Là-haut brille la lune, ronde et malicieuse. Accompagnée de sa myriade d’étoiles, elle se hisse dans le bleu de la nuit, frôlant la voie lactée dans sa lente envolée. Depuis le firmament, sa pâle lueur se reflète dans les eaux de la Mer Olienne. Au fil du vent, les vagues molles avancent sans effrayer les marins jusqu’à atteindre les côtes d'Ithri'Vaan. Elles caressent les plages d’un ancien port de pêche devenu bourgade sans avoir le temps de s’y préparer. Des bâtiments poussent çà et là, aussi bien sur le sable que sur la terre, et les ruelles désorganisées forment un labyrinthe dont seuls les plus malins peuvent s’échapper. Effleurant le pavé de l’un de ces chemins, une silhouette encapuchonnée se découpe dans la lumière blafarde. Elle avance avec maladresse. Le long vêtement qui recouvre son corps maigre est brodé de fils d’or représentant des feuilles. L’étoffe est élimée et marron, mais on devine qu’à une autre époque, elle a été épaisse, soyeuse et étincelante d’un vert émeraude. Il s’agit sans conteste de l’un de ces vêtements qui, s’il a été confectionné pour une noble personne, a fini par être sali, délaissé, offert, troué, jeté, récupéré, raccommodé mille fois, et qui, après avoir appartenu à une multitude de propriétaires chacun moins fortunés que le précédent, a fini par tomber entre les mains de ce va nu-pied. Trop grand pour lui, seuls deux petits pieds dépassent de sous le manteau de lin, l’un est nu, sale et abimé, l’autre entouré d’une bande de tissus brune de sang séché. Au-dessus, la capuche élimée recouvre en partie un visage blanc dont on ne distingue que le bout d’un nez retroussé et des lèvres pâles. De longues mèches de cheveux jaune paille pendent sans grâce autour d’un menton fuyant.
La silhouette avance maladroitement à petits pas, évitant une déjection, contournant une bande d’orphelin endormis à même le sol, sursautant lorsqu’un gros chien aboie. Passant d’une ruelle à l’autre, le miroitement blanchâtre de la lune sur ses vêtements laisse progressivement place à un scintillement rougeoyant, le chant des oiseaux nocturnes se couvre de rires rauques et les parfums de la nuit se teintent d’effluves d’alcool. Tout à coup, le mystérieux va-nu-pieds s’arrête pour contempler un établissement dont les volets clos laissent filtrer une lumière vive et des chants paillards. Devant la porte de la bâtisse se tient un brun au corps massif posté sous une lanterne rouge. Son œil gauche est barré d’une longue cicatrice, l’une de ses oreilles est en partie arrachée et la naissance de son cou est tatouée d’un étrange signe. De son œil valide, il observe les allées et venues des hommes qui entrent ou sortent de la maison sur laquelle il veille. Sa veste est faite d’un cuir épais qui pourrait le protéger si une rixe devait avoir lieu et, s’il n’a aucune arme visible, un regard sur ses bras musculeux suffit à calmer les ardeurs des clients les plus fougueux. Il ne prête aucune attention au paria encapuchonné qui s’est posté non loin de lui. Des hommes vont et viennent, les minutes s’égrainent et le traîne-misère se contente de rester là, aussi immobile qu’une statue… jusqu’à ce qu’un garçon roux et efflanqué le bouscule. Trop faible, le miséreux mange la poussière, juste devant le gardien musculeux qui fronce les sourcils.
- Disparait d’ici, le gueux, tu gênes la clientèle.
Heureux de ne pas avoir attiré l’attention de la brute, le roux disparaît dans l’établissement sans demander son reste. Dans sa chute, la capuche du sans-le-sou a glissé, révélant le visage d’une adolescente au regard vide. Ses longs cheveux sont mêlés de pailles dont ils partagent l’odeur et la couleur. Comme elle ne semble pas réagir à ses propos, le gardien tatoué se penche vers elle pour la remettre sans ménagement sur pieds. Il n’aime pas se répéter, aussi se contente-t-il de la pousser un peu plus loin, mais d’une voix faible, la petiote interrompt son geste:
- Je… je veux travailler… ici, bafouille la jeune fille en pointant son doigt maigre vers l’enseigne où sont gravées les lettres capitales formant le mot
MaisonRouge.
Hésitant, l’homme observe longuement la miséreuse. Ses joues creuses sont sales, son pied droit est blessé et elle pue. Il pousse un long soupir puis lui fait signe d’entrer d’un mouvement d’épaule. Alors qu’elle tourne la tête vers l’entrée, la lanterne reflète sa lueur écarlate dans les yeux clairs de l’adolescente. De sa démarche traînante, elle avance vers la porte, la franchit et disparait, comme dévorée par la maison.
*
La maison est étonnement propre et son odeur de renfermée est moins incommodante que les effluves d’alcool ou les parfums capiteux des femmes qui vont et viennent dans la grande salle. De nombreuses portes sont ouvertes sur de petites pièces contenant une ou plusieurs couches recouvertes de tissus usés par le temps. D’autres sont fermées par de lourds rideaux aux couleurs criardes qui, même s’ils paraissent épais, ne suffisent pas à assourdir les halètements provenant de l’autre côté. La jeune fille aux cheveux paille pénètre prudemment les lieux, s’attirant quelques froncements de nez mécontents sur son passage. Un homme lui lance une insulte et rapidement, d’autres l’accompagnent, vociférant leur mécontentement. Alertée par les bruits, la tenancière, une petite femme trop maquillée, se précipite vers le consternant spectacle qu’offre la pauvresse. Avec des mimiques maniérées, la dame se pince le bout du nez en lâchant une plaisanterie sur l’odeur de la petite, ce qui ne manque pas de dérider les clients. Elle lui attrape l’épaule et la pousse sans ménagement jusqu’à une pièce éloignée, remuant le bas de son corps pour le plus grand plaisir des hommes qui la regardent passer en oubliant déjà leur contrariété.
Dans la pièce, la maquerelle fait glisser le rideau sur elles et, une fois dissimulées au regard des clients, cesse ses minauderies. Son sourire forcé se transforme en une moue interrogatrice. Sur son visage poudré de blanc, ses lèvres peintes de rouges ressortent telle une plaie à vif sur une peau trop pâle. Ses yeux fixent la petite avec un mélange de compassion et d’intelligence. Après avoir laissé planer un long silence, la tenancière finit par briser le malaise :
- J’imagine que Narcisse t’a laissé entrer parce que tu cherches du travail ?
La petiote baisse la tête pour confirmer.
- Où sont tes parents ?
La fille ne répond pas mais se mord violemment la lèvre inférieure. Ses yeux reflètent la lueur de la seule bougie allumée, posée dans une minuscule alcôve. La voyant sur le point de pleurer, la maquerelle pose une main maternelle sur l’épaule de l’adolescente.
Elle a l'habitude de ces jeunes femmes qui, blessées par la vie, viennent trouver refuge dans les endroits les plus sordides de Miradelphia.
- Toutes les filles qui vivent ici portent une lourde histoire sur leurs épaules. Je ne sais pas ce qu’il t’est arrivé, mais si tu veux m’en parler un jour, je serais là pour t’écouter. En attendant, mange un peu. Je vais te chercher l’Etincelle pour soigner ton pied.
- De l’étincelle ? interroge la petite sans comprendre.
Étant rare et difficile à trouver, l'enfant ignore tout de cette fleur dont la beauté et les vertus médicinales n’ont que peu de concurrence sur le continent.
- Hein ? Ah non ! Etincelle est une belle de nuit, s’exclame la grosse femme en riant.
Elle va chercher une écuelle remplie d’un mélange peu ragoûtant de pommes de terre trop cuites sur un immonde lit de sauce grasse qu’elle pose sur les genoux de la fille avant de la laisser seule. Sans perdre une seule seconde, cette dernière se précipite sur l’assiette et attrape les aliments à pleine main pour les enfourner dans sa bouche. Lorsque le plat est terminé, elle se met à lécher l’écuelle jusqu’à la faire briller. Une fois certaine qu’il ne reste plus rien à manger, la fille lève la tête et observe son environnement.
Elle se trouve dans une petite salle sombre. Au sol sont posés des tapis violets sur lesquels se trouvent trois coussins et deux chaises. Les murs sont couverts de tapisseries abîmées représentant des coupes de fruits mangées par des femmes nues couvrant le haut de leur visage d’un masque de théâtre. Dans une alcôve se trouve une coupe remplie d’alcool, ainsi qu’une bougie qui se reflète à l’infini dans la multitude de morceaux d’un miroir brisé. Par réflexe, la demoiselle se met à genou et murmure d’une voix cassée :
- Ô Grande Mère, Créatrice et Fondatrice, accorde-nous ta pitié et préserve-nous du…
- … ne sais-tu pas que c’est un blasphème de prier la Bienveillante dans un temple d’Arcam ?
La petite sursaute. Derrière elle se trouve une magnifique demoiselle aux yeux noirs de jais qui la dévisage en souriant. A peine sortie de l’adolescence, elle ne doit avoir qu’une ou deux années de plus que la première.
- Tu ne sais pas prier le Dieu Menteur, c’est ça ?
Et avant même de recevoir une réponse, elle continue sans reprendre son souffle :
- T’es nouvelle hein ? Tu tombes à pic, Lila et Violette sont mortes l’énnéade dernière et Madame va vouloir les remplacer.
- … m… mortes ?
- Oui, ça arrive souvent, entre les maladies et les clients violents… D’ailleurs, ne fait pas trop de bruit. C’est l’heure, chuchote-t-elle en posant son index sur ses lèvres pulpeuses.
- L’heure de quoi ?
- Le calimehtarus à cette heure-ci, c’est le moment que choisit Gérald le poissonnier pour venir s’amuser ici. Il paie aussi bien qu’il frappe.
Pour prouver ses dires, la splendide brune soulève ses jupes pour dévoiler des bleus jaunissant parsemant l’arrière de ses cuisses. Choquée, l’adolescente aux cheveux de paille cache ses yeux derrière ses mains, ce qui fait exploser de rire sa comparse.
- Quelle niaise tu fais ! Je m’appelle Bella, je suis la fille d’un grand marchand travaillant pour le Seigneur de la Lande, ment-elle. Et toi ?
- Mon père était tanneur.
Quel que soit l’endroit de Miradelphia où vivent les tanneurs et leurs familles, ces gens-là sont et resteront éternellement mal vus. Les propos de l’adolescente confirment ce que son apparence laissait à croire : elle était issue d’un milieu plus que défavorisé.
- Tanneur ! Ça explique ton odeur ! s’exclame Bella en riant sans méchanceté. Et pourquoi la fille d’un tanneur n’a-t-elle pas de chausses dignes de ce nom ?
- J’en avais. De belles chausses de cuir que papa m’avait fabriquées. Mais je les ai donnés en échange du voyage qui m’a emmenée ici. Ça… et tout le reste.
- Du coup t’as plus rien à toi ? Bha, tu sais de toute façon, quand on travaille ici, on n’a pas le droit d’avoir grand-chose, si ce n’est rien. D’ailleurs, si tu as encore des bijoux : cache-les, sinon Madame te les prendras. On n’a pas le droit d’en porter. Ni ça, ni rien qui puisse nous faire passer pour des femmes honnêtes. Même ton prénom, on te le prendra pour te donner le nom d’une fleur qui te ressemble. Et tu seras obligée de porter une grande ceinture dorée qui signifie que tu es une fille publique.
La jolie brune tourne sur elle-même pour faire virevolter son ceinturon jaune d’or. Elle rit de l'effet de ses mensonges sur son innocente interlocutrice.
- Mais moi, je ne la garderais pas longtemps, parce que j’ai un secret, murmure-t-elle mystérieusement.
- Qu’est-ce que c’est ? questionne avidement son interlocutrice.
- Tu promets de ne rien dire ? demande la beauté ténébreuse trop heureuse d’avoir un public aussi captivé par ses histoires.
- Oui !
- Je vais devenir la femme de Guillaume.
- … ?
- Guillaume, le fils du dirigeant ! s’agace la belle qui ne suscite visiblement pas l’admiration qu’elle attendait. Ah mais tu n’es pas d’ici, c’est pour ça que tu ne comprends pas. Guillaume est un riche marchand et il vient ici tous les arkuisas. A chaque fois, c’est moi qu’il demande parce qu’il est fou de moi. Il a promis de m’épouser bientôt. Alors je deviendrais une Grande et Riche Dame qui fera ses premiers pas dans la haute société !
Emportée par le plaisir d’être écoutée par un public attentif, la brune continue :
- Ne le dis à personne, mais nous avons un enfant. Une petite fille nommée Elisabeth. Comme je ne peux pas m’occuper d’elle, Madame l’a placée dans un hospice religieux en attendant que nous nous mariions et que je puisse enfin la récupérer.
- Tu as de la chance….
- N’est-ce pas ? Au fait, je m’appelle Bella, et toi ?
Mais avant que la blonde ne puisse lui répondre, une vieille dame ouvre le rideau en criant :
- Belladone ! C’est là que tu te cachais ?! Gérald te veut pour ce soir, va vite le rejoindre !
Les deux jeunettes se retournent d’un même mouvement vers la porte d’entrée où se tient la laideronne. Ses yeux bleus sont cernés par des poches bleues et de gros boutons poussent un peu partout sur son visage gras. Son crâne a du mal à retenir ses cheveux, tombés par endroit. La peau de ses bras maigres a connu des jours plus beaux et pend tel des lambeaux de chair morte. Chacun de ses pas claudiquant s’accompagne d’un souffle rauque ressemblant à un aboiement de chien malade. Bella lance un regard scandalisé à sa blonde compagne, puis baisse la tête en signe de soumission et s’en va dans la direction indiquée par son aînée.
- Excuse-là, murmure l’ancêtre, cette fille est une vraie pipelette. Alors dis-moi, que fais-tu là ma petite ?
- Je… j’attends une belle de nuit. Elle s’appelle… Etincelle, murmure la blonde d’une voix mièvre, un peu rêveuse.
La vieille femme s’immobilise en dévisageant l’adolescente. Elle part ensuite d’un rire qui se termine en une toux grasse.
- Une belle de nuit hein. Elle en porte un joli nom.
- Oui, un nom de princesse, surenchérit naïvement la fille.
La laideronne s’assoit sur une chaise qui grince sous son poids, à moins qu’il ne s’agisse de ses articulations noueuses. Elle dodeline de la tête en souriant tristement.
- Oui, c’est un beau nom de princesse. Et Etincelle… elle était aussi magnifique que son prénom. Mais tu sais, le temps fait son œuvre et un jour, même la plus splendide des fleurs finit par se faner. Sais-tu ce qu’est une belle de nuit, mon enfant ?
- Non, avoue la petite blonde.
- C’est une femme publique qui ne peut être « belle » que la nuit, lorsqu’aucune lumière ne permet de distinguer son corps. C’est ce que chaque mérétrice redoute de devenir un jour…
Prenant conscience des paroles de la vieille femme, la jeunette rougit violemment en posant une main sur sa bouche, gênée.
- Pardon… Vous êtes…
- Oui, je suis Etincelle.
Avec un sourire tendre, l’ancêtre pose une main sur les cheveux jaunes. Elle a assez vécu pour savoir qu’à MaisonRouge, les illusions des naïfs se heurtent aux volets clos pour se briser en mille morceaux, tels le miroir d’Arcam posé devant elles. Elle attrape délicatement la jambe de la jeune fille pour observer son pied à la lueur de la bougie. Elle tourne la cheville dans un sens, puis dans l’autre. A l’image de son nom, elle est douée pour soigner les corps et apaiser les cœurs. C’est d’ailleurs ce qui lui a permis de continuer à travailler ici : ses clients réguliers continuent de la visiter pour avoir un cœur ouvert sur lequel ils viennent s’épancher. Malgré les années, le pâle fantôme de son prénom luit toujours au fond de ses yeux. D’une voix égale, elle demande :
- D’où viens-tu mon enfant ?
- Du Nord.
- Et pourquoi es-tu venue jusqu’ici?
- Les gens de chez moi disent qu’Ithri'Vaan est un paradis pour les humains.
- Je vois….
Avec des mouvements doux, Etincelle panse la plaie, perdue dans ses pensées. Elle n’avait jamais imaginé que des gens voyaient sa Terre d’Enfer comme un paradis.
- Quel âge as-tu ?
- Bientôt 16 ans.
- Et tes parents ? Ils ne t’attendent pas chez toi ?
- Je n’ai plus de parents. Ni de chez-moi, répond la jeunette.
Le visage de l’adolescence se crispe et la vieille femme n’insiste pas.
- Voilà qui est mieux. Ne mouille pas ton pied et dans une énnéade, il devrait être comme neuf. Je te laisse aux mains de notre sous-maîtresse et à celle d’Arcam. Puisse-t-Il veiller sur toi.
*
Passées les démarches administratives, la petite blonde devient officiellement une travailleuse de l’établissement. Comme elle est blanche et innocente, on lui donne le nom de Fleur de Lys. La vieille Etincelle se charge de la laver et de l’habiller, puis la sous-maîtresse lui fait visiter l’établissement tout en lui explique les règles à suivre :
- Le matin, tu feras le ménage, ensuite tu accueilleras les clients 10h à 20h, interdit de travailler durant les heures d’offices ou de fêtes religieuses. Ton salaire servira à payer le gite et le couvert, alors travailles bien pour ne pas trop t’endetter. Interdiction de sortir, sauf autorisation spéciale de ma part et toujours en ma compagnie. Viens me voir si un client se montre violent : j’enverrais Narcisse se charger du malotru.
- Comme Gérald le poissonnier ?
- Hein ? Non, lui ce n’est rien. Je parle plutôt de mâchoire ou de côtes cassées. Ah ! Rose, ma chérie ! Viens par ici !
Une magnifique jeune fille à la chevelure rougeoyante apparaît. D’un pas nonchalant, elle rejoint la tenancière et sa petite protégée.
- Voici Rose, elle est gentille mais méfie-toi, elle sait quand sortir ses épines. Elle va t’apprendre tout ce que tu dois savoir.
La demoiselle acquiesce sans plaisir et emmène Fleur de Lys dans une salle où l’âcre odeur du vinaigre la prend au nez. Une multitude d’ustensiles sont éparpillés sur une table.
- Tiens, bois ça.
Entre les longs doigts blanc de la rousse se trouve une tisane encore chaude. Fleur de Lys commence à boire et manque de s’étrangler.
- Pouah ! Qu’est-ce que c’est ?!
- Une tisane qui t’évitera de devenir grosse. Enfin, ça ne marche pas à tous les coups… C’est pour ça qu’on est obligées d’utiliser… le reste.
D’un geste dédaigneux, elle désigne les étranges éponges, tubes et autres outils mystérieux.
- Au début de ton cycle, tu devras aussi mettre ça. Quand est-ce que tu as saigné pour la dernière fois ?
- Heu…
Fleur de Lys lève le nez vers le plafond bas et son regard se perd dans les souvenirs de son ancienne vie.
- … c’était… c’était à la dernière pleine lune.
Rose pose un index sur ses lèvres carmin et lève les yeux pour mieux compter. Ses sourcils se froncent.
- Par les cinq ! Voilà qui n’est pas bon….
- Qu’est-ce qui n’est pas bon ? s’exclame une voix guillerette. Oh ! Bonjour Lili !
Comme à son habitude, Belladone apparait sans que personne ne s’y attende. Elle sautille jusqu’à Fleur de Lys qu’elle enlace chaleureusement.
- C’est elle, répond Rose en désignant la blonde. Elle n’a pas saigné depuis 8 énnéades. On aurait dû l’appeler Avirine plutôt que Fleur de Lys.
L’Avirine est une fleur poussant dans les Falaises d'Arkan et qui est connue pour améliorer la fécondité.
- Oh… ma pauvre Lili…, murmure Belladone, tu vas devoir subir les aiguilles….
- De… de quoi parlez-vous ? demande l’innocente Fleur de Lys.
- Tu es grosse, lui assène Rose en guise d’explication.
Horreur ! Le visage de la petite blonde se décompose, et Bella a tout juste le temps de la rattraper au vol lorsque son amie s’évanouit sous le coup de l’émotion.
*
Comme l’ont prédit Rose et Belladone, la jeune Fleur de Lys est enceinte. Malheureusement, malgré les efforts d’une faiseuse d’ange, rien n’y fait, la DameDieu refuse de laisser mourir ce petit être qui s’accroche aux entrailles de sa mère. Par respect pour la Déesse Mère, la maquerelle lâche l’affaire et accepte l’inévitable.
Si la nouvelle recrue n’est pas particulièrement jolie, elle travaille bien. Elle écoute et fait tout ce qu’on lui demande sans jamais se plaindre, aussi la tenancière ne regrette pas de l’avoir accueillie malgré son ventre qui grossit à vue d’œil. Elle s’estime chanceuse : les affaires marchent bien et elle n’a aucun souci à payer les dividendes aux édiles locaux. Ses deux mascottes n’y sont pas pour rien : Rose la passionnée et Belladone la Belle-noire attirent tous les hommes de la bourgade. D’ailleurs, une complicité nait entre elles et la nouvelle. Toutes trois partagent le même lit et, la nuit, elles se racontent leurs histoires, les malheurs que certains clients leur font subir ou au contraire les drôleries de certains maladroits. Lorsque l’une d’entre elle est souffrante, les deux autres veillent sur elle, et dans leur malheur, l’amitié leur permet de garder espoir.
Elles aiment poser leurs mains sur le gros ventre de Lys en espérant sentir bouger le bébé.
- Oh ! Il a le hoquet, murmure Belladone.
- Si c’est un garçon, on lui donnera le nom du poète du Long Voile, souffle Rose.
- Adalric d’Emortem !
- Ce n’est pas Aldaric ?
- Non, c’est Adalric, affirme Bella pour qui prononcer un mensonge avec aplomb suffit à le rendre véridique.
- Va pour Adalric, pouffe Lys.
- On dit que si une femme mange des épineuses de rois, alors elle accouchera d’un garçon.
- Je ne mange jamais rien d’autre que des patates ou de l’avoine…, fait remarquer la future mère.
- Alors ce sera une fille et on l’appellera Geneviève, dit Rose.
- N’importe quel prénom me va tant que ce n’est pas un nom de fleur ! s’exclame Lys.
Elles pouffent.
Serrées dans leur couche, les filles de joie se raccrochent comme elles le peuvent à tout ce qui peut s’apparenter au bonheur. En cet instant, c’est dans la petite vie qui grandit en Lili qu’elles fondent tous leurs espoirs. Car dans leurs rêves, ce petit être au destin imprévisible les vengera en ayant une vie fantastique. Chacune d’entre elles lui invente un futur plus incroyable que la précédente et, sans qu’elles ne s’en rendent compte, elles s’attachent à lui bien plus qu’une femme honnête ne l’aurait fait pour son enfant. Car les femmes honnêtes ont une vie à elles et un avenir qui leur est propre alors que les filles publiques de MaisonRouge, elles, n’ont rien. Rien ne leur appartient, ni biens, ni avenir, ni même leur propre corps, rien… rien d’autre que ce bébé minuscule qui prend déjà bien trop de place dans leur existence.
Ainsi la vie suit son cours, les filles travaillent, les hommes s’amusent, la maquerelle compte les pièces et les élus s’enrichissent. Chaque jour ressemble au précédant et on n’attend pas mieux du suivant…
… jusqu’au deuxième Kÿrianos de Verimios.
Ce soir-là, un groupe de trois hommes avinés pénètrent la maison en demandant à voir Bella. Etincelante la jeune fille les accompagne tous trois dans une chambre. Trois quart d’heure plus tard, les garçons s’en vont en entonnant des chansons paillardes, mais malgré le temps qui passe, Belladone ne reparait pas. Vaguement inquiète, la tenancière entre dans la chambre pour trouver sa fille en larme sur le grand lit.
- Et bien ma chérie, que s’est-il passé ? Ils t’ont fait du mal ?
- Non…
- Alors pourquoi pleurer ?
- Ils revenaient d’un mariage.
Ne comprenant pas, la femme s’assoit sur le lit et caresse doucement le dos de la pleureuse en demandant :
- Tu aurais voulu que je te laisse aller à la fête pour travailler ?
Au grand désarroi de la sous-maîtresse, Belladone éclate en sanglots. Secouée de spasme, elle finit par lâcher :
- C’était le mariage de Guillaume. Il a épousé la fille d’un Vicomte.
- Guillaume… ? Oh !
La maquerelle comprend enfin. Elle se mord la lèvre inférieure en cherchant ses mots.
- Belladone, ma tendre petite Bella…. Tu y croyais vraiment ? Oh ma chérie ! Les hommes promettent souvent la Silène aux filles comme nous, mais quand vient le temps d’honorer leurs paroles, il ne reste que du vent. Combien sont-elles, tes sœurs, à avoir entendu un bel homme demander leur main avant de s’acoquiner d’une femme honnête ? Je ne crois pas qu’une seule d’entre elles n’ait jamais pleuré d’un chagrin similaire au tien.
- Les hommes mentent-ils toujours ?
- Oui. Ainsi va le monde. D’autres viendront qui, comme Guillaume, te promettront une vie meilleure. Souris leur et fait semblant de les croire, mais protège ton cœur, sinon il se brisera à nouveau.
- J’ai si mal !
La sous-maîtresse ne peut rien faire d’autre que serrer tendrement la malheureuse dans ses bras protecteurs.
- Pas un seul arkuisa il n’a manqué nos rendez-vous, sanglote Belladone. Chaque énnéade il venait me rejoindre. Penses-tu qu’il reviendra me voir ?
- Je ne pense pas. Il est marié maintenant.
Pour son plus grand malheur, la tenancière se trompe. En effet, quatre jours plus tard, Guillaume est au rendez-vous. Comme si de rien n’était, il demande Belladone qui, le cœur serré, le suit jusqu’à leur chambre habituelle. Pourtant, ce soir-là, ce ne sont pas les bruits de l’amour qui traversent les rideaux criards, mais ceux d’une querelle amoureuse. Les échanges deviennent de plus en plus virulents, si bien qu’on finit par entendre ce dont les jeunes gens s’accusent jusque dans la grande salle.
- Tu m’as déconfiée ! se récrie Belladone.
- Ce n’est pas ma faute. Je ne pouvais quand même pas décemment marier une dévergoigneuse.
- Mais… et notre enfant ?
- Pourquoi serait-elle de moi plus que de n’importe lequel de tous ces maroufles qui partagent ta couche ? Et existe-t-elle seulement, ou n’est-elle que lacrimables balivernes inventées pour m’ensorceler ?
- Mais… que racontes-tu ?
- Je me suis enquerré de ta fille à l’hospice où tu prétends l’avoir confiée. Et sache qu’ils n’ont jamais ouïe dire d’un marmot nommé Elisabeth ! Tudieu ! J’étais venu ici pour faire amende honorable et ripailler, pas pour que l’on m’escagace de la sorte ! Tu me vergognes, peste soi de toi !
Le jeune marié quitte la chambre en colère et, s’il y en avait eu une, il aurait claqué la porte. Affectée, la maquerelle entre à son tour dans la pièce pour sermonner discrètement son employée.
- Qu’il t’ait brisé le cœur ne change rien au fait que ce garçon est un client, et pas des moindre. Tu dois le traiter courtoisement, vas donc t’excuser.
- OÙ EST MA FILLE ?
Le maquillage de la matrone ne suffit pas à cacher sa gêne. Lorsqu’elle tente de changer de sujet, les cris stridents de Belladone la font rougir de honte.
- Vous disiez que tenir cet établissement vous permettait d’avoir de connaissances hautes placées ! Que les portes de leurs hospices vous étaient toutes ouvertes !
- Je… j’ai peut-être exagéré le trait…
- Vous n’avez jamais confié Elisabeth aux servantes de la DameDieu ! Où est ma fille ?
- Elle est morte.
- Morte ?! Mais… comment ?
- De faim. Je l’avais confiée à un orphelinat. Elle n’y a pas tenu six jours. Je suis désolée.
Belladone s’effondre sur le lit.
Et bientôt son désespoir sera la graine de la révolte de la maison close. Emportées par sa fièvre, la ténébreuse beauté ordonne que l’enfant à naître de Fleur de Lys reste avec elles. Rose s’en mêle à son tour et affirme qu’elle cessera de travailler si la matrone refuse. Etincelle saute également sur l’occasion : la belle de nuit craint depuis longtemps d’être jetée hors de la maison close et de finir par mourir de faim ou de froid dans la rue, aussi ce nourrisson représente à ses yeux le seul moyen de vaincre toutes ses peurs.
- Je m’occuperais des petits à naître de toutes celles qui le souhaitent. En échange, les mères m’aideront à payer mon lit et mes repas.
- Mais elles sont déjà tellement endettées, rétorque la sous-maîtresse, elles ne pourront jamais subvenir à tes besoins et à ceux d’un enfant en plus des leurs.
- C’est d’accord, la coupe Belladone. Quant à vous, vous devriez avoir honte d’avoir envoyé tant de petits à la mort. La DameDieu ne vous le pardonnera jamais.
La matrone se décompose. Les filles de mauvaise vie ont beau prier Arcam, comme pour toutes les femmes, la Bienveillante garde secrètement la place la plus importante au fond de leur cœur. Aussi une panique superstitieuse prend la sous-maîtresse à la gorge.
- Jurez devant la Déesse Mère qu’aucun mal ne sera fait à son enfant, ni à aucun de ceux qui viendront à naître ici, ordonne Belladone enfiévrée.
Dans son désarroi, la maquerelle promet.
Et les mots donnés à un Dieu ne peuvent être repris.
*
Deux énnéades plus tard, Lys met bas. Le soleil se lève à peine qu’il est déjà accueilli par les hurlements de la petite et les encouragements de ses amies. Deux heures et demie plus tard, la sous-maîtresse se précipite dans l’hôtel d’Arcam tel un bélier du Zagazorn. Son mascara n’a pas supporté le passage de ses grosses larmes et laisse de longues traînées sombres sur ses joues poudrées. Le miroir brisé posé dans l’alcôve reflète mille fois son visage épouvanté. Elle s’agenouille face au masque et ses sanglots ne sont interrompus que par le bruit de déglutition de Narcisse, l’ancien militaire taciturne, qui mange un ragoût froid dans le coin de la pièce. Prenant conscience de la présence de son acolyte, la petite femme se met à geindre :
- Narcisse, que dois-je faire ?!
Le Naélien mâche un morceau de pomme de terre.
- Par les cinq ! se lamente la maquerelle. Si j’avais su que cette petite dévergogneuse était grosse d’une telle abomination, je ne l’aurais jamais accueillie ici. Les Dieux ne cesseront ils donc jamais de me tourmenter ?
L’homme termine son écuelle et lèche la sauce restée au fond.
- Lorsque le monstre est sorti de ses entrailles, il était bleu, aussi ai-je pensé que Tyra avait résolu tous nos problèmes en faisant naître un marmot mort-né. Mais non, il n’avait pas la couleur de la mort mais celle du Mal !
Le borgne se lèche les doigts, l’un après l’autre.
- Et des trois comparses, seule Rose a eu la décence d’être scandalisée ! Cette fleur empoisonnée de Belladone m’a foudroyée du regard en me rappelant ma promesse. Quant à sa démoniaque mère, elle a porté l’horrible créature à son sein sans se rendre compte du pêché qu’elle commettait.
L’ancien militaire pose son écuelle sale sur l’alcôve dédiée à Arcam puis se lève en étirant ses bras musculeux.
- Les oreilles de ce démon sont aussi longues que celles d’un lepiscornin et ses yeux rougeoient d’un feu malfaisant ! continue la marâtre sans lui prêter attention. La Bienveillante a été offensée : je n’aurais jamais dû jeter les petiots de ces filles à la rue. Désormais, je vais devoir racheter mes crimes en laissant vivre le symbole de mon outrage sous mon propre toit !
- Hum… alors quand elle disait que son village avait été détruit, elle parlait d’un raid Drow. Ça explique tout, marmonne Narcisse, bien plus terre à terre que la sous-maîtresse. Et dans un murmure à peine audible, il ajoute : je me demande comment elle a survécu. Après s’être amusés de leurs victimes, les elfes noirs ne laissent habituellement aucun survivant.
Il ouvre le rideau et juste avant de partir il lâche à l’attention de la femme en larme :
- Ne t’inquiète pas du jugement des Dieux : ils ne s’intéressent pas à toi. Ce petit n’est qu’un hybride. De là d’où je viens, ils se répandaient comme de la vermine.
*
Malgré les dires de son partenaire, la sous-maîtresse n’ose aller à l’encontre des décisions de ses filles. C’est ainsi que Lys est autorisée à s’occuper de son enfant et à le confier à Etincelle durant ses heures de travail.
La belle de nuit se montre d’abord effrayée par l’étrange rejeton. Mais ce petit est sa seule chance de salut, aussi masque-t-elle son dégoût et s’occupe-t-elle de lui du mieux qu’elle peut. Avec le temps, elle découvrira qu’il a tout d’un bébé ordinaire, ce qui la rassurera. Elle finira même par s’attacher à lui.
Belladone, quant à elle, l’a aimé avant même sa naissance et, lorsqu’il vient au monde avec ce corps inhumain, elle continue de lui vouer la même passion inappropriée. La ténébreuse beauté projette en lui ses rêves les plus fous et transforme le désespoir d’avoir perdu sa fille en un engouement enfiévré pour ce petit être plein de vie.
De son côté, Rose se met à éviter ses amies. La vue de la créature la dégoûte et elle demande à changer de chambre. Cependant, elle ne manifeste pas le moindre mécontentement quant à sa présence dans la maison close. On comprendra pourquoi lorsque, deux mois plus tard, elle accouchera à son tour d’un petit garçon qu’elle prénommera Sven et demandera à ce que lui aussi ait sa place au sein de l’établissement. Ravie, Etincelle aura désormais deux petits à garder, ce qui doublera ses chances de s’en sortir.
Les autres filles ne voient pas la présence de l’hybride d’un aussi bon œil. Il les accable d’une crainte superstitieuse. Mais lorsqu’il grandira, elles comprendront vite qu’il est aussi fragile et dépendant que n’importe quel enfant, aussi certaines se mettront-elles à l’apprécier tandis que d’autres se contenteront de l’ignorer. Cependant, quelques-autres choisiront de se moquer de lui et de le persécuter.