[Rutsi] Sensation étrange de se savoir à la maison (Louise)

S’il y a bien un moment dans la vie où on pense que tout va aller pour le mieux, c’est quand on pense que le pire est passé. Elle a traversé le mal de mer, les flots, d’autres choses peu agréables pour enfin poser le pied au sol. Et là…là…Evidemment…Le sol s’est dérobé sous ses pieds. Après autant de temps passé en mer, le contact avec la terre ferme est toujours une étape difficile. Il lui a fallu s’asseoir, quelques minutes, sous un large soleil qui frappe fort. Lasgalen, lui, ressent à peu près la même chose, tout autant que ses compagnons. Ils sont désorientés et ils ont chaud. Louise prend sur elle et approche son ami, passant une main amaigrie sur l’encolure du noble animal, silencieuse, les traits tirés, sans un regard pour personne, pas même pour cette ville dont elle a rêvé.

Pourtant l’odeur des épices, une odeur entêtante et délicieuse lui fait relever la tête. Les yeux caves, cerclés de cernes et les joues un peu creuses, elle avance, laissant Enguerrand payer le Capitaine, saluant d’une vague révérence quelque peu rigide. Et toujours elle ne dit rien. Elle se contente de regarder, d’un œil fatigué, tout ce qu’il montre sans retenir la moindre information. Louise est fatiguée, elle est sale, elle a envie de s’immerger dans un bain et de se changer, elle a envie de dormir pendant des heures et elle a envie de ne plus songer à rien.

Aussi se laisse-t-elle emmener, circulant dans les rues animées sans trop comprendre. C’est bruyant. Il fait chaud. C’est tout ce qu’elle voit là tout de suite. Elle se faisait une joie d’arpenter les rues, elle s’était imaginé une traversée facile, une arrivée triomphale, des gens partout. Et là, tout ce qu’elle veut, c’est oublier ce séjour en mer, dormir. Elle finira d’ailleurs par chevaucher Lasgalen au lieu de le mener avec ses rênes. Il faut absolument qu’elle reprenne des forces.

Lorsqu’ils arrivent devant le manoir, Louise lève la tête et observe l’endroit. Les paupières battent vite, elle penche la tête.

- C’est beau ici… !

Lorsqu’ils entrent, Louise se reprend, observant les choses avec la plus grande attention. Les plantes, la fontaine, les marbres, la lourde porte !

- Est-ce qu’on aura le temps de se changer avant de le rencontrer ?

Enguerrand, à cheval, opine en grattant sa gorge couverte d’une barbe de quelques jours. Guillaume est intrigué par les plantes tandis que Nicholas suit Dante comme son ombre, tout pétillant de gaieté et de fougue, malgré la traversée éprouvante.

- Mais c’est magnifique ici ! Y a des chevaux quelque part ?? y aura une écurie pour nos amis ?

Le marbre. Elle sait que cela coute très cher. Il n’y en a d’ailleurs que très peu en son propre château, tout entier constitué de lourdes pierres grises et de boiseries solides. Rustiques. La finesse du marbre est destinée aux pièces exceptionnelles, les tombeaux, par exemple. Le gisant de sa mère est d’ailleurs sculpté dans le marbre. Voir cette matière ici présentée en agrément pur et simple, comme élément fonctionnel de décoration l’intrigue beaucoup. Elle aime beaucoup passer ses doigts sur les courbes lisses du marbre, des courbes froides qui lui rappellent la neige…Et que ne donnerait-elle pas, en cet instant précis, pour une pelletée de neige lancée à sa face. Il fait abominablement chaud dans ce pays et elle transpire comme une grotte sous ses atours de cuir.

Tant pis pour la décence, elle se redresse et délace les premiers centimètres de sa chemise, révélant une peau blanche et moite aux regards de tous. Comme s’ils n’attendaient que ce signal, ses trois compagnons en font de même. Ce n’est évidemment pas suffisant mais c’est déjà mieux que rien du tout. En tout cas, la petite brise chaude sur sa peau moite lui fait du bien et calme un peu son exaspération d’être si mal en point à son arrivée à Thaar. A cela s’ajoute le petit bosquet de plantes qu’ils traversent tous, à l’ombre, pour rejoindre les écuries.

Louise observe avec un intérêt décuplé tout ce qui est sous ses yeux. Lasgalen va vivre ici et elle veut s’assurer que tout ira bien pour lui. Elle descend d’ailleurs de cheval, réfléchit un instant et saisit, en soupirant, une lanière de cuir, issue de son sac. Tranquillement, elle noue ses cheveux en une tresse informe, tout en regardant ce cheval à la robe étrange qui approche, une tresse terminée par ce même lien de cuir grossièrement noué. Dégager la nuque. Diminuer la sensation de couverture sur son dos trempé. D’un claquement de la langue, elle prend les rênes de son cheval et se dirige vers la dernière stalle, pour y mener son hongre. Le pauvre cheval est visiblement dans le même état que sa maîtresse, ainsi que tous les autres. Elle le fait entrer et, malgré son état de fatigue, de stress, de nervosité et d’accablement, elle se saisit d’une brosse pour apaiser son cheval qui hennit faiblement. Elle lui parle doucement en cette langue de Fernel que seuls les palefreniers connaissent :

- Tout ceci est nouveau pour toi, je le sais. Prends le temps de te reposer, prends des forces, reste à l’ombre et profite de cet endroit, mon ami. Toi aussi, tu as souffert et tu mérites de te détendre, et qu’on soit aux petits soins pour toi.

Elle continue de le brosser alors que Dante lui présente un palefrenier au teint bizarre, prénommé Fred. Elle suspend son geste un instant, regarde le jeune homme et lui fait un aimable signe de la tête avant de reprendre, à l’attention de Lasgalen :

- Voici Fred, il s’occupera de toi pendant que moi aussi je me remets de voyage et que je me repose un peu. Tes fers vont être changés. Tu seras tout beau !

Le cheval observe le palefrenier, les oreilles dressées, puis reporte son attention sur Louise.

- Sois gentil. Il ne te comprend pas. Il ne parle pas notre langue. On sera en communion mystique, toi et moi, vu que je ne comprends rien à ce qu’ils disent non plus.

Lasgalen renâcle, comme s’il était en train de rire, ce qui amène un sourire sur les lèvres de Louise et celles des hommes de Fernel qui ont tout entendu. Nicholas approche de Dante et de Fred, en sueur, les joues rouges comme des pommes mais prêt à rendre service.

- Je peux aider Fred, si vous voulez, seigneur Claude. Au moins il ne sera pas tout seul. Qu’en dites-vous ?

Louise a un regard pour Nicholas, ce jeune homme débrouillard qui a spectaculairement mûri au cours de ce voyage. C’est presque un homme désormais, grand, joli garçon aux grands yeux clairs et au sourire ravageur. La châtelaine donne silencieusement son accord avant de diriger Lasgalen vers un baquet d’eau disposé là. Le cheval y enfonce son museau avec bonheur.

- J’y consens. Mais je veux que tu prennes un peu de repos, Nicholas. Un bain. Des vêtements propres et un repas. C’est important, nous sommes tous fatigués par ce voyage. Les chevaux aussi.

Elle ferme la porte de la stalle, avant de revenir vers Dante. Il y a quelques cheveux collés sur son front. Elle meurt de chaud et donnerait cher pour un simple verre d’eau.

- Ils seront bien, ici. Merci pour eux.

Louise passe le revers de sa main sur son front, le visage en un instant redevenu lointain et blasé, peu sympathique.

- Je meurs de chaud. Existe-t-il en cette demeure un endroit frais ? Nous sommes tous accablés.

Ce n’est rien de le dire. Si les hommes de Louise ne se permettent pas le moindre commentaire, la châtelaine, elle, ne l’entend pas de cette oreille. Et c’est mettre ses nerfs à très rude épreuve que de lui faire éprouver tout cela. Elle est nerveuse, à cause de cette touffeur ambiante, elle ne se sent pas très bien et a beaucoup de mal à le dissimuler.

Nicholas manifeste une certaine déception mais se range aux sages avis de sa Dame et de Claude. Louise, elle, ne peut s’empêcher de sourciller à l’annonce de la présence d’une camériste. Cela fait des ennéades entières qu’elle se débrouille seule, sans le moindre problème. Et du peu de ce qu’elle a vu pendant le trajet depuis le port, il semble que la mode soit au minimalisme dans ce pays…Et si en plus elle ne parle pas sa langue, les choses risquent d’être un peu compliquées mais soit, elle ne dit rien, elle veut juste se placer au frais. Cependant…

- Des enfants ? Dans les caves ?? Et il y a quoi dans cette aile ouest ?

Elle a un regard pour Enguerrand, puis un autre pour Dante, découvrant tout en marchant toutes ces couleurs radieuses qui remplissent les lieux. Des couleurs qui piquent presque ses yeux peu habitués à de tels éclats de rouge, d’orange et de jaune. La sobriété est plutôt de mise à Fernel, et dans ses propres habits, de manière générale, donc toutes ces nuances la surprennent, et la ravissent aussi. C’est comme entrer dans un rêve.

- C’est très beau, ici…

Elle suit toujours Dante, essuyant son front d’un revers de sa main. Ses hommes entrent chacun dans leur chambres, curieux, déposant leurs effets personnels où ils le peuvent, tout à la découverte de leur lieu de repos. Louise, quant à elle, suit Dante et s’arrête devant la porte de ce qui semble être sa chambre à elle. Elle l’écoute. Et regarde ailleurs, un bref instant.

- Je n’ai pas fait tout ça pour que tu te sentes redevable, je l’ai fait parce que tu comptes pour moi. Mais soit, montre moi.

Elle entre, les bras croisés, découvrant l’endroit avec une certaine stupéfaction. Tout est beau et propre, il y a des voiles, des draps propres, des coussins, un lit immense. De grandes et larges fenêtres…Elle avance dans la pièce sans dire un mot, touchant du bout des doigts les meubles disposés ici et là, avant qu’un sourire, tout petit, se manifeste. Ce Rutsi a du goût. Elle se tourne vers Dante en disant :

- C’est une chambre de femme. Il y a une dame en ces lieux ?

Cette fébrilité, elle ne l’a pas particulièrement ressentie non. Il n’est pas facile à décrypter…et il ne se laisse pas facilement approcher, ce grand homme de feu. Lorsqu’il avance vers elle en prononçant ces paroles-là, elle ne pourra s’empêcher de regarder un peu sur la gauche. Qu’il dise clairement qu’il cherche à prendre soin d’elle est une nouveauté.

L’hospitalité est une valeur importante, aux yeux de Louise. Elle a toujours regretté cette attitude fermée de la part de sa mère et d’Eudes qui l’ont ainsi empêchée de découvrir d’autres choses, d’autres cultures. Bien recevoir Dante à Fernel était parfaitement logique, aux yeux de la châtelaine.

Les petits monstres aux doigts crochus, ceux qui ont planté leurs griffes dans les chairs de son cœur, ont un rire avant de serrer si fort leurs doigts, manifestant un avis différent. Louise pose une main sur son bras scarifié, sans y penser, et répond simplement, alors qu’il passe à côté :

- Merci…

Lorsqu’il ouvre la fenêtre et que l’air frais entre dans la pièce, le soulagement est immédiat pour Louise qui inspire profondément avant d’à nouveau essuyer son front humide. Elle sent ses habits coller de partout sur sa peau et c’est affreusement désagréable. Vivement ôter ces nippes pleines de sueur mal lavée et de sel marin.

- Un harem ? Qu’est-ce que c’est, un harem ?

Elle se tourne vers lui et hausse un sourcil. Puis l’autre. Et observe la pièce d’un autre œil à présent. Des concubines ? Toutes sous le même toit ? Ha bon ?

- Comment…Tu veux dire que cette chambre…c’était un lupanar gratuit rien que pour cet homme ?

Un homme qu’elle doit rencontrer tout à l’heure et qui lui permet de résider dans cette suite magnifique au passé sulfureux. Elle inspire profondément en posant une main sur ses lèvres. Ne pas juger les autres cultures. Ne pas être choquée outre mesure. Enfin, du moins, pas trop. Elle a un regard pour ce grand lit qui trône là bas au bout de la pièce et tousse, terriblement amusée par une idée qui lui a soudainement traversé l’esprit.

- Je ne sais pas si je vais raconter ça dans mon journal. Je pense que Père en ferait une attaque…

Ces choses de l’amour physique, elle ne les a expérimentés qu’une seule fois et plus jamais depuis cette nuit dans le refuge. Elle y pense souvent, évidemment, et la présence de Dante à ses côtés, constante depuis des ennéades à présent, n’aide pas à oublier mais non, il ne s’est rien passé du tout depuis lors, même si elle a vécu entourée d’hommes pendant des mois. C’était une parenthèse enchantée. Quelque chose d’unique et de merveilleux. A nouveau les petits monstres serrent les chairs avec force, l’obligeant à dissiper ces pensées d’un geste de la tête. Elle a un regard doux et tranquille pour lui alors qu’il revient d’une autre pièce, dissimulant ces pensées sous un sourire amusé à l’entendre rire. Elle approche, pour observer ce qu’il ramène, et soulève le bandeau, d’une main, les sourcils froncés avant de soulever le pagne de l’autre.

- Ce sont des vêtements, ça ?? Mais…Autant ne rien porter du tout, quoique attends…

Elle lui rend le pagne et garde le bandeau, se détournant un instant de lui, toute à sa réflexion. Elle étire le tissu entre ses mains, quelques secondes et murmure :

- Je pourrais lui trouver une utilité, à celui-ci. Surtout si je dois, sur le chemin du retour par exemple, lancer un galop. Bien serré…oui…ça pourrait carrément m’aider en fait…

Cela étant, elle lui rend le « vêtement » avant de se rendre dans la pièce attenante, en levant les yeux au ciel.

- Quant à ma pudeur hein…Dois-je te rappeler qu’en plus de m’avoir tenu les cheveux pour qu’ils ne flottent pas dans mes vomissures, tu as eu l’occasion de me voir entièrement dévêtue ? Donc pour la pudeur, on repassera, je crois.

Sans parler du fait qu’elle n’a plus enfilé la moindre robe depuis des jours. Elle est toujours habillée comme ses hommes, elle vit comme eux, elle mange comme eux et elle a fini par apprécier cette existence là, loin des laçages, des velours et des fards. Donc bon. Pourtant, lorsqu’elle entre dans cette pièce, elle ressent un léger malaise. Quelque chose d’un peu désagréable. Elle touche toutes les étoffes minimalistes, elle regarde, elle observe, et dit enfin, au bout de longues secondes d’observation :

- Tu as raison. Une grande chemise fera l’affaire. Je ne peux pas me balader de la sorte ici. J’aurais l’impression d’être une de ces femmes de…de harem…

Elle secoue la tête et sort de là, amusée.

- Pas besoin de vider cette pièce juste pour moi. Si un jour je suffoque, je sais où trouver des habits locaux qui me permettront de supporter la chaleur.

Louise a un rire à son tour avant de le regarder, totalement détendue, apaisée et calme.

- Les autres chambres n’étaient pas destinées à des dames, rassure moi ? Parce que si Enguerrand ou Guillaume tombent sur des choses semblables, ils sont bien capables de devenir tout rouge et de le rester jusqu’à ce qu’on reparte. Nicholas, lui…Je suis presque certaine que ça lui plairait beaucoup et qu’il ne voudrait plus jamais partir. Et je devrais gérer un Henri furieux…

Elle a un nouveau rire, dissimulé derrière sa main, comme elle le fait si souvent.

- Que faisons-nous maintenant ?