Les de Terrefière | Marc-Aurèle & Alicia

Première ennéade, le lendemain du mariage
Automne, Favrius 19:XI

Je m'éveille lentement et je sais déjà que tout n'est pas comme d'habitude. Peu à peu, les souvenirs de la veille me reviennent. Le mariage, le vin d'honneur, notre promenade nocturne... Mon esprit s'arrête un instant sur la déclaration de Marc-Aurèle puis la mienne... Notre étreinte... La première qui prenait vraiment tout son sens. Puis nous avons rejoint les autres et la fête a pris une toute autre tournure. Nous étions heureux. Heureux d'être là, heureux de célébrer notre union, heureux d'être ensemble. Nous avons même eux des gestes tendres l'un pour l'autre. Je me souviens d'un échange de regards avec Arianna tandis qu'il venait de me prendre la main et que je rougissais de sentir mon cœur s'emballer à ce contact pourtant si simple mais si important à mes yeux. Ma timide sœur n'a rien dit mais a sourit d'un air complice, amusée et ravie de nous voir si proches à nos noces.

Soudain, je réalise ce que je trouvais si différent ce matin...
Je suis nue sous les draps !

J'ouvre les yeux. Ce n'est pas ma chambre. Pas celle dans laquelle je loge depuis mon arrivée. Evidemment, je dors désormais avec Marc-Aurèle et hier soir, nous avons... Je ne sais même pas comment l'on appelle cela exactement mais je peux désormais affirmé que je sais ce qu'il se cache derrière le terme "nuit de noces".
En y prêtant attention, je réalise que j'entends une respiration derrière moi. Il est toujours là. Visiblement en train de dormir alors que le jour perce les volets. Nous nous sommes couchés tard et nos activités nocturnes n'ont sans doute pas aidée.

Discrètement, je me retourne, maintenant un drap contre moi. Je sais qu'il a tout vu... et pas seulement vu... Mais je ne suis pas encore à l'aise avec l'idée d'être nue devant un homme, fusse-t-il mon mari. Je le regarde dormir quelques instants. La nuit dernière n'a pas été... Enfin... Il a été parfait. Il m'a embrassée au début. J'ai imité ces gestes. C'était plaisant et je me suis détendue sous ses baisers. Une chaleur est née dans mon ventre alors qu'il s'est montré plus aventureux puis mon angoisse est revenue lorsque c'est allé plus loin... Je ne l'ai pas arrêté pour autant, c'était mon devoir d'épouse. Pourtant je sais que j'aurais pu le lui demander... Je suis certaine qu'il m'aurait écoutée. Mais je ne l'ai pas fait.
Je me sens rougir en repensant au moment où il m'a déshabillée... C'était terriblement gênant. Mais il a été d'une telle douceur... J'ai eu mal pourtant. Et les choses ont été nettement moins agréables pour moi à partir de cet instant. J'ai été soulagée que cela prenne fin. Je ne suis pas vraiment pressée de recommencer... Mais j'imagine que c'est cela... Les relations conjugales... Est-ce bien ce qui détermine la conception d'un enfant ? Si oui, alors je n'aurais pas le choix mais j'ai pour l'instant du mal à trouver un attrait à la chose en elle-même.

Dans le couloir et dehors, la vie commence à reprendre ses droits. J'entends des pas et des voix. Je me rappelle alors que ma famille repart ce matin. Il faudrait que je me lève pour pouvoir profiter d'eux et les saluer avant leur départ... Je ne les verrais plus autant désormais. Mais comment faire cela discrètement pour ne pas réveiller Marc-Aurèle et qu'il ne me voit pas nue, déambulant maladroitement dans sa chambre pour atteindre le paravent ? Depuis ma chute dans l'escalier, je parviens à être un peu plus autonome. Je fais l'effort de sortir de mon lit et de me coucher sans assistance. J'ai appris à me laver et à enfiler ma robe mais j'ai besoin d'un tabouret et d'un appui pour me relever. Magdeleine a dû tout mettre en place pendant le vin d'honneur pour que je sois installée dès à présent. Donc, en théorie, je dois pouvoir me débrouiller sans elle à partir de maintenant.
Je prends le temps d'observer la pièce afin d'étudier comment faire sans créer trop d'agitation...

La soirée avait eu une fin heureuse pour le couple fraîchement formé. Après que la cérémonie se soit déroulée dans une ambiance morose, et quelque peu étrange, le couple nouvellement célébré profita d’un moment à l’écart pour se parler à cœur ouvert. Néera elle-même aura été présente pour permettre aux deux cœurs de s’ouvrir, à n’en point douter ! Car dès lors, le très fermé, protocolaire et sérieux Marc-Aurèle, avait réussi à briser sa propre carapace, suffisamment pour rendre à Alicia tout l’étincelant de son sourire et la puissance de son bonheur.

Le reste de la soirée permit une autre chose : la consommation du mariage. Là encore, Marc-Aurèle eu besoin de l’inspiration de la Damedieu, ou plutôt, du courage d’un peu de boisson et de beaucoup de tendresse. Les premiers élans de tendresse et d’amour se firent via quelques échanges secrets d’une main posée subtilement sur celle de l’être aimé. Marc-Aurèle, guindé, avait bu plusieurs verres, suffisamment pour abattre les dernières barrières d’un esprit étriqué.

Ce qui se déroula ensuite, le fut dans la plus grande sincérité. Libéré de ses appréhensions, de ses peurs, de ses craintes, libéré de ses serments et de sa droiture chevalière, le seigneur fraîchement marié prit les devants, et avec la chevalerie et toute la douceur qu’on lui connait, il emmena doucement Alicia jusqu’aux fonds des draps, consommant ainsi le mariage qui venait d’être célébré.

Au matin, le corps de Marc-Aurèle était encore endolori par l’effort d’une soirée consommée. Son corps endormi, son esprit demeurait à moitié éveillait. Il ressentait tout ce qui se passait autour de lui, y compris les mouvements de son épouse dans le lit, mais il ne pouvait tout simplement pas se réveiller, quand bien même il aurait aimé le faire. C’était comme si son esprit lui intimait l’ordre de poursuivre son repos, qu’il en avait le besoin, d’une certaine manière.

Sa respiration demeurait calme, son corps parfaitement détendu. Sans doute était-il satisfait et rassuré de savoir que tout avait été fait pour qu’Alicia puisse demeurer indépendante dans cette chambre maritale. Ici, elle n’aurait besoin ni de canne, ni de lui.

Dans la pénombre, je distingue des formes et le plan de la pièce commence à se dessiner dans mon esprit. Là, une armoire. Ici, des paravents. Ce trait qui coupe le mur à un peu plus d'un mètre de hauteur ressemble aux autres mains courantes installées dans la maison à mon intention. Même ici, il a tout prévu... J'ai un sourire touché puis me tourne pour le regarder une dernière fois. S'il est réveillé, il n'en montre rien. Et j'ai plutôt l'impression qu'il dort... Alors, toujours aussi discrètement que possible, j'avance vers le bord du lit. Ce n'est pas un exercice très facile pour moi en temps normal alors le faire en essayant de ne pas attirer l'attention de Marc-Aurèle l'est encore plus... Et je dois me résoudre à libérer la main qui maintenait le drap sur mon buste. Je préfère encore me retrouver nue dans une pièce où il dort plutôt que devoir poursuivre cet exercice ainsi et prendre le risque de le réveiller et de devoir marcher sous son regard.

Au prix de moult efforts, je parviens aux limites de la couche et je me redresse pour m'asseoir, les jambes dans le vide. Mon dos est exposé aux yeux fermés de mon époux. J'ai un léger frisson tandis que le froid caresse ma peau. Mes vêtements d'hier jonchent le sol quelque part mais je ne saurais les trouver dans le noir et encore moins me baisser pour les ramasser. J'y renonce alors et je me mets debout, écartant les draps au préalable.
Je ne me suis jamais retrouvée dans cette situation auparavant. La seule personne qui m'ait vue nue jusqu'à hier, c'était Magdeleine et nous étions toujours cachées dans mon espace de toilette. D'ici, il me faut faire deux pas seule pour atteindre la main courante. Je dois prendre garde à mon équilibre qui est bancal et je ne suis guère rassurée d'avancer ainsi sans soutien mais je parviens à destination sans trop de heurts. Un regard vers Marc-Aurèle pour m'assurer qu'il ne me regarde pas... Et je continue ma route, un peu plus confiante.

Je m'arrête au bout de quelques pas. Il me faut contourner l'armoire, tout en y faisant une halte pour récupérer de quoi me vêtir. Par chance, les gonds ne grincent pas lorsque j'ouvre les portes. Je prends une sous-robe et une robe que je pose sur mon épaule et je commence à refermer. Cette fois, le bois crisse un peu et je m'arrête aussitôt. Je tends l'oreille vers mon époux... J'hésite... Puis je décide de laisser ouvert. Je lui expliquerai que j'ai craint le réveiller... Il n'est pas obligé de savoir que je ne voulais pas qu'il me voit nue... Cela peut sembler ridicule après la nuit dernière...
Appréhendant mon nouvel environnement avec prudence, je parviens finalement derrière les paravents et je soupire silencieusement de soulagement. Pourtant, rien ne l'empêche de venir me rejoindre car cet espace de toilette est pour nous deux mais je préfère ne pas y penser. Aussi discrètement que possible, je fais mes ablutions, je m'habille et je tente de me coiffer seule. Lorsque je suis assez satisfaite du résultat que je devine à peine dans le miroir, je me faufile vers la porte pour quitter la pièce. Marc-Aurèle semble toujours dormir... Lui qui était toujours debout avant moi jusque là... Il doit être épuisé.

Dehors, j'ai à peine le temps de faire un pas après avoir refermé derrière moi qu'une voix m'appelle doucement.

-Madame ?

Je reconnais la voix de Magdeleine mais je suis surprise de ne pas entendre le "Mademoiselle" habituel.  Il est vrai que je ne mérite plus ce titre à présent, de part mes noces et parce que je suis une femme à part entière désormais.

-Bonjour Magdeleine. Lui répond-je à voix basse.

Je suis assez heureuse de la voir. Elle est la seule personne de mon entourage qui restera auprès de moi après aujourd'hui. Le Seigneur de Terrefière a accepté qu'elle me suive et, comme elle n'a pas encore de famille à sa charge ni même d'époux, elle n'avait que ses valises à prendre. Il faut encore trouver un logement plus pérenne que celui qu'elle a actuellement. Ceux qui la logent sont très gentils de l'accueillir mais elle ne peut demeurer ainsi indéfiniment.

-Tu es déjà là ?
-Le soleil est levé depuis longtemps, Madame. Me fait-elle gentiment remarquer.

Je ne sais pas vraiment que répondre. C'est gênant... Mais Magdeleine fait mine de ne pas le voir et change totalement le sujet pour me mettre plus à mon aise.

-Vous permettez ? Demande-t-elle en montrant mes cheveux.

Ah... Ce n'était pas aussi réussi que je le pensais. Je me retourne en guise de réponse et la laisse faire. Elle procède à quelques réajustements puis je la sens installer une épingle décorative. Je n'avais pas pris le temps ni le soin d'en mettre une mais elle semble avoir anticipé en en prélevant une dans mon coffret hier soir. Lorsqu'elle a fini, je me retourne pour voir son sourire complice. Que ferais-je sans elle ? Marc-Aurèle doit le savoir et c'est sans doute pour cela qu'il m'a permise de la garder. Je me sens désormais un peu plus moi-même.
Je reprends mon chemin, aidée seulement de la main courante, pour rejoindre la grande pièce de vie. Ma famille est déjà là. L'ancienne et la nouvelle. Thorus s'approche aussitôt.

-Ah, la voilà ! Il pose ses mains sur mes épaules et dépose un baiser sur ma joue pour me saluer avant de regarder derrière moi. Ton mari n'est pas là ?
-Il dort encore. Répond-je à mi-voix.

J'entends un semi ricanement amusé dans la salle. Je dirais que c'est Magnus et son sens inouï pour le tact. Pour ma part, je n'en ris pas vraiment. Mon père adoptif est le seul à pouvoir voir mon expression. Il me prend alors dans ses bras, faisant mine de me féliciter encore pour notre mariage. Cependant, il profite de cette étreinte pour me glisser quelques mots à l'oreille.

-Cela n'est douloureux que la première fois. Tout ira bien à présent.

Il se redresse aussitôt et je reste un peu interdite devant ses paroles. Je me sens à la fois surprise, soulagée et agacée. Je ne m'attendais pas à ce qu'il aborde un tel sujet avec moi alors que tout mon entourage a toujours fait très attention à ce que jamais rien ne fuite en ma présence, si bien que je n'avais absolument pas la moindre idée de ce qui m'attendait hier soir. A l'approche de mes noces, l'un d'eux aurait pu avoir la délicatesse de me préparer un minimum à la chose ! Néanmoins, je peux peut-être appréhender la nuit prochaine avec moins de craintes. Cela n'était pas totalement désagréable à la fin. Cela me plaira peut-être ce soir ?...
Thorus m'offre son bras pour me conduire plus avant dans la pièce. Il m'amène jusqu'à la table et m'aide à m'installer à la droite de la chaise du maître des lieux. C'est là qu'est ma place depuis ma première visite à Terrefière. Le petit déjeuner n'a pas été débarrassé. Magnus mange encore, il a dû se lever tard lui aussi. Il a besoin de plus de repos depuis l'incident à Diantra. Au moins, je me sentirais moins gênée de ne pas être seule à table.

Combien de temps procrastina-t-il ? Quelques minutes ? Quelques heures ? Il n’en savait rien. Pour la première fois depuis très longtemps, aucun domestique n’avait été mandé pour le réveiller à une heure fixe, une heure avant laquelle il aurait été réveillé de toute façon, par le poids des responsabilités, celui des fardeaux, par les tensions dans ses épaules, et les douleurs de son dos. Non, cette fois… Il était endormi. Et profondément endormi. Du moins, suffisamment pour ne pas entendre les pas de son épouse, pour ne pas l’entendre s’habiller, et pour ne rien entendre ni comprendre des tractations qui se déroulaient dans la salle principale. Pourtant, ils n’étaient pas réellement discrets, les De Terresang. Mais aujourd’hui, rien ne perturbait le sommeil réparateur et apaisé de l’ancien régent d’Arétria.

Jusqu’à-ce enfin, doucement, ses yeux ne s’éveillent. La couche à côté de lui était vide, et le froid, qui s’engouffrais dans les draps, lui arracha un frisson désagréable. Était-il seul ? Avait-il rêvé tout cela ? Cette aventure ? Cette régence ? Ce mariage ? Avait-il cauchemardé – ou rêvé – et était-il revenu à lui ?

L’odeur de la jeune femme toujours présente dans les draps, le rappela à la réalité. Il était marié, dorénavant. Il était un héritier de la lignée des De Terresang. Il était dans la famille, il n’était plus célibataire. Et bientôt, il serait père.

Mais pour l’instant, il était le jeune époux d’une jeune et jolie jeune femme, qui venait de consommer son mariage, et de réaliser la bête à deux dos, lui aussi pour la première fois. Les souvenirs de cette soirée lui revinrent bien rapidement, et cela lui arracha un sourire. Un sourire sincère, et une étrange sensation dans le bas ventre, dans ses joues, et dans la poitrine. Décidément, aura-t-il fallut un mariage pour qu’il puisse ressentir désir, sentiments et… Un semblant de bonheur ?

S’habillant, le seigneur revêtit sa traditionnelle armure de cuir légère, tannée par le temps. Parfaitement adaptée, il était aussi fluide avec elle qu’il se sentait protégé, et le cuir, qu’il porte depuis longtemps, épousait parfaitement ses formes et ses muscles, créant une sorte de seconde peau. Il préférait être ainsi qu’en tenue de satin et de velours.

Habillé, il sortir bien rapidement, et retrouva toute la maisonnée attablée. Etait-il l’heure du déjeuner ? Le soleil était-il à son zénith ? Il n’en savait rien… Il prit place en tête de tablée. « Hum… Bonjour tout le monde. Quelle… Quelle heure est-il ? »

Je n'ai pris qu'un maigre petit déjeuner, étant donné l'heure tardive de mon lever et le fait que d'autres sont debout depuis bien plus longtemps que moi. Je ne me vois pas commencer ma vie de Dame de Terrefière en ne partageant pas les repas avec ma nouvelle famille. L'ancienne, en revanche, part dès que Magnus y est préparé. Je leur dis au revoir à l'intérieur, réservant ma première sortie de la maison à mon époux car les habitants du bourg s'attendent certainement à me voir à ses côtés aujourd'hui. Et puisqu'il semble dormir encore, le moment n'est pas encore venu.
J'embrasse chacun d'eux les uns après les autres. Je dois bien l'avouer... Il me semble si étrange de les voir partir sans moi... En sachant que nous ne vivrons plus sous le même toit désormais. Je ne suis certes pas bien loin de l'endroit où j'ai grandit et pourtant... Je pourrais être à l'autre bout du pays que l'effet serait le même je crois. Magnus se reposera encore à Terresang. Thorus me promet déjà d'organiser quelque chose pour mon anniversaire dans un mois. Je sais que nous nous reverrons bientôt et qu'il nous reste les lettres mais c'est différent que d'habiter tous ensemble.

Lorsqu'ils partent, à cheval ou en carrosse, je reste à la fenêtre pour les saluer d'un signe de la main de derrière les carreaux. Je les regarde s'éloigner jusqu'à ce qu'ils disparaissent de mon champ de vision. Magdeleine reste simplement à côté de moi et me sourit lorsque je me tourne enfin vers elle. Je lui réponds. Je suis triste, c'est vrai, mais je suis heureuse aussi. Si je reste, c'est pour vivre aux côtés de l'homme que j'aime.

Avec l'aide de ma suivante, je reviens près de la table. Tout le monde s'affaire déjà pour le déjeuner. Des légumes sont sortis, de l'eau chauffe sur le feu... Et je ne me vois pas attendre passivement que le repas soit servit.

-Comment puis-je aider ?

Magdeleine reste interdite une seconde.

-Madame... Vous ne savez pas cuisiner. Me fait-elle remarquer.
-Eh bien il n'est jamais trop tard pour apprendre. Dis-je en me tournant vers mes deux belles-sœurs, me reposant sur elle pour cela.

Marc-Aurèle a permis que ma suivante reste pour m'aider mais je ne mènerai pas la vie de cour ici. Son assistance sera plus que nécessaire lorsque j'aurais des enfants ou que les sœurs de mon époux auront quittée elles aussi le domicile familial. Je suis incapable de passer le balai ou de porter le linge au lavoir. Mais je peux apprendre d'autres tâches plus à ma portée. Comme éplucher des légumes.

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Nous sommes prêts à passer à table. Le repas est cuit à point, le couvert est mis. Depuis deux bonnes heures, j'essaie d'occuper une place différente de celle que j'avais jusqu'à présent. Je ne suis plus une invitée mais un membre de cette maison. Et je procède à ce changement seule. C'est sans doute pour le mieux... Que cela vienne de moi et non de Marc-Aurèle. Cependant, je dois bien admettre qu'il me tarde de le voir. Il me manque...
Mais alors que nous allons commencer le service, nous entendons une porte s'ouvrir et nous mettons cela en suspend le temps de voir apparaître l'homme de la maison. Je sens mon cœur se serrer de bonheur et de soulagement. Il va sans doute repartir bien vite à ses activités habituelles donc je vais peu profiter de lui mais je me satisferai du peu de présence qu'il peut m'offrir entre deux responsabilités.

Le Seigneur prend place. Je suis toujours installée à sa droite, position jusqu'alors empruntée de par mon statut de fiancée et désormais acquise du fait de notre mariage. Je réponds à son bonjour, même si je me sens soudainement un peu mal à l'aise. La dernière fois que je l'ai vu éveillé, nous étions... en train de consommer notre union. Et je ne lui ai pas reparlé depuis. J'essaie cependant de m'en cacher et me retrouve un peu désappointée face à sa question à laquelle je réponds néanmoins.

-Il est passé midi. Dis-je simplement. Nous n'avons pas voulu te réveiller.

Nous avons mis le couvert pour lui aussi mais nous nous attendions à devoir conserver sa part au chaud sur les braises. Il semblerait que ce soit inutile. Et puisqu'il n'a rien avalé depuis hier soir, il doit être affamé.

-Ma famille a dû repartir dans la marinée. Ils te transmettent toute leur amitié et ont renouvelé leurs félicitations et leurs vœux de bonheur.

L’instant était agréable, autant qu’il demeurait encore flou. L’esprit de Marc-Aurèle, peu habitué à dormir autant, avait encore du mal à faire le point, et ses yeux flous, ses doigts en coton, lui donnaient l’impression d’être encore à moitié dans ses draps. Assis à la place du maître des lieux, les douces odeurs du repas préparé avec ferveur, amour et simplicité, vinrent titiller ses narines, aidant bien-sûr à l’éveil de son corps et de son esprit. Tout cela sentait très bon. A dire vrai, Marc-Aurèle savait que la cuisine de sa sœur était non seulement excellente, mais aussi très parfumée : elle appréciait le thym, les herbes et le poivre. Savait-il qu’en plus d’Allia, Madgeleine et Alicia avaient elles-aussi cuisiné ? Non, bien-sûr que non. Mais il appréciera la cuisine quoi qu’il arrive.

La voix d’Alicia vint le tirer de ses pensées, pensées dans lesquelles il s’était réfugié juste après avoir posé la question de l’heure, et d’avoir sentie l’odeur de la cuisson. Tournant vers elle un visage à moitié endormi, à moitié éveillé, il lui offrit un sourire et posa son épaisse main caleuse sur celle toute frêle de son aimée. « J’avais besoin de dormir, en effet… »

Puis, il passa ses deux mains dans ses longs cheveux, et dans sa barbe. Ses longs cheveux épais étaient toujours noués en d’épaisses et longues tresses, lui rendant une aura de bête épaisse, sauvage, presque brute. Sa haute et épaisse carrure n’aidait pas non plus : plus d’une fois on l’aura pris pour un paysan chevronné en lieu et place d’un seigneur de petite lignée. Mais cela ne l’offusquait guère.

« J’aurais dû me lever pour présenter mes respects à mon suzerain… » Dit-il, plaçant ensuite son menton sur ses deux mains jointes devant lui. « Mais j’avais besoin de dormir, en effet… » Rajouta-t-il, levant les yeux, rouvrant ses mains, et souriant pour la première fois de la journée. « Nous sommes en famille maintenant ! » Reprit-il, offrant un regard pour son épouse et pour ses sœurs, et pour Magdeleine. « Ma très chère sœur, tu as encore concocté un repas de qualité ! Tout ça sent très bon, j’en ai l’eau à la bouche ! »

Je lui rends son sourire avec sincérité mais je détourne les yeux pour essayer de masquer ma gêne. Parler d'autre chose m'apaise une peu et me change les idées alors que je revois son visage dans la pénombre. Sur le moment pourtant, cela ne me semblait pas si embarrassant. Peut-être à cause de l'ignorance mêlée à la curiosité. Et un peu à la douleur du début aussi.
Marc-Aurèle se reproche de n'avoir pas été présent pour saluer Magnus mais je peux aisément le rassurer à ce sujet. Je connais assez bien mon frère pour pouvoir anticiper sa réaction.

-Je suis certaine qu'il ne t'en tiendra pas rigueur. Je marque une courte pause avant de reprendre sur un ton légèrement plus malicieux. Mais tu en entendras certainement parler la prochaine fois que tu le verras.

Le Comte est railleur. Il est différent avec moi mais je vois bien comment il se comporte avec les autres. Il se moquera gentiment de lui quelques fois puis cela passera. Je serais curieuse de savoir comment il était le lendemain de son mariage... Je poserai la question à Thorus à l'occasion.

Je suis la première que Marc-Aurèle regarde lorsqu'il déclare que nous sommes en famille. Mon visage s'illumine alors. Je suis heureuse de faire enfin partie de son entourage et qu'il ait accepté notre union de manière aussi naturelle. Chose qui me semblait impossible hier encore. Je sens mon cœur se gonfler de bonheur, même lorsqu'il s'est déjà tourné vers ses sœurs. J'adresse un sourire complice à Magdeleine. Elle n'a pas l'habitude de manger à la table des maîtres mais les choses ici sont bien plus simples qu'à Arétria ou même à Terresang. Et elle a si bien veillé sur moi durant toutes ces années qu'elle le mérite bien. On ne peut la considérer comme mon amie, ni comme une confidente étant donné que je m'épanche très peu. Pourtant, elle est peut-être celle qui me connaît le mieux.
Mon époux complimente déjà la cuisinière attitrée de la maison pour le repas et je ne dis rien. Je n'ai pas fait grand chose après tout... J'ai simplement l'intention de profiter autant que possible de son enseignement pour apprendre à préparer quelques plats, moi aussi, et être en mesure de la remplacer un tant soit peu lorsqu'elle trouvera un mari à son tour.

Que se passait-il en l’esprit de Marc-Aurèle dorénavant ? Que lui arrivait-il ? Durant une petite seconde, il s’était comme immobilisé, tel le faon recevant la flèche meurtrière et se raidissant, devant presque immobile avant de s’effondrer pour ne plus jamais se relever. Sauf qu’ici, au lieu de s’effondrer, le souverain de ces petits lieux s’était mit à… Sourire. Et de la paume de sa main droite, recouvrit celle de son épouse avec une tendresse non feinte et une spontanéité tout à fait sincère. Comment cela se faisait-il ? Sans doute qu’en son esprit, la petite confidence de la veille avait permis de dépasser les évènements, de se les approprier et, ce faisant, de les apprécier à leurs justes valeurs. Et puis il y avait ensuite eu cette nuit… Alicia se sentait peut-être embarrassée, peut-être même pas encore à sa place… Mais Marc-Aurèle, lui, semblait comme… Délivré. Oui, délivré.

« Oh, je n’en doutes absolument pas ma chère. » Répondit-il, souriant , avant de retirer sa main de celle de son épouse pour accueillir Allia et Magdeleine remplissant les auges. « Mais le plus tard sera le mieux, si tu veux mon avis. Nous sommes chez nous, maintenant. »

De service aujourd’hui, Allia écoutait attentivement son grand frère. Mais, plus que de l’écouter, elle analysait tout ce qu’elle voyait de lui. Bien qu’elle soit sa petite sœur, elle était celle qui connaissait le mieux le seigneur de Terrefière – après Auguste, le vieux régent – et aussi celle qui faisait le plus attention aux non-dits. Aussi, voir son grand frère se montrer aussi affectueux et, sans doute pour la première fois de sa vie, libéré de toute pression, lui apportait un sourire chaleureux et sincère.

« Tu sais mon frère, Magdeleine et moi n’avons pas été les seules à cuisiner ! » Dit-elle, un sourire malicieux et de petits yeux rieurs se posant sur Magdeleine puis Alicia, avant de revenir vers Marc-Aurèle qui avait bien vu ce petit jeu. « Alicia a également été d’une grande aide ! Elle souhaite apprendre à cuisiner, et elle nous a bien aidé aujourd’hui pendant que tu ronflais comme un sonneur. »

Ce dernier ajout provoqua l’hilarité de Frida, la plus jeune de la fratrie qui manqua de s’étouffer à sa première cuillère de ce succulent repas. Certes, il n’avait aucun des ingrédients appréciés par la haute, très haute société… On n’y trouvait ni épices provenant de contrées lointaines, ni œufs de ces fameux poissons que l’on trouve dans les eaux profondes et qui sont chassés par une poignée de marins courageux – ou franchement inconscients. Il n’y avait ni crustacés, ni fruits de mer, ni de ces succulentes viandes tendres que l’on ne trouve que dans les forêts du Médian, d’après les rumeurs.

Mais ce repas avait au moins le mérite d’avoir été préparer avec beaucoup de sentiments. Les épices venaient du potager de ces terres : l’ail, les échalotes, le thym et les herbes avaient été cueillies le matin même par Frida qui, bien que semblable à une tempête imprévisible, avait le mérite d’apprécier la culture des terres et des champs. La viande provenait du gibier local : chassée il y a à peine deux jours, tuée d’une manière humaine et respectueuse, débitée par l’éleveur lui-même et parfaitement assaisonnée, elle était accompagnée de condiments eux aussi produits dans les champs locaux, récoltés lors des moissons tardives, moissons qui ne tarderaient point à s’arrêter, l’hiver gagnant chaque jour du terrain.

« J’avais un grand besoin de dormir. Ces derniers jours ont été éprouvant à Arétria, et avec les moissons tardives. » Avoua Marc-Aurèle, souriant en coin bien que légèrement piqué par cet humour caustique bien que dénué de méchanceté. « Et puis, il fallait me réveiller si on avait besoin de moi ! »
« Voyons mon frère… » Reprit Allia, posant un des plats sur la tablée avant de venir couvrir son grand frère de ses bras de velours et d’apposer un baiser fraternel dans les cheveux touffus de Marc-Aurèle. « Pour une fois qu’il n’était ni vital ni absolument nécessaire de t’avoir éveillé à nos côtés, nous pouvions faire sans toi. Et puis, plus sérieusement… » Elle s’éloigne, reprenant le plat et donc le service de la tablée, servant Alicia juste après le maître de maison. « Ces quelques heures entre femmes étaient délicieuses. »

C’est alors qu’arrive le digne Auguste Hapfer. Au beau milieu des rires provoqués par cette petite confession d’Allia quant aux heures passées à cuisiner entre femmes, le plus âgé des résidents de Terrefière avait ses entrées au cœur de la demeure seigneuriale. En tant que régent desdites terres depuis 3 générations, il avait aussi été un père adoptif pour Marc-Aurèle, lequel voyait son père disparaître régulièrement pour guerroyer, ou dès lors que le suzerain De Terresang demandait qu’il soit à proximité.

Sa stature à elle seule suffisait à le reconnaître : bien qu’âgé, il demeurait droit comme un bâton de justice, et son épaisse canne, taillée dans un bois épais, vernis, et doté d’une poignée large correspondant à sa main forte, résonnait dans la maisonnée à chaque fois qu’il l’utilisait. Son visage buriné s’éclaira face à la vision d’une tablée soudée, réunie autour de sentiments sincères et forts. Arrivant à la gauche d’Alicia – et à la droite de Marc-Aurèle – il s’inclina tout d’abord en direction du maître de maison.

« Monseigneur. »

Dit-il de sa voix de basse au son résonnant dans sa gorge. Bien emprunt de vieillesse, le régent Hapfer possédait une voix impressionnante, produisant un son grave et profond qui, étonnamment, avait toujours eu un effet apaisant sur les enfants, plus particulièrement les bébés. S’ils pouvaient s’en souvenir, les trois représentants de la fratrie De Terrefière pourraient s’en porter témoin. Lorsqu’il se redressa – un sourire sur le visage alors qu’il posa des yeux paternels sur le souverain local – il se tourna ensuite vers Alicia, et fit une révérence plus basse encore, autant que son dos pouvait le lui permettre, et en signe de respect.

« Ma Dame. »

Il lui aurait baisé la main, mais l’instant ne s’y prêtait pas. Puisqu’elle avait été servie, et qu’il était le dernier arrivé dans une demeure en plein repas, les salutations devaient demeurer purement platoniques, mais le respect, lui, était bel et bien présent. Se redressant à nouveau, il resta là durant une seconde, seconde qui fut ensuite brisée par Marc-Aurèle qui lui indiqua la dernière place libre, qui était en train d’être servie par Magdeleine. Alors qu’il s’y dirigeait, le très bavard et très éloquent Auguste ne pu s’empêcher de parler – et on aurait dit qu’il avait attendu cela toute la journée.

« Mes vieux os se rappellent à ma condition de vieillard ! » Dit-il, se dirigeant vers sa place, se reposant allégrement sur sa canne pour les derniers pas qui lui restaient à faire. « L’hiver arrive monseigneur. Et il sera froid et sec. » Ajouta-t-il, se reposant sur le haut dossier de la chaise, la tournant sans la faire grincer – témoignage de sa force malgré son âge – avant d’y prendre place et de caler sa canne entre les lattes du dossier. L’œil exercé repèrerait bien rapidement la déformation du bois à l’endroit même où se trouvait la tête de la canne, signe que cette place-ci, tout comme la chaise, avait souvent été usitée par celui qui venait s’y poser son séant. « Par les bienfaits de la Damedieu, que cette demeure sens bon ! » Dit-il, offrant un grand sourire à toute l’assemblée. « Merci pour ce repas ! Monseigneur, dois-je dire que vous avez l’air particulièrement reposé aujourd’hui ? » Rajouta-t-il, souriant soudainement devant l’hilarité commune. « J’ai une bonne nouvelle, d’ailleurs. Vos gens ont œuvré avec la ferveur du croyant : tous nos champs sont moissonnés et préparés pour l’hiver. Le foin est rentré, les céréales stockées, et les élevages sont au chaud. Les montures et les animaux portent leurs pelages d’hiver et leurs flancs sont gras, ils supporteront les températures avec facilité. François, le palefrenier, et le Auguste et Eulalie, nos éleveurs, alertent tous les trois sur le besoin en bois : ils ont des réparations à faire sur les étables, et sur leurs demeures, et demande votre aide pour cela. » Pause-t-il, se jetant sur une tranche de pain qu’il trempe déjà dans la sauce avant même d’avoir goûté la viande. Cela était son pêché mignon. « Jeanne, l’épouse de notre forgeron, est également heureuse de vous annoncer que le stock de fer sera suffisant pour la reprise des travaux aux champs l’année prochaine : nos chevaux ne manqueront pas de fers, nous ne manquerons pas de clous, et nos paysans pourront faire réparer et affuter leurs outils. » L’air triomphant, il offrit un sourire de circonstance à toute l’assemblée, conscient que tout ceci était la résultante de son travail de régent, pendant que Marc-Aurèle avait été le régent d’Arétria. « Comme tous les ans, l’inquiétude principale se porte sur la protection de vos terres. Bien que pacifiée, la Malelande porte toujours des êtres diaboliques en son sein, et nous sommes une cible facile. Toutefois, les travaux ordonnés par son Sa Grandeur notre Comte, rassurent notre population : nous avons plus de gardes, et les palissades avancent bien, bien qu’elles amputent grandement notre stock de bois. »

Levant soudainement le nez de son assiette, Frida, qui avait été extraordinairement calme et rieuse depuis le début de ce repas, se montra soudain irritée. Bien qu’Auguste soit un véritable père et mentor pour elle, et qu’il ait été le seul à accepter de lui enseigner l’art de la chasse et de la défense – dans le plus grand secret – elle détestait le fait de parler travail autour de la table. Naïve, rêveuse, elle préférait ces moments libérés de toute emprunte de régence, de noblesse et d’obligations. Marc-Aurèle et Auguste étaient des bourreaux de travail, et si Allia aimait donner un coup de main au duo dirigeant, ce n’était pas le cas de Frida.

« Auguste ! » Claqua-t-elle, son minois fermé lui rendant une aura presque intimidante. « Nous sommes à table ! Un lendemain de noce ! Par les bénédictions de Nééra, n’avez-vous donc point autre chose que le travail en tête ? C’est agaçant à la fin… » Dit-elle, lâchant enfin son emprise visuelle sur le régent, pour la reporter sur Allia, puis Marc-Aurèle. « Marc-Aurèle vient à peine de se lever, et Alicia vient à peine d’entrer dans notre famille : ils n’ont pas besoin d’être assaillis d’informations à l’instant. Quand apprendrez-vous à profiter du repos nom de La Mère ! »

Bien qu’au départ elle aussi choquée par cet élan d’autorité et le silence qui en découla, Allia, pour une fois, décida de laisser sa tornade de petite sœur poursuivre ses paroles, bien qu’elle la forme ne laisse à désirer. En effet, Auguste et Marc-Aurèle avaient la fâcheuse et mauvaise habitude de tout ramener au travail, et ce, à tous les moments, même les plus inopportuns. Que ce soit durant les festivités, ou un soir devant la cheminée, durant le repas, ou même durant les promenades familiales autour du domaine, ces deux êtres étaient d’incorrigibles travailleurs… Et bien qu’elle comprenne le poids du fardeau, Allia trouvait, elle aussi, qu’en ce lendemain de noces, le calme, la joie et la légèreté devaient prévaloir sur toute autre prérogative.

Bien qu’elle ne soit pas mariée elle-même, elle se doutait qu’Alicia devait être aussi heureuse qu’elle devait encore être anxieuse. Toutes et tous savaient ce qui s’était passé durant la nuit, et bien que tous soient heureux de savoir le couple seigneurial heureux, satisfait, et de les voir si bien mariés… Lui permettre de ne pas être abandonné par un Marc-Aurèle bourreau du travail, lui semblait être important.

« Je n’aurais pas dis les choses avec autant de… Froideur… » Commença-t-elle, dardant un regard légèrement réprobateur à l’intention de sa petite sœur, avant de poursuivre et de se radoucir à son tour. « Mais Frida à raison. Ne pouvons-nous pas profiter d’un peu de paix ? Loin du travail ? Vous ne trouverez pas du bois aujourd’hui, et vous ne pourrez pas lancer les travaux aujourd’hui non plus… Alors… Profitons d’être tous ensemble, voulez-vous ? »

N’ayant pour l’instant ni agi, ni réagi, Marc-Aurèle avait été un spectateur de toute cette vie. Au départ très réceptif aux informations distillées par Auguste, envisageant déjà des tactiques, des travaux, des décisions à prendre pour que tout puisse être parfait, la réaction de la plus jeune de ses sœurs lui fit marquer un temps d’arrêt. Fourchette en bouche, yeux écarquillés, il était tel un enfant prit la main dans le pot de confiture : n’osant plus ni parler ni bouger.

Mais il écouta. Ramenant doucement ses couverts jusqu’à son auge, il acquiesça silencieusement, et Auguste, sans qu’aucune concertation ne soit faite, fit de même. Doucement, comme pour rassurer son épouse prise entre tous les feux – si tant est qu’il s’agisse ici d’une querelle ce qui n’était absolument pas le cas – il apposa à nouveau sa main sur celle d’Alicia, et la pressa doucement dans une tentative encore eu peu naïve de se montrer réconfortant. Puis, il se leva, passa derrière son épouse, offrit tour à tour une bise à ses deux sœurs – Frida en fut la plus surprise mais pas la moins conquise – et s’arrêta prêt de la chaise qui se trouvait face à Auguste, la retirant, et s’orientant vers Magdeleine.

« Mes sœurs ont raison. Aujourd’hui est un jour heureux. Prenez place avec nous Magdeleine. Vous faites aussi partie de la famille. »

Et il reprit sa place à lui.

J'aime que Marc-Aurèle me prenne la main de manière aussi spontanée... Je ne peux m'empêcher de rougir un peu. Je sens mes joues chauffer et mon cœur s'emballer à ce simple contact, comme si tous les sentiments que j'éprouvais secrètement pour lui se libéraient depuis que nous nous sommes ouverts l'un à l'autre. Il est d'une douceur avec moi... C'est à l'opposé de l'apparence qu'il renvoie. Un homme grand, solide, à l'air un peu bourru. Il doit faire trembler ses ennemis sur le champ de bataille. Mais avec moi... S'il a toujours fait montre de respect, il n'est plus que tendresse depuis hier soir et j'ai l'impression de ne l'aimer que davantage à chaque attention qu'il me porte.

Allia confie finalement à son frère que j'ai aidé à la préparation du repas. Mais je ne peux la laisser dire les choses ainsi. Mon rôle a été plus que minime...

-Oh, disons... Que tu reconnaîtras aisément les légumes que j'ai épluché.

Rien qu'en regardant le plat, j'en distingue quelques uns. Tandis que Magdeleine finissait les carottes, je n'avais fait que quatre malheureuses pommes de terre... Je n'ai jamais utilisé de couteau autrement que pour couper mes aliments donc je ne me suis pas montrée très habile. Mon ouvrage est très grossier et j'ai sans doute gâché un peu de nourriture, restée accrochée à la peau que j'ai retiré. J'ai encore beaucoup à apprendre avant d'être capable de confectionner un plat correct.

Les chamailleries de la fratrie ne me dépaysent pas. Marc-Aurèle a pu assister à autant de plaisanteries et de railleries entre nous, tout en remarquant sans doute que je n'en étais jamais la cible. Moi-même, je ne me moque jamais. J'ai un tempérament différent. Certains pensent que c'est parce que je n'ai pas le même père mais je ne l'ai pas connu. D'autres que c'est parce que je suis la plus jeune, ou bien à cause de mon accident... Mais pourquoi ne serais-je pas naturellement ainsi ?
Finalement, nous sommes rejoint par le régent qui ne manque pas de saluer son Seigneur... puis moi. C'est le premier sujet de Terrefière que je croise aujourd'hui et je me rends soudainement compte que... Je suis sa maîtresse au même titre que Marc-Aurèle. C'est étrange de penser cela... Moi qui n'ait jamais eu rien d'autre à faire que de rester dans l'ombre et laisser les autres gérer pour moi. Je suis une Dame... Et j'ai des gens sous ma responsabilité. Je n'ai pas encore eu beaucoup l'occasion d'en apprendre sur mon rôle et je ne peux qu'espérer que mon époux pourra rester à mes côtés suffisamment longtemps pour me préparer.
J'écoute avec attention le rapport qu'Auguste fait sur la situation du bourg et j'avoue m'y perdre... J'entends les noms et j'essaie de visualiser de qui il s'agit, car on m'a présenté tout le monde, mais quand j'y suis, il est déjà passé à autre chose et j'ai manqué une information ou deux dans l'affaire.

Soudain, Frida interrompt la conversation en cours. Je suis un peu surprise par sa réaction dans un premier temps puis je comprends sa démarche. Allia lui emboîte rapidement le pas, avec plus de modération mais le message reste le même. Elles suggèrent... non, réclament une journée de congés pour profiter simplement du présent. Il s'en suit un silence... Avant que je n'entende un couvert se poser à ma gauche. Je me tourne alors vers Marc-Aurèle qui prend justement ma main pour la serrer brièvement. Je lui souris, tout en me demandant ce qu'il est en train de faire alors que je comprends qu'il s'apprête à se lever. Mes lèvres s'étirent davantage lorsque je le vois embrasser ses sœurs. La réaction de la plus jeune est amusante d'ailleurs. Il m'a confié hier qu'il n'était guère expressif, j'imagine qu'il ne doit pas avoir souvent ce genre de geste affectueux.
Le Seigneur de Terrefière acquiesce à la requête de ses sœurs et Magdeleine est surprise par l'invitation qu'il lui fait. Jamais elle ne s'est assise à la table de ses maîtres. Et elle était encore moins considérée comme un membre de la famille. Les de Terresang ne sont pas mauvais mais ils sont stricts : à chacun sa place. Et c'est d'autant plus vrai depuis que nous avons pu accéder au trône comtal. Elle a un instant d'hésitation avant de faire une rapide révérence en remerciant mon mari.

Passant près de moi pour aller se chercher une assiette et des couverts, elle se penche pour me glisser quelques mots à l'oreille puis elle glisse quelque chose dans mes mains qui sont actuellement posées sur mes jambes. Mes lèvres bougent pour lui adresser un merci mais aucun son ne sort de ma bouche. Puis elle s'éclipse alors que Marc-Aurèle reprend place auprès de moi. A-t-il vu notre petit manège ? Aucune importance. Il n'est plus temps de faire de secret à ce sujet et je ne tarde pas à l'aborder de ma propre initiative.

Je me tourne alors vers mes belle-sœurs.

-Je suis ravie de voir que je dispose de solides soutiens à Terrefière. Fais-je sur un ton à la fois sincère et amusé. Et, si ce doit être une journée de repos, j'ai une suggestion pour en occuper une brève partie. Dans l'effervescence de la journée d'hier... Ou plutôt, dans le flots des émotions qui m'ont assaillies... J'en ai oublié de distribuer mes cadeaux. Il y en a deux pour Terrefière, dissimulés sous de grands linges.

Ils voient très certainement de quoi je parle. En tout cas, ils visualisent sûrement le haut objet rectangulaire qui se dresse désormais sur le chemin qui mène aux champs. Je me tourne vers mon époux pour lui donner un indice quant aux deuxième que j'ai fais installer à l'insu de tous en plein centre du village... Notre petit Temple improvisé aidant les ouvriers dans cette discrète entreprise.

-Nous nous sommes mariés devant l'un d'eux. Avoue-je, non sans une certaine malice, même si cela me tient à cœur. Puis je reviens sur mes belles-sœurs. Mais j'en ai d'autres pour vous. C'est très modeste... Mais j'ai voulu quelque chose de plus personnel pour ma... nouvelle famille. Conclue-je pour reprendre leurs propres paroles.

Je baisse alors mes yeux sur mes mains pour y trouver deux petits paquets carrés, fins et souples, recouverts de tissu maintenu par une ficelle de couleur. Je tend vers Allia celui avec le nœud bleu et à Frida le rouge. En les ouvrant, elles y trouveront chacune un mouchoir de bonne facture tissé de fin coton blanc. Dans le coin en bas à droite, leur prénom y est brodé. Pour Allia, j'ai choisi une police classique mais élégante ainsi qu'un fil bleu et argent. Pour Frida, j'ai pris pour modèle une écriture plus originale que j'ai faite en rouge, rehaussée d'une ligne d'or sur le bord droit des lettres pour leurs donner du volume. Les deux sont agrémentés de quelques fioritures ou arabesques. J'ai tenté de coller au mieux à leurs personnalités. J'espère que cela leur plaira... J'attends leur verdict avec une pointe d'appréhension.

L’annonce faite par Alicia provoqua un éveil et une curiosité générale. Toutes et tous, autour de la table, se regardaient avec une lueur joueuse dans les yeux et une curiosité non feinte. Ainsi donc, au cœur du petit bourg de Terrefière, Alicia avait usé de l’effervescence ambiante pour installer deux choses qui étaient totalement passées inaperçues dans le paysage local.

Frida était la plus conquise par cette initiative. La très curieuse, très libre et très indépendante sœur cadette était connue pour apprécier ce genre de chose sortant du cadre ordinaire de la noblesse Péninsulaire. Son tempérament rappelait davantage celui d’une aventurière, d’une pirate, d’une artiste, d’un chevalier même, bien plus que celui d’une Dame de la petite noblesse destinée à devenir un jour la mariée d’un autre noble, plus ou moins grand dans l’échelle sociale. Elle appréciait énormément la spontanéité, et aujourd’hui, la révélation d’Alicia était comme un cadeau magnifique offert avec la plus grande gentillesse et la plus innocente sincérité.

« Des… Des cadeaux ? Des cadeaux ?! » Répéta-t-elle, son visage s’illuminant de plus en plus à mesure que l’idée d’avoir à découvrir de nouvelles choses dans ce village qu’elle connaît par cœur depuis sa naissance faisait son chemin dans son esprit. Ses couverts étaient posés et elle ne faisait plus que gigoter sur sa chaise. « Vous avez vu quelque chose vous ? Hein ? Vous êtes allé aux champs depuis hier ? Et… Et toi Marc, tu n’as rien vu quand tu étais devant l’autel ? » Répéta-t-elle, curieuse et joueuse, gigotant sur sa chaise comme le ferait un enfant, aux grands regrets d’Allia qui, bien que souriante, savait déjà que sa petite sœur serait inarrêtable dorénavant. « Encore des cadeaux ? »

Les yeux de Frida se posèrent sur le petit carré de tissu qu’Alicia dépose devant l’assiette de la cadette. A peine Alicia avait-elle déposé le présent que Frida s’en saisit sans ménagement, le tournant dans tous les sens pour en apprécier les couleurs et la texture, bien qu’il fût rapidement apparu évident que le cadeau était emballé.

Déballant l’emballage avec une minutie insoupçonnée – d’aucun aurait cru qu’elle arracherait le tout au lieu de calmement dénouer le flot – elle découvrit le mouchoir qu’elle déplia avec attention. D’un coton blanc de bonne facture, son prénom était brodé de fil rouge réhaussé d’or, donnant une profondeur toute nouvelle à son prénom, et une originalité appréciable, agréable même, qu’elle n’avait encore jamais pu voir jusqu’alors. Les arabesques et autres fioritures étaient belles à voir, mais ce qui retenait son attention, c’était ce prénom écrit de manière si artistique, si nouvelle, si inattendue.

Son visage s’illumina. Ses joues se parèrent d’un rouge qui n’avait rien d’égal à celui de la gêne ou de la stupeur, non. Elle était simplement comblée, d’une certaine manière. Très heureuse, elle se leva, déplaça son assiette et déposa à plat le mouchoir qu’elle replia plusieurs fois afin de le placer dans une de ses poches. Puis… Elle vint tout simplement derrière Alicia pour l’enlacer et la remercier.

Allia aussi avait déballé son cadeau. Surprise, curieuse, elle tenta de deviner ce qui pouvait bien être érigé sur le chemin des champs, installé derrière l’autel de la veille. Son esprit pragmatique était dans une effervescence agréable pour la jeune noble, et elle se plaisait à chercher, tisser des liens plus ou moins réels, plus ou moins tirés par les cheveux… Un panneau sur le chemin des champs ? Une statue en l’honneur de Nééra ? Ou d’Othar ? Et pour l’autel, que cela pouvait-il être ? Une fontaine ? Non, les fontaines demandent des constructions et des aménagements, rien n’aurait été possible aussi rapidement et aussi discrètement… Alors qu’est-ce que tout cela pouvait être ?

La découverte du mouchoir mit fin à ses réflexions, car elle connaissait la valeur de ce genre de petits cadeaux. Un mouchoir de bonne facture avec le nom du porteur était un signe de noblesse à part entière. Que l’on soit simple Dame, ou Pair de ce royaume, tous possédaient des napperons et des mouchoirs estampillés de leurs noms. La chose était donc très fortement appréciée par la noble qui, elle, était attachée valeurs de la noblesse Péninsulaire.

Loin de l’effusion sentimentale de Frida, Allia déplia elle aussi le mouchoir pour en apprécier la couleur bleutée, sa couleur préférée. Un bleu marin profond, pour celle qui voulait voir la mer et l’océan et s’y perdre du regard. Souriante, mais gardant la réserve due à son rang, elle offrit une révérence adaptée à sa position – à savoir assise – et un grand et large sourire à l’intention d’Alicia.

« Ma Dame, ce cadeau est un plaisir, et un honneur. » Confia-t-elle, passant doucement le mouchoir entre son pouce, son index et son majeur pour en apprécier toute la douceur. « Pardonnez ma sœur, elle ne connaît pas les bonnes manières, mais elle ne pense pas à mal. »

Frida offrit alors un tirage de langue des moins conventionnel à sa grande sœur qui répondit par un sourire forcé et légèrement narquois. Auguste, lui, riait dans sa barbe et mangeait avec appétit, tandis que Marc-Aurèle, lui, regardait tout cela avec des yeux doux et une attitude paternelle. Les cadeaux d’Alicia semblaient avoir fait mouche, mais ce furent ceux installés dans son dos qui éveillèrent la curiosité du seigneur. Aussi, lorsque l’effervescence redescendit, Marc-Aurèle prit la parole, essuyant sa bouche, et s’éloignant de sa table.

« Très bien. » Dit-il, se levant doucement et offrant un sourire calculateur. « Allons découvrir tout cela, voulez-vous ? » Lança-t-il, satisfait. « Habillez-vous chaudement, je serais curieux de voir ce que mon épouse nous a préparé. »

Le moins que l'on puisse dire, c'est que la réaction de Frida est à la fois inattendue et fort peu conventionnelle. Je n'ose plus bouger tandis qu'elle m'étreint avec vigueur. Au moins, je ne peux pas douter du fait que mon présent lui plaise. Allia a une réaction bien plus appropriée mais néanmoins sincère. C'était le geste modeste d'une noble à une autre et elle le reconnaît probablement en tant que tel. Je lui réponds d'un sourire amical accompagné d'un hochement de tête entendu.

-Dame Alicia est très douée pour la broderie. Renchérit Magdeleine.

Oui, c'est vrai, même si je ne suis pas du genre à me vanter. Pourtant, j'ai plus d'un talent mais je n'ai jamais ressenti le besoin de les mettre en avant. Et puis, mon goût pour les travaux d'aiguilles et la musique ne me serviront de rien dans le rôle que j'ai à jouer ici... Alors pourquoi en parler ?
Le repas reprend son cours et, à peine Marc-Aurèle a-t-il terminé son assiette qu'il se lève, visiblement impatient de découvrir mes autres présents. Il ignore encore que je lui en réserve également un. Cependant, je préfère le lui donner lorsque nous serons seuls. C'est mon cadeau de mariage après tout. Je préfère le lui offrir dans l'intimité.

Je lui réponds d'un sourire puis chacun se lève tour à tour. La table est très rapidement débarrassée. Un ouvrage pour lequel je ne peux pas faire grand chose mis à part rassembler les assiettes et les couverts qui sont à ma portée. Je ne me sens pas assez à l'aise dans mes déplacements pour m'aventurer hors des zones sur lesquelles je peux m'appuyer. Alors transporter des objets relativement lourds et fragiles... Il n'en est pas question.
Une fois que le moment est venu de se préparer, on m'aide à me diriger vers l'entrée. On me tend mon manteau, une sorte de cape que je peux fermer totalement et qui dispose d'ouvertures pour les bras. Le col est habillé de fourrure qui me couvre entièrement les épaules afin de me garder bien au chaud. Puis nous sortons... Et je ne crois pas avoir vu le bourg aussi désert. Finalement, j'aurais peut-être pu sortir pour dire au revoir à mes frères et sœurs. Tant pis.

Toute la petite famille des de Terrefière, le régent et ma suivante... Nous marchons tous vers le petit Temple éphémère qui est encore debout. Les planches qui le constituent seront sans doute rapidement récupérées pour ce dont Auguste parlait un peu plus tôt mais, pour l'heure, les habitants semblent soit endormis, soit trop occupés pour venir s'en charger. Seuls quelques draps ont disparus, sans doute récupérés par leurs propriétaires. Nous nous avançons au milieu de la petite esplanade qui a bien souffert de la petite fête de la veille. Il ne reste plus qu'une table, deux bancs et quelques chaises réparties aléatoirement. Au fond se tient toujours le petit autel de pierre dont le prêtre s'est servi pour déposer le calice et les autres accessoires de la cérémonie. Mais ce que personne n'a remarqué, c'est qu'il est accolé à une autre structure dont on ne distingue qu'une toute petite partie derrière les linges blancs qui forment comme un rideau habillant le mur du fond. Je me tourne vers mon époux et lui parle avec douceur.

-A toi l'honneur.

Il n'y a pas grand chose à faire... Simplement écarter les deux pans de tissu. Il dévoilera alors une seconde structure, bien plus haute. Elle dépasse même Marc-Aurèle de plusieurs dizaines de centimètres. Faite dans la même pierre blanche et noble que l'autel, il s'agit d'une grande stèle dans laquelle a été creusée la représentation de Neera. Elle se tient droite, une coupe dans une main au niveau de son ventre et une plume dans la seconde, au bout du bras qui pend le long de son corps. Son regard est baissé de sorte que l'on ait l'impression qu'elle observe quiconque se présenterait devant elle.
Je n'avais pas pu la voir après son installation mais c'est très réussi. Et je sais que c'est solide car elle a été installée dans un trou de quelques pieds de profondeur. Si j'avais su que notre union serait finalement un mariage d'amour, j'aurais fait graver un homme et une femme sur l'autel afin de représenter le couple seigneurial. Tant pis... Il est trop tard à présent. Et ce qui est important, c'est que, même ici, nous ayons pu nous marier sous le regard de notre Mère afin qu'elle bénisse notre union.

On pouvait le sentir au travers des planches les moins épaisses de la demeure, par-dessous les portes et les fenêtres, l’air du dehors était frais, et l’hiver s’en venait à grands pas. Déjà bien couvert par son armure de cuir et ses épaisseurs de lin en-dessous, le petit seigneur rajouta son épaisse cape par-dessus ses habits, plaçant ainsi ses deux fibules sur son plastron, assurant le maintient de sa cape. Ainsi correctement emmitouflé, le seigneur local ouvrit la voie et mena sa petite famille jusqu’aux emplacements indiqués par Alicia.

A son ordre, il agrippa les deux tissus blancs qui, jusqu’ici, étaient ballotés par les vents. S’élevant doucement, se mouvant avec grâce et volupté, ces deux tissus blancs étaient semblables à deux manifestations fantomatiques bénies de Néera. Leurs mouvements étaient un spectacle à eux-seuls tant ils étaient désordonnés, offerts aux affres des vents, et pourtant… Quelque chose attirait l’œil de Marc-Aurèle qui était séduit par tout cela.

Mais il les écarta bien rapidement, rattrapé par la curiosité. Le spectacle de cette statue de pierre était époustouflant. L’hommage était évident : Néera était le centre de cette bénédiction. La beauté de cette création était évidente, la maestria de la réalisation, époustouflante. Marc-Aurèle posa des yeux ébahis, car jamais, ô grand jamais, il n’aurait imaginé recevoir tel hommage un jour au cœur de son bourg. Tout, ici, était fait de bois. Les pierres appartiennent aux cités plus importantes capable de financer cet approvisionnement et ce travail… Alors, une telle statue… Était une véritable bénédiction.

Pour une fois, même Frida était demeurée calme. Il faut dire que voir ainsi un attribut de Néera n’invitait ni à un débordement de sentiments, ni à une réaction puérile. Et puis, pour être parfaitement honnête, si ça foi n’était pas à prouver, elle n’était pas non plus du genre tout remettre aux divinités. Toutefois, Frida, Allia et Auguste étaient aux anges et offraient quelques sourires béats.

« Que voilà un cadeau bien venu ! » Commenta Marc-Aurèle, qui ne décrochait encore pas son regard de la statue. « Un travail d’orfèvre. Voilà qui va embellir notre bourg pour des générations. Merci, mon aimée. »

Après avoir observé le résultat, je m'intéresse aux réactions de mon nouvel entourage que je trouve soudain bien silencieux. A leurs regards, je ne peux douter de l'effet que mon présent produit sur eux. Magdeleine -qui était dans la confidence- a remarqué elle aussi et nous échangeons un sourire amusé, heureux et complice. Je me tourne vers Marc-Aurèle lorsqu'il rompt enfin le silence. Lui aussi est touché par l'attention et j'en suis fort satisfaite.
Mais sa façon de m'appeler provoque l'arrêt momentané de mon cœur. Hier encore, il parlait de sentiments sans les qualifier précisément. Il m'a témoigné énormément de tendresse depuis et se montre plus heureux que jamais. Et à présent, il m'appelle en d'autres termes que "Alicia" ou "Ma Dame".

Mon aimée...
C'est personnel. C'est intime. C'est affectueux. Il parle d'amour sans le dire vraiment... car nous ne nous sommes pas encore dit ces mots-là. C'est un bel interlude à mon sens. Un premier pas qui me ravie.

Il ne me faut que quelques instants pour reprendre mes esprits après cette semi déclaration et lui répondre enfin.

-Je voulais que notre union soit conclue sous le regard bienveillant de Néera et espérais recevoir ainsi sa bénédiction. Et je... pense qu'elle nous l'a accordée.

C'est un peu tôt pour le dire, certes, mais il y a un sérieux indice. Tout le monde peut le voir dans le comportement de Marc-Aurèle qui est différent depuis hier. Tout le monde peut le voir dans nos échanges silencieux, chaque fois que nous nous regardons ou nous prenons par la main. Tout le monde peut le voir dans le rouge de mes joues dès qu'il me témoigne un peu de douceur. Quelque chose a changé depuis que nous sommes mariés. Et c'est cela qui m'amène à penser que la Déesse s'est penchée sur nous pendant la cérémonie.

-Je souhaitais également attirer son attention sur Terrefière. Un Temple serait de trop ici. Mais une stèle où lui remettre quelques offrandes et prier ensemble me semblait appropriée. Je marque une brève pause avant de poser une question à mon époux. Me ferais-tu l'honneur... de l'inaugurer avec moi ?

Marc-Aurèle accepte, bien entendu, et s'approche pour m'aider. J'ai encore quelques pas à faire pour me retrouver à une distance correcte de la représentation de notre Mère pour une prière. Il m'accompagne au moment de me mettre à genoux, ce qui est une étape douloureuse. Auparavant, je ne pouvais me rendre au Temple que lors des messes, accompagnée de mes proches, mais j'ai un petit autel dans mes deux chambres et je prie régulièrement. Je ne peux le faire que lorsque quelqu'un est là pour m'aider à me baisser et plus encore pour me remettre debout. C'est une épreuve mais que serait la piété dans efforts ?

Une fois en place, nous mettons nos mains en coupe et nous prions en silence. Il n'y a pas un bruit sur la petite place mais je sais que nous avons tous les mêmes paroles en tête.

Ô Grande Mère, Créatrice et Fondatrice, accorde-nous ta pitié et préserve-nous du malheur.
Ô Divine Patronne, Vierge Vénérable, apaise nos cœurs et veille sur nos enfants.

Il ne nous faut que quelques instants pour réciter intérieurement ces mots appris depuis notre plus tendre enfance. Après quoi, nous ouvrons les yeux. Je sollicite silencieusement l'aide de mon époux pour me relever. Mes mains s'agrippent à ses bras avec autant de force que je souffre. Même une fois debout, j'ai besoin d'un petit moment pour me remettre. Me lever de mon siège n'est plus aussi douloureux mais me lever d'une prière reste particulièrement difficile car je dois solliciter la totalité des muscles et des articulations de mes jambes pour cela. J'ai espéré que les soins apportés à mes récentes fractures me soulagent sur ce point mais cela n'est pas suffisant. Les blessures qui m'ont conduites à avoir aussi mal n'ont pas été guéries...

Lorsque je me sens mieux, nous reprenons notre petite sortie. Cette fois, nous prenons la direction des champs. Nous apercevons de loin un objet d'une forme similaire à la stèle de Néera qui se dresse au détour d'un chemin. Il est entouré de linge maintenu en place par une corde afin que la surprise ne soit pas dévoilée par mégarde ou dans un élan de curiosité.
J'imagine que le petit groupe se fait rapidement une idée de ce dont il s'agit. Une fois arrivée sur place, je laisse l'opportunité à qui le souhaite de déballer ce cadeau-ci. Je tenais absolument à ce que Marc-Aurèle se charge du premier. Pour celui-ci, je n'ai pas d'avis.

Sous le tissu se cache une seconde stèle. Taillée cette fois dans un pierre grise, elle semble se fondre dans le paysage de manière naturelle. Dessus est creusée l'effigie de Kyria avec tous ses attributs. Cette fois, il n'y a pas d'autel. Les offrandes sont à poser à même le sol que chacun pourra lui demander de bénir afin d'améliorer les récoltes. La pierre disparaît sous terre, elle aussi fichée dans un trou de quelques pieds de profondeur.
Cette fois encore, j'observe les réactions de mon entourage, curieuse de voir ce qu'ils en pensent.

La petite famille de nobliaux locaux fut fortement impressionnée, et autrement plus touchée encore au plus profond de leurs cœurs, par ces offrandes sincères à la foi inébranlable. Un petit bourg comme Terrefière méritait amplement ses propres symboles religieux, mais ceux-ci coûtaient généralement assez cher… Et le bourg ne possédait ni prêtre ni sculpteur. Ainsi, cet ajout était non seulement bien venu, il était également d’un goût certain, et d’une importance presque capitale. Aussi, personne ne pu ouvrir la bouche lorsqu’Alicia expliqua le pourquoi de ce cadeau… Les seules réactions furent des bouches entrouvertes et des yeux ébahis, même pour Frida !

Marc-Aurèle, satisfait, et également ému – bien qu’il n’en montre presque rien – accepta d’un signe de tête d’aider sa douce à l’inauguration de ce symbole de foi. Aidant Alicia à prendre position, il récite la prière avec sincérité avant d’aider, à nouveau, son épouse à se relever.

Après une petite pause – que d’aucun pourrait prendre pour une pause religieuse et non le besoin d’Alicia de prendre un peu de repos après tous ces efforts – le groupe repart en direction des champs, guidé par Alicia, nouvelle maîtresse des lieux. La balade était fort agréable : la légère brise fraîche justifiait facilement le port d’une cape, d’une écharpe, mais la fraîcheur apportait un fort sentiment de vie. L’on se sentait toujours plus vivant dans les campagnes aux airs purs, fouettées par les vents, que dans les villes où les chevaux côtoient les égouts et les quartiers parfois pauvres et malfamés. Même si c’était pour obtenir la couronne de Péninsule, jamais ô grand jamais, Marc-Aurèle n’accepterait de quitter ce magnifique village.

Lorsqu’ils découvrirent le second cadeau sur la route des champs, ce ne fut point des bouches ébahies, ou des yeux écarquillés, mais des rires, des éclats, et des applaudissements qui l’inaugurèrent. Pour un tel bourg, la vie dépendait des champs, des récoltes, et des dons de la nature. Pouvoir ainsi en obtenir la bénédiction était un signe autrement plus fort encore, bien plus que ce qu’Alicia pouvait deviner.

Prenant les deux mains de son épouse au creux de son épaisse pogne, Marc-Aurèle avait cette fois-ci un grand et large sourire. Pour lui, ce cadeau était le plus important : si aujourd’hui personne ne travaillait aux champs, et si personne ne le ferait plus avant plusieurs ennéades – car l’hiver arrive – nul doute que les offrandes du futur printemps donneraient du baume au cœur à tous les Souffles du village.

Il ne dit rien, se contentant de tapoter la main de son épouse, et de regarder tour à tour les champs… Et tour à tour l’offrande.

La journée a été... merveilleuse. Après la douleur d'avoir dit au revoir à ma famille, j'en ai trouvé une nouvelle. Une dans laquelle je dois encore trouver ma place mais où je suis la bienvenue. Mes présents leur ont plu, à eux et aux villageois que nous avons croisé un peu plus tard. Je me sens déjà appréciée parmi ceux que je dois désormais intégrer dans mon esprit comme étant mes gens... Mes gens... Il est si étrange de penser cela...
Quant à Marc-Aurèle, j'ai découvert un homme nouveau. Il a toujours été assez attentionné envers moi mais à présent je découvre un homme doux et aimant. Je vois bien aux regards de son entourage qu'il n'a pas pour habitude de se comporter de la sorte. Il est heureux et tendre et cela a surpris tout de monde. Je dois avouer... que j'en retire un peu de fierté personnelle... de la satisfaction aussi. Et tellement de bonheur. Parce que je sais qu'il est ainsi à cause de moi.
De nous...

Le soleil est couché depuis longtemps mais la soirée se passait si bien... Un peu de musique, quelques jeux... Nous avons passé quelques heures animées et très joyeuses après le dîner mais il est grand temps pour tous de nous coucher. Nous avons beaucoup marché aujourd'hui et je n'y suis pas habituée. Je sens la fatigue me gagner. Alors, nous avons rejoint notre chambre. Je regarde notre lit tandis que Marc-Aurèle ferme la porte derrière nous et je suis prise d'une petite vague d'angoisse. Même si je sais désormais ce qui m'attend, j'ai peur d'avoir de nouveau mal... Thorus m'a assurée que non mais j'aurais aimé pouvoir en parler plus longuement avec lui avant son départ. Malheureusement, nous n'avons eu ni le temps ni l'intimité nécessaire à une telle conversation.
Cependant, j'ai une dernière chose à faire aujourd'hui que je n'ai pas eu l'occasion de faire jusque là. Magdeleine m'a indiqué où elle l'avait rangé en me glissant quelques mots à l'oreille. Alors, quand je vois mon époux s'approcher de moi et que je sens la peur me gagner, ma bouche parle d'elle-même.

-J'ai quelque chose... pour toi aussi.

J'imagine qu'il doit être un peu surpris. Alors, je lui prends le bras et lui demande de nous approcher du lit. Mais suis-je sotte ?... Je m'entraîne à mieux sauter ? Il n'a pas grand chose à faire pour m'étendre sur la couche depuis l'endroit où nous nous trouvons... J'essaie de dissimuler la rougeur de mes joues et j'étire un bras vers le tiroir de la table de nuit. Là, repose un écrin de cuir en forme de cube qui tient dans la main. Je le prends et le tends à Marc-Aurèle.

-Ce n'est pas grand chose... Commente-je alors qu'il l'ouvre.

La petite boîte contient une sorte de bague pour cheveux. Elle est en métal de couleur argenté mais conçut dans une matière plus solide et plus facile à entretenir. Elle est ciselée d'arabesques plus cubiques que celles que j'ai réalisé pour les mouchoirs de ses sœurs afin de correspondre aux goûts d'un homme.

-C'est... Une sorte de clin d’œil. J'ai remarqué que tu t'attachais souvent les cheveux... Et j'ai toujours une épingle dans les miens... Au moins, tu auras toujours quelque chose de moi avec toi... Même quand tu devras t'en aller.

Je regarde l'objet pour que mon époux lui-même... Alors que j'attends de savoir si cela lui plaît. C'est mon dernier présent mais c'est sans doute celui qui me tient le plus à cœur car il n'est destiné qu'à lui... A cet homme qui m'est si cher et qui est déjà tout pour moi. S'il devait ne pas aimer, j'en serais fortement déçue. Même si je ne le lui montrerai pas.

Qui l’aurait cru ? Qui aurait cru qu’une telle journée se déroule ainsi ? Qui aurait cru qu’un mariage non désiré puisse mener sur un amour naissant, sincère, et non point calculé ? Qui aurait pu croire qu’au lendemain dudit mariage, une relation serait née ? Et qu’en naissant, une famille en serait devenue plus grande, plus forte… Et plus belle.

Car cette journée relevait réellement de l’exceptionnel. Et croyez-le ou non, Marc-Aurèle, d’ordinaire habitué à se lever tôt et à se coucher tard, à œuvrer sans cesse, à travailler parfois plus que de raison… Était épuisé alors qu’il entrait dans sa chambre, rejoignant son épouse, d’ores-et-déjà proche du lit.

Voyant cela, Marc-Aurèle détourna le regard. Bien-sûr qu’il se souvenait de ces sensations ô combien enivrantes qu’il avait ressenti cette nuit. Bien-sûr qu’il se souvenait de la chaleur du corps d’Alicia contre le sien… Bien-sûr qu’il se souvenait de ces mouvements, ces petits mouvements qu’ils échangèrent l’un l’autre… Bien-sûr qu’il se souvenait du goût de ses lèvres, de la douceur de ses étreintes, du confort de ses bras. Mais… Tout ceci avait été agréable dans le feu de l’action. L’alcool aidant, ils avaient abaissé leurs barrières, diminuer leurs surveillances… Mais là, ce soir, il n’y avait ni alcool, ni fête…

S’approchant de sa commode, Marc-Aurèle déposa ses bijoux, selon un rituel fort bien maîtrisé au fil des années. Enlevant ses chaussures, le souverain local porta ses mains à ses cheveux, pour y retirer les nœuds qu’il savait si bien faire.

« J’ai quelque chose… Pour toi aussi »

Il s’approchait du lit – et donc d’Alicia – lorsque les mots furent prononcés. Etonné, Marc-Aurèle releva les yeux vers elle, pour la première fois depuis qu’il était entré dans la chambre. Il allait retirer la petite pince de fer qu’il possédait depuis des années pour pouvoir lâcher ses cheveux, mais cette phrase l’en empêcha. Bien vite, Alicia agrippe le bras du souverain, et tous les deux se dirigent sur le lit, ou ils s’assoient, et où elle offre une petite boite.

« Ce n’est pas grand-chose… »

Sans rien dire, le seigneur ouvre la boîte et découvre le cadeau : une bague pour cheveux finement ouvragée et dans un métal bien plus noble que celle qu’il possède depuis toutes ces années. La plaçant dans sa main, le seigneur en apprécie les tours et les contours, passe ses doigts sur les arabesques, y ressent la moindre aspérité.

« C'est... Une sorte de clin d’œil. J'ai remarqué que tu t'attachais souvent les cheveux... Et j'ai toujours une épingle dans les miens... Au moins, tu auras toujours quelque chose de moi avec toi... Même quand tu devras t'en aller. »
« Elle est magnifique ! » Dit-il, ne détachant pas ses yeux de la pièce ouvragée… Avant de finalement relever les yeux vers elle, et de lui offrir un sourire. « Tu… Tu as fait beaucoup de cadeaux aujourd’hui. Crois-moi, j’en suis le plus touché. Et cette bague est magnifique, je serais heureux de la porter tous les jours. » Dit-il, s’approchant soudainement et déposant un baiser sur le front du son épouse, tandis qu’il lui caressait la joue. « Merci. Tout ce que tu as fait aujourd’hui, tout est parfait. J’espère que je me montrerais à la hauteur de tout cela, pour le restant de nos jours. »

Puis il se leva, ôta sa bague en fer qu’il rangea dans la commode, avant de déposer celle offerte par Alicia dans l’écrin, à la même place que l’ancienne. Puis, il commença à ôter les lacets de son armure de cuir. L’heure était au repos, et ses paupières étaient lourdes…

Je ferme les yeux. Cette main qui caresse ma joue... Ce baiser... C'est le geste le plus tendre et le plus intime qu'il m'ait accordé de la journée. Oh, je ne m'en plains pas. J'ai été élevée dans la plus grande bienséance alors j'aurais rougis s'il m'avait davantage témoigné son affection en public. Alors je dois bien avouer que le fait qu'il soit pudique dans l'expression de ses sentiments me convient, du moins de ce point de vue. En privé, en revanche... Il aurait pu depuis longtemps m'avouer ce qu'il ressentait pour moi. Depuis longtemps, nous aurions pu profiter tout simplement du bonheur qui nous attendait. Je ne lui en fais pas le reproche mais... j'espère qu'avec le temps, il saura s'ouvrir davantage à moi.

Je lui offre moi aussi un sourire, heureuse et soulager de voir que mon dernier présent lui plaît également. J'ai hâte de le voir le porter demain. Je le regarde se lever et le ranger dans son tiroir, ignorant encore que c'est la place à laquelle il mettait son attache précédente. Puis il porte ses mains sur les lanières de sa cuirasse et je détourne les yeux. Oui... Il est temps de nous mettre au lit... Et... Je ne sais plus vraiment ce que je dois faire. Hier, il s'est montré très entreprenant. Il est venu vers moi... Et tout est parti d'un baiser. Le premier dont je sois capable de me souvenir.
Je sens mes joues chauffées alors, sans un mot, je me lève à mon tour. A l'aide des mains courantes, je m'avance comme je peux vers les paravents. Au passage, je prends une chemise de nuit dans l'armoire. J'évite le regard de Marc-Aurèle d'une manière que j'espère être discrète. Puis je disparais de sa vue pendant plusieurs minutes. Lorsque je sors enfin de ma cachette, je n'ai plus que cette fine épaisseur de tissu sur moi. Je n'ai pas l'habitude de porter si peu devant quelqu'un d'autre que Magdeleine... Pourtant, ma tenue n'a rien d'extravagante c'est juste... que je me sens comme nue. Je sais qu'il a déjà tout vu... et même plus... Mais cela me semble si différent de ce que nous avons vécu hier. Comme si cela n'avait été qu'un moment unique de notre vie que nous ne pouvions pas reproduire...

Avec la même maladresse qu'à aller, je retourne près du lit. J'ouvre les draps. Je m'assois. Je vais me glisser à l'intérieur. Une fois les couvertures sur moi, je me sentirai un peu mieux mais cela ne durera pas, je le sais. Je serais bientôt allongée aux côtés de mon époux et il y a... ce devoir conjugal qui m'intrigue... qui m'attire... qui me gêne... qui m'effraie... Mais c'est mon devoir et, comme hier, je le remplirai s'il devait arriver. En espérant que Thorus a raison.