[MdO 2021] Maman

A Sol’Dorn elle était une reine des plaisirs charnels. Ses ruelles, son quartier, ses filles, ses garçons, ses esclaves. Fachtna ne regrettait rien et menait pleinement son existence, mère nourricière des désirs les plus ardents. Friands et friandes de culs, de tétons, de poils et de lèvres de toutes sortes se bousculaient à ses chevilles, elle pourvoyait à qui en voulait encore et encore et savait rire sans porter de jugement sur les souhaits les plus incongrus de sa clientèle. Tout allait bien et son premier fils n’était que le lointain souvenir d’une vie amère où la soumission et l’absence de perspectives étaient son quotidien.

Ainsi, lorsqu’elle franchit le seuil de la villa Vega en ce second mois de printemps de l’an 18, sa bouche se tord de douleur, une douleur provoquée par les gris souvenirs qui soufflent sur son âme.


Si elle est ici aujourd’hui, c’est qu’elle n’a plus rien à l’exception du mastodonte qui l’escorte, à qui elle doit sa survie. Sa ruine est totale depuis la reprise de sa cité par le Puy. On a égorgé les siens et on l’a poursuivi jusque dans les égouts. Ses ennemis sont nombreux au nord, fort nombreux, et ce n’est pas demain que Fachtna pourra remettre un pied en Sol’Dorn. Elle fait partie des nombreux doeben exilés qui ont trouvé refuge au sud, en Qiryah, grande ouverte à son peuple. Elle sait que son fils pèse pour beaucoup dans cette ouverture. Il est son dernier atout et elle osera tout. Elle s’érigera en matriarche héritière de feu Langundo Vega ou elle mourra, en première alliée de son prince de fils où elle périra. Hors de question de retomber dans la fosse dans laquelle elle surnageait il y a près de soixante ans maintenant.

Flanquée de Bromurh, son dévoué monstre du Bae'd, elle s’annonce à la réception des haras Vega.


Les deux hommes en arme qui encadrent le préposé ne mouftent pas, tous les trois saisis par une peur qui s’insinue jusqu’à leur trognon. L’un d’entre-eux est pourtant un ancien gladiateur mais dans le monde de l’arène, il n’a jamais croisé une telle montagne d’acier noir. Et ce heaume, ce terrible faciès ! La drow se penche comme un reptile sur le jeune page et fait entendre sa voix dotée d’une suave autorité. « Fachtna Valor’kriss. Je viens visiter mon fils Diolando, vous m’accompagnez à mes appartements ? » Son interlocuteur avale une gorgée de salive et les deux sabreurs échangent un regard interloqué. « Beuhboui, oui madame. Suivez-moi. » La doeben sourit de satisfaction et le préposé à son service est traversé par un éclair de sagacité malgré la fonte de consistance dont il est victime. Ce sourire, il est tout à fait celui du prince.

« Oui mon prince, vous m’avez bien entendu. Et elle refuse de voir entrer un autre que vous dans ses appartements. Celui qui l’accompagne est vissé devant sa porte et je crois qu’il n’y a que vous dans cet établissement qui oserait l’approcher. Un monstre mon prince, un monstre. »

Ses mains gantées aux hanches, les yeux ronds de Dio se font meurtrières et sa mâchoire se durcit. Et il s’élance, grimpant les escaliers quatre à quatre, ses semelles frappant le marbre avec une détermination enflammée. Il croise son neveu Borigor qui surgit et l’apostrophe. « C’est quoi cette histoire ?! » et Dio lui répond d’un geste léger qui lui somme de la fermer et de ne pas le suivre. Derrière lui pourtant, deux gardiens de la villa Vega sont dans ses pas, à distance respecteuse. Maintenant engagé dans le large corridor qui mène à cette femme, il avise le mastodonte en faction, là-bas, droit devant. Le pas du prince ralentit une seconde, son menton plonge et il accélère.  Dio s’arrête à deux bras du colosse et lève les yeux vers cette tête de fer. Son souffle se fait plus profond et son corps se mobilise. Le regard rivé à ce sinistre heaume noir, il renifle l’odeur du sable de Sol’Dorn et son cœur pompe une nouvelle quantité de sang. Le Prince des Arènes n’est pas impressionné mais l’espace dont il dispose pour trancher la gorge de celui-là est en sa défaveur. Son jeu de jambe ne pèsera pas lourd. Un couloir, aussi large soit-il, est toujours un avantage pour un combattant du gabarit de cette montagne d’acier. Mais la tension n’a pas le temps de s’affirmer. Le géant émet un grognement et libère le passage au prince. Une moue étrange sur les lèvres, Dio pousse la porte et entre.

« Te voilà enfin ! » La peau de cendre est au sortir du bain. Nue, elle s’éponge les cheveux avec une serviette, s’en débarrasse et approche Diolando avec un sourire confiant. « Dio, mon petit. » La tendre chaleur que diffuse le visage de cette femme à cet instant, l’énergie nourricière qui saillit de son corps. Le prince n’en doute pas une seconde, il est bel et bien face à sa génitrice. Il fait un pas en arrière et elle se fige. Derrière-lui, il perçoit la porte se refermer et le pas lourd de la montagne de fer. Il est dans la pièce, avec eux, mais Dio l’ignore complètement, subjugué par la figure maternelle qui l’observe avec excitation. Le colosse pourrait alors lui arracher la tête sans qu’il ne réagisse. « Viens à moi fils. » La voix de Fachtna résonne mélodieusement entre ses tempes. Dio relève le menton. Trouble ou dégoût se lisent dans ses traits, hésitation ou rancœur se puisent dans ses yeux. Ses doigts se sont fermés et ses ongles s’enfoncent dans ses paumes. La montagne d’acier avise ces poings fermés et fait un pas en avant. Mais Vega est déjà sur elle, vif comme un puma. Fachtna heurte durement le plancher et subit le poids de progéniture. Son œil luit intensément et elle arrête son monstrueux serviteur dans son élan. « Ne l’touche pas ! » Habité, haletant, Diolando surplombe sa mère avec des envies contraires. En lui se joue un de terribles frictions entre des émotions inverses. Il voudrait la tuer, l’embrasser, la secouer, la déchirer, la caresser. Ses bras le soutiennent en vibrant et ses lèvres sont tremblantes. Son regard est noir et fasciné.

Alors, Fachtna ose poser une main contre sa tempe et ses doigts s’emparent bientôt de son visage. Doucement, elle le contraint à clore les paupières, doucement, son autre main vient en renfort. Et fermement, elle attire la tête de son fils contre sa poitrine. Dio cède, s’effondre. « Maman. » Lâche-t-il enfin en sanglotant de la plus grotesque façon.

On frappe sèchement à la porte. « PRINCE VEGA ! TOUT VA BIEN ?! PRINCE ?! » Les deux gardes sont là et le géant leur ouvre gentiment. Leur incompréhension est totale en découvrant leur maître pleurant sur le corps de cette drow.