Promesse [Lohie]

Tibéria n’arrivait pas à dormir. Ce n’était pas nouveau, il lui arrivait souvent de trouver le sommeil très tard ou même seulement au petit matin. C’est pourquoi elle avait autant de mal à se lever en même temps que tous les autres. C’est à la nuit tombée qu’elle s’épanouissait, que son esprit devenait le plus agile et qu’elle prenait vie. C’est là qu’elle devenait le plus efficace et pouvait abattre le plus de travail. Ironique pour une femme dont l’emblème est un soleil. Ou était? Avec son mariage avec Lohie, elle prenait son nom et enfilait, une fois de plus, une nouvelle identité. Ils étaient déjà mariés, mais ça, le monde ne le savait pas. À peine étaient-ils arrivé à Papincourt que Lohie s’était mi en tête de le dévoiler au reste du royaume. Il l’aurait sûrement crié sur tous les toits si on l’avait laissé faire. Cette pensée la fit sourire. Ils avaient plutôt opté pour un mariage officiel qui aura lieu dans deux jours. Outre la cérémonie, un tournoi et un festival sous le thème de l’amour complétaient les célébrations. La liste d’invités était impressionnante et certains venaient de loin, mais le plus importante, c’est qu’il n’y avait toujours aucun signe de problèmes avec la couronne. Malgré tout, plus la date approchait, plus Tibéria avait du mal à tenir en place.

Au début de l’ennéade, elle avait proposé à Lohie de faire chambre à part jusqu’à la nuit de noces. Sa réaction fut plutôt mitigée, mais elle avait réussi à le convaincre en lui disant que leur nuit de noces sera nettement plus appréciée de cette façon. Tibéria voulait que ce soit un moment spécial même si rien n’allait battre leur mariage clandestin. C’était sans doute l’un des souvenirs qu’elle chérirait toute sa vie. Au départ, elle pensait qu’il aurait sûrement plus de mal à tenir, mais Tibéria était forcée d’admettre qu’elle peinait également. Elle s’ennuyait de sa présence. Elle n’avait plus personne contre qui se blottir. Elle n’entendait plus le bruit de respiration ou même ses ronflements. Bien entendu, elle s’ennuyait également de la façon dont Lohie la réveillait parfois et comment ses mains pouvaient se glisser absolument n’importe où. Un frisson lui traversa tout le corps. Non, elle n’ira pas le rejoindre. Tibéria avait fait un pari avec sa servante que ce serait elle qui céderait le premier et elle n’avait pas du tout l’intention de perdre. Mais ce n’était pas ça qui l’empêchait de dormir, pas plus que ce chant d’amour qu’elle essayait d’écrire depuis plus d’une heure. Elle voulait chanter pour Lohie. Elle n’avait pas chanté devant un public depuis très longtemps, mais elle voulait le faire pour lui. Pour se compliquer un peu plus la tâche, elle ne voulait pas prendre l’un de ces poèmes d’amour bien connu, mais écrire quelque chose d’un peu plus personnel. Bon, elle n’avait rien dit à personne de son projet, elle pouvait donc changer d’idée sans entacher son honneur, mais elle y tenait. Si au moins elle arrivait à se concentrer.

Assise à un bureau, Tibéria fixait les quelques mots qu’elle était parvenue à écrire sur le papier. Elle les trouvait enfantins et pas du tout appropriés. Quelques chandelles jetaient une lumière tremblante sur elle et un feu brûlait dans la cheminée. Il avait besoin d’être attisé. La jeune femme se leva, saisi le tisonnier et commença à remuer les bûches. Le feu s’anima, mais Tibéria y ajouta quand même une bûche supplémentaire. Elle n’était pas près de se coucher de toute façon. Elle s’était changée et avait enfilé une chemise de nuit. Elle avait retiré tous ses artifices et ses cheveux tombaient librement sur ses épaules, mais elle savait que si elle se couchait maintenant, elle ne pourrait pas fermer l’œil. Elle retourna au bureau et raya d’un trait vif ce qu’elle avait écrit. Pendant un instant, elle réfléchit, l’extrémité duveteuse de la plume effleurant ses lèvres. Enfin, elle commença à écrire.

« Je l’aime. C’est l’une des rares certitudes que j’ai dans ma vie, mon cœur lui appartient sans réserve et ça me terrifie. Ce n’est pas l’amour qui me fait peur, mais la possibilité très réelle que je puisse le perdre un jour. Lohie me rend forte, mais aussi terriblement faible. Forte, car je pourrais aller jusqu’au bout du monde avec lui. Je pourrais me tenir sur le plus sanglant des champs de bataille et tant qu’il sera à côté de moi, la peur ne m’atteindra pas. Le monde pourrait se dresser contre nous, mais rien ne me fera plier genou tant qu’il sera là. Et il me rend faible, parce que j’ai parfois l’impression qu’il est la seule chose qui garde en un morceau. Il suffirait qu’on s’en prenne à lui pour me jeter à terre. J’ai perdu tellement de choses dans ma vie. J’ai perdu ma famille, j’ai perdu mon honneur, j’ai perdu mon nom… À l’époque, c’était comme si le monde s’écroulait autour de moi, mais je sais maintenant que ce ne sera rien comparativement à la douleur qui m’attend si jamais il venait qu’à disparaître et les choses auxquelles je m’attache ont tendance à le faire. Et si ce n’était qu’un rêve? Un jour, je vais me réveiller pour me rendre compte que rien de tout cela n’était réel… Je ne lui ai rien dit de tout ça. Peut-être que je devrais, mais que pourrait-il faire en retour? Je ne peux pas lui demander de rester à la maison et de ne plus rien faire qui pourrait mettre sa vie en danger. Lohie a besoin d’action. Il aurait tôt fait de s’y morfondre. »

Tibéria posa la plume et regarda la page maintenant couverte de son écriture fleurie. Écrire lui permettait de remettre les choses en perspective, même si cette fois, elle n’arrivait toujours pas à trouver une solution. En fait, il y en avait une. Elle devait lui parler, mais minuit venait de sonner et Tibéria était pas mal certaine que même si elle allait le rejoindre à l’instant, il ne sera peut-être pas tout à fait apte à l’écouter.

HRP:

Hypnotisée par les flammes, Tibéria n’entendit pas le passage s’ouvrir, pas plus que les bruits de pas venant doucement vers elle. Ce n’est qu’au tout dernier moment qu’elle eut soudain l’étrange sensation d’être observée. Elle se retourna vivement et étouffa un cri en voyant Lohie qui se tenait tout près, le visage éclairé par les flammes du foyer. « Lohie! » Tibéria le frappa sur le torse avec le plat de sa main. « Tu m’as fait peur! Ne me refais plus jamais un coup pareil! Comment as-tu... » Elle vit le passage se refermer à l’autre bout de la pièce, non loin du lit. Elle haussa un sourcil. « Un passage secret? Vraiment? Tu aurais pu frapper à la porte, je t’aurais ouvert. À moins que tu espérais me trouver endormi. »

Malgré le choc, elle était contente de le voir. C’était comme si quelqu’un avait entendu sa prière silencieuse. Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres, mais insuffisant pour chasser l’ombre installée dans ses yeux. « Bon, je suppose que ça signifie que j’ai gagné. » Devant l’incompréhension de Lohie, le sourire de Tibéria s’élargit un peu plus et elle expliqua. « J’ai fait un pari avec Agnès, ma servante. Quand je lui ai dit que nous ferions chambre à part jusqu’au mariage, la conversation a légèrement dévié et j’ai peut-être laissé entendre que tu ne pourrais probablement pas tenir jusque-là. Agnès, au contraire, a défendu avec ardeur ta vertu et ta noblesse tout en laissant entendre que je serais celle qui céderait la première. Elle a du cran, mais je la soupçonne surtout d’avoir un faible pour toi. Nous avons donc parié à savoir qui de nous deux céderait à ses basses pulsions. Mon honneur est sauf. » Elle rit doucement. « Ne fais pas cette tête. En vérité, je contemplais l’idée d’aller te rejoindre à l’instant où tu es arrivé, mais je ne savais pas si j’allais te trouver dans notre chambre et, si oui, dans quel état. Quand je t’ai laissé plus tôt, tu étais en bonne compagnie. J’ai supposé que vous en auriez peut-être jusqu’au petit matin à ressasser vos mauvais coups et vos aventures remplis de demoiselles en détresse, de rixes de taverne et d’autres histoires abracadabrantes. »  Tibéria faisait son possible pour avoir l’air enjouée, mais elle échouait lamentablement. Le ton de sa voix sonnait faux. Son sourire se fana et elle se tourna à nouveau vers la cheminée. « Je suppose qu’au-delà d’un possible câlin, tu cherches surtout une explication... »

Ah, Lohie… Il était tout ce dont Tibéria a toujours rêvé sans jamais penser un instant que ce rêve pouvait devenir réalité. Non seulement il était l’amant passionné attentif à ses moindres envies une fois la nuit tombée, il était aussi l’amoureux et l’ami qui voit et qui s’inquiète quand quelque chose ne va pas. Impossible de lui cacher quelque chose. De toute façon, Tibéria n’a jamais été une très bonne menteuse, car tout se voit sur son visage sinon dans ses yeux. Plusieurs y verront une vertu, mais dans de nombreuses occasions, cela avait été une nuisance plus qu’autre chose. Du coup, il n’y avait rien d’étonnant à ce que Lohie se questionne sur ce qui la tourmentait visiblement.

Naturellement, le vicomte ne pouvait s’empêcher de se montrer câlin. Dès qu’ils étaient en présence l’un de l’autre, ils ressentaient cette puissance attraction, ce besoin de toucher comme s’ils craignaient que l’autre ne soit qu’un mirage. Les baisers à son oreille eurent tôt fait de provoquer chez elle de doux frémissements ainsi qu’un rire amoureux. Lohie jurait qu’il avait besoin d’elle de la même façon qu’il avait besoin de manger. Elle pouvait en dire autant alors que de légères caresses suffisaient à l’enflammer. Ces quelques nuits sans lui l’avaient confirmé et cela, bien entendu, nourrissait un peu plus ses craintes.

« Comment peux-tu le savoir si je ne le dis pas? Vraiment, je ne voulais pas t’inquiéter. » Souffla l’ancienne duchesse en pressant son dos contre le torse de Lohie. « Pour être honnête, il y a deux raisons qui expliquent mon comportement, l’une d’elle étant bien plus mondaine que tu le penses. Vois-tu, il se trouve que j’étais indisposée comme le sont à peu près toutes les femmes deux fois par mois. Donc, à moins que tu souhaites transformer notre lit en un carnage sanglant, ça n’aurait pas été possible. » Indisposée… Tibéria aurait pu arrêter son explication à ce mot et Lohie aurait probablement compris. Les hommes devenaient toujours inconfortables à l’évocation de ce sujet et ne posaient jamais de questions. S’ils avaient une opinion sur la chose, c’est que ça rendait les femmes caractérielles. Il y avait une trace de déception dans sa voix, à peine perceptible, mais bien là. Il y avait fort à parier que cette déception resterait là tant et aussi longtemps que la chose espérée silencieusement par Tibéria ne se réalisera pas, mais ce n’était pas assez frappant pour que ce soit la cause première de ses tracas. Pas encore, en tout cas. « Quant à l’autre raison... » Elle tourna la tête, son regard se posant sur le bureau où se trouvait encore le bout de papier où elle avait couché le fond de sa pensée. Tibéria soupira. C’était sans doute le meilleur moyen de lui partager ses inquiétudes sans avoir à ouvrir la bouche. Elle se libéra des bras de son époux. « Je n’avais pas l’intention de faire lire cette chose à qui que ce soit, mais si tu veux vraiment savoir... » Elle prit le morceau de papier noirci par son écriture et le lui mit dans les mains. « Voilà. »

C’était plus difficile qu’elle l’imaginait. Elle pensait que ça serait moins pénible que de parler, mais l’attente rendait la chose insupportable. Tibéria luttait contre l’envie de lui arracher le texte des mains et de fuir à toute jambe hors de la chambre. Son embarras était à son comble au point qu’elle se tordait les mains. Tous ceux qui la connaissaient bien savaient que c’était un signe d’inconfort chez Tibéria. Elle attendit en silence ce qui lui sembla être une éternité quand osa enfin parler. « Je sais, c’est ridicule. » Elle lui arracha la feuille de main et la jeta dans le feu. « C’est ridicule, mais… mais c’est ça. Ne va pas croire que je regrette, car c'est loin d'être le cas, mais j'ai peur de te perdre.»

Ridicule, certes, mais pas entièrement. Voulant se faire rassurant, Lohie entreprit de dresser rapidement la liste de ses plus récents exploits, autant d’événements où il aurait très bien pu laisser sa peau. Le fait qu’il se tenait là, toujours vivant et en un seul morceau, était indéniablement la preuve de ses brillantes aptitudes. Dispositions qui avaient, à plusieurs reprises, attiré sur lui le regard bienveillant de la couronne. Aux yeux du Vicomte, c’était là la preuve qu’il en faudrait bien plus pour avoir raison de lui et que la belle n’avait aucune raison de s’inquiéter. Aux yeux de Tibéria, c’était là la preuve que son époux ne craignait pas le danger et n’hésitait pas à y foncer avec sa lame et sa bravoure comme compagnes. En d’autres mots, ça ne la rassurait pas vraiment. Peut-être qu’il vit la ligne dure que formait la bouche de la jeune femme ou peut-être qu’il fut simplement incapable de rester plus longtemps éloigné d’elle. Lohie vint l’embrasser, étouffant seulement momentanément la réplique que préparait sa femme. Ce n’est que lorsque leurs lèvres se séparèrent enfin que Tibéria souffla.

« Je sais que ton intention était de me rassurer, mais ne te vexe pas si je te dis que c’est un échec. Pour moi, c’est autant de raison pour m’inquiéter. » Le coin de sa bouche se souleva dans une tentative de sourire. « Je ne mets pas en doute tes talents, mais chaque bataille est un risque plus ou moins calculé et personne n’est à l’abri d’un faux pas, même les meilleurs d’entre nous. »

Elle posa la main sur son torse. Sous sa paume, elle sentait les battements solides et réguliers de son cœur. La main remonta lentement pour se poser sur son épaule à la naissance de son cou. « Comme je l’ai écrit, je n’ai pas l’intention de te demander d’arrêter. Ce serait infiniment égoïste de ma part. Tu es de ces hommes qui sont nés pour être des héros. Les ménestrels chanteront longtemps tes exploits. » Aussi gênée qu’elle ait pu l’être de lui faire lire son aveu, la glace était maintenant brisée et elle parlait avec beaucoup plus d’assurance et pour apaiser ses craintes, Tibéria croyait maintenant avoir la solution. « Je ne peux pas te demander de rester, mais moi… moi, je peux te suivre. » Elle redressa les épaules, invoquant brièvement l’image de la duchesse qu’elle a été. « Je ne veux plus rester derrière. Je ne veux pas rester enfermé dans un château à attendre. À une époque, j’aurais accepté cette place avec joie, n’ayant que deux buts dans ma vie : élever une famille et organiser des fêtes. Je ne suis plus cette femme. Je veux être plus, je peux être plus. Hernando… Je sais que tu n’aimes pas quand je prononce son nom, mais Hernando m’a aidée à être plus forte. Je ne prétends pas pouvoir me battre à tes côtés, mais je sais que je peux être utile de bien des façons. Voilà pourquoi je t’annonce que je vais être là pour la campagne contre les pirates de Meca. » Tibéria ne se souvenait pas si elle lui avait déjà dit qu’elle souffrait d’un horrible mal de mer chaque fois qu’elle mettait les pieds sur un bateau. Son cas était si sévère, qu’il n’y avait pas besoin d’attendre d’être en mer pour qu’elle soit saisie de violentes nausées, même un navire à quai secouait trop pour elle. C’était donc déjà une mauvaise idée qu’elle se joigne à l’expédition, mais elle savait qu’Ydril faisait également partie des objectifs de Lohie. Qui dit Ydril, implique forcément Soltariel. Tibéria était consciente de jouer avec le feu, mais maintenant que son union avec Lohie était connue, même si elle décidait de rester derrière, le risque n’était pas nécessairement moindre. En se joignant à lui, Tibéria prenait son destin en main. Advenant que les choses tournent mal, pour la première fois de sa vie, Tibéria pourra dire qu’elle a activement pris part à la situation et acceptera les conséquences avec fierté. Plus jamais elle n’acceptera de payer pour les actes d’autrui. Jamais.

Qu’avait-elle à lui offrir? Bonne question! En vérité, Tibéria n’était pas convaincue d’avoir vraiment un quelconque talent qui lui serait utile. Depuis sa destitution, l’ancienne duchesse luttait constamment contre l’impression d’être une bonne à rien. Hernando l’avait aidé à retrouver ses aplombs, mais n’avait pas réussi à lui faire oublier entièrement ce sentiment. Aujourd’hui, Tibéria était convaincue que ça resterait toujours en elle, une part d’ombre contre laquelle elle devra lutter toute sa vie. Lohie posait une question légitime, mais avait-il conscience qu’en faisant cela, il appuyait sur une plaie encore très sensible? Il put probablement voir le flot d’émotion déferler dans ses yeux. Elle le regardait avec toute la contenance qu’elle pouvait garder et il lui fallut un certain temps avant de pouvoir lui répondre.

« En vérité Lohie, non je n’ai pas grand-chose à t’offrir. Je me bats tous les jours contre le sentiment d’être une bonne à rien qui n’a réussi qu’à faire honnir le nom de sa famille. Je n’ai pas un grand esprit de stratège ni une bonne négociatrice, car si j’avais eu ces choses, je serais encore à Soltariel! »

Elle avait presque crié les derniers mots. Tibéria ne voulait pas s’énerver, mais Lohie avait touché une corde sensible.

« Maintenant que ç’a été établi, il est peut-être possible que, malgré tout, je puisse peut-être faire une différence en t’accompagnant. Peut-être… Peut-être que je vais pouvoir contacter d’anciens amis qui vont accepter de m’aider malgré le risque. Et si tu te fais capturer, ça ne veut pas dire que je le serai aussi et peut-être qu’il n’y aura que moi pour te sortir de là. Comment? Je n’en sais rien, mais tu peux être certain que si quelqu’un te fait du mal je vais déchaîner sur lui toutes les calamités du monde. Il est aussi possible que je déclenche une catastrophe, car je suis apparemment doué pour ça. Je ne sais pas, tout est possible! Et si tu te fais tuer et que tes frères en profitent pour devenir des rapaces? Tant pis! Ça ne serait pas la première fois que ça m’arrive. Je n’aurais qu’à retourner à Diantra dans la maison au verger ou encore à l’auberge… Ou sans doute que je vais mourir avec toi… Dans tous les cas, je viens avec toi que ça te plaise ou non! »

Ce sentiment d’impuissance, d’être qu’une bonne à rien, ça la prenait à la gorge. Tibéria avait besoin de montrer qu’elle était bien plus que ce qu’on pensait d’elle. Elle avait aussi désespérément besoin que Lohie croie en elle et qu’il la laisse s’épanouir, prendre ses décisions et le suivre si elle en avait envie.

« J’ai vraiment besoin que tu croies en moi... » Reprit-elle plus doucement. L’orage passé, sa voix n’était plus qu’un murmure.

La réponse lui fit l’effet d’une claque. Lohie pouvait être particulièrement impressionnant lorsqu’il se fâchait, autant dans le ton de sa voix que par la façon dont les traits de son visage se durcissaient, mais Tibéria ne fléchit pas. Elle avait trop souvent courbé l’échine et refusait maintenant de le faire. Elle n’allait certainement pas accepter un refus de sa part. Tant pis s’ils devaient réveiller le château tout entier par leur dispute! Ça ne serait pas la première joute qu’ils se livraient et certainement pas la dernière! Elle ouvrit la bouche, prête à le pourfendre d’une réplique incendiaire quand il poursuivit sa propre lancée. Ce qu’il dit par la suite étouffa aussitôt les envies de rébellions de la belle. Le non n’était un refus de la voir à ses côtés pendant la campagne à Ydril, mais plutôt de savoir qu’elle était prête à tout abandonner ici et à retourner à Diantra sans même se battre si ça tournait mal. Lohie ne pouvait pas l’accepter. Sa place n’était plus là-bas, pas plus qu’elle était à Soltariel. Elle sentit quelque chose briser en elle. Non, en fait cette chose était déjà brisée, mais Lohie la forçait à admettre ce qu’elle savait déjà. Elle n’allait jamais retourner là-bas. Elle ne verra plus jamais les murs blancs de Béronia flamboyer à la lumière du crépuscule. Les derniers fragments d’un espoir auquel elle s’accrochait désespérément depuis toutes ces années se transformèrent en cendre et pendant un instant, elle se sentit vide. L’impression dura un moment seulement, car il la confronta à une autre vérité : son avenir se trouvait ici. Tibéria avait un avenir. Ainsi, l’espoir qui venait de mourir revint, différent cette fois. Elle devait laisser le passé où il était et se concentrer sur ce qu’elle avait maintenant et le protéger non seulement pour elle, mais aussi pour Lohie et surtout pour les enfants à venir. Elle croisa les bras sur son ventre comme pour protéger quelque chose qui n’y était pas encore. Elle devait arrêter d’avoir peur, arrêter de douter et devenir une lionne.

Tibéria ne bougea pas lorsqu’il s’éloigna pour aller à la fenêtre. À cette heure de la nuit, il n’y avait pas grand-chose à voir sauf quelques lumières dans la cour et les silhouettes de ceux qui montaient la garde. Elle l’observa en silence et lorsqu’il lui demanda si elle comprenait, elle n’hésita pas un seul instant.

« Oui, je comprends. »

Sa voix était ferme et ne tremblait pas. Lohie revint vers elle et Tibéria le regarda dans les yeux. Elle y vit toute la sincérité de ses sentiments. Maintenant, elle avait la certitude que tout ce qu’elle avait vécu, toutes les épreuves qu’elle avait traversées, c’était pour l’amener à ce moment précis, pour entendre ces mots prononcés de la bouche de cet homme. Ils avaient déjà prononcé des vœux sacrés devant les Dieux et ils allaient le refaire dans quelques jours à peine, mais cette promesse que lui demandait Lohie les surpassait tous. Tibéria s’en voulut d’avoir douté. Se faisant, elle avait blessé Lohie. Ce n’était pas son intention, loin de là. Elle pencha la tête légèrement de côté, les yeux tendres.

« Je te le promets, Lohie. Je le promets sur notre amour, sur ma vie, sur tout ce que je suis et plus encore. Je vais me battre jusqu’à mon dernier souffle. »

Elle scella ses paroles d’un long baiser. Après ces derniers jours passés sans lui, Tibéria sentait maintenant à quel point elle avait besoin de lui. C’était une sensation à la fois agréable et un peu effrayante de réaliser à quel point ils étaient importants l’un pour l’autre et que, forcément, ils avaient peur que quelque chose arrive à leur autre moitié. Tibéria pouvait sentir que Lohie en était arrivé au même constant. Elle lui prit les mains et les serra dans les siennes, appréciant la chaleur et la force qui s’en dégageait. Pourtant, malgré les craintes qu’il pouvait avoir, il acceptait que Tibéria le suive dans son entreprise en Ydril. Ça serait risquer de s’approcher autant de Soltariel, mais avec lui à ses côtés, rien ni personne ne pourrait l’arrêter.

« Je sais ce que tu attends de moi pour le mariage. Du moins, je m’en doute un peu. Ce que tu as en tête, pour y arriver, il faut de l’argent. Pour avoir de l’argent, il faut des appuis et il se trouve que dans notre liste d’invités, il y en a certains qui pourraient peut-être délier les cordons de leur bourse si on arrive à les convaincre. Ça va être un bon test pour moi pour voir si les gens peuvent me prendre au sérieux malgré mon tumultueux passé. »