J'ai beau être matinale, j'ai mal

Fin 2e enneade de Karfias, an 18 du XIe cycle
le lendemain de je ne fais que passer
Aux environs de midi

Quelle nuit…Comme si elle avait dormi sur le dos de Lasgalen lancé en pleine course à travers les plaines. Jamais de toute sa vie, Louise n’a passé une aussi terrible nuit et cela pour plusieurs raisons.

Le vin. Une blessure. Dante.

Le vin, cette boisson qu’elle a ingérée bien plus que de raison pour dissiper toutes ses déceptions et ses désillusions, pour tenter d’oublier tout le reste, oublier ces images vues là en bas. Un vin rouge, lourd et capiteux, qui a distillé son essence jusqu’à la plus petite parcelle de son corps pour l’affaiblir et lui permettre de retrouver un peu de cette salutaire innocence dans laquelle elle baignait il y a encore quelques ennéades. Un vin rouge agressif et brutal qui a pesé sur son cœur toute la nuit sans qu’elle ne parvienne à le rendre.

Une blessure à la main. Le symbole de toutes ces déceptions qui cherchaient à rejoindre la surface des sentiments noyés par l’alcool. Un morceau de verre épais a tranché la chair en une plaie pulsant douloureusement, maladroitement contenue par une serviette du repas de la veille. Elle était bien trop saoule pour chercher de l’aide. Elle s’est contentée de s’enfermer dans sa chambre et de finir son vin, la douleur étant totalement inhibée par l’alcool. Une douleur qui se rappelle à son bon souvenir ce matin, au réveil.

Et Dante. Ce grand frère surgi sur son chemin. Un homme immense qui la trouble tellement qu’elle est totalement désemparée face à lui. Depuis leur rencontre, il est sa faiblesse. Une faiblesse terrible contre laquelle elle lutte, de toutes ses forces, mais…Comment lutter face à cela quand tout chez lui l’attire irrésistiblement sans même qu’elle ne comprenne pourquoi ? Elle s’y refuse pourtant, elle a enfermé tout cela dans un coffre lui-même enterré dans un jardin bien gardé. Mais…Dès qu’il ouvre la bouche…Elle n’est plus qu’un chiffon tout mou sans la moindre volonté. Elle maudit maintenant cette faiblesse.

En ouvrant les yeux ce matin là, elle grogne à cause de la clarté qui baigne la pièce. Il est midi, peut-être plus tard, elle n’en sait rien. Elle se sent mal, très mal, physiquement et moralement, et tout ce qu’elle fait se limite à rabattre le drap sur sa tête, avant de grimacer et de lâcher un :

- Aïeheuuu

Sa main. Elle a oublié. C’est moche. La serviette est pleine de sang et ça pique. De sous le drap, pour ne pas voir la lumière, elle cherche un verre d’eau déposé sur la table de nuit et ne trouve rien.

- Et fait chier, putain de bordel de merde…

Elle renonce. Le bras reste là, ballant, inerte, tandis que sous le drap une suée immonde noie le front de Louise. Elle est vulgaire, quand elle a mal. Et quand elle est saoule. Elle le découvre en même temps que vous. Et en même temps qu’une silhouette assise dans l’ombre, attendant certainement que la Dame de Fernel s’extirpe de sa gangue de drap plus très propre pour pouvoir lui dire un mot. Ou deux.

Au contact du verre dans sa main, Louise ferme les yeux. Ha oui c’est vrai. Il a la chambre juste à côté de la sienne. Une chambre qui communique avec celle de la châtelaine qu’elle est. Elle serre le verre et l’attire sous les draps pour apaiser la sécheresse de sa gorge, buvant tout d’un trait, avant de déposer le verre, la tête toujours sous le drap, en grognant :

- Ouais…On va dire ça…Les bonnes choses…

Elle ne peut pas rester dissimulée de la sorte. Elle s’extirpe alors de sa cachette, ferme un œil et pas l’autre pour observer son père debout à côté de son lit. Sa tête est lourde, elle la tient de sa main valide, laissant l’autre sous le drap. Il ne s’agit pas d’une volonté de la lui cacher, non, c’est juste qu’elle n’y pense pas pour l’instant.

- J’ai l’impression d’avoir été écrasée par un cheval. C’est horrible.

Elle inspire un grand coup et parvient à se redresser mais grimace en regardant enfin sa main blessée. La soirée de la veille lui revient, en entier. Elle déglutit difficilement.

- Ou tu étais hier soir ? Je t’ai attendu, moi.

Et la présence d’Elazar aurait sans doute évité pas mal de débordements. De Dante ou de Louise. Peu importe leur nature.

- J’aurais bien aimé que tu sois là.

Elle attendra qu’il se soit détourné pour singer ses paroles d’une fort vilaine grimace, les bras croisés sur sa poitrine. « gnagnagna…pas de leçon sans douleur…gnagnagna », pense-t-elle, en levant un œil au plafond. Quant à modérer ses ardeurs, elle lui répliquerait bien qu’elle ne fait que ça depuis des années, très justement, et ce sur tous les plans. Boire un coup…non, une cruche de trop…ça lui a sans doute permis de se poser moins de questions et d’agir en accord avec sa personnalité. Mais bon, ça, il ne le saura jamais.

- C’était pas de la présence d’esprit ni de la chance, j’voulais juste pas qu’un serviteur entre dans ma chambre. Je voulais qu’on me laisse en paix.

D’ordinaire elle ne verrouille jamais sa porte. Cette nuit, elle l’a fait pour être certaine que personne ne viendrait la troubler. Perdue dans ses vapeurs éthyliques, elle a oublié que quelqu’un a toujours accès à sa chambre. Un homme qui s’occupe de ranger ce qui traîne là, en ce moment, et qui soudain se retrouve là à nouveau à observer sa main blessée.

La plaie est vilaine. Du sang séché, une boursouflure toute rouge et douloureuse…Louise grimace alors qu’il manipule sa main comme s’il s’agissait d’une curiosité.

- Ça va, c’est juste une coupure, là, pas besoin d’en faire tout un foin…

Elle reprend sa main pour la serrer contre elle, regardant les dégâts. Ce n’est pas qu’une simple coupure tout compte fait…

- Dante ? Ben non…C’est ma faute, j’ai…J’ai brisé un verre en le posant trop fort sur la table, un morceau a tranché la peau. Je suis un peu vive, parfois…Il n’a rien à voir là dedans lui.

Un demi mensonge. Ce n’est pas lui qui a coupé la main, mais si elle s’est énervée c’est bien sa faute à lui. Il s’est moqué d’elle. Ses paroles lui reviennent clairement tandis qu’elle caresse pensivement sa main. Ses paroles et ses gestes. Elle soupire et ferme les yeux.

- On s’est disputé.

- Non, j’irai pas.

Elle préfère largement avoir mal plutôt que de lui demander quoi que ce soit. Surtout après cet échange qu’ils ont eu. Un curieux mélange de houle pleine de colère et d’étreinte pleine de choses qu’on ne dit pas, un moment absolument fabuleux qui lui a terriblement plu mais qu’elle n’avouera jamais à personne, pas même à un journal. Les journaux ça laisse des traces et de cela elle veut qu’il ne subsiste rien. Parce que ce n’est pas bien. Même si c’est terriblement grisant.

- Il s’en fiche de toute façon, il m’a dit que je suis comme mon vin. Amère et insipide.

Elle regarde son père se lever se diriger vers sa chambre, afin de houspiller le pauvre Eugène, l’âme damnée d’Elazar. Assise dans son lit, la tête lourde et le cœur palpitant à cent à l’heure, elle regarde la plaie et pinça les lèvres en touchant la blessure. Un souvenir de ce jour où elle a appris que son grand frère est cet homme rencontré sur le hasard de la route, un homme à qui elle a tout dit, un homme avec lequel elle doit garder une distance même si elle a envie d’être proche de lui pour des tas de raisons.

Il est son frère et Louise a toujours voulu une fratrie. Elle n’est plus seule, elle voudrait partager des choses avec lui, faire des choses que seuls les frères et leurs sœurs font ensemble, parler, discuter, rire, se projeter un peu. Mais il semble que de cela elle doive en faire le deuil. Dante Corvac, du peu qu’elle en a vu, n’est pas intéressé par ce genre de choses. Du coup, elle devra se contenter de le voir de loin en loin, quand il sera de passage dans le Nord…Et personne ne vient jamais par ici, à moins d’y être contraint par la neige qui bloque le chemin ou pas une impérieuse nécessité de mise à l’abri.

L’autre raison majeure est infiniment plus complexe à gérer. Il l’attire comme un pot de miel attire un moucheron, il lui suffit de parler de cette voix profonde et grave qui lui touche le cœur comme personne pour que toute volonté disparaisse. Lutter contre cette attirance est redoutablement épuisant, donc elle préfère l’éviter. Elle a cédé à un mouvement du cœur la veille, en le prenant dans ses bras et comment a-t-il réagi ? Il a failli l’embrasser…

Une rougeur s’empare de son visage en y songeant. Même Aaron n’a jamais fait cela…Jamais.

C’est un peu comme si elle découvrait qu’elle pouvait réellement être attirante et séduisante mais pas pour la bonne personne, il y a de quoi devenir folle…Ou se poser des questions sur sa propre personnalité.

- Qu’est-ce qui va pas chez moi, putain…, murmure-t-elle.

Elle se tait en voyant son père s’asseoir sur son lit et ne répond rien de suite. Elle se contente de lui donner sa main blessée, tête basse.

Doit-elle lui dire ce qu’il s’est passé hier soir ? C’est terriblement gênant. Elle sait qu’elle ne peut rien cacher à son père, c’est comme s’il lisait en elle comme dans un livre ouvert, ce qui est parfois effrayant, mais bon, elle peut au moins essayer.

- Papa, je ne peux pas…y a des choses que je préfère garder pour moi tu comprends ?

Le regard noisette se pose dans le gris de tempête et ajoute, pour faire diversion :

- J’ai l’impression d’être un monstre qui fait du mal aux gens. A l’entendre, je manque de compassion et de bonté envers mes prisonniers, il dit que je ne suis plus la fille qu’il a rencontrée dans cette auberge sur la route du Nord. Sauf que…je ne peux pas ressentir de la compassion pour ces gens…Impossible…

Elle baisse à nouveau la tête et ajoute :

- Y a des jours où je voudrais ne plus avoir aucun sentiment du tout, quel qu’il soit. On doit se sentir mieux, quand on ne ressent plus rien…c’est bête comme pensée, hein…

- …. AIEHEUUUUHÉÉ !!!!

La sensation froide et piquante de l’alcool sur sa main est immédiate et très très désagréable. Elle se mord la lèvre, les larmes aux yeux, en le regardant appliquer ce soin de fortune. Elle n’est pas très résistante à la douleur, c’est une certitude. Elle s’arrange toujours d’ailleurs pour ne jamais se blesser, parce qu’en quatre mots comme en cent…c’est une petite nature.

La voix chevrotante, elle dit :

- Tout le monde a ses secrets, j’ai le droit d’avoir les miens, non ? AIIIIIIHEUUUUU !!!! MAIS FAIS PAS CA !!!!! CA FAIT MAL…., dit-elle se tordant alors qu’il triture la plaie afin de vérifier que rien n’y est emprisonné.

De toute façon, ces secrets ne sont, de plus, pas des choses qu’on dit à son père. Surtout quand ça concerne son propre frère. Elle reprend, le souffle court, tout en grimaçant :

- Je lui ai rappelé que ça ne l’a pas tellement gêné de glisser une fiole de poison entre mes doigts pour me débarrasser de mes ennemis…ça lui va bien de jouer au noble chevalier tiens…Et pour le reste, il peut bien me trouver monstrueuse, ce n’est pas lui qui a assisté au lent déclin de Mère, ce n’est pas lui qui l’a vue perdre toute dignité dans son lit…S’il t’arrivait la même chose, je ne veux même pas penser à ce que je pourrais faire…

La douleur passe, petit à petit, et elle se calme, reprenant une respiration lente et posée, essuyant son front du revers de sa main. Ecoutant les paroles de son père, elle ne comprend pas très bien de quoi il retourne. Elle regarde Elazar avec de grands yeux surpris, en essayant d’interpréter les paroles sibyllines.

- Mais enfin papa…Ces gens sont des prisonniers, les geôles sont semblables à toutes les autres geôles de ce monde. Et encore ne sont-ils pas à plaindre, à mon sens. Ils sont nourris, entretenus et soignés. Je ne vais pas alléger les choses parce que Môsieur Corvac a une petite sensibilité due à un passif personnel, tout de même…Il ne sait vraiment rien de ce qu’est une vie de seigneur…J’ai trouvé ses remarques très maladroites.

Ses remarques et ses paroles aussi. Elle remercie du bout des lèvres en reprenant sa main et en la gardant sur sa poitrine.

- Je ne suis pas responsable de ce qu’il a enduré. Il n’a pas le droit de venir ici et de me faire la morale alors qu’il ne sait rien de ce que j’ai vécu ni de ce que je ressens. Ça m’a mise en colère. J’ai perdu tout mon contrôle face à lui, c’était horrible. Papa, je lui ai dit des choses affreuses, je lui ai jeté mon vin à la figure…

Toute rouge jusqu’ à la racine des cheveux à l’évocation de ce corps à moitié dénudé, elle ajoute, d’une voix si basse qu’on dirait qu’elle n’est rien de plus qu’un tout petit souffle de rien du tout, gênée:

- Est-ce que tu as vu son torse, papa ? Il est tout gravé, marqué de partout, par des choses que je n’ai jamais vues…Tu penses que des gens lui auraient fait ça pendant le Voile, alors ? C’est ce que tu veux dire par « passions qui n’étaient pas les siennes » ? J’ai un peu de mal à comprendre…

Louise voit le changement dans le regard de son père. Elle le regarde puis regarde ailleurs, gênée, avant de glisser ses prunelles à nouveau sur lui, confirmant ce qu’elle a vu une seconde plus tôt. Impossible de soutenir un regard pareil, elle baisse la tête et recule légèrement, la gorge un peu sèche. Elle tend la main pour prendre le verre d’eau et en boit une gorgée, pour tenter de dissiper son malaise.

Cette impression ne dure pas, heureusement. Il s’adoucit et parle de la même voix qu’elle lui connaît, ce qui la rassure un peu. Elle dépose donc le verre sur la table de chevet mais ne bouge plus, sa main contre sa poitrine.

Elle a craint d’avoir dit quelque chose de mal. A-t-elle dit quelque chose de mal, d’ailleurs?

- He bien heu…je…hem…

Louise ne dit rien de plus et rougit jusqu’au front une fois de plus.

Lui parler de ce qu’ils ont fait après qu’il ait jeté sa chemise dans les flammes ? Non.

Lui dire qu’elle a vu son frère dans la salle d’eau ? Non, plus.

Alors quoi ? Mentir ? Elle n’est pas très douée à ce jeu-là. Alors elle répond un tout petit :

- Ça fait partie des secrets que je voudrais bien garder pour moi, papa…s’il te plaît.

Et elle regarde ailleurs à nouveau. Avant de changer radicalement de sujet :

- Est-ce que tu aurais quelque chose pour m’aider ? la nuit a été…agitée. J’ai mal partout…j’ai l’impression que Lasgalen s’est vautré sur moi…

Une petite note d’humour pour délier l’atmosphère. Elle a un petit rire gêné en passant sa main valide sur sa nuque, avant de grimacer. Elle a vraiment mal partout. Et c’est pénible.

- J’ai bu que du vin pourtant.

- Merci papa

Pas besoin de dire quoi que ce soit de plus. Elle s’écroule sur ses oreillers, tout le temps qu’Elazar est de l’autre côté, dans ses appartements. Louise l’entend triturer des choses, depuis son lit, et, apaisée par la perspective de ne plus trop souffrir, se surprend même à sourire. Heureusement qu’il est là…Pour bien des choses. Louise aime son père de tout son cœur, elle n’a pas voulu l’indisposer avec des histoires pareilles et des tracas sentimentaux un peu déshonorants. Elle a également voulu s’épargner une honte. Expliquer à Elazar tout ce qui hante son petit cœur de jeune femme qui découvre les choses est également compliqué…

Elle se redresse quand il revient et prend la tasse des mains de son père pour en observer le contenu. Le parfum est fort mais il n’est pas désagréable. Elle inspire les vapeurs et écoute les paroles qu’il prononce, jetant un coup d’œil distrait sur le parchemin qu’il laisse sur la table sans parvenir à en saisir la teneur. Tête baissée, elle ne dit rien, elle se contente de boire la décoction, par petites gorgées.

Elle a bien vu qu’il désapprouve son attitude.

Et maintenant elle l’entend.

Il est déçu. Il est fâché. Elle le sait. Même s'il est poli et douceureux, elle le sait. C’est la première fois qu’il la reprend sur son attitude et elle ne fait pas la fière du tout. Recroquevillée contre le montant de son lit, la tasse dans sa main valide, elle n’ose même plus le regarder maintenant, tout occupée à finir ce breuvage qui lui permettra de marcher sans tomber et de réfléchir sans qu’un bruit de cloches sonnant à toute volée ne résonne dans sa tête.

- Je n’ai pas pu me contrôler…J’en avais besoin. Ça ne t’arrive jamais, à toi, de céder à ce dont tu as envie ?

Ce n’était qu’une cruche de vin tout de même, pas de quoi en faire une histoire dramatique. Elle boit une longue gorgée de la tisane et ajoute, toujours tête basse :

- Je me sentais seule, donc voilà…C’est donc si grave ? Personne ne m’a vue tu sais ? Enfin, si un petit serviteur mais il n’a pas vraiment posé de question.

Elle achève la tasse et ferme les yeux, gardant le récipient vide à la main, l’autre, à peine soignée, posée sur son ventre.

- C’était pas très digne et tu as raison d’être fâché. Je ferai attention la prochaine fois, c’est promis.

Louise rouvre les yeux et lui rend le petit récipient vide, avec un sourire timide, en espérant qu’il ne soit plus en colère.

Il est loin d’elle. Juste à côté de la cheminée. Il ne la regarde même pas, il est effroyablement déçu, elle le sent et elle culpabilise terriblement, maintenant. Elle a eu un moment de faiblesse, juste un, et il en fait un drame, alors qu’elle s’est excusée et qu’elle regrette ? Que peut-elle faire de plus sinon dire qu’elle fera attention la prochaine fois qu’elle consommera du vin ? Elle n’est pas la première à qui cela arrive, tout de même…

- Pardon papa…Je ne boirai plus, je ferai attention la prochaine fois qu’on me servira du vin…Tu n’auras pas besoin de…de sévir, comme tu dis…

Elle reste dans son lit, le cœur gros et lourd maintenant, triste de lui avoir causé une déception. Elle regarde la tasse, fait tourner le peu de liquide qu’elle contient, pour se donner une toute petite contenance alors qu’il vient de se tourner pour la garder.

Il parle.

Et le liquide dans la tasse cesse de tourner.

Louise lève un regard incrédule sur Elazar, un regard troublé par les battements intempestifs de paupières qui se lèvent et s’abaissent à un rythme frénétique. Elle ne répond rien. Elle est pâle. Affreusement pâle. Louise dépose la tasse en silence avant de prendre le parchemin de sa main valide, en tremblant. Elle lit, assimile, retient et garde le parchemin dans sa main, en regardant par la fenêtre.

- …tu m’as fait boire une potion…pour…pour ne pas avoir de bébé, c’est ça ?

Il lui en a déjà parlé, elle ne l’a pas oublié. Et il sait pourtant très bien ce qu’il en est à ce niveau-là. Il sait qu’elle est encore naïve, que l’idée même la…Le menton de Louise tremble à son tour et elle se lève alors, le parchemin à la main, pour se diriger vers lui, lentement.

- Tu as cru que…que lui et moi…on a…

Il doit y avoir quelque chose dans l’œil de Louise, là, tout de suite, en cet instant précis, qui doit ressembler à son propre regard quand il est en colère ou quand il est sur le point d’exploser. Son estomac est lourd, son coeur l’est plus encore, mais pas autant que sa colère que pourtant elle ne manifeste pas. Juste face à lui, elle regarde le parchemin et accroche ensuite ses yeux sans ciller, en sifflant :

- Un moment de tendresse fraternelle est-il synonyme de…de coucherie ? Je l’ai enlacé, parce que j’en avais envie…Il ne s’est pas dérobé. Je lui ai demandé de quitter la pièce, il est parti sans dire un mot, et j’étais tellement bouleversée que j’ai achevé mon cruchon de vin ici, pour réfléchir à tout ca…Et tu penses que j’ai couché avec lui, parce que je voulais garder ce petit moment magique rien que pour moi ?…Tu as osé ??

Elle ne hausse même pas la voix, elle a un sourire poli avant de venir contre lui et murmurer à son oreille, cruellement mielleuse et totalement hors de contrôle :

- Merci pour la recette. Je quitte justement Fernel pour Papincourt, au Sud de Diantra, pour quatre ou cinq ennéades. Seule. Sans toi. Sans personne. Juste mon escorte habituelle…Qui sait…Peut-être que j’en aurai besoin, de cette recette…On dit que les gens du Sud ont le sang chaud…Peut-être reviendrai-je moins naïve qu’à l’aller…

Elle l’enlace, revencharde jusqu’au bout et ajoute, en regardant fixement les flammes :

- Je te souhaite un bon voyage…Père. Aussi bon que s’annonce le mien. Prends soin de mon frère, je compte le revoir bientôt.  

Comment peut-il penser que tout cela passera facilement ? Elle ne bouge pas, elle reste contre lui, à regarder les flammes.

- Tu n’as aucune confiance en moi, n’est-ce pas…

Elle sourit, toujours aussi polie.

- Tu n’as pas hésité une seconde à me donner une potion indigne alors que tu sais que je…que je n’ai jamais…Ne crois pas que tu vas t’en tirer par une pirouette habile et un baiser sur mon front.

Louise s’écarte un peu de lui et le regarde droit dans les yeux. Il lui a fait de la peine. Tellement, par tous les Dieux. Il n’est pas parfait, elle le sait depuis qu’il a posé un pied dans cette pièce, accablé par un voyage difficile et par une annonce qui l’était bien plus encore. Mais là…ça…Elle pose une main glacée sur le visage de son père, les traits considérablement durcis. Inflexibles.

- Je t’aime moi aussi. Intensément. Je suis prête à tout pour toi, parce que tu es tout ce qu’il me reste. Cela ne te donne pas le droit pour autant d’agir comme tu l’as fait…Me crois-tu donc si légère, si volage, si…garce…que je couche avec mon propre frère, ici, sous mon toit ?

Bon. Dante l’attire tout aussi intensément qu’elle aime son père mais elle lutte. Elle lutte et compte bien ne pas céder. Ne céder à personne d’ailleurs puisqu’il semble qu’en ce monde tout soit régi par cela, ces pulsions terribles qui détruisent tout. Un amer constat quand elle sait que ces pulsions sont sources de plaisirs si grands qu’on en écrit des poèmes et des chansons. Ses doigts glissent, frais et légers, jusqu’à son cœur et elle ajoute, en murmurant :

- Et lui, qui frémit à chaque geste, crois-tu qu’il aurait seulement osé ? Le penses-tu donc si petit et si vain ? Qui te dit qu’il n’a pas ailleurs une femme qui l’attend ? Qui l’aime ?

A cette évocation qui lui est spontanément venue à l’esprit, son sourire s’affaisse un peu. Elle porte la main à son ventre, vide d’enfant et d’amour, rempli de vin amer et de potion qui tue la vie…Elle baisse la tête et se détourne de son père, pour regagner son lit, à pas lents.

- Vous êtes tous les deux des Maîtres de la Mort. Vous vous en occuperez avant de partir. J’en ai assez de savoir ces deux-là en vie dans mes geôles. Tant pis pour le spectacle, qu’on en finisse…Je suis fatiguée de tout cela…

- De bien hâtives conclusions alors que tu sais très bien ce qu’il en est…Je pensais que tu me connaissais mieux que cela…

Elle dépose le parchemin sur la petite table de chevet et se hisse à nouveau dans son lit, glissant sous la couverture, en proie à un violent mal de tête. La plaie située sur sa main n’est plus rien en comparaison de ce qu’il se passe plus bas alors que ses entrailles commencent à assimiler la boisson qu’elle a ingérée. Elle se recroqueville, afin de tenter d’apaiser ces crampes ou, à tout le moins, d’anticiper la douleur qui arrive par vagues.

- Si tu as des doutes sur lui, tu n’as pas besoin d’en avoir sur moi. Tout cela me dégoute, alors même que je n’y ai jamais gouté. Quand je vois dans quelles extrémités cela nous conduit, je préfère en rester éloignée autant que possible. Peut-être aurai-je alors la tranquillité de l’esprit en lieu et place de celle du corps. Ces choses là…ne sont pas pour moi. Mpfff…

Elle ferme les yeux et grimace, sous l’assaut d’une nouvelle crampe. Elevée par une mère sévère, un père passif et un conseiller aux tendances coupables, elle n’a jamais vraiment pris la mesure de sa personnalité ni de ce qu’elle est : une très très jolie femme. Elle a rencontré Aaron et Dante sur la même route, a été confrontée au Duc juste après, pour revenir à Fernel et découvrir des sentiments nouveaux : l’amour, le désir, l’impatience. Le deuil auquel est soumis Aaron est terrible à endurer pour elle, car elle s’interdit beaucoup de choses avec lui. Par respect pour lui, pour ses souvenirs, pour Efren. Dans le même temps, la petite fleur qu’elle était s’est éveillée…Et il lui vient de bien curieux désirs qu’elle ne s’explique pas, de singulières envies qui lui étranglent la gorge et échauffent son sang. Et toujours, elle reste parfaitement immobile, polie, le cœur rongé par des pulsions qu’elle ne peut pas assouvir. Par respect, par convention, par devoir.

Le vin a ôté toutes ces barrières. Elle a toujours trouvé Claude terriblement séduisant, autant par les mouvements de chat qu’il effectue que par sa voix profonde et chaude. Pourtant, ce n’est en rien comparable à ce qu’elle éprouve pour cet homme qui est devenu son conseiller. C’est différent. Plus brutal. Moins conventionnel. Que Claude soit devenu Dante ne change rien à la donne si ce n’est que désormais elle éprouve une grande culpabilité de ressentir cela. Parce qu’il est son frère. Par alliance, certes, mais son frère tout de même.

Il y a de quoi perdre la raison, devenir complètement fou. Subir, ressentir tous ces parfums de passion et de joie sans pouvoir seulement y gouter est…une torture. Or, Louise ne veut plus souffrir de cela. Donc, elle préfèrera rester seule plutôt que de devoir endurer cela indéfiniment. Au moins pourra-t-elle trouver un certain apaisement…Peut-être. Seul le temps le dira.

- Je ne suis jamais allée plus loin que Serramire. Je te donnerai mes impressions sur les gens du Sud à mon retour, père.

Elle lui tourne le dos. Il ne peut le voir mais son front est couvert de sueur, elle serre les dents, son ventre lui fait mal, elle ne se sent pas bien du tout.

- Les exécutions auront lieu demain, que les invités soient là ou pas. La corde pour Sylvie, sur la cour arrière du château, le poison ou tout autre moyen expéditif à Geoffroy pour qu’il rende son souffle et disparaisse à jamais de ma vue. Sors maintenant, s’il te plaît…Je veux être seule.

Avec le sens du timing exclusif aux grandes tragédies grecques, il y a quelqu'un d'autre qui finit par se pointer à la porte de la chambre de la Dame de Fernel, il a demandé son chemin et ignoré les regards étranges des gens du cru. D'ailleurs, avant de cogner, il a écouté au battant mine de rien... Et, soyons franc, ce qu'ils ont entendus leur ont beaucoup plu.

Il n'aurait pas pensé que ca serait si facile, trop facile même. Ca n'a pas pris grand chose pour le faire retomber dans ses vieux travers. Maintenant, il ne faut pas vendre la peau d'Elazar avant de l'avoir tué. IL faut continuer à jouer son rôle pour obliger Elazar à se dévoiler et à s'auto détruire.

Aussi rajuste t'il sa chemise noire et sa mise, avant de toquer à la porte. Il y a le bruit de canne qui s'approche lourdement avant que la porte ne s'ouvre. Révélant un Dante avec une simple carmine à la main. D'abord souriant, il fronce les sourcils en relevant le nez, évasant les narines pour inspirer doucement. puis il baisse le regard sur celui qui s'auto proclame son père.

Je viens voir Dame Louise de Fernel, dit Dante en commencant sa phrase en olyian, pour la reprendre en péninsulaire.

Droit, les jointures blanchies sur le pommeau de sa canne, les prunelles de tempêtes se fixent dans le regard dépareillé qui pâlit sensiblement. De miel et d'ambre, le sourire disparait.

Dame Louise est indisposée. Veuillez revenir plus tard.

Les yeux de Dante se plissent, visiblement, il est mécontent. Les deux hommes se redressent de toutes leur tailles respectives.

Sire Redinem... je crois qu'à l'âge qu'elle a, la Dame peut parler en son nom propre. Quoi qu'il en soit, je venais simplement la remercier de son hospitalité irréprochable.

la canne se soulève légèrement du sol. D'où elle est, Louise ne peut voir l'expression de fureur sur le visage de son père. C'est alors que le masque de Dante se fissure brièvement, devient aussi expressive qu'un mur de marbre, ses yeux parlant pour lui. SA voix devient basse, grondante, tandis que les ombres jouent aux pieds d'Elazar.

je te prierais de redéposer ça à terre... Avant que je ne te le fasse bouffer trou duc. Je te prierais aussi de te reprendre, C'est zone neutre Fernel, tu te souviens? Si tu me frappes , on retrouvera partout des entrailles dans les auges à cochons. Puis je oser demander à ce que nous dinions ensemble, messire?

Louise ferme les yeux.

Les douleurs sont terribles et pourtant elle ne dit rien.

Elle a la sensation que quelqu’un tourne un fer chauffé à blanc dans ses chairs, entre ses reins, c’est ignoble, et elle ne dit rien. Les douleurs qui accompagnent les saignements mensuels sont gérables mais ça…

Lorsque la porte est heurtée, elle inspire un grand coup pour répondre mais son père la devance. De son lit, elle devinera plus qu’elle ne verra la haute silhouette de Dante, ce qui double son malaise. La suée devient intense, des gouttes froides roulent sur son front avant de venir mourir sur son oreiller trempé. Dante. Ici. Maintenant. Quelle horreur…

A nouveau, elle essaye de dire quelque chose mais il semble qu’il se joue là bas quelque chose qui la dépasse. Ils sont en colère, tous les deux. Et elle le sent, jusqu’à la moindre petite fibre de sa chair en ce moment secouée de spasmes violents.

Elle serre son drap de son petit poing, alors qu’un frisson caractéristique à tout ce qui précède toute manifestation de magie parcourt son échine. Elle serre si fort que la plaie de sa main lui fait à nouveau du mal.

- Père…Pas les Ténèbres…Pas maintenant…

Elle ne sait pas s’il l’a entendue mais ce frisson qui s’empare d’elle avant que les ombres ne s’agitent n’arrange rien. Ils se parlent sèchement, elle le perçoit trop bien. Elle a entendu la différence de ton dans la voix de son frère.

Louise referme les yeux, elle sent son cœur battre à toute vitesse, elle sent ses oreilles siffler un son si aigu que cela lui fait voir des petits points noirs devant ses yeux.

Qu’ils s’en aillent, par tous les dieux. Qu’ils cessent ce petit jeu à sa porte…Une peine terrible d’être ainsi dédaignée et ignorée dans ses demandes simples et claires, douloureuses, l’envahit à nouveau.

- Par pitié…Taisez-vous…Tous les deux…Je…

Elle finit par étouffer un gémissement dans son oreiller, terrassée par une vague atroce, qui la fait se plier en deux, sous le drap. Louise est affreusement pâle.

Il n’y a plus rien. Elle est totalement vidée de son énergie, elle ne peut plus rien dire, rien faire, si ce n’est tenter de respirer calmement pour apaiser les effets de cette potion terrifiante.