverains chaque jour, la somme demandée par le conseil avait fait sortir les mires de leurs orbites à plusieurs de nos comptables. Si, bien-sûr, cela n’impacte point la survie des caves, la perte d’autant de coffres aura été un coup dur, bien que celui-ci ait surtout été dans nos fiertés.

- Si je puis vous rassurer un temps soit peu, sachez que les relations qui lient les Mille-Caves à la princesse d’Ys, sont bien meilleures que celles qui nous liaient à sombre Elfe, Krish Al’Serat. Vous n’êtes point sans savoir, j’en suis certains, des tensions qui existent depuis des siècles, entre les miens et les ceux venant du Vatna. Krish aura, à plusieurs reprises, insultée mon peuple, au Sud, comme au Nord, et aura été adepte de toutes les félonies pour arriver à ses fins. A ma connaissance, ces félonies, et ces insultes, n’auront jamais été formulée par votre bouche ou vos actes, et ainsi, la confiance que les caves, et que mon maître Salfaryl, place en vous et votre affaire, reste identique, et mue par une volonté de prospérer en paix. De ceci, vous pouvez en être assurée. Une nouvelle pause, le temps que la demoiselle aux fioles comprenne où je veux l’emmener. Aussi, ne nous perdons plus en supputations, et en accusations voulez-vous ? Vous nous avez fait l’honneur d’un déplacement dans les délais les plus brefs, aussi avez-vous la prime parole quant à vos revendications, afin que le commerce puisse reprendre dans les meilleures conditions.

Parler autant assèche le glissoir, aussi pris-je une dernière gorgée de ce délicieux vin du Nord. J’en possédais quelques bouteilles moi-même. Sans doute en commanderais-je plus encore.

La demoiselle eut un léger sourire.

« Qui donc parle de se substituer aux décisions du Conseil ? Sûrement pas moi, je n’oserai jamais aller à l’encontre des décisions de mes pairs. Toutefois, il me semble que le Conseil n’a émis aucun édit contraignant la moindre cité quant à ses accords commerciaux existants ou à venir avec les Milles Caves. A moins que vous ayez des informations qu’une Princesse-Marchande ayant elle-même participé au Conseil n’aurait pas. Quant au montant de votre amende, par Arcam, je n’en ai cure. Votre maître et les votre ont été jugés pour leurs crimes. Il ne m’appartient pas de réclamer des réparations au nom de qui que ce soit. Néanmoins, il m’apparait nécessaire de mettre ma population à l’abri de votre influence. Après tout … si vous avez pu vous en sortir avec une amende, qu’est-ce qui me garantit que vous ne vous en sortirez pas de la même manière au prochain coup de poignard que vous nous porterez dans le dos ? »

Elle croisa les doigts sur ses genoux. A côté d’elle, La Valériane était restée impassible, se contentant d’un léger hochement de tête. Et voici que le nain commence à lui seriner l’histoire d’Al’Serat. Pouvait-on un instant laisser les morts en paix ? La vie ne se résumait pas qu’à une série de rancunes entretenues avec ses voisins. Que la logique des Milles Caves tourne autour d’un principe de vengeance et de rétribution la laissait pantoise et peu encline à accorder le moindre crédit aux nains. En ce sens, ils ne valaient pas mieux que les hiérophantes de Sol’Dorn, repliés dans leur cité et hostiles envers l’ensemble des Vaanis.

Elle lissa les pans de sa robe.

« Vous ne mettez pas les choses dans le bon ordre, maître Ambreroc. J’ai déjà posé mes revendications : la cessation de nos activités avec les Milles Caves. La question n’est pas de savoir ce que je veux, puisque je l’ai déjà obtenu. La question est de savoir ce que les Mille Caves sont prêts à nous offrir pour nous faire changer d’avis. Car voyez-vous, nous sommes des gens raisonnables et nous croyons aux secondes chances dans les relations commerciales. »

Les nains ne prenaient pas les choses dans le bon ordre. Cassiopée n'était pas venu pour imposer ses conditions. Elle n'avait aucun intérêt à accorder sa confiance plus longtemps aux Milles Caves et ce, pour de nombreuses raisons. Toutefois, avec la bonne approche, l'offre commerciale des nains pourrait s'avérer plus intéressante que de rompre les accords commerciaux. Mais dans un sens comme dans l'autre, Cassiopée était gagnante. Il n'y avait pas lieu de se presser ...

Si j’avais pu le faire, j’aurais sans doute eu une réaction désabusée, et sans doute légèrement ennuyée. Point ennuyé par les propos tenus par la dame d’Ys, mais plus par sa façon. Ainsi était-elle toute puissante en son esprit, et douée d’une réflexivité accrue, et d’une magnanimité hors pair ? Serait-ce là réellement ce qu’elle pensait d’elle-même ? Nul doute que cette petite n’a pas eu assez de soufflets sur le museau lorsqu’elle était gamine. Cependant, je restais impassible, imperturbable.

- Dame d’Ys, vous n’avez point compris. Ce crime pour lequel les Mille-Caves ont dû payer un tribut, était nécessaire, pour ne pas dire vital. Si Krish avait réussi à faire ce qu’elle désirait faire, elle aurait obtenu l’influence et le pouvoir nécessaire pour asservir Thaar d’une manière ou d’un autre, et toute la population d’Ithri’Vaan aurait été en danger. Encore une fois, dame d’Ys, vous ne savez pas tout, cela est évident. Je prend une petite pause, afin de boire un petit peu de ce breuvage commandé tout à l’heure. Les Nains aiment l’ordre, la fidélité. La confiance est chose primordiale parmi les gens de mon peuple, c’est pour cela qu’elle est si difficile à obtenir. La confiance des Nains, s’accompagne par les affaires, et par des opportunités, dont, je suis certains, vous saurez vous saisir. Aussi, je peux vous proposer de reprendre vos commandes auprès des Mille-Caves, dés à présent. En geste de bonne volonté, nous vous offrons la première commande de ce rapprochement productif. Si vous acceptez, je vous offrirais personnellement les droits d’entrée dans mon futur établissement de jeux de hasard. Vous pourrez y participer gratuitement et repartir avec les gains que vous amasserez, le coffre paiera. Et si l’établissement vous plait, peut-être pourrions nous discuter affaires, plus tard.

L’offre était osée, je devais le reconnaître. Ces projets d’établissements venaient seulement d’être couchés sur le vélin, je devais encore acheter les propriétés, rencontrer les Princes-Marchands et Princesses-Marchandes intéressés par faire affaire afin d’ouvrir leurs marchés et leurs réseaux, afin d’obtenir les mets, les viandes, les épices, les alcools, les liqueurs du monde entier, ainsi que la vaisselle, le cristal, l’or… Il y avait encore beaucoup de travail. Mais les pistes étaient sérieuses, et les opportunités également.

Il y eut un léger flottement dans l’air enfumé du Hook d’Or. Un silence pesant avait laissé place à la proposition de Marzaban. La directrice de la Compagnie Olyiane jeta un regard à La Valériane, qui affichait un mince sourire. Lorsque Cassiopée se retourna vers l’ambassadeur des Milles-Caves, elle éclata de rire.

Elle mit quelques secondes à reprendre sa contenance. Non seulement, l’ambassadeur venait de confirmer la paranoïa du peuple des caves et leur absence de hauteur de vue, mais en plus, il venait de se ridiculiser en offrant à une Princesse – Marchande des cacahuètes en guise de geste de bonne volonté. Salfaryl le Sombre se fichait donc bel et bien de sa poire et virait visiblement sénile !

« Maître Ambreroc … permettez-moi de clarifier la situation pour vous et les vôtres. Votre action aux Semailles n’a réussi à prouver qu’une chose : que les Vaanis ne sont pas des gens de confiance et que le Puy aurait tout intérêt à nous faire tous couper la tête pour l’arrogance des Jardiniers. Aux dernières nouvelles, je ne sais pas où vous comptiez trouver l’armée capable de défaire cinq osts eldéens sur un champ de bataille, mais provoquer ainsi les Sombres sans avoir de quoi tenir le rapport que force que vous cherchiez à instaurer avec l’évènement des Semailles … Je dois avouer que cela va à l’encontre de la logique la plus élémentaire. L’Ithri’Vaan n’a pas les moyens de s’opposer militairement aux Eldéens : les ruines de la Calcinée sont là pour en témoigner. Le seul terrain sur lequel nous pouvons mener bataille, c’est sur celui du commerce, où nous régnons en maîtres. Or, vous avez voulu continuer votre vendetta privée avec la Corporation d’Argent et régler vos comptes à plus grande échelle et au final … vous nous mettez tous en danger. Je puis vous assurer qu’au vu de vos actions, vous devriez être plutôt reconnaissants qu’ils n’aient pas réclamé la tête de votre maître, mais seulement celle de Vossula. »

Elle marqua une pause, le temps que Marzaban prenne conscience de la position délicate dans laquelle les Jardiniers avaient plongé tout l’Ithri’Vaan.

« Quant à votre … proposition commerciale … Très sincèrement maître Ambreroc, j’ai du mal à croire que vous osiez me vendre « la confiance des nains » alors que vos dernières actions nous ont montré que vous êtes un danger pour les Vaanis. Quant à votre proposition de « rabais » sur notre première commande … permettez-moi d’en rire. Nous ne sommes pas des mendiants à qui vous offrirez quelques noyaux d’olives, mais une cité marchande prospère. Pire encore, vous osez me proposer d’investir dans un établissement qui n’existe pas encore en me présentant cela comme une opportunité ? Excusez-moi, maître Ambreroc, mais si c’est une blague, je la trouve de très mauvais goût. J’ai accepté de voir le maître des Milles-Caves, pas son bouffon. »

Sur ces mots, Cassiopée agita sa main pour écarter les épaisses fumées qui emplissaient la pièce.

« Vous n’êtes pas un clown, vous êtes le cirque au complet !  »

Néanmoins, Cassiopée était d’humeur magnanime et elle ne pouvait s’en aller sans laisser au moins à l’ambassadeur une chance de se rattraper.

« Reprenons si vous le voulez bien et considérons que votre précédente tirade était due à l’alcool. Je réitère ma question et cette fois-ci, j’aimerai que vous preniez le temps de bien réfléchir à votre réponse et que vous considériez bien le fait que je représente Ys et non ma propre personne : que nous proposez-vous pour nous faire changer d’avis ?  »

Ainsi donc, l’orgueil, le nombril, et la vanité de la demoiselle d’Ys, n’étaient pas qu’une légende et des ragots de taverne. Celle qui se targuait d’être une Princesse-Marchande d’une cité prospère, agitait autant les bras que sa langue dans une tirade d’orgueil. Elle aimait vraisemblablement s’écouter. C’était bien là une chose que je détestais chez certains Vaanies : l’orgueil d’une cuillère d’or fourrée dans la bouche dès la naissance, et de chier dans un pot fait d’or et de rubis.

Je ne disais rien, ni ne réagissais point. Mon faciès, figé dans le marbre, restait d’une stoïcité à toute épreuve. Ce n’était cependant point le cas du Hook d’Or. A mesure que l’orgueilleuse déblatérait ses paroles acerbes, l’ambiance devint de plus en plus lourde. Le bruit des verres qui s’entrechoquent, avait disparu, tout comme celui du charbon que l’on tasse, du tabac que l’on bourre, de la fumée qu’on aspire, du liquide qu’on boit. Puis, les visages devinrent blêmes, les faciès, figés. On se tournait lentement vers la dame qui transcendait dans le paysage, de par sa race, de par sa taille, de par la couleur de ses cheveux. On la regardait de bas en haut et de haut en bas. Tous les Nains, du consommateur au tenancier en passant par le commerçant et le garde du corps, s’étaient arrêtés et fixaient la demoiselle d’Ys. Les regards étaient accusateurs, les mires, aussi acérées que l’acier. Une chape de plomb s’était abattue autour du duo provenant d’Ys, et la demeure était aussi bruyante qu’un mausolée.

Sans aucune considération pour celle qui venait d’insulter autant les Nains que ma propre personne, je sors machinalement mon petit livret à la couverture d’un cuir de luxe de couleur noir. D’un claquement de doigt, Jhaartok m’apporte un encrier et une plume, qui se trouvaient tous deux dans le coffre, derrière le palanquin. Prenant tout mon temps, j’y inscrivait consciencieusement le nom de la demoiselle d’Ys, ainsi que sa consœur. Les insultes, les comportements hautains, sauraient trouver justice un jour ou l’autre, la rancune étant affaire de patience. Une fois les deux noms inscrits, j’indiquais d’un claquement de doigt à mon garde du corps que j’avais terminé ma besogne, et il rangea l’encrier et la plume dans le coffre, consciencieusement.

- Ainsi donc, vous ajoutez l’insulte et la médisance à votre arc de dédain votre stature hautaine. J’imagine qu’être Princesse-Marchande d’une cité bénéficiant des largesses de Thaar, sans encourir les mêmes risques ni faire face aux mêmes combats, a quelque chose d’avantageux, vous octroyant cette sensation de toute puissance, et de sécurité. Et en plus d’être marchande, vous êtes également politicienne, diplomate et stratège. Qu’attendez-vous pour être Reine ? Oh ! Que le Puy vous y place, sans aucun doute. Après tout, pourquoi réagir avec autant d’opiniâtreté envers les Nains, sinon pour poursuivre les sombres dessins de celle qui fut la Reine du Puy. En cela, vous vous êtes montrée être un laquais tout à fait fidèle, et votre chien de poche aussi. Je porte à mes lèvres ce verre au nectar si délicieux, avant de reprendre ma tirade. J’allais donc vous proposer de reprendre le commerce comme avant, et, le temps voulut, de doubler ou tripler les commandes, de négocier de futurs accords pour diversifier vos importations, et également vous proposer, dans un but de faire grandir cette confiance que mon peuple accorde si rarement, d’investir dans mon affaire d’établissement de jeux de hasard. Au vu des calculs déjà réalisés, cela aurait été une source de revenue conséquente, et le socle d’une confiance commune nouée dans la richesse et l’entreprise partagée. Peut-être même aurions pu nous entendre pour ouvrir un établissement chez vous, au sein de l’Agora. Mais votre dédain aura eu raison de cette idée. Les largesses des Nains ne sauraient profiter au laquais du Puy. Vous voilà parfaitement aux faits, libre à vous de continuer sur votre lancée, mais prenez garde Princesse, si vous souhaitez garder la confiance des Mille-Caves, il vous faudra drastiquement changer de ton.

A mes mots, plusieurs Nains, dont Jhaartok, s’étaient tournés vers la Princesse-Marchande. La tension était toujours palpable. Le silence, si pesant, trouva son épilogue lorsque je claquais des doigts, et qu’un serveur s’approcha de moi :

- Un autre de vos élixir, toutes ces palabres m’ont asséchées le gosier.

A moins que la demoiselle d’Ys ne veuille faire machine arrière, et présenter quelconques excuses, la discussion semblait close.