Les devoirs d'autrui | Marc-Aurèle & Alicia

Soirée du cinquième jour de la première ennéade
Été, Verimios 18:XI

Quelques coups sont frappés à la porte de ma chambre mais ce n'est pas moi qui ouvre. Cela n'a rien de surprenant à vrai dire. Je suis rarement seule et, le temps que je me lève, que je rejoigne l'entrée de mes appartements et que je me libère de l'une de mes béquilles pour ouvrir, ma visite serait déjà partie. Magdeleine ouvre sur la haute silhouette de mon fiancé. Elle est un tantinet surprise et pense aussitôt que, peut-être, je me suis trompée en prenant la décision de rester hors de sa vue pour le moment. Elle se reprend bien vite et réalise une révérence respectueuse, le saluant par son titre. Elle sait -ou tout du moins se doute- qu'il est là pour me voir et elle n'attend pas qu'il me réclame, anticipant son besoin comme elle sait si bien le faire.

-Je suis désolée. Mademoiselle Alicia n'est pas dans sa chambre en ce moment.

En effet, elle est seule ici. Elle attend sagement mon retour car j'aurais besoin d'elle pour me défaire de ma robe et me mettre au lit. Je me suis isolée, comme cela m'arrive parfois. Je n'avais pas envie de répondre aux questions sur les raisons qui m'ont poussée à ne pas descendre dans la cour à son retour. Une décision qui n'a pas été facile à prendre et pour laquelle je ne veux pas m'exposer devant tous. Magdeleine la connaît et c'est largement suffisant.

-Mais je sais où vous pouvez la trouver si vous tenez à la voir.

Devant la réponse du Seigneur de Terrefière, la jeune servante aux cheveux roux étire un sourire qui m'est destiné plus qu'à lui. Alors elle sort de ma chambre, refermant la porte derrière elle, et elle s'avance dans le couloir, invitant mon fiancé à la suivre s'il n'est pas déjà en train de le faire. Elle se dirige vers l'escalier mais, au lieu de descendre au rez-de-chaussée, elle monte vers l'étage des invités, celui-là même où loge probablement Marc-Aurèle et la Dame qu'il a accompagnée jusqu'ici. Arrivée sur le pallier, elle monte encore... vers une partie laissée de côté de la citadelle. A cet étage, il n'y a qu'un grand couloir vide parsemé de multiples portes. Certaines sont fermées, d'autres entrouvertes, d'autres plus largement. Cet étage est presque abandonné, hormis des visites occasionnelles de contrôle de l'état des lieux. Pourtant, il est loin d'être glacial ou morbide. C'est assez lumineux et très paisible.
Magdeleine se poste devant l'escalier, les mains jointes devant elle. Elle regarde paisiblement le noble achever de la rejoindre. Et une fois qu'il est arrivé à sa hauteur, elle lui explique ce qu'ils font là.

-Lorsqu'elle aimerait pouvoir sortir et s'échapper, c'est ici qu'elle vient.

Dans les pièces, des meubles sont encore là, bien que certains aient manifestement été retirés. Cela donne une impression d'inachevé plus que d'abandon. Je me trouve dans une chambre qui n'a plus de lit. Il ne reste qu'une armoire et deux fauteuils qui se trouvaient initialement devant l'âtre, recouverts de draps pour les protéger de la poussière. A grand peine, j'ai tiré l'un de fauteuils devant l'une des ouvertures de la pièce, il y a déjà plusieurs mois de cela. La fenêtre est grande ouverte, laissant entrer l'air chaud et parfumé de l'été nordien, le champ des oiseaux, les bruits de la citadelle qui remontent jusqu'à moi... Dans une main, je tiens une aiguille et, dans l'autre, mon ouvrage. Je brode, à défaut d'avoir pu trouver une autre activité que je pouvais amener jusqu'ici. Cependant, je n'ai pas vraiment l'inspiration pour un travail recherché pour le moment alors je me contente de broder des initiales dans le coin en bas à droite d'un mouchoir. En même temps, j'essaie de visualiser un motif à faire tout autour mais rien ne me vient pour le moment... Mon propre ouvrage m'ennuie et je soupire bruyamment, me croyant seule.

Il était temps. Marc-Aurèle le redoutait, mais il était temps. Alicia ne s’était point montrée de la journée, et elle n’était point non plus présente lors de l’arrivée du seigneur de Terrefière. Magnus était seul à ce moment-là, avec des servants et des domestiques, des gardes et des soldats, pour accueillir le vassal et la Dame de Fernel. Le restant de la journée fut des plus chargées également, d’autant plus pour quelqu’un venant de passer plusieurs jours à dos de cheval pour rallier Fernel à Arétria.

Mais la journée chargée n’avait point aidé Marc-Aurèle à ne plus penser, ni même à savoir quoi dire, quoi penser, quoi préparer… Comment être. La préparation de sa chambrée, son bain chaud, garni de fragrances agréables et d’huiles de savons des plus utiles en cet instant de plénitude, ne furent d’aucune aide. Marc-Aurèle était au bord de la panique.

Lavé, peigné, brossé, presque poli – en comparaison de son aspect terreux et poussiéreux de tout à l’heure – le seigneur de Terrefière avait fière allure dans sa tunique de velours et de lin, réhaussée de pièces de cuir alliant l’utile à l’agréable. Ainsi habillé, il n’avait ni trop chaud ni trop froid, et surtout, il avait une allure digne de son petit rang. D’une couleur générale d’un bleu marin, le brun du cuir se mariait parfaitement aux cheveux tout aussi bruns du petit seigneur. Il aurait toutefois ardemment souhaité avoir cette même classe, cette même allure en cœur de son esprit… Cela l’aurait aidé à tout affronter en cette soirée qui se voulait importante.

La domestique d’Alicia fut d’une grande aide. S’attendant à ce que ce soit elle qui ouvre, en lieu et place d’Alicia, Marc-Aurèle était prêt à abandonner l’idée de faire face à sa promise ce soir, lorsqu’il apprit qu’elle n’était point-là. La clairvoyance de la domestique lui permit ensuite d’entrevoir la possibilité de rencontrer sa promise, finalement. Et s’il acquiesça, son cœur manqua un battement, lorsque la domestique se donna la mission d’accompagner Marc-Aurèle.

Les pas l’amenèrent au fond du couloir, puis dans les escaliers, puis à un étage que d’aucun penserait abandonner. D’ailleurs, abandonné, il l’était, lorsque la domestique indiqua que cet endroit servait de forteresse de solitude à la sœur Terresang. Il devait faire face, seul, dorénavant.

S’avançant prudemment, à pas de loup pour être sûr de ne point être repéré ni entendu, le seigneur de Terrefière su qu’il touchait au but lorsqu’il entendit le soupir profond d’une Alicia solitaire. Lui, il resta là, appuyé contre le mur, écoutant le bruit du crochet et celui du fauteuil grinçant. La respiration d’Alicia transpirait la déception et la tristesse. Et Marc-Aurèle en ressentit une pression supplémentaire sur ses épaules déjà bien alourdies. Son coeur était comme tiraillé, écartelé par quatre des plus puissants chevaux de ce monde. Son honneur, et son sens des responsabilités, lui commandaient d’entrer dans cette chambre, et de se faire connaître auprès de sa promise. Mais son esprit épris de liberté, et ses entrailles, lui sommaient de fuir pour ne plus jamais revenir. Se lier à quelqu’un était définitivement la dernière chose qu’il aurait pu imaginer au cours de sa vie.

Il retint un soupir, sans trop savoir comment il avait réussi à le faire. Son index droit tapota frénétiquement sa jambe, comme pour se réveiller lui-même. Pauvre, pauvre jeune femme déçue, désillusionnée, elle qui rêvait d’un grand et beau mariage et qui se retrouve promise à un homme qui, jamais, ne sera à la hauteur… Ou du moins, pas autant qu’elle l’espérerait.

Il se déporta alors, et fit deux pas vers l’intérieur de la chambrée, se retrouvant dans le dos d’Alicia. Durant une petite minute, il resta à nouveau là, silencieux, sans se montrer ni sans indiquer sa présence. Il croisa finalement ses bras derrière son dos, afin qu’il puisse tapoter ses doigts à son aise, histoire de combattre son évidente anxiété.

« Je m’attendais à vous voir dans la cour de la cité, Alicia. J’espère ne point vous troubler en cette soirée. Je suis revenu. »

Une bien pauvre entrée en matière, mais que voulez-vous.

Je me retourne en sursaut et découvre le visage du Seigneur de Terrefière juste derrière moi. Depuis combien de temps est-il là ? Et comment ma-t-il trouvée d'ailleurs ? Abandonnant mon ouvrage, je prends appui sur les accoudoirs pour me mettre debout. Si la tâche est toujours ardue, elle ne me fait plus souffrir et cela se lit sur mes traits. Il s'approche, m'évitant par la même occasion d'avoir à exécuter la difficile entreprise de me retourner avec pour seul soutien le fauteuil dans lequel j'étais installée. Cela n'aurait pas été un geste des plus élégant...
Ma tenue n'est pas non plus la plus belle que j'aurais pu offrir à sa vue mais elle ne manque pas de couleur au moins. Si les manches sont beiges, le corps est d'un orange rappelant le coucher de soleil. Quant à ma coiffure, mes cheveux sont lâchés sur la partie basse et tressés en couronne sur la partie haute. Un bijou composé de deux arcs de métal doré décore l'arrière de ma tête. J'aurai pu me faire plus jolie si j'avais su que j'allais le voir aujourd'hui finalement...

Dans l'encadrement de la porte, j'aperçois Magdeleine qui m'adresse un sourire. C'est donc elle qui l'a mené jusqu'à moi... Je ne lui en veux pas mais je me demande s'il me cherchait ou si elle lui a parlé. Mais je ne lui poserai pas la question, il faut que je réponde à d'autres interrogations. Celles de l'homme qui achève de me rejoindre. Quant à ma servante, elle sort déjà de notre champ de vision afin de se faire oublier. Elle ne peut pas nous laisser totalement seuls, surtout dans un endroit aussi isolé, mais elle sait comment nous donner suffisamment d'intimité pour que nous ne pensions plus à elle. Marc-Aurèle n'a pas pu la voir avant qu'elle ne disparaisse et ne sait sans doute pas qu'elle est tout à côté.

-Je sais... Avoue-je ma faute une fois que nous nous faisons face, me forçant à lever légèrement le menton pour trouver ses yeux. On m'a annoncée votre arrivée et j'avais entrepris de vous rejoindre avant de me raviser... La tradition exige qu'une jeune femme soit présente au retour de son futur époux afin de lui témoigner son enthousiasme quant à l'union à venir. Mais cela... m'a soudain paru inopportun dans notre cas. Vous connaissez déjà mon sentiment quant à notre mariage et... je connais le vôtre.

Je sais qu'il n'imaginait pas se marier, je sais qu'il a été contraint, je sais qu'il ne le vit pas très bien et je sais comment il me perçoit. Même s'il m'a de nouveau appelée par mon prénom il y a un instant à peine, à l'origine, il ne pensait pas parvenir à me voir comme sa future épouse avant notre mariage. Cela m'a blessée mais je ne peux pas lui en vouloir. Et, malgré les paroles merveilleuses qu'il a prononcé à son départ déjà si lointain, je me retrouve soudainement embarrassée et ne sait plus vraiment comment me comporter face à lui à présent... Je ne veux pas l'effrayer mais nous sommes pourtant bien obligé de nous fréquenter un tant soit peu en vue de nos noces puis de notre vie commune. Mais je me retrouve à avoir peur de ce qu'il ressent et que cela n'alterne la relation que nous sommes censés construire ensemble...

-Vous étiez sans doute heureux de rentrer, je n'ai pas voulu m'imposer à vous trop vite, de peur de raviver vos craintes. J'ai choisi d'attendre que vous vous sentiez prêt à reprendre là où nous nous sommes arrêtés. Et j'avoue... Que je ne pensais pas vous voir si vite. Si vous pensez que j'ai eu tort de ne pas descendre tout à l'heure, je m'en excuse. Je voulais simplement rendre la situation aussi confortable que possible pour vous.

Malgré tout ce que je ressens en cet instant, je ne baisse pas les yeux et reste sagement debout face à lui, les mains jointes devant moi. Je me tiens droite, le menton relevée non pas comme une personne hautaine mais comme quelqu'un qui tâche de rester digne en toute circonstance. C'est une tâche difficile alors qu'il vient de me voir me lever sans trop de grâce...

Tenue:

Coiffure:

« Je vous remercie de votre sollicitude, très chère. »

Effectivement, l’attention était louable, et Marc-Aurèle était reconnaissant à la jeune femme qu’elle ait pensé à le protéger. Certes, cela possède un goût peu agréable, car Marc-Aurèle n’est toujours pas à la hauteur de son engagement à venir… Mais Alicia venait habilement de combler ce déficit en s’adaptant, et ainsi, de permettre à Marc-Aurèle d’obtenir un retour plus serein, et un poids en moins sur les épaules. D’une certaine manière en tout cas.

Mais cette adaptation, ce sens des responsabilités, cette façon qu’elle a eu de réfléchir et de se positionner pour que son futur époux, Marc-Aurèle, puisse faire face sans ressentir un fardeau trop grand, témoigne de sa grande habileté d’esprit, et de sa force profonde. Alicia semble revêtir les tours et les atours d’une Dame plus rapidement que Marc-Aurèle ne revête les siens.

Faisant le tour, s’installant face à elle, il indiqua, d’un léger geste, le fauteuil à sa promise. Elle n’avait pas besoin de rester debout, pas pour lui. Lui prit place sur le second fauteuil. S’asseyant, il passa ses mains sur les plis de sa tunique, avant de passer sa main droite dans sa barbe. Une attitude qui traduisait une nervosité, mais aussi, un certain degré de réflexion.

« Non, vous avez bien agi. Je n’aurais pas pu vous demander mieux que cette attention. Vous avez pallié à mon manquement, pour la première fois depuis l’annonce de notre union. Je vous en suis reconnaissant. » Dit-il, d’un ton léger mais de sa voix grave et profonde amplifiée par ce lieu. Il laisse un silence plus long que ce qu’il aurait réellement souhaité. Puis, finalement, il reprit. « Heum… Comment allez-vous ? »

Je suis en partie soulagée d'apprendre que j'ai pris la bonne décision mais cela ne me met pas en joie pour autant, loin de là. J'ai eu raison, cela signifie donc qu'il n'est toujours pas prêt et que ces trois ennéades d'absence ne lui ont pas permis de se faire à l'idée de notre mariage. Combien de temps lui faudra-t-il ? Sera-t-il seulement prêt au moment où je le rejoindrai devant l'autel ? Je commence à craindre que cela n'arrive jamais... Et j'essaie de m'en cacher. Si bien que je n'ai pas le réflexe de m'asseoir moi-même en le voyant prendre place.

Prenant de nouveau appui sur les accoudoirs, je fléchis les genoux et m'assoies avec nettement moins de difficultés que pour me lever. Je parviens à m'installer avec une certaine dignité, faisant presque oublier mon infirmité. Presque... Je l'écoute m'expliquer à quel point il apprécie mon geste et je ne dis rien alors qu'il remue le couteau dans la plaie sans le savoir. S'en suit un blanc dans notre conversation. Je ne sais plus vraiment quoi lui dire. Comment suis-je censé lui parler pour ne pas commettre d'impair ? Quel sujet aborder pour ne pas l'effrayer ? Maintenant qu'il est de retour, nous devrions entamer l'organisation de notre mariage mais je dois fuir ce sujet... Au moins pour aujourd'hui. Lui parler de ce que j'ai fait en son absence ? Le parallèle avec notre union est flagrant aussi... Mais j'y ai consacré toute mon énergie donc je n'ai pas grand chose d'autre à lui dire...

Tandis que je réfléchis aussi vite que cela m'est possible, le silence devient presque pesant et Marc-Aurèle décide de le rompre par une question toute simple. Mon esprit ralentit alors brutalement et s'arrête sur l'instant présent. Je lui souris malgré la crainte qui raidit mes épaules à la pensée de faire un faux-pas.

-Je vais bien. Soudain, un fait intéressant me vient à l'esprit. Il ne m'a sans doute pas assez côtoyée pour se rendre compte de ce léger changement qui s'est opéré en son absence mais qui change totalement la vie. J'ai rencontré une prêtresse venue du Sud pour superviser la réhabilitation du Temple de Lün. En me voyant, elle m'a proposée de m'examiner en tant que soigneuse et j'ai fini par accepter. Je ne saurais pas vous réexpliquer ce qu'elle a fait mais elle est parvenue à me soulager. Je ne souffre plus à chaque fois que je dois changer de position. Mon quotidien est bien plus confortable.

J'espère qu'il trouvera un intérêt dans ce que je viens de dire... Je ne sais pas pourquoi, je me mets soudain à douter de tout, moi qui était si confiante depuis sa promesse de m'offrir un mariage magnifique et heureux. J'ai voulu m'y raccrocher pour ne pas angoisser durant son absence peut-être ? Ou bien est-ce que le retrouver m'a rappelée toutes les difficultés qu'il rencontre avec nos fiançailles ? C'est un homme bien et un bon prétendant pour moi de ce fait mais... j'ai tellement peur que cela ne fonctionne jamais...
Je chasse cette pensée. Il vient seulement d'arriver. Peut-être que cela ira mieux dans quelques jours... Ne pas me voir ne l'a peut-être pas aidé à intégrer l'idée qu'il va se marier.

-Et vous ? Votre voyage s'est-il bien passé ? Hormis l'attaque contre Mademoiselle de Lourbier au cours duquel vous vous êtes distingué d'après ce que l'on m'a dit.

Ainsi donc, une prêtresse aux dons bénis par la Mère, aura réussie à soulager Alicia de ses maux. Face à cette information, Marc-Aurèle repensa effectivement à ce lever de tout à l’heure. Il n’avait vu ni trace de peur, ni trace de souffrance dans les yeux et sur le visage d’Alicia, lorsqu’elle déploya ses jambes, puis lorsqu’elle fléchit ses genoux à nouveau. A l’instar de tous les Malelandais, Marc-Aurèle éprouvait une grande peur face à la magie, ainsi qu’un profond de rejet de cette forme de pouvoirs. S’il n’était pas aussi vindicatif que son suzerain, voir des mages souffrir dans les flammes, ne lui créerait point de tourments. Les magiciens n’étaient point dignes de confiance, en aucun cas, et en aucune façon.

« Il faudra rendre hommage à la Mère, ainsi qu’à cette prêtresse. Je devrais aussi la remercier de ces soins apportés à ma promise. Grâce à elle, votre future vie à mes côtés sera moins douloureuse, pour sûr. »

Pour la première fois depuis le début de cet entretien, et même, depuis le tout premier entretien d’ailleurs, Marc-Aurèle eut un sourire sincère. Car lorsqu’il tint ces mots face à Alicia, le seigneur de Terrefière s’imagina la jeune femme aller et venir sur ses terres. Avec ces soins, régenter Terrefière, y vivre, et s’y mouvoir, ne sera point évident, mais plus aussi douloureux ni insurmontable qu’auparavant. Et le vassal des Terresang en était heureux. Savoir les souffrances de sa promise éloignées de son corps et de son esprit, était une source de félicité.

Et, pour une fois encore, son sourire ne disparut point une fois la question d’Alicia posée. Marc-Aurèle ne ressentait d’ailleurs plus aucune anxiété en cet instant. Bien-sûr, le fardeau de ce mariage, ne disparaîtrait point en une soirée. Mais voir les efforts d’Alicia, comprendre la force qui la tenait, qui l’animait… Et discuter ainsi avec elle, tout cela avait au moins le mérite de calmer les pensées tumultueuses du petit seigneur.

« Eh bien, comme vous semblez le savoir, l’allé a été fort mouvementé. La demoiselle de Lourbier était en bien mauvaise posture, mais, avec l’aide de Néera, la justice Comtale pu être exercée, la Mère soi louée. » Dit Marc-Aurèle, s’appuyant soudainement de ses coudes sur ses cuisses, se voutant par la même occasion, mais prenant une position se prêtant à la parole. « Toutefois, Fernel aura été une terre des plus agréables. Les champs sont tels une mer d’or se mouvant à l’unisson. Les routes sont pavées, les paysans, les artisans et les petites gens oeuvrent tous ensemble dans une harmonie notable, et les enfants sont nombreux. La Dame de Fernel m’a accueillie dans une aile dédiée de son château, et elle aura accepté de nombreux termes d’un accord profitable à nos deux terres. Ma mission est remplie. Mais je crois deviner une nouvelle mission se profiter bien rapidement. Comme vous le savez, Alicia, l’honneur est pour moi un mode de vie. Je ne sais point où votre frère aura décidé de m’envoyer, mais pour sûr, j’y partirais bien rapidement. Souhaitez-vous que nous passions plus de temps ensemble, le temps de ma présence ici ? »

Je suis soulagée de constater l'intérêt que Marc-Aurèle porte à la nouvelle que je viens de lui apporter. J'ai l'impression qu'il se soucie sincèrement de l'entrave que représente mon état de santé dans le cadre du rôle que je jouerai prochainement auprès de lui et sur ses terres. Il sourit, même, et je lui rends son sourire. Dans mes yeux luisent une petite lueur tandis qu'un poids s'ôte de mes épaules et que je ressens un mélange d'espoir et de bonheur. Il me visualise à ses côtés. C'est une nouvelle aussi heureuse qu'inattendue alors que je pensais qu'il ne parvenait pas à se projeter dans le futur qui nous attend, ensemble.

Puisque l'histoire avec Adélina de Lourbier m'est déjà connue, il passe rapidement à son séjour à Fernel et je l'écoute avec attention me parler de cette contrée qui semble idyllique. A côté de la Malelande, terre rude et brutale, tout paraît magique... Et comme je ne suis pas autorisée à voyager, j'ignore si je connaîtrais un jour d'autres paysages que ceux que je connais. J'en doute même... Puisque Marc-Aurèle sera souvent absent et que je devrais gérer ses terres à sa place.

Je suis un peu triste et déçue d'apprendre qu'il devra bientôt repartir et je baisse un peu les yeux. Déjà ?... Il vient seulement de rentrer. Nous avons un mariage à préparer et j'aimerais que nous apprenions à nous connaître un peu au préalable. Mais le sort semble s'acharner contre nous. Un sort qui porte le nom de Magnus apparemment... Les affaires du Comté doit l'y contraindre j'imagine. Cependant, la dernière phrase de mon fiancé me fait sourire.

-Avez-vous vraiment besoin de me poser la question ? Lui demande-je avec douceur. Je prendrais tout le temps que vous accepterez de m'offrir sans vous mettre à mal.

J'ai voulu profiter de sa présence avant son départ en mission puis il est parti durant trois longues ennéades. Même s'il s'absente, cela ne repousse pas la survenue de notre mariage alors bien sûr je veux passer autant de temps que possible avec lui avant qu'il ne parte encore. L'idée de partager ma chambre et mon lit avec un inconnu me terrifie autant que ce que nous devrons y faire et dont j'ignore tout. Si je pouvais au moins le connaître un peu mieux et l'apaiser quant à notre union afin qu'il l'appréhende plus sereinement... Ce serait déjà un soulagement.

-Nous n'en aurons peut-être pas le temps avant votre prochaine mission... mais j'espérais que vous accepteriez de me faire visiter Terrefière avant notre mariage. Dis-je d'un air très intéressé.

Je pense qu'il peut comprendre la raison de ma requête. S'il peut se projeter dans l'avenir, moi j'en éprouve des difficultés. Je n'ai jamais vu sa seigneurie, je ne connais pas ses gens et j'ai énormément de mal à visualiser ce qu'il attend de moi, concrètement. Et puis, si ses sœurs sont là-bas, je ne suis pas contre l'idée de les rencontrer et de faire leur connaissance, bien au contraire. Tout autant que mon futur époux, je veux savoir qui constitue ma belle-famille.

-En votre absence, j'ai beaucoup lu... Sur Terrefière et l'agriculture. Je sais que cela ne vaut pas la pratique mais je n'avais strictement aucune connaissance sur le sujet. Je ne voulais pas vous faire honte.

La réponse d’Alicia à la question du temps à passer ensemble, était tout à fait facile à deviner, même pour un Marc-Aurèle encore à moitié recroquevillé sur lui-même. Bien-sûr qu’Alicia souhaitait passer du temps avec le petit seigneur de Terrefière. Cela transpirait de son être, de son esprit, de son attitude. Elle désirait être avec Marc-Aurèle, et lui proposer cela, de sa part à lui, était comme enfoncer une porte d’ores-et-déjà ouverte !

« Ainsi soit-il » Dit Marc-Aurèle, levant ses mains avant de les laisser chuter sur ses cuisses, un grand sourire illuminant son visage alors que la réponse d’Alicia le fit grandement sourire par la naïveté de sa propre question. « Alors, passons nos journées ensemble ? Suivez-moi, et je vous suis. Bien-sûr, la bienséance veut que nous ne partagions ni chambrée ni lit avant notre mariage, mais au moins pouvons nous partager repas et moments calmes, ainsi que certains moments forts, du moment que lesdits moments ne soient pas interdits par le sceau du secret Comtal. Qu’en dites-vous ? »

La suite de la discussion fit s’amoindrir le sourire sur le visage bruni du seigneur de Terrefière qui venait de passer plusieurs jours à cheval. Il était toujours présent, mais bien moins visible. En réalité, il ne voulait plus rire, car ce qu’Alicia demandait était bien trop important pour pouvoir être pris à la légère. Et ce qu’elle témoignait, ce qu’elle avait fait en l’absence de son promis, était digne d’une grande dame.

« Eh bien… » Réfléchit-il, baissant son visage et passant sa large main dans son épaisse barbe touffue. « Je ne sais pas quand je pourrais rejoindre mon bourg… Ni combien de temps, avant de devoir repartir. Si je dois repartir bien vite, je vous propose de vous rendre chez moi, avec une lettre que j’écrirais moi-même à l’intention de mon régent. Il s’occupera de vous faire visiter mes terres, et veillera à votre apprentissage de tout ce qui vous sera utile pour votre future vie à mes côtés. Et, si au contraire, ma prochaine mission me laisse quelques temps que ce soit, je vous mènerais moi-même jusqu’à Terrefière. Qu’en dites-vous ? »

Une seconde question ouverte, qui venait à la fois saluer les efforts de la jeune Dame, et répondre à son envie de visiter les terres de son futur époux. Marc-Aurèle n’était pas tout à fait à l’aise face à tous ces changements, face à cette nouvelle vie qui se profile, face à cette union qu’il n’attendait point. Mais il faisait, lui aussi, des efforts.

Je ne peux qu'étirer un large sourire heureux à la réaction de Marc-Aurèle et à ce qu'il me propose. Passer nos journées entières ensemble ? Vraiment ? C'est bien plus que je n'aurais osé espérer. Entre son air enjoué et son offre, je me sens soudainement moins anxieuse. Cette idée ne ressemble pas à un fardeau pour lui, bien au contraire. Souhaite-t-il sincèrement que nous passions plus de temps ensemble ? Cela le rassurait-il quant à notre union de mieux me connaître ? Quoi qu'il en soit, je n'ai qu'une seule réponse à lui donner.

-Cela me convient parfaitement.

J'ai une très brève pensée désolée pour Magdeleine. Puisque nous ne pouvons rester seuls tous les deux et que j'ai parfois besoin d'aide, elle devra nous suivre presque toute la journée. Il y aura d'ailleurs une question à régler la concernant... Mais le moment n'est pas encore venu d'en parler. Je me concentre plutôt sur la réponse qu'il me donne concernant Terrefière et l'écoute attentivement. Je ne peux m'empêcher d'espérer qu'il sera présent à mes côtés le jour où je m'y rendrai. Il me semble plus opportun qu'il me présente ses terres et à ses gens en personne. Cependant, je ne peux que comprendre sa situation. Son devoir avant tout : c'est une chose que je ne peux lui reprocher.

-J'espère de tout cœur que vous pourrez m'accompagner mais, s'il n'y a pas d'autres solutions, je me contenterai de partir avec votre approbation manuscrite.

Evidemment, il reste à convaincre Magnus mais, si j'ai pu l'amener à me mettre dans la confidence pour Lün sous couvert du rôle que je vais bientôt jouer auprès de Marc-Aurèle, une visite de Terrefière devrait être un jeu d'enfant, non ? Le prix à payer sera peut-être la taille de notre escorte... Mais peu importe. Du moment que je peux m'y rendre, c'est tout ce qui compte.

-J'apprécie tous vos efforts et vos propositions. De plus, il est plaisant de vous voir sourire en ma présence. Lui avoue-je avec douceur, presque avec tendresse. Je vais peut-être commettre une erreur mais je continue sur ma lancée en lui parlant à cœur ouvert, l'anxiété me gagnant de nouveau. Il y a un certain nombre de sujets dont nous devons parler mais j'ai peur de vous effrayer... Je ne veux pas être une contrainte pour vous ou vous mettre une quelconque pression. J'aimerais pouvoir vous rendre les choses plus faciles mais j'ignore comment.

C'est un discret appel à l'aide. Je le connais si peu... Lui seul peut me dire de quelle manière agir pour que nous puissions avancer sans pour autant le submerger avec la question de notre mariage. J'ai patiemment attendu au cours des trois dernières ennéades, m'interdisant même d'y penser, afin de ne pas commencer sans lui et ne pas risquer de lui faire peur à son retour... Nous pouvons procéder par étapes, nous prévoir des moments de la journée où en parler et d'autres où les discussions seront plus libres, ou bien nous pouvons attendre un peu -si le temps le lui permet- et nous lancer vraiment lorsqu'il sera prêt. Je peux m'adapter mais j'ai besoin de savoir comment je dois m'y prendre pour que nous puissions avancer sereinement. La préparation des noces prend du temps et je n'aurais visiblement pas beaucoup l'occasion d'en discuter avec lui avant le jour J.

Les revoici, les fameux sujets. Revoilà les préoccupations terrestres et spirituelles qui accompagnent le fameux évènement. Heureusement, Marc-Aurèle se sent épaulé. Epaulé par Alicia qui exprime clairement et distinctement ses craintes et ses besoins, et toutes ses considérations. Elle ne veut point effrayer le petit seigneur, vassal de son frère Magnus de Terresang. Elle ne veut point rajouter une pression inutile, une pression supplémentaire, grandissante, à cause de ce sujet qui demeure jusqu’ici la plus grande et la plus impressionnante montagne qui ait été donné de gravir à Marc-Aurèle. Et quelle montagne !

« Et j’apprécie votre considération, et votre patience. » Répondit-il, doucement, son sourire s’affaissant à nouveau alors que sa tête plonge vers le sol, symbole d’une intense réflexion. « Je ne sais pas réellement comment vous pourriez me rendre la chose plus facile Alicia, autrement qu’avec ce que vous venez de me dire en cet instant. Je sais être ridicule face à notre mariage. Moi, le fidèle vassal de votre frère, capable de voyager seul et d’appliquer la justice Comtale avec la plus grande sévérité, capable de charger l’ennemi en tête de colonne de cavalerie… Rendu si apeuré par la promesse d’un mariage avec un être aussi doux que vous l’êtes… Mais, croyez-moi, j’essaie sans cesse de m’améliorer. » Il relève son visage et d’une traite se redresse, replaçant ses avant-bras sur ses jambes mais sans s’appuyer sur ses coudes cette fois, se déployant devant Alicia, et planta son regard au cœur de ses prunelles. « J’ai conscience de ne pas être le plus rassurant des fiancé pour vous, ni même d’être le compagnon idéal en cette période pré-mariage. Je devine dans vos doux mots, et au cœur de vos prunelles, que vous souhaiteriez nous voir marcher côte à côte sur le chemin de ronde, devant toute la Malelande étendue à nos pieds. Je devine cette inexpugnable envie d’être heureuse et même je dirais… Surprise. Et croyez-moi, je suis bien malheureux de ne pas être à la hauteur. Me marier est la seule chose à laquelle ni mon défunt père, ni ma mère regrettée, ni quiconque dans ma vie, ne m’aura aidé à me préparer. Et, à vrai dire, je me voyais célibataire à vie. Je ne suis pas malheureux face à ce changement, mais je suis malheureux de me voir ainsi désarmé face à vous. Il semblerait qu’aucune armée ne puisse m’effrayer, qu’un brigand ne puisse me défaire, qu’aucune monstruosité de ce monde ne puisse me surpasser… Qu’il n’y ait que vous pour me faire me sentir aussi… Petit. Serait-ce là un bon signe finalement, qu’un époux se sente si petit aux côtés de sa promise, qu’il ne tenterait jamais ni de la fourvoyer, ni de lui faire du mal ? »

La façon dont Marc-Aurèle parle de moi me touche grandement car je sens, dans ce qualificatif qu'il me prête, un compliment. J'apprécie aussi les efforts qu'il tente de déployer pour m'être agréable. Ils témoignent de l'intérêt qu'il me porte malgré la situation qui lui est pesante. Mais n'est-ce pas un cercle vicieux ? Il angoisse à l'idée de ce mariage, fait tout pour se montrer à la hauteur, craint de ne pas en faire assez et angoisse de plus belle... Et les peurs qu'il évoque quant aux traitements qu'il pense ne jamais me faire subir, je ne les ai jamais ressentie parce que j'ai compris depuis longtemps à quel genre d'homme on m'a fiancée.
Je le regarde, attristée par tous ces sentiments qui l'anime et dont il s'est livré, satisfaite qu'il s'ouvre ainsi à moi et lui témoignant ma reconnaissance et mon empathie. Je laisse planer le silence quelques instants tandis que je réfléchis. Et puis, je prends de nouveau appui sur les accoudoirs, non pas pour me lever mais pour m'avancer au bord de mon siège. Ainsi rapprochée de mon fiancé, je me penche et étire un bras. Je prends délicatement l'une de ses mains que je serre avec une douceur réconfortante entre mes doigts et plonge mon regard bleu clair dans le sien. Je me montre aussi paisible que possible malgré le tourbillon d'émotions qui m'envahit depuis ses aveux.

-Marc-Aurèle... Depuis notre première discussion, pas une seule seconde je n'ai crains que vous me fassiez du mal. Vous êtes un homme d'honneur, de parole, de juste et de bon. Malgré les sentiments que vous inspirent le mariage, vos premières inquiétudes ont été pour moi, alors même que vous ne me connaissiez même pas. Vous avez craint pour ma sécurité, pour ma santé, pour mon confort, pour mon bonheur... Tout ce qu'un autre homme à votre place aurait eu en tête aurait été ce que lui apporterait une telle union... Mais vous n'y avez pas songé une seule seconde.

Je marque une pause. Je m'avance peut-être en disant cela mais c'est pourtant bien ce qui est ressorti de nos échanges jusqu'à présent. Il m'a dit qu'il n'avait ni gardes ni palissade mais il a désormais les moyens de les négocier. Il a peur que sa maison ne soit pas assez bien pour moi, il peut aisément obtenir de quoi l'améliorer sous prétexte d'améliorer mon confort. Mes frères ont les moyens de l'y aider et j'apporterai également ma dot dont moi-même je ne connais pas le contenu. Mais il n'en a jamais parlé et je crois qu'il n'y pense pas...

-Je n'aurai pu rêver d'un mari avec de meilleures qualités que les vôtres. Déclare-je finalement. Je porte de jolies robes, je dors dans des appartements personnels et je vis à l'abri dans une cage dorée mais cela ne veut pas dire que mon quotidien est facile. La vie à Terrefière ne m'effraie pas parce que... même si j'appréhende un certain nombre de choses -en partie parce que nous ne nous connaissons pas encore très bien-, je sais que je serai en sécurité auprès de vous. Et... Vous vous souvenez de notre discussion sur l'équitation ? Elle reflète l'image que j'ai de votre position à mon égard. Vous pensez à mon bien-être et cherchez par quels moyens l'améliorer sans me confiner entre les murs de votre maison comme je le suis aujourd'hui. J'ai toujours su qu'il se produisait mille évènements autour de moi mais je n'ai jamais voulu y prêter attention, me prêtant au jeu auquel ma famille voulait me voir jouer. Depuis nos fiançailles, j'ai développé une curiosité sur le monde qui m'entoure et, alors même qu'aujourd'hui je peux comprendre mieux que jamais les tourments de Magnus parce qu'il s'en est ouvert à moi, je ne suis pas effrayée... J'ai beaucoup à apprendre et je sais que ma vie ne sera pas douce tous les jours... Mais je vous vois à mes côtés et chacune de nos discussions me rassure de plus en plus. Parce que je vais me marier à un homme bien que je soutiendrai autant qu'il me soutiendra. A mes yeux, vous êtes bien plus à la hauteur que vous ne le pensez...

Les propos d’Alicia eurent l’effet d’une tornade mêlée de flammes. Une tempête pour l’esprit, un doux foyer pour le cœur. Enfin, les deux promis semblaient commencer à créer un semblant d’union. Mais surtout, ils se comprenaient de plus en plus. Marc-Aurèle comprenait ainsi qu’Alicia était une de ces âmes que Nééra avait placé sur le continent afin qu’elle soit une démonstration d’amour, de bonté et de pacifisme. D’ailleurs, le fait qu’elle ait toujours souhaité se marier, et enfanter, témoignait de ce sacerdoce qui était le lien : la famille et l’amour.

Son épaisse main, bien plus large et puissante que la frêle colombe Terresang, semblait pouvoir briser tous les os de la main et du poignet de la jeune femme, tant elle était sensiblement différente de celle d’Alicia. Cornée, tannée comme un vieux cuir, blanchie par l’usure et la peau écorchée, elle ne faisait preuve d’aucune douceur. Passer sa peau contre celle des mains de Marc-Aurèle était comme tenter de caresser les dents d’une scie. Mais la jeune femme semblait ne point en faire cas.

Les mots d’Alicia étaient aussi sucrés qu’ils étaient doux. Marc-Aurèle eut de nouveau un sourire largement visible, et ses mires se rétrécirent, tandis que ses yeux s’affaissèrent dans ce sourire. Il allait reprendre, lui répondre, mais les bruits qui s’élevaient du couloir, et des vestibules inférieurs, sortirent Marc-Aurèle de sa rêverie. Regardant par la fenêtre, il en comprit bien vite l’explication : l’heure du repas approchait.

« Très chère promise, je crois qu’il est l’heure de nous préparer pour le repas en compagnie de votre frère. Votre servante est, je crois, toujours à proximité. Je vais vous laisser le temps de rejoindre vos appartements et de vous préparer pour le repas, et je viendrais vous mener moi-même jusqu’à la salle du trône. Je vous dis donc à tout à l’heure. »

Et il se releva, tournant sa main de sorte qu’elle ne soit plus celle tenue, mais celle qui tenait. Se levant, il leva avec lui la douce main d’Alicia, sur laquelle il déposa un baiser, avant de s’éclipser en offrant un sourire et un signe de tête à la fidèle servant qui attendait toujours.

“Très chère promise”. C’est une façon peu commune de m’appeler mais qui me fait sourire de bonheur malgré tout. Par ces quelques mots, il met en avant ce qui nous lie à présent : la promesse d’un mariage prochain. Et, plus encore que tout, il associe cette idée à un attachement. Ce n’est peut-être pas grand chose mais j’aime l’idée qu’il m’apprécie au moins un tant soit peu… Et ce n’est que la quatrième fois que nous nous voyons. Aussi je nourris plein d’espoirs quant à la suite de notre relation. Je sais déjà que nous nous respecterons. Si nous pouvions au moins être amis, j’en serais très heureuse. J’essaie de ne pas penser plus loin mais mon esprit jeune et rêveur échappe un peu à mon contrôle. Cependant, Marc-Aurèle prend bien vite congé de moi, non sans avoir déposé un baiser sur ma main et m’avoir offert de m’accompagner au dîner. Je lui offre mon sourire jusqu’à son départ et celui-ci s’agrandit de plus belle une fois que je le sais dans le couloir, me laissant pleinement aller à mon bonheur.

Ayant fait une révérence au Seigneur qui passait devant elle, Magdeleine me rejoint bien vite. Je n’essaie pas de me cacher d’elle, elle a déjà trop vu de moi pour que je me refuse à exprimer mes émotions devant elle. Cela fait aussi partie de ses attributions, de m’aider et de m’épauler de toutes les manières qui soient.

-Alors ? Je vois que tout va pour le mieux. Vous n’aviez pas de raison de vous en faire finalement.
-Si, Magdeleine. J’avais raison.

Elle fronce un peu les sourcils, ne comprenant pas comment je peux dire cela avec un large sourire. Savoir que Marc-Aurèle ne voulait pas de notre mariage et me mettre à l’écart pour le préserver d’une rencontre inopinée m’a rendue triste toute la journée et, maintenant, plus rien ne semble pouvoir effacer le bonheur sur mon visage. C’est incompréhensible à ses yeux. Elle était certes non loin mais, si elle a fait en sorte de pouvoir entendre nos voix, elle n’a pu percevoir le contenu de nos échanges.

-Mais nous avons pu nous parler à coeur ouverts. Et tout va aller de mieux en mieux désormais. Je suis désolée mais je vais beaucoup te solliciter dans les jours à venir… Je vais avoir besoin d’un chaperon.
-Ce n’est rien, Mademoiselle.

Magdeleine comprend ce que cela implique pour elle mais aussi pour moi. Si j’augmente sa charge de travail, c’est temporaire. Lorsque je serai mariée, elle retrouvera un quotidien un peu plus normal, voire même allégé. Enfin… Je ne peux pas encore en présager, cela fait partie des sujets dont nous devons parler avec Marc-Aurèle. Mais nous n’y sommes pas encore. Alors, pour le moment, je me contente de me lever. J’ai mis du temps à monter ces deux étages, il m’en faudra aussi pour redescendre et je dois me rafraîchir un peu avant le dîner.