Coeurs joyeux (grayle - tibéria)

Le tournoi terminé, Lohie et Tibéria avaient repris la route vers Diantra où ils récupérèrent Sofia et Guillaume, les enfants de l’ancienne duchesse afin de les amener avec eux à Papincourt, lieu où résidait le vicomte. Ils laissèrent derrière eux le temps grisâtre de la capitale pour une contrée beaucoup plus accueillante aux yeux de Tibéria. Son bonheur n’avait pas faibli. La présence de Lohie la rendait toujours aussi heureuse même si tous les deux avaient de forts caractères, ne partageaient pas toujours les mêmes opinions et tendaient à rester fermement sur leur position.

À peine étaient-ils installés que Tibéria voulait déjà mettre sa marque. Le château était adorable, mais les jardins devaient être repensés selon elle. La jeune femme avait déjà quelques idées en tête et était impatiente d’en discuter avec Lohie. En plus du château, elle voulait voir Papincourt dans son ensemble avec ses habitants et ses lieux de rassemblement et surtout son marché. Tibéria n’était venue dans le Comté de Scylla que très peu de fois. Elle ne connaissait donc pas grand-chose à la région et serait bien embêtée si on lui demandait ce qui la caractérisait. Elle convainquit donc Lohie de la laisser partir pour la journée. Personne ne savait encore qu’elle était là. On ne viendrait pas l’embêter et ça lui permettrait de visiter les lieux sans que l’attitude des gens soit influencée par sa position. Le vicomte hésita, mais fini par accepter à condition qu’elle soit accompagnée. L’un des confidents les plus proches de Lohie fut mandaté pour la suivre. Tibéria ne protesta pas, c’était toujours plus amusant d’avoir quelqu’un pour vous accompagner et puis il connaissait l’endroit. Elle aurait quand même préféré Lohie, mais il était un visage connu ici et impossible que les gens agissent de façon naturelle en sa présence.

Ils passèrent une agréable journée. Le temps fut particulièrement clément sachant qu’il pouvait rapidement tourner en hiver. Elle visita des échoppes et discuta avec les gens qui les tenaient. Elle remercia plusieurs fois son accompagnateur de faire preuve d’autant de patience. À la fin de la journée, ils avaient tous les deux très faim et décidèrent de s’arrêter dans une auberge pour y manger. Elle était en dehors de la ville, mais apparemment, la nourriture y était très bonne et l’alcool excellent. Si Tibéria voulait manger des spécialités locales, c’est là qu’elle en trouverait. Naturellement, l’endroit était animé et l’alcool contribuait à délier les langues.

« Je suis pas mal certaine que je l’ai vu quelque part. » Souffla Tibéria au-dessus de son repas alors qu’elle observait le jeune homme raconter son histoire à un auditoire visiblement pendu à ses lèvres. « Ce n’est pas le bouseux qui a remporté le tournoi mineur récemment? » La jeune femme se redressa sur sa chaise pour mieux voir. « Ah oui, c’est bien lui. La victoire lui est certainement montée à la tête et il n’est pas le seul. » L’homme devant elle eut un sourire. Il savait très bien de quoi elle parlait. « Je suppose que c’est typiquement masculin de vouloir crier au monde entier à quel point on est bon. » Tibéria roula les yeux avant de boire à sa chope le vin qu’on lui avait servi. Ce n’était pas le plus dégueulasse qu’elle eût bu, mais ce n’était pas non plus le meilleur. « Par expérience, je peux déjà te dire que ça ne va pas bien se terminer. J’ai eu une auberge ces dernières années et quand quelqu’un se vante de ses exploits, il y en a toujours un autre pour le remettre à sa place. » Et à ce moment un homme entra. « Et je pense qu’il vient d’arriver... »

Tibéria regarda son guide, un large sourire sur les lèvres. « Je vous l’avais dit! » Son guide semblait moins ravi, probablement parce qu’il avait juré à Lohie qu’il protégerait la jeune femme et il n’avait pas envie de se retrouver les testicules cloués au mur si quelque chose devait lui arriver. L’ancienne duchesse ne semblait pas du tout impressionnée. Elle n’était pas faite du même matériau que ces dames qui s’émeuvent à la moindre perturbation, ne pouvait tolérer un quelconque élan de violence. « Si les choses dégénèrent trop, on s’en va. » Dit-il sur un ton qui ne laissait pas de choix. « J’ai promis à Lohie de vous ramener en un seul morceau et, aussi doué que je puisse être, je crains de ne pas être en mesure de tenir tête à tous ces gens si l’envie leur prend de nous prendre comme cible. »

« Trouvez-moi une épée et c’est avec plaisir que je vais vous assister. » L’homme prit un morceau de pain et le porta à sa bouche sans quitter Tibéria des yeux. « J’ai entendu dire que vous aviez reçu une formation. » Tibéria lui montra sa main dominante, celle qui tenait l’épée. Elle avait les callosités typiques d’une personne maniant souvent une arme. « Pourquoi? » C’était une question simple, directe et qui mettait en lumière l’incrédulité de son accompagnateur. Les femmes guerrières n’étaient pas si rares, mais Tibéria était très bien née. Ce n’était tout simplement pas quelque chose qu’on attendait d’elle. La jeune femme lui donna une réponse tout aussi directe. « Parce que j’avais envie de frapper quelque chose. » Elle prit une bouchée de son regard. « Regardons ce qui va se passer... »

À peine Tibéria s’était retourné pour mieux admirer le spectacle que le nouveau assénait un violent coup de poing à ce lui qui était, un peu plus tôt, au centre d’attention avec son récit. C’était encore le cas, alors que tous les regards étaient tournés vers les deux reîtres. Étendu sur la table, il saignait maintenant du nez, mais n’en paraissait pas particulièrement troublé. C’est alors qu’elle la vit, une jeune femme au regard peu commode, brandissant une lame à quelques centimètres à peine du visage du fameux Bjorn. D’où sortait-elle? Tibéria ne se souvenait pas de l’avoir vu avant qu’elle n’intervienne, mais le mystère de son apparition fut rapidement élucidé. Elle était la compagne de l’autre. En tout cas, ils étaient assez complices pour qu’il utilise le mot chéri en s’adressant à elle et que celle-ci sente le besoin d’intervenir dans la dispute. En tout cas, son arrivée impromptu déstabilisa Bjorn et, d’un geste souple, elle l’envoya au sol, permettant ainsi à son compagnon de traîner le malabar à l’extérieur sans plus de cérémonie.

« Eh bien, je suppose que c’est toute l’action que nous aurons ce soir. » Son compagnon lui jeta un regard qui semblait indiquer qu’il n’était pas mécontent que ça se termine ainsi. Quelques minutes plus tard, le couple revint à l’intérieur de la taverne, la jeune femme n’avait pas un cheveu de déplacé alors que l’autre avait le visage luisant de sueur. Il sembla remarquer leur présence et s’excusa aussitôt du désagrément. Tibéria l’observait au-dessus de son repas, un sourire flottant sur ses lèvres. « Vous savez, à parler aussi fort et en vantant aussi bruyamment vos mérites, vous risquez forcément d’attirer à vous tous ceux qui souhaiteraient vous affronter et vérifier ces supposés talents. Vous devriez être plus prudents, même si je ne doute pas un seul instant que vous êtes parfaitement capable de vous défendre… Votre nez vous fait mal? »

Cet homme plaisait à Tibéria. Pas de la façon qu’un homme peut plaire à une femme. Ce n’était pas physique. Non, elle aimait sa façon de penser.

« Vous avez raison. » Approuva Tibéria. « On ne devrait pas avoir honte de nos réussites et il est certain que cet homme devrait être fier de s’être rendu aussi loin. Malheureusement, il y a encore beaucoup de personnes qui n’aiment pas perdre, encore moins quand elles sont aussi près du but. Même moi, je ne peux pas dire que je suis parfaite. »

Une chance que Cassio n’était pas là, car il aurait ri à s’en décrocher la mâchoire. En fait, ils auraient été plusieurs à rire, car Tibéria avait démontré plus d’une fois qu’elle n’aimait pas perdre. Ça ne l’empêchait pas de voir la sagesse dans les paroles de cet homme et puis elle reconnaissait ne pas être parfaite. C’était bien là un pas dans la bonne direction.

Elle vit les cicatrices qui barraient les mains de Grayle et même si elle fronça les sourcils légèrement, Tibéria choisit de ne pas poser de questions. Ce n’était pas de ses affaires et c’était certainement là le souvenir de moments douloureux dans sa vie. Il avait déjà assez de les voir tous les jours sans qu’on les lui rappelle. Faeneste les avait vus aussi et pour lui, c’était là la preuve que cet homme laissait souvent ses poings parler de façon brutale. Il était doué, il n’allait pas lui enlever ça, mais il était aussi potentiellement une menace malgré ses airs sympathiques. C’était le genre de détail qu’il ne pouvait pas ignorer et qui le mettait aux aguets. Il n’avait pas l’intention de le confronter ou de lui dire ouvertement de ne pas les approcher, mais il gardait autant un œil sur lui que sur Tibéria. En attendant, il la laissait faire la conversation. Elle était charmante et les gens semblaient apprécier sa compagnie. En tout cas, il avait aimé la journée passée en sa compagnie. Lohie avait définitivement du goût… Il savait qu’elle avait une sœur. Pendant un moment, Faeneste se demanda s’il aura un jour la chance de la rencontrer.

« Je viens de Soltariel. J’ai aussi vécu brièvement en Ithri’Vaan et j’ai passé les cinq dernières années à Diantra. Cette fois, je viens m’installer ici avec mon promis qui n’est pas Faeneste ici présent. » Ce dernier prit un air faussement désespéré qui fit rire Tibéria. « Malheureusement, il avait de nombreux soucis à régler et j’aurais été une source de distraction. Ce n’est pas de ma faute s’il n’est pas capable de garder ses mains pour lui. »

Faeneste, qui avait choisi ce moment pour prendre une gorgée, faillit s’étrangler avec sa bière.

« Je vais rapporter le moindre détail de tout ce qui aura été dit. »

« Oh, je n’en doute pas un seul instant. »

Ce sourire, comme un chat s’ils avaient la capacité de le faire. Elle savait qu’il dirait tout et elle comptait là-dessus. Tibéria rapporta son attention sur Grayle.

« Si je ne me trompe pas, vous aussi vous avez beaucoup voyagé. Si vous étiez au tournoi et que maintenant vous êtes ici… Avez-vous l’intention de rester ici? Le climat est définitivement plus agréable dans les régions du sud à cette période de l’année. Je ne supporte absolument pas le froid. »

Les drows renforcent leur emprise sur Thaar? Intéressant. Sa sœur lui avait effectivement parlé des derniers événements à Thaar et du remue-ménage chez les Princes Marchands. Ça n’impactait pas vraiment la Péninsule, mais ça pouvait présager de problèmes à long terme. Pour l’instant, rester vigilant était la seule chose à faire.

« Si vous souhaitez vous installer en Péninsule, le sud est probablement votre meilleure option. C’est là-bas que vous trouverez une plus grande ouverture aux étrangers à cause du commerce. Il y a beaucoup de marchands qui viennent d’un peu partout. Plus vous irez vers le nord, plus ce sera compliqué, mais Diantra est un bon compromis en étant la capitale. Quoi qu’il en soit, j’espère que vous réussirez à trouver un endroit où vous établir. »

Elle eut envie de dire qu’elle savait ce que ça fait de perdre sa maison, mais elle doutait que leur situation puisse se comparer. Même sans le duché ou même Béronia, Tibéria était restée bien plus riche et prospère que le commun des mortels. Les années avaient passé et cet endroit, Papincourt, était sur le point de devenir sa nouvelle demeure. Grayle avait tout de suite remarqué qu’elle n’était pas une cliente ordinaire, mais les habitués des lieux, ils ne savaient pas qu’ils mangeaient et buvaient en présence de la future vicomtesse.

« Je connais bien des hommes qui ne lèveraient pas le petit doigt pour leur femme... » Souffla Tibéria non pas comme un reproche, mais comme un fait. Faenestre, qui avait été un témoin privilégié des élans amoureux de Lohie, s’exclama. « Mais ce ne sont pas tous les hommes. J’en connais un qui a quand même enlevé sa douce à la nuit tombée pour l’amener à un temple où il a menacé un prêtre pour qu’il officialise leur union. » Un doux sourire apparu sur les lèvres de Tibéria. « Oh! C’est tellement romantique. » Ce que Grayle ne savait pas, c’est qu’elle était la douce en question.

« Votre compagne à beaucoup de chance de vous avoir. Quant à mon promis, ne vous inquiétez pas. Il a simplement été absent pendant longtemps donc dès qu’il a franchi les murs de sa demeure, ses hommes étaient tous là à l’attendre pour lui donner les dernières nouvelles et, évidemment, se plaindre. Il n’y a pas grand-chose que l’on puisse faire pour l’aider et c’est pourquoi il m’a proposé de m’éloigner pour la journée. »

C’est le moment que choisit Bjorn pour refaire son apparition. Il ne semblait pas blessé physiquement, mais son orgueil en avait pris un bon coup. Tibéria le suivit discrètement des yeux. « Il n’a pas l’air bien. »