Buvons un coup, buvons en deux [libre]

Quatrième ennéade de Bàrkios,
cinquième jour,
An 18 du 11ème cycle

Thaar était une ville amusante toutes les heures du jour et de la nuit, mais Zaahrian la préférait une fois le soleil couché. C’est là que la racaille quittait enfin sa cachette et prenait possession de ses rues et de ses tavernes. C’est aussi l’heure où se brassaient les affaires officieuses que le marchand devenait un contrebandier et le mercenaire un assassin. Il fallait faire preuve de prudence lorsqu’on osait mettre le nez dehors, car difficile de savoir ce qui se tenait dans l’ombre impénétrable des ruelles. Zaahrian adorait cette ambiance. Il prenait un malin plaisir à se faufiler dans les rues étroites, à grimper sur les toits et être ainsi témoin de ces échanges clandestins. C’était dangereux, mais il aimait l’excitation que cela lui procurait. Ça lui permettait aussi de savoir un peu ce qui se passait dans la ville. Il avait appris tout ce qui était arrivé durant son absence. Ça lui donnait l’impression que les gens attendaient qu’il ne soit pas là pour perdre la carte et faire quelque chose d’incroyablement stupide. Thaar tenait sur un équilibre fragile. Un rien pouvait la faire basculer et il n’y avait certainement pas de place aux grands actes irréfléchis. Enfin, il n’y pouvait rien maintenant et comme la ville n’avait pas totalement implosé, la catastrophe avait été évitée.

Il y avait une taverne que Zaahrian affectionnait tout particulièrement. Assez propre pour ne pas être qualifié de trou à rat, elle était juste assez décrépite pour garder les bonnes gens à distance. Elle était surtout fréquentée par des mercenaires et autres lames à vendre d’où sa réputation d’être plutôt agité. Ici, les batailles n’étaient pas rares, ainsi tous les meubles étaient dépareillés à force d’avoir été brisés et remplacés. La nourriture y était bonne et l’alcool encore plus. Officiellement, il n’y avait pas de prostituée, mais les serveuses ne refusaient jamais un petit extra si le client n’était pas trop sale. Zaahrian se demandait si c’était là qu’il avait croisé le chemin de la mère d’Aia. Malheureusement, ça pouvait être n’importe où. Il avait fait le calcul. Aia avait été conçu durant sa période la plus sombre, après qu’il ait perdu Guilin et son père. Pendant près de deux ans, il avait écumé toutes les tavernes de cette ville, buvant plus que de raison dans le but inavoué d’y laisser la peau. Il aurait suffi qu’il tombe sur la mauvaise personne pour qu’on le retrouve la gorge tranchée au fond d’une ruelle. Il avait dû être saoul au point que ça n’avait plus d’importance que ce soit une femme plutôt qu’un homme. Une honte…

Zaahrian passa la porte de l’entrée en se baissant au dernier moment pour ne pas s’ouvrir le front contre le cadre. Il avait perdu l’habitude de se baisser lorsqu’il était chez les elfes. Là-bas, tout était à sa taille et même plus haut. Plusieurs têtes se tournèrent vers lui. Certains le saluèrent, d’autres le regardèrent avec méfiance. Le tavernier leva en sa direction un pichet qu’il était en train de nettoyer.

« Le revoilà enfin! Tu en as mis du temps. Alors, la bière est bonne chez les mangeurs de salade? »

« Pas autant qu’ici! Je vais prendre la même chose que d’habitude. Il y a du pain frais? »

« Toujours! »

Zaahrian sourit et alla s’installer à une table le long du mur. Lorsqu’il s’installait en retrait, ça lançait comme message qu’il était ouvert aux propositions et qu’on pouvait venir lui parler affaires. S’il s’installait au milieu de la salle, il cherchait plutôt à se distraire en se mêlant aux conversations. Il avait proposé à Guilin de venir avec lui, mais il était occupé. Sans doute un contrat, mais Zaahrian n’avait pas posé de question. Il trouvait son frère distant, plus que d’habitude. Une bonne discussion s’imposait, mais il connaissait assez bien son frère pour savoir qu’il ne sera pas facile de le faire parler. Peut-être que s’il le saoulait…

« Voilà pour toi. »

Le tavernier déposa une généreuse assiette devant lui, accompagné d’un pain encore fumant et d’un pichet de bière brune.

« C’est aux frais de la maison. »

« Je vais payer. »

Il fouilla dans sa bourse et en sortie deux pièces qu’il déposa sur la table. Le tavernier hésita avant de les fourrer dans la poche de son tablier.

« Il y a des rumeurs qui circulent... »

« Quel genre de rumeur? »

« Je t’ai vu avec une petite fille l’autre jour au marché. »

« Ce n’est plus une rumeur si tu as vu de tes yeux. »

« Elle te ressemble beaucoup. Tu ne nous avais pas dit ça… Enfin, je pensais que le jeune Kaylan là-bas était plus ton genre. »

Du menton, il désigna un jeune homme au visage d’ange qui lançait des regards furtifs en direction de Zaahrian. Ils avaient déjà flirté ensemble sans que ça aille plus loin.

« Oh, sans aucun doute il l’est toujours, mais il arrive parfois que des choses arrivent. À vrai dire, je ne l’ai appris que tout récemment, genre à mon retour de l’Anaëh. Surprise! »

« Ça, c’est une grosse surprise, en effet. »

« Tu devrais retourner derrière ton comptoir. » Reprit rapidement Zaahrian qui n’avait pas envie de parler d’Aia au tavernier. C’était un homme bien, mais comme tous les taverniers, il parlait trop. « La soirée est encore jeune, mais l’alcool coule déjà à flots. Je prédis quelques tables brisées avant longtemps. »

« Si ça arrive, je peux compter sur toi? »

Un charmant sourire apparu sur le visage de Zaahrian.

« Naturellement! »

Le tavernier laissa Zaahrian à son repas. Tout en mangeant, il observait la foule en se demandant qui aura l’audace de venir s’asseoir à sa table pour un contrat ou si un visage ami venait lui tenir compagnie.