Les ennéades ont passé, chassant l’hiver et sa mélancolie pour faire place au printemps et à sa folle activité. Si dans le sud, la froide saison n’a pas une emprise aussi brutale que dans les contrées septentrionales, elle amenait tout de même une plus grande quantité de pluie qu’à l’ordinaire et des jours plus ternes. Heureusement, ils étaient bel et bien derrière. La nature s’était parée de teintes vives et les jardins débordaient de fleurs aux parfums délicats. Dans les champs, les paysans ensemençaient la terre tout en priant les Dieux pour une récolte abondante. Enfin, les marchands reprenaient la route maintenant que la température plus clémente rendait les déplacements moins risqués et laborieux. Naturellement, Tibéria était aussi sortie de sa tanière.
Passer l’hiver à Papincourt lui avait été plus que bénéfique. Le dernier à Diantra lui avait été presque mortel et elle avait la conviction qu’un autre l’aurait certainement achevée. Aujourd’hui, elle était plus en forme que jamais et plus heureuse aussi. Chaque jour était une bénédiction. Tibéria remerciait sans cesse les Dieux pour ce cadeau de la vie, démontrant une dévotion à faire pâlir d’envie les prêtres. La seule ombre au tableau, c’est qu’il n’y avait toujours pas d’enfant. Elle désirait ardemment tomber enceinte, mais jusqu’à présent, son ventre restait désespérément vide. Tibéria avait fait part de ses craintes à Lohie. Après la naissance difficile de Sofia, il était possible que quelque chose soit brisé en elle. Ce n’était pas impossible qu’elle soit à nouveau enceinte un jour, Guillaume en était la preuve, mais ça prendrait peut-être du temps. Malheureusement, la patience ne faisait pas partie de ses vertus et chaque fois que son cycle revenait, elle ne pouvait s’empêcher d’être déçue et de se sentir coupable comme si c’était de sa faute. Pourtant, ça ne faisait pas si longtemps qu’ils étaient mariés.
Lohie voulait l’intégrer à la gestion des terres, mais la jeune femme n’osait pas s’en mêler. Ce n’était pas par manque d’envie. Elle avait des tas d’idées, mais chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, les mots s’étranglaient dans sa bouche. Soudainement, les idées qu’elle croyait bonnes ne l’étaient plus. Elle avait peur qu’on les ridiculise ou qu’on lui mette sous le nez son incompétence. Il n’y avait pas que la naissance de Sofia qui avait peut-être brisé quelque chose en elle. À bien des égards, Tibéria était encore une femme meurtrie. Jusqu’à son mariage avec Lohie, elle n’avait pas eu à se frotter à d’autres nobles. Elle n’avait jamais réalisé à quel point le malaise était profondément enraciné. Du coup, à défaut de faire de la politique, elle s’occupait plutôt de sa famille. Elle avait dit à Lohie sur le ton de la blague qu’elle allait changer la décoration du château. Finalement, elle ne plaisantait pas tant que ça. Il ne fallut pas longtemps avant qu’elle ne commence à bouger les choses ici et là. Bientôt, pratiquement toute la demeure fut virée sens dessus dessous, sous prétexte qu’il manquait cruellement d’une touche féminine. Lohie affectionnait les peaux de bêtes, Tibéria un peu moins sauf peut-être dans un contexte bien précis. Les négociations furent âpres à certains moments, mais la jeune femme parvint à insuffler un nouveau souffle à Papincourt. Elle était une amoureuse des arts et chacun de ses choix le montrait. Elle employa des talents locaux afin de parer les murs de nouvelles tapisseries et de nouveaux tableaux. Dans les jardins, des sculptures vinrent égayer les massifs de fleurs. Tibéria dota la bibliothèque de nouveaux livres, jugeant qu’il était essentiel de s’exposer à de nouvelles idées et à toujours enrichir nos connaissances. Dans le même ordre d’idée, elle fit venir des poètes et des hommes de lettres afin d’agrémenter les conversations lors des soirées et trouva des précepteurs pour Sofia et Guillaume. Entre-temps, elle continuait toujours de s’entraîner à l’épée, trouvant dans l’exercice physique un moyen de combattre ses propres démons. Souvent, Lohie était son adversaire, mais elle ne refusait jamais de croiser le fer contre l’un des compagnons de son époux.
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Troisième ennéade de Bàrkios
L'an 18
« Guillaume, il est l’heure de dormir. »Le garçon à moitié nu se tortillait sur son lit, pris d’un fou rire et visiblement peu enclin à vouloir écouter sa mère.
« Et enfile ça. »Tibéria lui jeta une tunique.
« Non! »« Guillaume... »Le rire du garçon s’intensifia. Il ressemblait tant à Hernando lorsqu’il souriait. Tibéria n’était plus autant mélancolique lorsqu’elle pensait à lui, surtout quand elle voyait que Guillaume tenait autant de son père. Certes, sa mort était tragique, mais il avait laissé derrière un petit garçon adorable… surtout quand il acceptait d’écouter les adultes.
« Si tu es sage, je vais te chanter une chanson. Et n’oublie pas que demain nous allons faire un pique-nique et que le seul moyen pour que demain arrive plus vite, c’est de dormir. Redresse-toi et lève tes bras. »Normalement, une servante s’en occupait, mais Tibéria aimait passer du temps avec ses enfants même lorsqu’ils n’écoutaient pas.
« Non! »
Non, le nouveau mot à la mode selon Guillaume. Sofia aussi l’avait beaucoup aimé lorsqu’elle avait son âge. Apparemment, tous les enfants passaient par là.
« Très bien, alors pas de pique-nique pour toi! »« Non! »Cette fois, le garçon semblait avoir beaucoup moins envie de jouer.
« Tu sais quoi faire dans ce cas. »Tibéria reprit la tunique et l’agita.
« Lève les bras comme ceci. »Elle leva les bras au-dessus de sa tête et Guillaume fit de même. Elle s’empressa de lui passer le vêtement par-dessus la tête. Évidemment, il recommença à se tortiller comme une anguille.
« Comment est-ce possible que tu puisses avoir autant d’énergie après avoir couru tout l’après-midi? Je soupçonne les gâteaux au miel d’en être la cause... »Elle lui chatouilla le nombril.
« Fait-moi un peu de place, tu veux bien? »Tibéria s’installa sur le lit et le garçon vint se blottir contre elle. Elle déposa un baiser sur le sommet de son crâne.
« Alors, quelle chanson vais-je chanter... »« Le prince! Le prince! »Elle sourit tendrement.
« Tu sais, je chantais cette chanson à un autre petit garçon. C’était bien avant ta naissance, bien avant celle de Sofia aussi. Je ne sais pas s’il s’en souvient… Peut-être… En tout cas, je l’espère. »Elle inspira profondément et commença à chanter.
« Petit prince est au lit
Dans son nid l’oiseau s’est blotti
Et la rose et le souci
Là-bas vont dormir aussi
La lune qui brille aux cieux
Vois si tu fermes les yeux
La brise chante au-dehors
Dort mon petit prince dors
Oh dors, mon petit prince dors
Mon ange as-tu un désir
Toi qui n’as que joies et plaisir
De jouets tu peux changer
Tu as moutons et bergers
Tu as chevaux et soldats
Si tu dors et ne pleures pas
Tu auras d’autres trésors
Dors mon petit prince dors
Oh dors, mon petit prince dors
Petit prince au réveil
Verra les présents du soleil
Ce seront de beaux habits
Brodés d’or et de rubis
La lune d’un fil d’argent
Avec un reflet changeant
En aura cousu les bords
Dors mon petit prince dors
Oh dors, mon petit prince dors »Tibéria caressa doucement les cheveux de son garçon qui s’était finalement apaisé.
« Dors, mon doux petit prince. Fait de beaux rêves... »