La poussière plutôt que la soie [PV Sinieth]

Nouveau jour, nouvel entrainement. C’était devenu une routine à présent, si ce n’est que ceux avec qui Aegden s’entrainaient changeaient régulièrement en fonction du moment de la journée. Le groupe d’aujourd’hui était autant composé d'Anedhels que Naëlisiens

-On s’entraine encore à l’épée aujourd’hui. Lança-t-il ayant lui-même une lame dans la main. Au milieu de la guerre si vous devez vous défendre, n’importe qu’elle lame pourra vous servir si vous savez tenir une épée.

Il fit machinalement quelques moulinets avec sa lame comme pour la tester. Ce n’était pas son arme de prédilection mais cela ferais l’affaire pour le moment et sa technique était tout de même assez acceptable pour qu’il puisse transmettre quelques bases.

-Echauffez-vous avant qu’on commence. Vous n’en aurez pas le temps en situation réelle mais je vous assure qu’après avoir senti la différence, on saisit l’occasion dès qu’elle se présente. Il ajouta avec un rictus amusé.

-Ensuite groupez vous. Il lança un regard aux quelques vétérans comme anticipant leur réaction.Et mélangez les niveaux, je ne veux pas que les plus doués fassent un tournois pendant que les autres pataugent.

Et lui aussi se prêterait au jeu. Ce n’était pas parce qu’il faisait office d’instructeur de fortune qu’il devait rester les bras croisés. Il n’était de tout façon guère fait pour cela. Les elfes le savaient, les Naëlisiens l’apprendraient bien assez tôt.

Et puis il l’avait aperçue, elle. Alors qu’il ne se souvenait pas l’avoir prévu. Peut-être n’avait-elle pas eu le temps de le lui dire. Ou n’avait-elle pas osé lui demander bien que cela soit fort peu probable étant donné le caractère de la dame. Cela ne le dérangeait pas vraiment en soit, au contraire Aegden ne serait que plus assuré de la savoir capable de se défendre autrement que par l’art bien trop instable pour être fiable de la magie.

Il s’en trouvait malgré tout fort surpris et peut être un peu décontenancé. Ce n’était pas la même chose de se mesurer à des frère d’armes que de mener un entrainement auquel la femme qu’on aimait participait.

Il ne montra absolument rien du trouble que cela lui causait cependant. Sinieth le connaissait mauvais menteur et sans doute saurait-elle lire en lui à ces instants du fait qu’elle commençait à particulièrement bien le connaitre. Pourtant lorsqu’il agissait selon son rôle de soldat et de meneur d’homme, Aegden savait bien plus aisément cacher et mettre de côté ses états de souffle. Il y avait des situations où cela s’avérait vital de garder son sang-froid et cela était devenue une habitude pour lui.

La première journée de Sinieth parmi les elfes avait été plutôt paisible. Elle avec découvert les lieux, s'était présenté aux autres mages, leur avait montré la teneur et la mesure de ses talents, avait pris le temps de prier mais aussi de se reposer et avait rencontré le Roi des elfes pour lui soumettre deux requêtes. Elle était finalement retournée dans sa chambre et s'était retenue de s'effondrer de fatigue devant Lynn. Son corps et son Souffle étaient épuisés. Ces dernières heures semblaient chargées de beaucoup d'émotions, de nouveautés et plus d'activités qu'elle n'en avait eu jusqu'alors. Cependant, au petit matin, elle avait fait comme tout le monde. Elle s'était levée et s'était préparée afin de se rendre à l'entraînement.
Celui de ce jour-là était un peu particulier car les manipulateurs de la Trame se mêlaient aux non-initiés afin d'acquérir quelques compétences en matière d'affrontement au corps à corps. C'était un exercice que la jeune femme ne connaissait absolument pas. Plutôt que d'apprendre à se débrouiller entièrement seule, elle avait toujours préféré s'entourer de talents différents du sien et complémentaire à la fois. Mais dans la cohue des combats, elle ne pourrait peut-être compter que sur elle parfois... Et sa magie ne lui servait à rien face à un adversaire armé d'une lame.

Avant même qu'il ne la remarque, Sinieth avait noté l'attitude d'Aegden. Il semblait si différent de ce qu'elle connaissait de lui... Mais cela ne la surprenait guère. Si elle avait toujours ressenti sa rigueur et son imperturbabilité militaires, elles n'avaient jamais été aussi marquées qu'en cet instant. Il était normal pour un soldat -et plus encore pour un officier de haut rang- de savoir se montrer ferme et inébranlable, tant à l'entraînement que face au danger. S'il n'en montra rien, elle imaginait sans mal sa surprise de la voir ici. Elle ne lui avait pas parlé de ses projets de s'enrôler temporairement de l'armée. Il n'aurait pas approuvé et, à la fois, il était probablement conscient qu'il n'avait pas son mot à dire quant à ses choix. Il l'avait bien laissée repartir vers sa vie de chasseuse sans un mot à ce sujet mais avec une lueur d'inquiétude dans le regard... Si elle avait eu l'occasion de lui parler depuis son arrivée, elle ne le lui aurait pas caché mais voilà : ils n'avaient pas pu faire mieux que se croiser depuis la veille.

La mystique se plia aux exercices sans rechigner. Elle commença par apprendre à s'échauffer en suivant les conseils de quelques soldats qui se trouvaient non loin. Même si la plupart d'entre eux ignoraient qui elle était, ils savaient qu'elle n'était pas à bord de l'un des bateaux qui les avaient conduit jusqu'ici. Elle passerait inaperçue aux yeux des naelisiens mais pas aux leurs. Pourtant, l'esprit de solidarité était bien là. Après tout, elle portait une de leur tenue et le Commandant lui-même n'avait rien dit quant à sa présence alors qu'il avait plusieurs fois posé les yeux sur elle.
Sinieth découvrit pour la première fois ce qu'était la sensation de tenir une arme ainsi que le poids qu'elle pouvait peser dans sa main, tirant sur son bras. Un homme bien plus habile qu'elle se fit son instructeur particulier tout en respectant les consignes d'Aegden. Il était évident que la jeune femme débutait totalement et le but était de lui enseigner les bases. Elle s'appliqua à la tâche et cacha autant que possible la faiblesse persistante de son corps mais elle ne put échapper au regard avisé d'un vétéran. Son œil expert pouvait sans doute remarquer qu'elle n'était pas en pleine possession de ses moyens alors il la ménagea et l'invita à aller s'asseoir après un moment, sous prétexte de céder sa place à un autre mage.

Au final, la belle étrangère fit de son mieux mais elle travailla sans doute bien moins que les autres et les étirements de fin de séance furent de trop pour elle. Elle se sentait bien lasse, et à la fois satisfaite d'avoir pu participer à cet entraînement. L'officier finit par congédier tout le monde et, alors que chacun prenait ses affaires pour partir, Sinieth s'appuya sur le rebord d'une fenêtre à laquelle elle tournait le dos. Elle n'avait pas le courage de se rendre jusqu'à sa chambre pour le moment et préférait se reposer un peu afin de récupérer assez de forcé pour faire cet ultime trajet de la matinée.

-Est-ce que ça va aller ?

Aegden avait tenu bon toute la séance, bloquant et refoulant tout ces sentiments qui auraient menacés de le déconcentrer, ou pire s’il avait été sur le champs de bataille. Mais une fois les armes déposées, il avait succombé.

Il n’avait pris le temps que de ranger ce qui devait l’être et d’attendre que la majorité si ce n’est la totalité des combattants s'éclipse avant de s’autoriser à l’observer autrement que du coin de l’œil. Il s’était ensuite approché et avait posé la question avec douceur. Cette douceur que Sinieth connaissait bien mieux que l’autorité martiale dont il avait fait preuve l’heure durant. Il était tout de même un peu soucieux de la voir ainsi appuyée contre le rebord de la fenêtre. Il n’aimait pas la voir aussi épuisée, ça lui serrait le cœur au vu ce qu’elle avait vécu récemment.

-Tu aurait dû me prévenir. Fit-il remarquer sur un ton qui ne laissait pour autant pas poindre de reproche.

Ce n’en était pas. Il ne comprenait pas bien qu’elles avaient été les intentions de la mage et il se gardait d’émettre le moindre jugement. Elle avait sans doute pensé avoir besoin d’exercice et n’avait peut-être juste pas eu le temps de le lui dire.

-Je t’aurais donné quelques conseils pour te ménager un peu.

La connaissant il se doutait qu’elle n’apprécierait pas les traitements de faveur mais ce n’en était pas un. Ou du moins était-il justifié par autre chose que ses sentiments. Sinieth n’était pas dans les mêmes conditions physiques que ses camarades du jour, c’était un fait. Certaines étaient probablement plus gauches qu’elle et d’autre avaient sans doute encore moins de familiarité à l’exercice. Cependant aucun n’avait vécu la même horreur qu’elle. Elle était encore en pleine rémission.

Tandis qu’il terminait de parler il desserra calmement l’une des protections fixées à son avant-bras et qui formait un gant jusqu’au avants dernières phalanges de sa main. Il était en armure et n’avait bien entendu pas pris le temps de partir se changer avant d’aborder la mage. Et sans doute n’en aurait-il pas le temps si leur discussion s’étendait sur ses rares temps de pause. Ça lui importait peux de toute façon. L’épée avec laquelle il s’était entrainée quant à elle se trouvait bien sagement rangée dans son fourreau que le mainyth avait calé en équilibre contre sa jambe le temps de s’occuper de ses brassards.

Sinieth releva la tête, à peine surprise de voir son compagnon l'aborder enfin. Elle lui adressa un sourire chaleureux malgré sa fatigue palpable. Elle ne lui en voulait aucunement de ne pas lui avoir adressé plus qu'un regard pendant l'entraînement, elle comprenait la position qui était la sienne. Et même si l'existence de leur relation n'avait pas pour vocation de demeurer secrète, ils n'avaient pas à faire étalage de leurs sentiments pour autant. Ici, Aegden était un Officier supérieur avant toute chose.

-Oui, merci. Mais je crois que j'ai mérité une bonne sieste. Fit-elle d'un air amusé, rappelant le nombre d'heures de sommeil qu'elle avait au compteur depuis son arrivée à Naelis. Soit bien plus que d'heures d'éveil.

Il ne servait à rien de dramatiser. Elle était certes encore faible mais elle était toujours sur la voie de la guérison, tant qu'elle n'abusait pas. Son compagnon du jour avait pris soin de la préserver alors qu'il ne connaissait que son nom, échangé juste avant les premières passes d'arme. C'était reposant... de pouvoir compter sur les autres sans avoir à les tester au préalable. Et l'expérience était totalement inédite pour elle.
Le militaire lui avoua qu'il aurait aimé savoir qu'elle serait présente ce matin-là et lui offrit de lui donner quelques conseils. Elle étira un nouveau sourire, plus tendre cette fois. Aegden n'avait jamais cherché à lui interdire ni à lui imposer quoi que ce soit. Elle prenait donc ses propos pour ce qu'ils étaient : rien de plus que l'intérêt d'un homme qui voulait veiller sur sa compagne et l'aider du mieux qu'il le pouvait dans la voie qu'elle avait choisi d'emprunter.

-Nous n'avons pas vraiment eu l'occasion de nous parler depuis hier.

Elle se redressa pour se mettre sur ses deux jambes puis s'approcha lentement de lui. Avec délicatesse, elle posa ses mains sur les lacets de ses brassards afin de lui proposer son aide pour les retirer. Ses doigts se substituèrent ainsi à ceux de son amant pour détendre les fils de ses protection.

-Mais tes conseils m'intéressent. Ne serait-ce que pour le prochain entraînement... Ou pour ne pas être inutile si les sombres devaient se présenter devant les murailles demain.

Elle releva les yeux de sa tâche pour trouver le regard d'Aegden. A ses mots ou devant son regard, il comprendrait certainement le sens de ses paroles. Elle ne voulait pas demeurer passive en cas d'attaque. Elle avait ses raisons et elle ne manquerait pas de les lui donner dès qu'il aurait accusé le coup de cette nouvelle décision qu'elle avait prise.

Il avait doucement acquiescé lorsqu’elle avait fait remarquer qu’ils ne s’étaient pas tant croisés que cela la veille. Elle n’avait effectivement pas eu beaucoup d’occasion de lui exposer sa décision. Les lèvres de l’elfe s’étirèrent un peu plus lorsque les doigts féminins firent mine de vouloir aider à dénouer les lacets de cuir maintenant une partie de son armure et il tendit légèrement ses avants bras, acceptant volontiers l’aide.

Lorsqu’elle releva les yeux cependant, le sourire avait laissé place à une expression d’abord d’incompréhension puis de surprise. Il se passa un instant de flottement qui dura un moment, une dizaine de secondes peut-être avant qu’il ne reprenne la parole. Ses oreilles s’agitèrent, hésitant à se hausser ou se plaquer contre son crâne.

-Tu ne voudra pas rester à l’abri…Constatât-il.

 Cette déclaration à demi-mots faisait naitre dans le cœur de soldat, foule de sentiments parfois même contradictoires. Peur, tristesse, compréhension aussi, acceptation douce-amère…

Il savait parfaitement qu’il aurait beau dire quoi que ce soit, Sinieth ne reviendrait pas sur ce qu’elle déciderait. Elle n’était pas de ces femmes à qui l’on dictait quoi faire et Aegden ne pouvait qu’admirer le courage de sa bienaimée. Au fond de lui, il se doutait que rester en arrière quand d’autres mettraient leur vie en jeu ne lui conviendrait pas. Ils n’étaient pas différents l’un de l’autre à ce sujet.

Et en même temps ça le terrifiait. Ça le terrifiait de savoir qu’elle mettrait encore sa vie en danger. Ça le terrifiait parce que la dernière fois qu’il l’avait laissé prendre des risques, elle lui était revenue dans un état qu’il ne supporterait pas de revoir à nouveau. Pas après avoir promis de la protéger. Pas après avoir promis de lui offrir une nouvelle vie en Anaëh.
Elle lui rappelait tellement ses propres choix…

-Si tu veux te battre, Les mots étaient tout de même difficile à prononcer. Je ne t’en empêcherais pas. Ce n’est pas…juste.

Doucement ses bras retrouvèrent leur position naturelle alors qu’il semblait tantôt pensif tantôt focalisé sur elle seule. Il mit bien une bonne minute à continuer.

-Quand j’étais plus jeune, j’ai failli ne pas rejoindre l’armée. Expliqua-t-il finalement. Je ne te l’ai pas expliqué, je crois, mais mon père aussi était un soldat. Et…hé bien…il en est mort. Il détourna un peu le regard vers le sol. Il n’aimait pas parler de sa vie, encore moins de sa famille, mais auprès de la femme qu’il aimait depuis presque un an maintenant, il se sentait assez en confiance pour lui rendre celle qu’elle lui avait donné, il lui fallait juste un effort supplémentaire. Ça a été le déclic dans ma décision. Je voulais continuer à protéger ce qu’il protégeait. Et bien entendu ma mère ne l’a pas supporté. C’était…trop pour elle. Il étira un sourire triste en se souvenant des réactions disproportionnées, du moins l'avait-il cru à l'époque, de la grande femme aux yeux aussi gris que ceux de son fils. Elle a essayé de me convaincre de renoncer. Perdre son mari était bien assez pénible, elle ne voulais pas perdre aussi son fils. A nouveau il marqua une pause. Mais je n’ai pas changé d’avis.Je ne pouvais pas faire autrement. Elle ne l'a jamais vraiment accepté. Il vint enfin retrouver le regard de celle qu’il aimait. Je suis bien placé pour savoir qu’inciter les gens à changer d’avis parce qu’on a peur de les perdre, c’est le meilleur moyen de les perdre pour de bon.

Il n’avait par contre vraiment par l’air ravis de tout cela. Comment l’être ? Depuis qu’il avait commencé à parler il semblait lutter contre l'envie de simplement l'en empêcher. Essayer de lui faire comprendre qu'elle pouvait rester en arrière. C'était égoïste il le savait.

-Mais ça me terrifie de te dire ça. Avoua-t-il. Ça me terrifie de t'imaginer contre la folie d'Elda. Les sombres ne vivent que pour le sang et la douleur. Comme s’il ne pouvait s’en empêcher, une main désormais libérée de son gant, se glissa sur la joue de l’ancienne vaanie, comme si s’eut été sa place naturelle. Elle pouvait observer sur son visage une inquiétude bien plus forte que celle qu'il avait affiché ce jour là en anaëh où elle lui avait avoué sa deuxième vie. J’ai appris à mettre la peur pour ma propre vie de côté mais je ne suis pas sûr d’être capable d’en faire de même avec toi. S’il t’arrivait malheur… Il ne finit pas sa phrase. Il ne pouvait conceptualiser l’horreur de ne serait-ce qu' envisager cela.

Alors qu'il comprenait le sens de ses paroles, Sinieth ne détourna pas le regard. Bien au contraire, elle redressa très légèrement la tête, assumant pleinement ce qu'elle venait de dire et qu'il avait parfaitement su interpréter. Si l'ennemi devait attaquer demain, il était évident qu'elle ne pourrait être d'une grande aide et qu'elle se mettrait plus en danger qu'autre chose. Mais si elle avait quelques jours devant elle, alors elle pourrait prendre le temps de se renforcer un tant soit peu. Elle évitait de trop se fatiguer mais il fallait néanmoins qu'elle éprouve tant son corps que ses compétences afin de retrouver ses capacités.

Aegden retira son bras alors qu'elle n'avait pas totalement terminé de délacer son brassard mais elle ne chercha pas à l'en empêcher. Elle lisait dans son regard la foule d'émotions qui le traversait et attendit patiemment qu'il trouve les mots pour s'exprimer, ne montrant aucun signe d'impatience. Elle posait sur lui un regard sûr et déterminé mais aussi doux et affectueux. Une lutte faisait visiblement rage en lui et elle souhaitait qu'il comprenne qu'elle ne changerait pas d'avis autant qu'elle espérait qu'il accepte sa décision.

Pour la première fois, le Taledhel évoqua sa famille et lui raconta comment il était devenu militaire. Elle s'était déjà demandé comment il en était venu à cette voix mais elle avait senti que cette question ne devait pas être posée, aussi avait-elle attendu que la réponse vienne la trouver d'elle-même. Et la voici, enfin. Elle l'écouta avec grand intérêt. Elle entendit tant sa compréhension que sa crainte de la perdre. Une crainte qu'elle avait déjà lu dans ses yeux auparavant. Et lorsque ses doigts vinrent trouver sa joue, elle se rapprocha de lui pour poser ses mains sur son torse, rassurante.

-Je sais. Et, à vrai dire, je partage ta peur.

Dans ses yeux, il pouvait voir que ce n'était pas d'elle qu'elle parlait mais bien de lui. Elle ne serait pas la seule à affronter "la folie d'Elda" et lui se retrouverait bien plus proche d'eux qu'elle qui, si elle accédait aux bons sorts, pourrait les conserver à distance. Mais lorsqu'elle avait appris qui il était et qu'elle avait accordé son pardon, elle avait également accepté ce que cela impliquerait. Cependant, elle était certainement qu'il pouvait entendre toutes les raisons qui la motivaient.

-Je ne suis plus Prêtresse mais je reste attachée à Tyra, ou Tari, peu importe le nom qu'on lui donne. Je ne supporte pas l'idée de rester passive pendant que la vie d'autrui est menacée, surtout quand je suis en capacité d'aider. Il y a tellement de mages parmi les sombres que je suis certaine d'avoir toujours matière à faire regretter à mes adversaires d'avoir fait le chemin jusqu'ici. Et tu n'as pas idée des ennemis que j'ai déjà affronté par le passé... J'ai connu des fous, des tortionnaires, des sanguinaires, des instables, des déloyaux... Je suis bien plus préparée à ce qui nous attend que tu ne peux l'imaginer. Autrefois, je n'avais qu'une poignée de personnes sur qui compter et j'ai toujours eu besoin de les éprouver au préalable. Mais aujourd'hui, je sais que je peux me tenir dos à n'importe lequel des soldats qui se trouvaient dans cette pièce et lui confier ma vie sans crainte. C'est bien plus confortable que je ne l'imaginais... C'est... apaisant... Reposant.

Sinieth était à la fois heureuse et étonnamment sereine en prononçant ces mots. Elle avait pu avoir un petit aperçu de la vie des elfes lors de son précédent voyage mais à présent... elle le vivait. Tous savaient qu'elle n'était pas des leurs à l'origine mais ils l'acceptaient à leurs côtés en la voyant prête à prendre les armes dans cette guerre qui s'annonçait.

-C'est une question de principe et de valeurs mais pas seulement... J'ai une occasion unique : celle de prouver ma loyauté envers les elfes avant même d'avoir franchi la frontière d'Anaëh. Tu as vu la façon dont ce soldat m'a traitée alors qu'il savait pertinemment que je ne suis pas née dans la Prime Oeuvre. Artiön lui-même a admis qu'il n'aurait pas été aussi enclin à me faire confiance et à m'accueillir au sein de son peuple dans un contexte différent. Il m'a avouée qu'il aurait douté de ma motivation et de ma loyauté, envers Anaëh mais aussi envers toi. Mais puisque je suis prête à mettre ma vie en jeu, il n'a absolument aucune objection, bien au contraire.

Une main remonta lentement dans une caresse le long du torse et du cou d'Aegden pour rejoindre sa mâchoire.

-J'ai presque l'impression de faire déjà partie des vôtres... lui avoua-t-elle à mi-voix. Je ne peux pas reculer maintenant.

Cette dernière phrase mettait fin à tout doute possible, sans doute au grand dam du militaire, et ce malgré toute la douceur dont elle pouvait faire preuve dans sa voix.

C’est à peine s’il tressaillit lorsque la main de Sinieth vint s’aventurer le long de son cou jusqu’à l’angle de sa mâchoire. Ses mires d’acier rivés dans l’infini céruléen des prunelles de sa compagne, c’était comme si la douceur de ses mots et de ses gestes arrivait à accomplir des miracles. Ses mains à lui s’étaient délicatement posées sur ses épaules.

-On ne peut plus reculer. Répétât-il à voix tout aussi basse qu’elle.

Il comprenait ses raisons. Il fallait qu’il accepte, pour elle. Pour qu’elle puisse voir le bout du long chemin sur lequel il l’avait emmenée. Il fallait qu’elle prouve sa valeur. Aegden savait très bien qu’il avait beau être éperdument amoureux d’elle, le reste des anedhels ne pouvait se baser sur son jugement. Quand bien même une partie de lui avait du mal à accepter d’imaginer l’un de ses propres amis difficilement prêter confiance à l’ancienne vaanie.

Mais tout cela, Sinieth savait qu’il en était conscient et l’elfe ne le verbalisa pas, préférant garder le silence.

Il ferma les yeux quelques secondes et soupira, se forçant à se focaliser sur cette main si douce qui caressait sa peau, sur cette présence si rassurante. Il faisait de son mieux pour chasser la tension qui grandissait dans son souffle et son corps. Il se faisait violence, comme il se ferais violence lorsque les drows arriveraient. Comme il avait demandé à ses proches de le faire des années durant.

Lorsqu’il finit par retrouver le regard de celle qu’il aimait, un sourire fit de son mieux pour tenter de s’installer sur son visage inquiet. On avait vu sourire plus sincère mais il n’y pouvait pas grand-chose.

-Quand on rentrera enfin chez nous, tu seras définitivement des nôtres j’en suis certain. Tu l'es peut être déjà plus que tu ne le pense.

La guerre n’était pas encore là, et Sinieth semblait dire que les anedhels l’avaient plutôt bien acceptée. L'entrainement de ce matin était une preuve flagrante. C’était bon signe.

A son tour, Sinieth esquissa un sourire tandis que sa main remontait encore légèrement pour venir réellement caresser la joue de son compagnon dans un contact rassurant. Elle ne pouvait lui dire que tout irait bien et qu'ils rentreraient tous deux sains et saufs. Ils n'étaient plus en âge de faire preuve d'une telle naïveté. Ils feraient tous deux de leur mieux pour sortir en vie de cette guerre mais ni l'un ni l'autre ne pouvait se le promettre, que se soit à l'autre ou à soi-même. Et un sentiment étrange envahit la jeune femme. En sentiment qui ne se ferait que plus grandissant à mesure que la menace du combat s'approcherait de Naelis jusqu'à la recouvrir totalement.

Mais ils n'en étaient pas encore là. Pour l'heure, la paix régnait encore, tout du moins en apparence. Et la pensée d'un futur en Anaëh parvenait encore à les atteindre. Un futur où ils seraient ensemble, pouvant vivre leur amour au grand jour et pleinement.

-Te contenteras-tu de la caserne ou prendras-tu un logement avec moi ? Demanda-t-elle alors que la réponse lui était déjà évidente. Lui-même avait admis qu'il logeait au sein de l'armée parce qu'il n'avait aucune raison d'occuper un appartement en ville. Alors elle l'interrogeait, certes, mais elle savait déjà ce qu'il allait lui répondre. Tel que son sourire espiègle en témoignait.

-J'ai traversé un certain nombre de cités d'Anaëh durant mon voyage et j'ai vu à quoi ressemblait les habitations depuis l'extérieur mais je me demande de quoi elles ont l'air à l'intérieur.

Le ton de la jeune femme était bien plus léger. La nouvelle de son enrôlement dans l'armée était annoncée et admise, il ne servait à rien d'éprouver davantage leurs cœurs endoloris. Les jours, les ennéades et peut-être les mois à venir seraient suffisamment sombres comme cela. Aegden avait évoqué une pensée un peu plus réjouissante et elle avait bien l'intention de se concentrer sur elle. Ce serait pour eux une image à laquelle se raccrocher, un espoir projeté dans un avenir qui semblait encore trop lointain. Après avoir vécu la séparation, la distance, le mensonge, l'enfermement et la torture, leur relation allait pouvoir s'épanouir sous les frondaisons de la Prime Œuvre. C'était le moment où jamais de partager cette petite lueur. Une lueur que Sinieth entrevoyait pour la première fois depuis que son compagnon lui avait offert de l'emmener avec lui. L'incertitude et la confusion semblaient l'avoir enfin quittée et elle se projetait enfin dans ce futur à ses côtés.

Aegden émit un rire discret a sa question. Elle savait déjà la réponse et s’il en doutait encore, il n’y avait qu’à observer son air joueur pour le deviner aisément.

-Je doute que tu apprécies vivre à la caserne. Répondit-il alors. Et tu n’es pas la seule à qui nos nuits manquent. Ajoutât-il avec le même air taquin, en faisant référence à l’une des dernières phrases qu’elle lui avait dit la veille avant qu’elle ne lance sa nouvelle vie pour de bon.

Loin d’être une manière de rappeler la douleur de leur séparation forcée, il lui faisait plutôt remarquer que cette dernière ne serait pas éternelle et qu'il ne la ferait certainement pas durer une minute de plus que nécessaire. Il ne laissait aucun doute quand au fait qu'il choisirait de vivre avec elle sans hésiter. Ce qu’elle savait déjà. Par ailleurs, cela avait beau être une coutume vaanie, l’elfe lui faisait comprendre qu’il était aussi loin de vouloir renoncer au fait de partager leurs nuits aussi proche que les ennéades précédentes.

L’ambiance s’était d’un coup sensiblement apaisé et ce n’était pas le soldat qui allait s’en plaindre loin de là.

-Je ne saurais pas te décrire nos maisons. Continua-t-il. Si ce n’est que c’est sensiblement différent de l’Ithri Vaan. Plus simple peut être ? Mais confortable. Assez pour y être heureux en tout cas.

Parce que cela ne lui venait pas à l’esprit tant cela lui paraissait évident, il ne précisa pas que la quasi-totalité des portes des habitations ne comportaient pas de serrures, par manque d’utilité. Pas plus qu’il ne précisa que beaucoup de bâtiments étaient au moins en partie traversés par la végétation depuis le Voile.

-Tu pourra bientôt constater tout ça de tes propres yeux de toute façon.

Et il se pencha sur elle, venant dérober à ses lèvres un baiser fugace. Il était bon de la voir si sereine quand à leur avenir ensemble.

Le cœur de Sinieth se serra d'un bonheur indicible tandis qu'Aegden lui avouait que les nuits en sa compagnie lui manquait. Un sourire heureux et touché étira ses lèvres tandis qu'elle caressait la joue de son compagnon. Les elfes n'avaient pas pour habitude de partager la même chambre mais il semblait que cela puisse être différent avec lui. Peut-être n'était-ce que temporaire, elle en avait bien conscience, mais elle se satisferait de chaque soir où il viendrait se coucher à ses côtés aussi longtemps que cela lui conviendrait. Par la suite... Eh bien, ils n'y étaient pas encore.

Le commandant se pencha pour venir l'embrasser. Elle lui rendit son baiser pour l'observa un bref instant, d'un regard paisible... Un regard qu'elle n'avait plus eu depuis longtemps et qu'il n'avait pas encore pu retrouvé depuis qu'Asgëril l'avait conduit chez son père la première fois. Finalement, elle vint se blottir contre lui et profita de leur solitude quelques instants, la main sur sa joue venant se poser sur son torse. Elle respirait calmement entre ses bras lorsque le début de leur conversation lui revint en mémoire.

-Je serai disposée à écouter chacun de tes conseils pour me permettre de ne pas user toute mon énergie inutilement, tel que tu me l'as offert. Il n'est pas encore midi et j'ai l'impression d'avoir couru des kilomètres...

Sa voix était un plutôt lasse. Les yeux fermés et l'oreille sur le cœur au battement lent et régulier d'Aegden, tout était propice au sommeil. Tout du moins pour quelqu'un d'aussi fragile qu'elle l'était pour le moment. D'ailleurs, elle savait parfaitement reconnaître quand elle était en capacité de s'exercer de quand il était temps pour elle de se reposer.

-Mais, pour le moment, je crois que j'ai surtout besoin de dormir...