De discussion en surprise | Marc-Aurèle, Alicia & Magnus

Début de la 7ème ennéade
Printemps, Barkios 18:XI

C'est un après-midi comme les autres à Arétria-la-ville. Tout du moins de mon point de vue. Je suis dans le salon où ma famille et moi nous retrouvons toujours. C'est là que je passe le plus clair de mon temps et que je me distrais, jusqu'à ce que j'ai besoin de m'isoler. Car on ne me laisse que rarement seule et aujourd'hui ne fait pas exception à la règle. Tandis que je joue de la harpe, baignée par la lumière d'une fenêtre, Arianna lit un livre non loin de moi. J'ai choisi une mélodie douce et apaisante pour son Souffle qui souffre en silence depuis que notre mère nous a quittés. Harven s'est installé par terre, sur le ventre, le menton posé entre ses deux mains. Il tourne les pages d'un ouvrage plus imagé que celui de sa tante. Elyanna et Valendra s'affrontent à un jeu de carte au fond de la salle en essayant de faire le moins de bruit possible pour ne pas perturber la quiétude de ce moment. Presque toutes les femmes de la famille sont là. Il ne manque qu'Evanna qui doit sans doute s'entraîner aux armes une fois de plus.

Par la porte grande ouverte s'échappent les notes que je joue. Ainsi, elles se répercutent sur les murs de pierre et résonne loin dans les méandre du château. J'aime assez l'idée de faire baigner cette place forte dans la musique durant quelques heures. Apporter un peu de douceur ou de gaieté dans un endroit conçu pour la violence est assez poétique à mes yeux. Je sais que j'ai assez sombre mine dans ma robe noire et avec les cheveux attachées de manière si solennelle et sans l'un des accessoires pour cheveux que je chérie tant mais j'ai encore du mal à ne pas penser à la mort de notre mère moi aussi. Jouer apaise peut-être tout le monde mais cela me fait aussi du bien à moi...
Prise dans mon morceau, je ne réalise plus vraiment ce qu'il se passe autour de moi. Je ne vois pas Arianna relever le regard parce que quelque chose -ou quelqu'un- a attiré son attention. Pas plus que je ne devine un discret sourire se peindre sur son visage avant de me regarder parce qu'elle devine l'objet de cette visite. Je ne réalise pas qu'elle lui fait signe d'approcher un peu juste avant de se lever et de s'éloigner... me laissant seule dans cette partie du salon. Elle va retrouver les deux femmes attablées, faisant mine d'observer leur partie tandis que deux regards épient de temps en temps la scène qui s'apprête à se jouer à l'autre bout de la pièce... Valendra questionne ses tantes d'un froncement de sourcils mais les deux femmes lui répondent d'un signe pour lui demander d'attendre. Elles le lui diront bien assez tôt...

Jamais ô grand jamais, on n’avait vu un Marc-Aurèle si anxieux, si tourmenté. Arrivé à Arétria-la-ville il n’y a qu’une ou deux heures, Marc-Aurèle avait, en l’espace de peu de temps, été honoré d’une mission incroyable… Et ordonné d’un fardeau inattendu. Premier Conseiller du Grand Conseil Comtal, voix de Magnus de Terresang, représentant de celui-ci et du conseil, figure politique publique… Et futur époux d’Alicia de Terresang, sœur du Comte éponyme. Deux missions, deux fardeaux, l’un très honorifique… L’autre, très inattendu.

Magnus, dans sa grande mansuétude, avait demandé à Marc-Aurèle de s’entretenir avec Alicia, sa sœur. Et, dans sa grande bonté, il avait autorisé son vavassal à se débarbouiller, et à s’alléger un peu. Disposant d’un petit appartement éphémère dans les locaux, et d’une salle d’eau, Marc-Aurèle pu se débarbouiller, se rafraichir aussi, et abandonner temporairement son épaisse armure de plate, pour revêtir sa fidèle armure de cuir tannée depuis des années et des années, rendue souple par un agencement savamment étudié, ceinturée par une ceinture de lin.

Il avait fière allure, le petit seigneur de Terrefière. Ses yeux perçants illuminaient un visage assombri par une épaisse barbe sombre. Ses cheveux, longs, très longs pour un homme, étaient noués au centre et à l’arrière de son crâne, en un chignon correctement réalisé, tandis que les cheveux des côtés de son crâne, eux, étaient tirés vers l’arrière, quelques mèches tombant devant toutefois. Il avait fière allure, oh oui. Son armure lui seyait à merveille. Ses épaules carrées semblaient plus fortes encore, sa taille, affinée par la ceinture serrée, rendait une impression d’être battis comme un chêne centenaire.

Ainsi était-il entré dans les appartements d’Alicia, guidé qu’il était par la douce mélodie qui ne semblait jamais faiblir, à aucun moment. Lorsqu’il entra, il découvrit une seconde personne, allongée, occupée au sol. Deux billes rondes, aux regards joueurs, se posèrent sur l’imposant guerrier de Terrefière, et les sourires, suivis de l’indication d’entrer, disparurent lorsque ce jeune être prit la poudre d’escampette.

Il ne restait plus qu’Alicia et Marc-Aurèle. Mais la jeune femme continuait de jouer. Visiblement, rien de ce petit jeu qui venait d’apparaître entre l’enfant et Marc-Aurèle, n’était apparu aux yeux d’Alicia. Agité, cogitant sans cesse, encore et encore, Marc-Aurèle décida… De s’asseoir. Une chaise se trouvait dans le coin de la salle, derrière Alicia. Il se doutait que de se dissimuler ici, il pourrait se passer des heures avant qu’Alicia ne daigne ce retourner.

Qu’importe… Cette musique était agréable, et avait au moins le mérite d’apaiser les craintes du seigneur de Terrefière, et ses pensées infernales.

Les minutes s'écoulent sans que je ne vois toujours rien de ce qui se passe autour de moi. Je reste bercée par ma propre musique. Apaisée, mes doigts font vibrer les cordes avec grâce et mes traits sont aussi doux que mes notes. A présent, ce sont non plus deux, ni trois, mais quatre personnes qui se sont regroupées au fond de la pièce pour observer. Harven n'a fait que suivre le mouvement insufflé par Arianna mais, tout comme Valendra, il ignore ce qu'il se trame. Même si son aînée commence à comprendre. Mes deux sœurs, quant à elles, s'amusent un peu de la situation à mes dépends et à ceux de mon visiteur.

Finalement, après presque un quart d'heure, mon morceau touche à sa fin. Mes doigts remontent sur les cordes les plus courtes puis les quittent pour laisser la dernière note -plus aiguë- s'éteindre toute seule. Mes mains restées dans les airs se posent délicatement sur mes genoux et je me tourne vers la chaise où se trouvait ma sœur avant que je ne commence à jouer. Je suis surprise de la trouver vide mais un peu d'agitation autour de la table attire mon attention. Je fronce légèrement les sourcils devant le comportement étrange d'Arianna, Elyanna et Valendra. Que signifient ces regards rieurs et ces sourires amusés ?

-Qu'y a-t-il ? Leur demande-je finalement puisqu'elles ne semblent pas vouloir m'expliquer par elles-mêmes.

Elyanna, la plus coquette de mes sœurs, m'indique des yeux un espace situé derrière moi. Je me retourne donc et découvre qu'un homme se tient derrière moi. Je suis surprise. Doublement même. Car si quelqu'un d'autre qu'un Terresang ait jamais entré dans cette pièce depuis que Magnus est Comte, aucun n'y est jamais resté. Cet espace est dédié à notre famille et les affaires du comté se traitent ailleurs. Je maîtrise cependant ma réaction et retient un "ow" qui n'aurait pas été très digne de mon statut. Ne pouvant me lever aisément, on comprend que je reste assise lorsque je croise quelqu'un. Je me contente donc de lui adresser un signe de tête qui imite le mouvement de la révérence, geste que j'ai savamment travaillé au fil des années pour parvenir à une exécution qui rend mes saluts aussi respectables que ceux d'une femme en parfaite santé.

-Monseigneur de Terrefière.

Si nous ne nous sommes jamais parlé, je sais néanmoins qui il est. Mon frère a une grande confiance en cet homme et le peu que j'ai pu en entendre à son sujet est assez élogieux. Même s'il s'est manifestement introduit dans un espace privé, le fait que mes sœurs l'aient autorisé ne me donne pas le droit d'être discourtoise avec lui. Et puis, cela ne me ressemblerait pas beaucoup de toute manière... J'entends de petits rires étouffés et des messes basses derrière moi mais fait mine de les ignorer par politesse envers le vassal de mon frère.

-Pardonnez-moi, je ne vous avait pas vu entrer.

J'attends la réponse que la politesse lui impose de me donner mais je ne m'apprête à faire durer la conversation plus longtemps. Il n'est probablement pas là pour moi. Je ne reçois jamais de visite parce que... je n'en ai pas. Mon monde se réduit à mon cercle familial et je n'ai jamais eu l'occasion de rencontrer qui que ce soit d'autre. Aussi je me prépare à me retourner à nouveau vers mon instrument lorsqu'il m'aura gratifiée de la formule adéquate.

Les petits rires environnants, les messes basses, les jeux de regards qui s’accompagnent de chuchotements adressés aux oreilles d’une sœur ou d’une autre, ne touchent point le seigneur de Terrefière. Guidé jusqu’ici par la musique, son esprit, en ébullition depuis plusieurs minutes, plusieurs heures même, s’apaise de seconde en seconde à mesure que les doigts frêles de cette jeune femme glissent sur les cordes d’un magnifique instrument. Combien de temps cela dura-t-il ? Marc-Aurèle n’en savait strictement rien… Lui, il se contentait de baisser la tête, alternant les positions assises bien droites, le buste relevé, et celle, plus avachie, avant-bras appuyés sur les cuisses et visage tourné vers le sol. Une position digne, et une position plus sincère. Plus sincère, car véritable miroir de ses émotions, bien éloignées des protocoles de bienséance.

La musique s’arrêta, doucement. Cette dernière note aigüe paru comme ne faire qu’un avec la mélodie ambiante depuis plusieurs minutes, et Mac-Aurèle s’était perdu ainsi, oubliant qu’il se tenait là où se tenaient les sœurs Terresang, et qu’il devait continuer d’être… Digne.

Mais voilà que la jeune femme s’était retournée, aidée par les indications plus ou moins discrètes du reste des sœurs Terresang. Lorsqu’elle prit la parole, ses lèvres laissant s’échapper la qualification et le nom de la lignée de Marc-Aurèle, ce dernier se redressa, et en réponse de cet appel, se releva et inclina le buste en avant, baissant la tête vers le sol.

- Ma Dame, pardonnez-moi si je vous ai effrayée. Je ne vous veux aucun mal. Dit-il, avant de se redresser et d’accueillir à son tour l’excuse de la jeune femme, qui ne l’avais pas vu entrer. S’arrêtant une seconde sur le doux visage d’Alicia, Marc-Aurèle paru comme déstabilisé. Durant une seconde ou peut-être deux, le vavassal détailla les contours du visage de cette jeune, très jeune femme. Puis, il se ressaisit, conscient que Magnus ne tarderait point à faire son entrée. Il n’y a rien à pardonner gente Dame. Votre frère, sa Grâce Magnus de Terresang, m’a personnellement demandé de me rendre dans vos appartements, afin de… Par Néera, que cela est difficile à imaginer… Une boule au ventre se noue, remonte jusqu’à sa poitrine et provoque une onde de chaleur et un choc dans son échine … de m’entretenir avec vous. Si vous acceptez de m’accorder quelques… Quelques instants.

Son jeune âge et sa naïveté, devaient sans doute jouer en la faveur de la désinformation. Nul doute qu’elle était à mille lieux de se douter que Marc-Aurèle était là pour elle, sur ordre express de Magnus. Nul doute aussi qu’elle ignorait le pourquoi du comment de sa présence. Et à vrai dire… Marc-Aurèle lui-même ignorait quoi faire maintenant. Il n’avait jamais eu de prétendantes, ni n’avait jamais été le prétendant, jamais. Son seul exemple de couple était celui de sa mère et de son père… Sa mère toujours présente, toujours avenante, toujours aimante, toujours douce et toujours… Féminine… Et son père, rustre, fort et violent, Malelandois dans l’âme, guerroyant pour seigneurs et Comtes, répandant le sang et… Se comportant avec rudesse à chaque aspect de sa vie.

Quel genre de… De… D’époux, Marc-Aurèle allait-il devenir ? S’il y avait bien une chose qu’il ne maîtrisait pas, c’était cet aspect de la vie… Là, tout de suite… Ses champs lui manquaient grandement.

-Je n'en ai pas le moindre doute.

Je lui adresse un sourire aimable pour appuyer mes dires. Du peu que je sais du Seigneur de Terrefière, c'est un homme avec des principes et des valeurs plus que louables. Très fidèle à mon frère -trop diraient peut-être certains-, je suis persuadée d'être en sécurité en sa présence. Il défendrait n'importe quel membre de notre famille au péril de sa vie, j'en suis sûre. Alors je ne suis pas prête de le voir comme une menace.
La politesse arrive, telle que je l'attendais, mais je n'ai pas le temps de faire le moindre geste ni même de lui répondre qu'il continue, m'informant que mon frère n'est pas étranger à sa présence dans ce salon et qu'il est là... pour moi ? Mes lèvres s’entrouvrent dans une expression semi interdite. Personne ne vient jamais parler avec moi car je ne suis personne pour le comté. Le Seigneur -que je sais aussi chevalier- semble un peu nerveux, je l'entends à ses balbutiements. Et mes sœurs qui continuent leur petit manège au fond de la pièce...

-Avec moi ?...

J'ai un peu du mal à mettre de l'ordre dans mes idées... Mais Sire de Terrefière attend ma réponse et je ne veux pas me montrer impolie. Je chasse alors le flot d'interrogations qui m'assaillent ainsi que cet air intrigué et stupéfait sur mon visage et je lui offre un sourire courtois.

-Oui, bien sûr. Je vous en prie. Fais-je en lui montrant d'un geste de la main la chaise abandonnée par Arianna, l'invitant à s'asseoir.

Je sais que je ne me présente pas sous mon meilleur jour, flanquée de mes béquilles. Mon maintien est bien plus digne lorsque je suis assise et mon infirmité passe inaperçue alors je préfère ne pas avoir à bouger d'ici. Quelques paroles s'échangent au fond de la pièce et j'entends Elyanna proposer à nos neveux de sortir prendre un peu l'air avec elle. Harven saute de joie mais je crois bien que Valendra soupire, comme déçue. Je les regarde s'en aller tous les trois d'un œil un peu curieux tandis qu'Arianna va s'installer dans un fauteuil encore un peu plus loin de nous, son livre toujours à la main. Je suis moins surprise de voir quelqu'un rester à mes côtés que de la semi-intimité qu'on cherche à nous offrir. Il n'est pas convenable pour une jeune fille non mariée de rester seule avec un homme mais je peine à savoir ce que Marc-Aurèle de Terrefière pourrait bien avoir à me dire.
Tandis qu'il s'installe, j'essaie de reprendre contenance.

-Pardonnez ma surprise. Je ne reçois que très peu de visite. Aucune en vérité mais dois-je vraiment l'avouer à un presque inconnu ? Je remarque que le chevalier n'est pas à son aise et je me permets de m'enquérir de son état avec un intérêt sincère. Est-ce que tout va bien ? Demande-je.

Je me soucie de lui mais je ne peux m'empêcher d'être mi-inquiète et mi-intriguée par l'objet de sa visite. Parce que si mes pensées peinent à s'ordonner, je ne perçois pour l'instant aucune logique et, à l'attitude qu'ont eu mes sœurs, je crois comprendre que quelque chose se joue en cet instant et j'aimerais être rapidement fixée avant de me faire des idées...

Ce n’est ni une farce, ni une comédie, ni une pièce de théâtre. Les invités trop présents s’en vont presque instinctivement, alors qu’entre les deux protagonistes principaux, une tension palpable s’installe, mêlée d’une bonne dose d’incompréhension… Et de gêne partagée. Il y a aussi un peu de cette pudeur si caractéristique des êtres humains, dès lors que l’on parle d’argent, ou de pouvoir… Ou de sentiment. Enfin, ici, il s’agit plus des deux premiers, que du troisième : un mariage arrangé.

Marc-Aurèle le sait, lui. Les autres sœurs d’Alicia l’ont deviné. Mais Alicia, principale intéressée et protagoniste, elle… N’en n’a aucune idée. Comprend-t-elle, quand Marc-Aurèle lui indique être là pour elle ? Ou se voile-t-elle la face ? Il n’en sait rien, à dire vrai. Alors il s’installe doucement sur la chaise indiquée par la jeune femme. Il a remarqué les béquilles, évidemment, mais il n’en dit rien. Trop gêné… Et encore trop inconfortable. Le puissant guerrier, manieur de claymore, rendu silencieux et paniqué face à une jeune femme innocente. On pourrait en rire !

Il s’installe donc, prenant soin de remonter la jupe de son armure de cuir. Pour plus de mouvement, le cuir a été ouvert sur l’arrière et le devant, imitant alors la forme d’une chemise ouverte en deux. Mais pour s’asseoir, il reste nécessaire de relever un peu les pans de cette armure, afin que la manœuvre soit aisée, et que le souffle ne soit pas coupé. Il s’installe ainsi, face à Alicia. Et il la regarde, à moitié inquiet, à moitié subjugué aussi. En voyant Magnus, qui aurait pu croire qu’une de ses sœurs puisse être aussi belle.

- Oui, tout va bien. Je vous remercie de votre sollicitude. C’est… C’est que le sujet qui m’amène n’est pas des plus… Il est des plus délicats. Il se râcle la gorge, une fois… Puis une deuxième fois, bougeant sur sa place comme pour se remettre à l’aise. Je… Je suis désolé si je vous ai fait peur, et pardonnez-moi si je suis mal-à-l’aise mais… Votre frère… Votre frère souhaiterait… Sa Grâce souhaiterait que nous apprenions à faire connaissance dans le but de… De nous unir, prochainement. Pardonnez-moi si je suis abrupte… Je ne sais pas comment aborder ce sujet avec vous, j’en suis affreusement désolé…

Un homme de sa stature, effrayé comme un chiot face à une frêle jeune femme… Avouez, il y a de quoi rire.

Plus il parle et plus le chevalier semble mal à l'aise. Et c'est assez contagieux d'ailleurs. Le fait qu'il m'avoue que le sujet dont il souhaite m'entretenir est délicat n'est pas pour me rassurer mais je prends sur moi pour ne pas trop le montrer. Cependant, je ne peux cacher ma stupéfaction lorsqu'il m'avoue le projet ourdi à notre sujet. Mes yeux s'écarquillent et mes lèvres s'entrouvrent une nouvelle fois.

Magnus m'a...

Je tourne mon regard vers Arianna au fond de la pièce qui ne nous quitte pas des yeux, observant discrètement ma réaction d'un air particulièrement amusé. Elle hoche la tête pour me confirmer qu'il dit vrai et je me libère d'un bref soupir de surprise.

Magnus m'a fiancée ?

Mes yeux se posent à nouveau sur le Seigneur de Terrefière et je le vois sous un jour nouveau. Non plus comme le loyal serviteur de mon frère mais comme un homme...

Je suis fiancée... à cet homme.

Je détourne un regard gêné et le reprend ma respiration -suspendue depuis son annonce- dans un nouveau soupir et... un sourire fugace. Je suis fiancée, je peine à le croire ! Personne n'a rien laissé transpirer de tout ceci jusqu'à présent, comment est-ce possible ?! Mais cela ne gâche pas ma joie que je contrôle au prix de gros efforts, même si mes traits ne peuvent dissimuler mon bonheur naissant.

-Pardon, je... Comme vous l'avez sans doute compris, je... n'étais pas au courant de ce projet. Sinon je ne me serais pas présentée à vous endeuillée...

Il faut que je me reprenne. Je ne peux me conduire comme une enfant émotive devant mon... mon futur mari. Je me redresse dans une grande inspiration et relève les yeux vers le chevalier. Mon regard pétille et mes traits sont bien plus lumineux qu'auparavant. J'essaie de mesurer ma respiration un peu forte mais il peut sans doute comprendre que la nouvelle est loin d'être mauvaise ou choquante pour moi. Elle est... inespérée.

-Néanmoins, je suis... heureuse, croyez-le bien. De ce que je sais, mon frère n'aurait pu me trouver d'homme plus honnête et valeureux auquel me lier. Je changerai de garde-robe dès demain.

Il serait inconvenant que la nouvelle de nos fiançailles se répande alors que je porte encore le deuil de ma mère. Je ne peux préparer dignement un mariage quand la mort rôde encore autour de moi. Et puis, je vais avoir de quoi penser à autre chose qu'à son absence désormais, avec la nouvelle vie qui m'attend. Détaillant le chevalier avec un regard très différent de tout à l'heure, je réalise qu'il m'impressionne un peu... Physiquement en tout cas. Je le sais évidemment bien plus grand que moi et il pèse au moins deux fois plus lourd que moi. Il est si épais... Je dois avoir l'air faible et fragile à côté de lui.

-Puis-je savoir... Qui est à l'initiative de cet arrangement ?

Est-ce lui qui aurait demandé ma main ? Il ne me connaît pas mais il m'a déjà vue. Est-ce que mon état ne le dérange pas ? S'est-il posé des questions à ce sujet ? Magnus a dû y répondre dans ce cas... Cette union est plus avantageuse pour moi qu'elle ne l'ait pour lui, son choix d'épouse est assez étonnant et j'aimerais le comprendre. D'autant que... Je me trompe ou le Seigneur de Terrefière semble bien moins enjoué que moi à l'idée d'une telle union ? Si c'est le cas, alors pourquoi me prendre pour femme ?
J'aurais peut-être la réponse à ses questions juste à cette dernière réplique.

La jeune femme semble… Animée. Secouée de soupirs et de sourires qui s’effacent et reviennent sans que Marc-Aurèle ne comprenne réellement pourquoi. Était-elle… Déçue ? Était-elle… Heureuse ? Surprise ? En tout cas, inutile d’être doué de la magie de l’esprit pour deviner que son esprit à elle, à Alicia donc, était en pleine ébullition. Sa bouche entrouverte, ses prunelles écarquillées, ses iris dilatées, trahissent une stupeur et… Une joie ?

Le fait qu’Alicia soit en deuil était passé tout à fait à côté de Marc-Aurèle, qui n’avait prêté aucune attention ni à la musique, ni à l’accoutrement sombre, ni à l’attitude de la jeune femme. Pour lui, elle était juste… Juste une femme dans ses appartements, pas plus heureuse ni plus malheureuse, ni plus libre ni moins libre. Après tout, Marc-Aurèle s’habillait-il toujours de couleurs, de vêtements seyants, lorsqu’il était seul dans ses appartements ? Marc-Aurèle voulut répondre, dire à Alicia qu’être endeuillée n’était pas un mal, mais la jeune femme reprend la parole… Pour assurer un changement de garde-robe, puis poser une question sans doute innocente.

- Heum… Je… Je ne veux pas vous imposer quoi que ce soit, gardez votre garde-robe si cela vous sied, je ne puis assurément vouloir vous rendre malheureuse. Et je vous… Je vous remercie, ma Dame, pour ce que vous pensez de moi. Je ferais mon maximum pour être à la hauteur de ce profil que vous dépeignez de moi… Il se râcle la gorge bruyamment, et se gratte le crâne. C’est votre frère qui est à l’origine de ce projet. Je n’en suis informé que depuis mon arrivée, tout à l’heure. Pardonnez-moi pour mon attitude, je… Je ne m’attendais point à recevoir tout cela de la bouche de mon Suzerain, et vous êtes une femme très belle…

Un gamin effrayé par une nuit orageuse… Marc-Aurèle était véritablement effrayé.

Les premières phrases qu'il m'adresse alors que je viens de lui faire part de mon point de vue sur nos fiançailles et sur mes intentions ne peuvent que me toucher. Il est prévenant... Je dirais même... attentionné. Son apparence laisse à penser que c'est une force de la nature mais se pourrait-il... qu'il soit doux à l'intérieur ? Je lui réponds avec un sourire attendri.

-Je tiens à me parer à nouveau de couleurs... Si ce n'est pour vous plaire, alors que ce soit pour m'enjoindre à reprendre le cours de ma vie... maintenant qu'elle va prendre un nouveau tournant. Ma mère le souhaiterait.

Si je ne mens pas -car ma vie est bel et bien restée en suspend ces deux derniers mois-, je ne dis pas non plus toute la vérité. Je sais ce que l'on dira si je persiste à porter du noir alors que je m'apprête à me marier. Je dois me montrer disposée à cette union, d'autant que je l'ai ardemment souhaitée. De plus, j'entends bien me montrer sous un meilleur jour à mon fiancé, même s'il sait comment j'avais l'habitude de m'habiller et de me coiffer avant la mort de ma mère. Je veux être belle afin de lui faire honneur et de lui plaire.

Le Seigneur de Terrefière m'explique que Magnus est à l'origine de tout cela et je comprends un peu mieux l'attitude du chevalier. Même si je ne prétends pas savoir ce qu'il se passe dans son esprit, il me semble particulièrement agité depuis le début de cette conversation. Et alors que je réfléchis à ce qui pourrait lui apporter un peu plus de confort dans cette discussion, il m'avoue qu'il me trouve belle. Aussitôt, je baisse les yeux, essayant de dissimuler un sourire gêné et une légère rougeur sur mes joues. Puisque je ne fréquente personne en dehors de ma famille, je n'ai pas l'habitude de recevoir de compliments de la part d'autres personnes. Et le fait que celui-ci vienne d'un homme... un homme auquel je vais me marier... rend cette courte phrase plus précieuse.

-Je suis ravie d'être à votre goût... Parviens-je à glisser en réponse.

Puisqu'il ne m'a pas choisie, je trouve cela d'autant plus important qu'il me l'avoue... Après tout nous allons devoir... consommer ce mariage, même si je n'ai pas la moindre idée de ce que cela signifie. Mais l'entreprise serait plus compliquée à réaliser si je ne lui plaisais pas j'imagine.
Je m'efforce une nouvelle fois de relever les yeux vers mon interlocuteur. Il me semble soudain évident que je ne puis faire grand chose pour l'aider en cet instant. Peut-être n'y a-t-il qu'une seule solution... Et je la lui soumets de bon cœur, malgré mon désir ardent d'apprendre à connaître celui auprès duquel je vais passer le reste de ma vie.

-Si vous ne vous sentez pas prêt à avoir cette conversation, peut-être pourrions-nous la remettre à plus tard ?

Alors que Magnus entre, je fais cette fois l'effort de me lever, témoignant ainsi mon respect au chef de notre famille et au Comte d'Arétria. Ce changement de position est douloureux, comme toujours, et je grimace un peu mais, une fois suffisamment droite, mes traits retrouvent leur douceur habituelle. Ainsi, le Seigneur de Terrefière se voit déjà confier une mission. Je suis un peu déçue de le voir partir si vite alors que nous venons d'être fiancés. Quoi qu'il arrive, nous nous connaîtrons à peine lorsqu'ils partira et je resterai liée à un inconnu sur lequel je me poserai mille questions. Cependant, je ne montre rien de mes sentiments et observe l'échange de documents s'opérer devant moi, l'un d'eux étant celui qui officialise notre union à venir.

Lorsque Magnus se tourne ensuite vers moi et me sourit, je m'interroge avant de me dire rapidement qu'il a peut-être simplement remarqué l'éclat qui illumine mes yeux depuis que j'ai appris que j'allais me marier. C'est alors qu'il me tend un parchemin à moi aussi et je l'écoute m'en dévoiler le contenu tandis qu'Elyanna et les enfants de mon frère reviennent dans le salon et qu'Arianna s'approche à son tour. Cela rend ce moment presque solennel. Je déplie alors le parchemin et en parcourt rapidement les lignes pour le constater de mes propres yeux. Mon nom y est inscrit... Celui d'Alicia Osmond... Et ce pli spécifie que Thorus de Terresang est mon père... Et que je deviens... Alicia de Terresang. La signature du Comte ainsi que son seau y sont apposés...

Si j'ai porté ce titre ces deux derniers mois, j'ai toujours su que c'était illusoire et que seule la volonté de la famille qui en est détentrice me conférait ce droit. S'ils décidaient de changer d'avis demain, alors je serais redevenue celle que j'ai toujours été. Mais tout est différent à présent. Ce droit, on ne pourra plus jamais me l'enlever. Et l'homme qui a toujours été comme un père pour moi l'est désormais, c'est écrit noir sur blanc.

Je relève un visage radieux vers tous ceux qui m'entourent et je parcours leurs visages. J'essaie de contrôler ma joie tant bien que mal après cette seconde bonne nouvelle.

-Alors... Qu'es-tu, Magnus ? Mon frère... ou mon oncle ?

Peu m'importe la réponse. Ils ont été mes frères et sœurs, j'aurais sans doute du mal à les voir autrement et je n'ai qu'eux au monde. Mon regard se tourne évidemment vers Thorus et je réalise... que je ne suis plus orpheline. Une pensée que je n'évoquerai pas à voix haute car eux le sont toujours. Ils sont là les uns pour les autres et c'est ce qui les aide à tenir le coup. Cet acte que j'ai dans les mains, c'est leur façon de me montrer et de montrer à tous qu'ils sont là pour moi aussi et que je suis l'une des leurs.

-Est-ce que je suis censée t'appeler "Père" maintenant ? Demande-je avant que ma voix ne s'étrangle.

La question est un peu naïve, j'en conviens. Mais je ne sais pas quoi dire... Mes yeux sourient autant que mes lèvres et quelques larmes de joie sont prêtes à couler sur mes joues.
Pendant quelques instants, j'en oublie Marc-Aurèle...

Les choses allaient un peu trop vite dans l’esprit de Marc-Aurèle. Premièrement, il avait été nommé à un poste qui, bien que ne lui conférant ni pouvoirs, ni terres, ni lignage, ni titre réel, allait lui permettre de devenir un personnage public. Il allait être la voix d’un Comte, et seul le Comte pourrait se tenir derrière lui, et au-dessus de lui, lorsque les conseils arriveront.

Et puis, il allait se marier. Magnus de Terresang, Comte d’Arétria et suzerain de Terrefière et de son petit seigneur, Marc-Aurèle, ordonnait à ce dernier de se marier avec sa sœur, Alicia de Terresang. Et la surprise – ou serait-ce la volonté de Néera – voulut que ladite jeune femme, bien qu’handicapée, était une créature magnifique. Une deuxième source d’étonnement donc. Comment pouvait-on engendrer une telle jeune femme si belle et si douce, quand il y avait un Magnus dans la famille ? Marc-Aurèle avait beau être fidèle à son suzerain, il fallait le reconnaître : il avait une aura certaine, mais peu de charisme, et il n’était point bel homme. Une vie de guerrier était souvent une contre-indication à un beau visage.

Autre stupeur : Alicia, endeuillée, se rêvait à changer presque immédiatement de garde-robe, et était heureuse d’être « aux goûts » du Terrefière. Était-elle déjà résignée ? Enjouée ? Désirait-elle tout cela ?

C’est alors que Magnus et Thorus de Terresang se présentèrent dans le petit salon. Accompagnés de toute la famille – ou d’une partie du moins – ils avaient des choses à dire, des choses à ordonner, des choses à offrir. Marc-Aurèle n’eut point le temps de répondre à sa promise, que les informations dispensées par le Terresang – et sa présence tout simplement – l’obligèrent à se relever, et s’incliner, et à saisir un document d’une grande importance : une mission lui était confiée. Il devait se rendre à Fernel, afin de discuter avec la châtelaine de ces lieux.

Fernel… Il allait avoir besoin de plusieurs jours de voyage à l’allée, et autant au retour. Et là-bas, il allait devoir négocier, et si cela était nécessaire, renvoyer des missives au Comte, et capitaliser sur ses réponses pour pouvoir renégocier au mieux… Bref, il était parti pour un sacré bout de temps.

Et Alicia ensuite, fit l’objet de toutes les attentions. Alors que Marc-Aurèle lisait le vélin qui décrivaient les ordres, il recevait les informations ambiantes, dans une moitié d’attention. Mais il comprit tout de même assez rapidement : Alicia adoptée, et mariée à Terrefière, c’était signifier que Marc-Aurèle était dorénavant un membre de la famille Terresang par alliance. Les choses changeaient trop vite… Marc-Aurèle ne parvenait plus à décrocher ses mires de ce vélin d’importance.

La pseudo menace de Magnus me fait rire et une larme perle sur ma joue par la même occasion. Je ne suis pas la seule que cela amuse d'ailleurs. Il est si rare de voir notre frère aussi jovial... Surtout ces derniers temps. Thorus reprend la main pour exprimer la pensée de la famille un peu différemment. Ses paroles adoucissent mon sourire et, là, tout de suite, j'ai très envie de le serrer dans mes bras. L'étreinte ne tarde d'ailleurs pas à venir et je serre mon nouveau père contre moi durant quelques instants.

-Merci, mon frère. Lui souffle-je à l'oreille. Puis, lorsque nous nous détachons, je tourne mon regard vers notre aîné. Merci Magnus.

Il n'était pas obligé d'accepter. Notre mère a travaillé d'arrache-pied pour qu'il m'intègre dans le cercle familial mais nous ne sommes pas très proches. Certes, il est venu me chercher lorsque j'ai été capturée par les brigands mais je n'ai jamais su s'il l'a fait de son propre chef ou non. Ce document que je tiens encore dans la main, c'est la preuve qu'il me considère bien comme sa petite sœur et, malgré la crainte qu'il peut m'inspirer parfois, j'en suis touchée.

Finalement, tout le monde sort, hormis Thorus qui reste encore un peu. Je suis surprise qu'on ne nous laisse pas de chaperon mais rien ne l'oblige tant que l'on peut nous voir. Et nous sommes juste en face de la porte après tout. J'hoche la tête en direction de mon frère alors qu'il me propose de reparler de tout cela ultérieurement. Il est vrai que certaines choses vont changer à présent. C'est lui qui aura l'autorité sur moi désormais, et plus Magnus. Les paroles qu'il adresse au Seigneur de Terrefière me font légèrement baisser la tête, un peu gênée. Nous tenons tous les uns aux autres mais je sais que ma situation rend les choses un peu différentes dans mon cas. Ils ont craint de me perdre une fois et, à leurs yeux, j'en suis sortie plus fragile du fait de mon infirmité. Ils me protègent depuis lors et c'est ce qui me rend si précieuse dans leurs cœurs... Car, en soi, je n'ai pas plus d'importance que mes autres sœurs. Elles sont seulement plus à même de se défendre par elles-mêmes.
Thorus s'éloigne à son tour et, lorsque je le vois poser la main sur la poignée, mon sang se glace alors que je comprends que non seulement nous n'aurons pas de chaperon mais en plus on nous laisse dans l'intimité la plus totale... Même s'ils ont confiance en lui et que je connais sa réputation, mon fiancé est un inconnu à mes yeux. Rester seule avec lui alors que je ne me suis jamais entretenue avec qui que ce soit me terrorise soudainement. Le silence envahit la salle à peine le mécanisme mécanique enclenché. Il est lourd et assourdissant, si bien que j'ai l'impression d'avoir du mal à respirer. Et plus les secondes passent, moins je me sens capable de l'endurer ou même de l'interrompre.

-J'ai besoin d'air. Dis-je soudain, les mots s'échappant de ma bouche à toute vitesse. Je me tourne enfin vers le Seigneur de Terrefière avant de détourner les yeux. Et je crois que je ne suis pas la seule...

Je ne l'ai pas vu longtemps mais j'ai eu le temps de remarquer qu'il est blême. L'un comme l'autre, nous avons besoin de sortir d'ici... De respirer l'air frais... D'apaiser nos esprits. Il vient de se passer beaucoup de choses pour moi et j'ignore encore à quel point c'est aussi vrai pour lui. Je jette un rapide coup d’œil à mes béquilles. Appuyées contre un mur, elles sont hors de ma portée et je suis incapable de m'avancer jusqu'à elles.

-Pourriez-vous... J'ai un peu honte de devoir formuler une telle requête, mettant en évidence ce handicap que je cherche à masquer depuis le début de notre conversation alors que je sais que mon fiancé est parfaitement au courant de mon état pour m'avoir déjà vu marcher avec mes orthèses. Je suis paralysée sans elles...

Je n'ai jamais essayé de faire un pas sans elles, persuadée que cela ne serait qu'un échec cuisant. D'autant qu'il me faudrait endurer bien plus de douleur qu'avec mes béquilles. Je remercie poliment mon futur époux pour son aide avant de passer mes orthèses sous mes bras et d'avancer rapidement vers la porte. Nous sortons dans le couloir puis marchons sans rien dire. C'est un peu mois qui mène la marche sans le vouloir mais je sais très précisément où je veux aller. Nous tournons au détour d'un embranchement puis descendons un escalier. Je me déplace sans heurt, habituée avec mes six années de pratiques quotidiennes. Une fois au rez-de-chaussée, je nous oriente encore un peu plus loin et m'arrête devant une nouvelle porte, attendant que le Seigneur de Terrefière l'ouvre pour moi. Je pourrais le faire seule mais ce serait l'empêcher de faire preuve de galanterie et le code de bonne conduite me contraint donc à ne rien en faire.
Derrière ce pan de bois, le soleil est presque éblouissant sur les graviers clairs. Je commence à m'avancer avant de m'arrêter.

-Laissez ouvert, s'il vous plaît... Demande-je doucement.

Je ne veux pas me retrouver une seconde fois en tête à tête avec lui, je n'y suis pas prête. Je sais que l'on peut nous voir depuis les fenêtres mais c'est psychologique...
Je m'avance de nouveau, dépassant le préau qui encercle cette petite cour intérieure et vient me positionner au milieu, sous les rayons du soleil. Je m'arrête et je ferme les yeux, expirant une bonne fois... Je sens ma peau glacée se réchauffer instantanément sous l'astre du jour. L'air ici semble bien plus respirable et je prends le temps de souffler quelques instants. Les dernières minutes -passées comme un tourbillon- repassent dans mon esprit, bien plus lentement et j'analyse tout ce qu'il vient de se jouer. Après un petit moment, ma voix mélodieuse interrompt le silence dans lequel nous baignons, jusque-là seulement entrecoupé par le chant d'un oiseau ou une voix lointaine.

-N'importe quel homme de votre rang serait enchanté à l'idée de rejoindre la famille comtale... Remarque-je sans qu'aucun jugement ni aucune critique ne transparaisse entre mes mots. Je fais une simple constatation. Je relève le regard vers mon fiancé, redoutant d'avance sa réponse à la question que je m'apprête à lui poser. J'ai l'impression que ce n'est pas votre cas... Vous n'êtes pas à l'origine de ce projet mais ce n'est pas non plus votre choix... Mon frère vous l'a imposé, n'est-ce pas ?

Je redoute sa réponse parce que je crains ce que cela peut signifier pour "nous". Aussi bon cet homme soit-il, comment se comportera-t-il avec moi s'il ne voulait pas de notre mariage ? A quoi dois-je m'attendre ? J'ai toujours pensé que je serais prête à accepter n'importe quel mari du moment que je ne finisse pas seule, même le plus odieux de tous. Si c'est ce qui doit arriver, je préfère autant m'y préparer dès à présent.

Tout cela… Tout cela, c’était trop. Trop pour Marc-Aurèle. Voyager pour suivre et réaliser les missions au nom du Comte, c’est dans ses cordes. Et cela lui plais, d’une certaine manière. Se mettre à la disposition de Magnus, le rustre mais reconnaissant Comte d’Arétria, ça, il sait faire. Passer des criminels et des brigands au fil de son épée, il sait le faire. Grossir les rangs des bans, et attaquer l’adversaire désigné par le suzerain, cela ne l’effraie pas.

Mais devenir soudainement le frère de Magnus, épouser la fille, adoptée, de Thorus de Terresang, savoir qu’il allait être marié d’ici peu, être nommé à une telle responsabilité, devoir partir en mission… Cela, ça faisait beaucoup pour le pauvre Marc-Aurèle. Les précédentes missions, il les connaissait sur le bout des doigts. Ce qui s’annonce, c’est l’inverse de ce qu’il avait réalisé toute sa vie. Lui qui avait passé sa vie à s’occuper de ses terres, de ses gens, de son peuple, de ses récoltes, et qui passait l’honneur comme la plus grande des vertus… Allait avoir de grands bouleversements dans sa vie. Finie la vie de petit seigneur local…

Sans rien dire, ni rien faire, Marc-Aurèle encaissa les paroles de Magnus et celles de Thorus. Lorsque ce dernier quitta la salle, c’était au tour d’Alicia de prendre la parole… Et Marc-Aurèle n’en capta aucun mot. Seule la demande timide, mais solennelle, d’Alicia réclamant ses béquilles, fit sortir Marc-Aurèle de sa léthargie. D’un coup, il se réveilla, et il s’exécuta. Hébété, il ne dit rien… Mais il donna ses béquilles à la jeune femme.

Puis il la suivit. S’exécutant, seule sa respiration indiquait qu’il était effectivement en vie. Une fois tous les deux sortis, l’ambiance posée de cette nature Malelandoise, les remparts, les oiseaux… Et l’air, fouettant son visage, eurent tôt fait d’apaiser Marc-Aurèle, petit seigneur de Terrefière. Petit seigneur, habitué à vivre au grand-air depuis sa plus tendre enfance. Habitué à relever ses manches, à bécher les potagers et ensemencer les champs… Se retrouver ainsi enfermer entre les quatre murs de cette salle des Terresang, était semblable à se retrouver enfermer dans un boudoir, une cage… Alors, l’air frais… Voilà qui lui fit du bien.

- Oui ma Dame, votre frère, mon suzerain, est à l’origine de ce projet. Et, oui, ma Dame, il me l’a imposé. A l’instar de vous, ces changements sont… Importants, pour ma vie future. Et je ne sais pas si j’en serais à la hauteur. Je n’ai jamais pensé au mariage, pas un seul instant. Et aujourd’hui, je doute de mes capacités à être un mari d’une quelconque qualité. Et je doute que vous soyez heureuse par chez moi. Terrefière n’est… Vraiment pas aussi développé qu’ici. Je n’ai ni forteresse, ni même de palissade. Ma demeure est ls plus grande, et pourtant, la grande salle de réception de sa Grâce est plus grande encore. Mes gens sont peu nombreux, et tout ce qui fait notre existence, ce sont les potagers, les champs, les forêts et la chasse, qui garnissent les greniers des Terresang depuis des générations. Je crains de ne pas avoir grand-chose à vous offrir, et cela me déçois…

Les paroles du Seigneur de Terrefière me troublent. Le fait qu'il ne veuille pas de ce mariage et même qu'il n'ait jamais souhaité se marier m'inquiète... Que vais-je représenter à ses yeux ? Une gêne ? Une indésirable ? Un poids ? Il aurait toutes les raisons de mal se comporter avec moi dans un tel contexte. Si le regard de ma famille sur lui l'empêcherait d'aller trop loin, il pourrait aisément faire de ma vie un enfer malgré tout. Cependant, le souci dont il fait preuve à mon égard me rassure un peu. Il craint que je sois malheureuse chez lui parce qu'il ne peut m'offrir la vie de château que je mène ici, même si elle est très éloignée de ce que Diantra connaît. Mon expression se fait alors plus joueuse et je penche légèrement la tête sur le côté.

-Je ne suis pas une princesse, Monseigneur. Remarque-je gentiment malgré un brin d'amusement qui n'a rien de moqueur. N'êtes-vous jamais allé à Terresang ? Il y a certes des miliciens et une palissade mais les rues sont boueuses à la moindre pluie et même notre demeure est en chaume. Et pourtant... J'y trouve l'air bien plus respirable qu'ici.

Je ne dis pas cela pour être gentille, c'est la vérité. La cour où nous nous trouvons, c'est le seul endroit à Arétria-la-ville où je peux aller pour sentir le soleil sur ma peau. Je n'ai jamais vu la cité autrement qu'à travers les rideaux de mon carrosse. Je me souviens de l'époque où je jouais dans notre village, comme n'importe quelle petite fille. Je saurais encore dire dans quelle rues je courrais à en perdre halène et où se trouvait ma cachette favorite. J'ai beau porter de belles robes, je connais et j'apprécie la simplicité de la campagne et je regrette de ne plus pouvoir me déplacer comme bon me semble.

-Etant donné les circonstances... Je suis désolée de m'être réjouie devant vous en apprenant nos fiançailles. Dis-je avec sincérité.

Ma réaction, en plus de paraître puérile au premier abord, a été maladroite, je m'en rends compte maintenant que je sais qu'il ne veut pas de moi. Il mérite de savoir que je ne voulais pas le blesser d'une quelconque manière. Mais il mérite aussi de comprendre pourquoi, contre toutes attentes, ce mariage arrangé me convient... Après tout, il sera mon mari. Et ne dit-on pas qu'un couple partage tout ? Il vient de s'ouvrir à moi, la moindre des choses est que j'en fasse autant.

-J'ai hérité de mon père le peu de sang bleu qui me distingue des bourgeois. Il n'avait ni terres, ni fortune. Le peu de valeur que j'avais, je l'ai perdu. J'ai un presque regard sur mes jambes mais je ne me ferai pas plus explicite. Je pense que le message est suffisamment intelligible. Qui voudrait d'une femme abîmée pour épouse ? Fais-je remarquer avec lucidité. Ces dernières années, j'ai vu mes sœurs et même ma nièce arriver en âge de se marier. Je les ai imaginer, partir les unes après les autres pour aller vivre leur vie avec leur époux, avoir des enfants, les élever... Je me suis imaginée restant ici, seule, avec mes frères toujours très occupés. Je me suis imaginée leur survivre et dépendre de mes beaux-frères... De mes neveux... Et j'ai été terrorisée par ce que j'ai vu. Et triste à en pleurer...

Mon souhait de me marier n'est pas une lubie infantile dans laquelle je me berce d'illusions. C'est un choix mûrement réfléchi. Certes, il m'a été inspiré par la peur mais est-ce que cela retire toute crédibilité à mon raisonnement pour autant ?

-C'est pourquoi j'ai dit à Magnus que s'il avait l'opportunité de convenir de mon mariage... J'en serai très heureuse. Vous allez peut-être trouver cela idiot... Mais je me suis convaincue que même le pire des maris serait toujours mieux que cette vie que je redoute. Parce qu'au moins je pourrais me consoler à travers l'éducation de nos enfants. Je préfère être malheureuse mais accompagnée que seule et désespérée.

Il estimera peut-être que mon approche des choses est ridicule ou, dans notre cas, égoïste. Je ne pouvais cependant pas savoir que mon futur époux ne serait pas heureux de me prendre pour femme tout simplement parce qu'il ne voulait pas de femme. La gente masculine peut me faire bien des reproches mais je ne m'attendais certainement pas à celui-ci.

-Si j'ai songé à bon nombre de raisons pour lesquelles je pourrais déplaire à un homme, j'avoue que cette situation ne faisait pas partie de ma liste... Et croyez bien que j'en suis désolée.

Je devrais peut-être le laisser... L'hésitation se lit sans doute d'ailleurs dans mon expression et mon attitude alors que je ne veux pas lui imposer davantage ma présence s'il ne le souhaite pas. Il y a encore une heure, il était célibataire et libre de tout engagement. A présent, il doit envisager ses noces à venir. Au moins, mon infirmité n'entre pas en ligne de compte dans cette discussion et cela deviendrait presque une source de soulagement.

Les propos d’Alicia firent naître dans le cœur de Marc-Aurèle, une sorte de sensation de peur, et de craintes. Depuis tout à l’heure, il avait agi sous le coup de l’émotion. Une émotion qui l’avait fait se renfermer sur lui-même, qui l’avait fait s’éteindre, se morfondre presque. Une émotion qui, sans aucun doute, devait émouvoir à son tour Alicia, et l’inquiéter au plus au point… Marc-Aurèle se sentit soudainement mal à l’aise. De sa faute, Alicia était en train de prendre peur, il pouvait le sentir. Son sens de l’empathie s’exprimait ici. Et il pouvait la comprendre. Se voir promise à quelqu’un qui ne vous souhaite pas, et qui ne souhaitait personne, c’était prendre le risque d’être entre de mauvaises mains… Et mal accompagné.

- Pardonnez-moi ma Dame. Croyez bien que j’accueille cette union comme une bénédiction de Néera. Seulement… Il soupir longuement, avant de reprendre, le regard dans le vague. Je n’imaginais pas être homme à me marier un jour, encore moins avec une femme de votre lignage. Soyez assurée tout de même que je ferais mon possible pour prendre soin de vous, et assurer votre bonheur, et celui de nos enfants. Il semble se ressaisir et regarde enfin le doux visage d’Alicia… Qui lui procure une sorte de réconfort. Un réconfort sommaire, mais néanmoins présent. Il prend alors sa main dans la sienne. Sa main caleuse, épaisse, cornée, effleure la peau douce d’Alicia, préservée et correctement soignée. Je saurais prendre soin de vous. C’est la stupeur qui m’a fait réagir de cette manière. Veuillez me pardonner. J’ai… J’ai hâte de vous faire découvrir mes terres.

Je ne peux que lui sourire, un peu rassurée par ses paroles à propos de mon bonheur et celui de la famille que nous allons devoir fonder. Je le crois, évidemment. Même si je me suis préparée au pire des mariages, je sais que Magnus ne m'aurait pas unie à un homme susceptible de me faire du mal.

-Si cela peut vous aider, dites-vous qu'il y a... encore quelques minutes... mon véritable nom était Alicia Osmond. Et que mon lignage était inférieur au vôtre.

Au moment où on nous a fiancé, c'était lui le perdant dans cette union. Il se rapprochait certes des de Terresang malgré tout mais ce qui me liait à eux n'était que la moitié d'une parenté et surtout un amour fraternel. Plus personne ne peut retrouver à redire à notre filiation désormais mais, étant donné les circonstances, j'aime autant que le Seigneur de Terrefière me voit comme celle que j'ai été jusque là : la fille d'un petit noble.

Le chevalier me prend la main et je sens mon cœur s'emballer. Personne en dehors de ma famille n'a jamais eu ce geste envers moi et, aujourd'hui, il provient d'un homme... De mon fiancé. Et plus encore que de me tenir la main, il la caresse. C'est un geste très doux... Qui ne peut me laisser insensible. Cependant, je me force à détacher mon regard de nos mains pour revenir sur le Seigneur de Terrefière car ce qu'il a à me dire est important et je veux lui montrer que je le considère comme tel, même si j'ai soudainement toutes les peines du monde à me concentrer. Je prends néanmoins une discrète mais profonde inspiration pour essayer de me ressaisir.

-Je vous crois, Monseigneur. Et je comprends. Vous êtes tout pardonné. Je lui souris aussi sincèrement que possible. Maintenant... Même si je brûle d'en savoir davantage sur Terrefière et sur vous, ma proposition de reprendre cette discussion plus tard est toujours valable si vous en ressentez le besoin.

Je sais qu'il doit partir dans deux jours mais je ne tiens pas à l'oppresser. Il fournit des efforts pour se montrer agréable alors que la nouvelle de notre mariage prochain l'a passablement étourdi. À présent que je sais pourquoi il s'est montré aussi étrange lors des présentations et qu'il m'a assuré qu'il prendrait mon bonheur à cœur, je peux bien lui offrir quelques heures de répit... En espérant qu'il aura du temps à me consacrer avant son départ.

Avoir son pardon était, pour Marc-Aurèle, un véritable soulagement. Véritable, car l’honneur du petit seigneur de Terrefière était en jeux, et parce qu’il ne s’en n’était point montré digne. L’espace d’un instant, d’une microseconde, Marc-Aurèle pensa à toutes ces nouveautés qui se passaient dans sa vie. Pour l’honneur, pour la gloire de son suzerain, et des siens, le petit seigneur de Terrefière s’apprêtait à quitter les siens pour une durée inconnue. Il s’apprêtait à se rendre à Fernel. Il avait accepté un rôle important pour la sécurité de ce Comté. Et il allait être marié. Voyager, se battre, diriger, décider et porter l’épée, ça il savait faire. Mais être un mari, et potentiellement un père… Tout cela, c’était nouveau pour lui. Très nouveau. Trop, peut-être.

Alors, le pardon d’Alicia était important pour le vavassal des Terresang. Et maintenant qu’elle semblait rassurée, et même apaisée… Marc-Aurèle se sentit lui aussi en paix.

- Non, ma Dame. Je ne vais pas rester longtemps auprès de vous. Je suis destiné à une mission qui va m’emmener loin de vous, et sans doute pour très longtemps. Alors, avant que je ne me perde de sommeil, posez-moi toutes les questions que vous désirez. J’y répondrais, assurément.

J’adresse un nouveau sourire au Seigneur de Terrefière. Même s’il ne me semble pas encore très à son aise -ce qui est normal étant donné la situation-, je le trouve un peu plus détendu. Sa main tient toujours la mienne. J’ignore s’il s’en est rendu compte, mais moi oui. Je l’observe quelques instants et je remarque ses yeux, peut-être pour la première fois. Non pas leur couleur ou leur existence mais… Ce qu’il s’en dégage. Sous son apparence bourrue avec ses longs cheveux, sa barbe fournie et son imposante carrure, ses iris se posent sur moi avec douceur. Je crois… qu’il a en lui cette même ambivalence qui me trouble chez Magnus… Cet homme qui peut faire raser un campement entier de brigands sans l’ombre d’un remord et la minute d’après accourir à mes côtés, encore couvert du sang de ses adversaires, et me regarder avec l’inquiétude d’un frère pour sa petite sœur qui souffre au point de ne plus être capable de marcher.
Est-ce ainsi qu’est Marc-Aurèle ? Magnus m’effraie parfois depuis ce fameux jour, en sera-t-il de même pour lui si je le vois au combat ? Je n’ose même pas l’appeler par son prénom et j’ai remarqué que lui non plus. Il nous faudra sans doute du temps… Et je ne compte pas précipiter les choses, alors même qu’il vient de rappeler que nous avons -aujourd’hui et demain- la seule occasion de pouvoir discuter avant longtemps. J’apprécie toutefois qu’il se montre prêt à m’accorder tout son temps pour la bonne marche de notre union.

Du regard, je lui montre deux fauteuils sous le préau qui encadrent un guéridon. Si nous devons parler aussi longtemps, alors nous serons mieux assis. Surtout moi… Je regrette presque d’avoir à lui demander cela car cela signifie qu’il va devoir me lâcher la main… Mais je chasse cette pensée un peu puérile de mon esprit.

-Je ne sais pas vous, mais je profiterai bien du soleil encore un petit moment…

Si pour moi ces sièges sont bien trop lourds car ils font presque mon poids, ce n’est rien pour le Seigneur de Terrefière, habitué à manier les armes et -mais je l’ignore encore- à travailler la terre. Alors je reste là et le regarde nous installer les fauteuils au milieu de la cour. Je remarque d’autant plus sa carrure et j’en suis un peu gênée… Je dois avoir l’air d’une brindille ridicule à côté de lui. Entre cela et les soins bien différents que nous apportons à nos apparences respectives, nous ne sommes pas vraiment un couple très assorti. Mais je suis bien trop heureuse d’avoir un fiancé pour m’arrêter sur ce genre de considération.
Alors que je m’apprête à m’asseoir, je suis un peu surprise de voir le chevalier s’avancer pour m’aider. Je grimace forcément un peu malgré tout car mes jambes me tirent et mes os me font souffrir, mais je ne me plains pas. Avoir mal tous les jours depuis six ans m’a appris à ne pas me plaindre inutilement. Personne ne peut rien faire pour moi, je me suis résignée. Cependant, j’apprécie l’attention de mon fiancé et la prévenance dont il vient de faire preuve à mon égard. J’allonge mes béquilles sur le sol, le long de mon fauteuil, les cachant autant que possible au regard du Seigneur de Terrefière, par dignité.

Une fois qu’il est installé à mes côtés, je le regarde en réfléchissant rapidement par où commencer…

-Je crois que vous savez beaucoup de choses sur ma famille mais je ne suis certaine de connaître la vôtre…

J’ai suivi des leçons sur les arbres généalogiques, évidemment, mais l’inconvénient de cette matière, c’est que cela change sans arrêt. Les naissances, les mariages, les remariages, les décès… Et l’isolement ne m’aide pas à retenir ce genre d’informations, malheureusement, car je ne peux replacer ces informations dans leur contexte… Il est facile de deviner que le père de Marc-Aurèle est décédé et que lui-même est un fils aîné, sans quoi il n’aurait pas le titre de Seigneur. Mais je ne suis plus certaine pour sa mère… Et est-ce qu’il a des frères et sœurs ? S’il est vrai qu’à travers notre mariage il intègre les de Terresang, la réciproque est tout aussi valable et je me demande à quoi ressemble la famille de mon futur époux.

Quelque part, Marc-Aurèle se sentit chanceux. Chanceux que sa promise soit une femme comme Alicia, qui, en plus d’être une belle jeune fille, était aussi dotée d’une grande gentillesse. Après tout, combien de femmes auraient réagies avec autant de compréhension ? Autant de bienveillance ? Bien peu, sans aucun doute.

Rendant ses mains à sa propriétaire, Marc-Aurèle suivit la direction demandée par Alicia. Deux petits fauteuils, qui n’attendaient plus que deux personnes désireuses de se reposer, et de profiter du temps, et des choses alentours. Tel le chevalier qu’il était, Marc-Aurèle souleva les fauteuils et les disposa de telle sorte qu’Alicia et lui aient une certaine zone de confort, tout en étant proches, d’une certaine manière. Cela permettait… Eh bien… D’être proches. Après tout, le seigneur de Terrefière ne savait pas combien de temps il allait partir, combien de temps cette mission diplomatique à Fernel allait durer. Une ennéade ? Deux ? Peut-être plus ? Et les chemins de la Malelande n’étaient pas les plus sûrs, un groupe de bandits motivés et violents pourraient s’en prendre à lui et, avec un peu de malchance, venir à bout de l’ours de Terrefière.

Mais tout cela était secondaire, en comparaison à tout ce qui se déroulait en ce jour. Sentant son esprit s’apaiser un peu plus, Marc-Aurèle en vint à apprécier l’instant présent. Certes, la cour intérieure du château Arétan était grande et agréable, mais Marc-Aurèle aurait apprécié un paysage bien plus grand, plus vaste. Le soleil ferait toutefois l’affaire.

- Ma famille ? Demanda Marc-Aurèle, légèrement surpris par cette question, et qui cherchait comment pouvoir répondre sans partir sur un très long monologue. Eh bien… Mon père… Mon père était un vassal de Magnus, et des Terresang. C’était un homme violent, qui n’aurait jamais dû être père. Il est mort il y a plus de dix ans, au combat. C’est Magnus qui m’a annoncé sa mort. Dit-il, raclant sa gorge, avant de reprendre, passant son index et son pouce dans son épaisse barbe. Ma mère, elle, était la femme la plus douce de ce monde. C’est elle qui m’a éduqué. Elle m’a appris à parler, à écrire, à lire, à me comporter en chevalier. Et elle a fait toute mon éducation dans les champs de Terrefière. Les champs, les potagers, les forêts… Jusqu’à-ce que je sois en âge de prendre mes décisions seul, et que mes capacités militaires soient… Suffisantes. J’ai deux sœurs : Frida et Allia. Elles sont très gentilles, mais vous ne risquez pas de les voir régulièrement. Elles sont déjà mariées. Et… C’est à peu près tout, je crois.

Il était un petit seigneur, et il avait une petite famille. Mais c’était tout ce qu’il lui fallait.

J'attends avec une impatience contenue la réponse de mon fiancé et j'avoue que les mots qu'il a pour décrire son père me font un peu froid dans le dos. Un homme violent ? Beaucoup d'hommes d'Arétria le sont, ne serait-ce qu'au combat, mais dans quelle mesure était celui-ci ? L'associer à l'idée qu'il n'aurait pas dû être père m'inquiète un peu... Que veut-il dire par là ? Dois-je craindre quelque chose pour nos enfants devant l'exemple qu'il a reçu ? Non, il m'a dit qu'il veillerait à leur bonheur... Cela ne doit pas être ce que je crains. Ou tout du moins n'envisage-t-il pas de reproduire ce qu'il a vécu.
Fort heureusement, Marc-Aurèle poursuit en évoquant sa mère et cela me rassure un peu. Un fin sourire se dessine sur mon visage alors qu'il la décrit. Savoir que c'est elle qui l'a élevé adoucit mes craintes toutes nouvelles. Même ses sœurs se sont apparemment imprégnées d'elle plutôt que de leur père donc j'ose imaginer qu'il en a fait de même. J'espère qu'elles m'apprécieront...

-J'ai hâte de les rencontrer. Me hasarde-je à déclarer, chassant les prémisses de la peur qui m'a tenaillé l'espace d'un bref instant.

Si elles représentent sa seule famille, j'aimerais faire leur connaissance. Il semble être d'avis de nous permettre de faire connaissance autant que possible avant notre mariage mais le temps nous est compté. Et puis, on n'en apprend toujours beaucoup sur quelqu'un à travers son entourage. Et ma priorité à présent est d'apprendre à connaître l'homme auprès duquel je vais passer ma vie et découvrir comment parvenir à m'intégrer dans son univers, sans trop le perturber puisque je n'y avais pas ma place initialement.

-Vous êtes Seigneur et chevalier. J'imagine qu'il ne doit pas toujours être aisé de concilier les deux.

Je ne sais pas vraiment laquelle de ces fonctions pousse Magnus à l'envoyer à Fernel mais cela me concerne désormais. S'il doit s'absenter souvent pour combattre ou remplir certaine mission, cela signifie que je serai régulièrement seule à Terrefière. Chose à laquelle je ne suis pas habituée... Il doit déjà avoir quelqu'un pour gérer sa seigneurie en son absence mais, lorsqu'il a parlé de sa mère, j'ai compris qu'elle devait s'en occuper elle-même lorsque son époux n'était pas là. Attend-il la même chose de moi ? Je ne connais absolument rien à l'agriculture ou aux forêts... Sans compter que, dans mon état, je ne serai pas utile à grand chose. Mais je me pose peut-être trop de questions alors que nous ne sommes fiancés que depuis une heure à peine. Je devrais m'en tenir à des discussions plus banales pour une première rencontre...

Alicia était plus finaude que ce que Marc-Aurèle aurait cru. Sous ses airs de jeune femme amoindrie, affaiblie, sous ses traits de demoiselle douce et innocente, Marc-Aurèle devinait un esprit vif et agile, et une intelligence tout à fait remarquable. Nul doute, maintenant, qu’Alicia devinait certains des tenants et aboutissants de ce qu’impliquait les rôles du petit vavassal. Sans doute entrevoyait-elle un futur où Marc-Aurèle ne serait point l’époux le plus présent. Sans doute s’en inquiétait-elle… Mais elle méritait une réponse honnête.

- Vous imaginez juste, ma Dame. En tant que chevalier, et vavassal, je suis souvent amené à… Partir pour des missions qui peuvent durer longtemps. La voici, la vérité. Une vérité crue, et sans doute peu agréable pour celle qui apprenait son futur mariage avec un seigneur qui ne serait pas souvent présent. Mes missions sont diverses, et variées. Et leurs durées changent tout autant. Diplomatie, justice, guerre… Au nom de mn seigneur et de la Péninsule. Mon régent assure donc souvent sa fonction sur mes terres. Et une fois le moment venu, ce sera à vous de diriger, ma Dame.

Sans doute aurait-il pu être plus fin, plus pragmatique, et aussi plus doux. Mais… A quoi bon ? Pourquoi cacher à cette femme qu’elle ne possédera pas le mari le plus présent ? Pour qu’elle le découvre sur le tard ? Et qu’elle n’en soit que plus malheureuse ?

Au moins pouvait-elle dorénavant comprendre que Marc-Aurèle était un homme courageux, digne, et à l’honneur porté en haute valeur. Et s’il était capable d’un tel honneur dans ses serments, nul doute qu’il était capable d’honneur dans le mariage, et la vie de famille.

Marc-Aurèle me répond sans détour et ne prend pas de gants pour me faire savoir ce qu’il attend de moi. La petite noble de cour que je suis va devenir Dame d’un domaine et ne sera pas cantonnée à gérer la maison et les enfants. J’en suis heureuse et effrayée en même temps. C’est un véritable défi pour lequel je ne dispose que de peu de temps pour me préparer. On m’a élevée de la même manière que mes sœurs et ma place est davantage derrière mon époux qu’en première ligne. Cependant, je ne montre rien de mes tergiversations. Je baisse un peu les yeux, non pas comme quelqu’un de perturbé par ce qu’il vient d’entendre mais plutôt comme une personne qui intègre une information.

-J’ai bien peur de ne pas savoir grand-chose sur le monde agricole. Avoue-je, puisqu’il ne sert à rien de le lui cacher : il le découvrira bien assez tôt. Je relève le regard pour retrouver celui du Seigneur, faisant montre d’une certaine assurance. J’apprendrai. Assure-je. J’espère simplement que mon frère nous accordera plus de temps après notre mariage qu’il nous en aura laissé après nos fiançailles.

Je plaisante et on discerne l’humour dans ma voix, même si c’est un peu vrai. Magnus a été cruel de nous annoncer notre union prochaine avant d’envoyer Marc-Aurèle aussi loin et pour aussi longtemps. Même lui m’a confiée regretter cette situation alors qu’il n’envisageait pas de se marier. J’imagine qu’il fera de son mieux pour remplir sa mission avec efficience et ne pas tarder plus longtemps que nécessaire. Cependant, sans même prendre en considération la… lune de miel… J’apprécierai que mon nouvel époux soit présent pour me présenter ses terres, m’en expliquer le fonctionnement, l’histoire… En résumé, qu’il dispose de suffisamment de temps pour pouvoir me remettre les clefs du domaine en toute confiance avant qu’il ne doive partir de nouveau.

-Si je vous demandais de me citer des choses que vous aimez, que me répondriez-vous ? Demande-je avec douceur et intérêt

Pour l’instant, cette discussion ressemble davantage à un interrogatoire mais je ne peux pas lui en vouloir. Je me projette dans cette union depuis bien avant qu’elle ne soit conclue. J’ai déjà pensé au millier de questions que je pourrais poser à mon futur époux. Jusque-là, l’occasion de nous renvoyer la balle de s’est pas vraiment présentée. Il connaît déjà ma famille et probablement mon histoire qui a fait le tour d’Arétria. Les drames font toujours sensation dans les conversations. Quant à mon rôle actuel, il est évident que je n’en ai aucun. Peut-être qu’un sujet un peu moins précis serait une opportunité pour ouvrir un véritable dialogue. Et si l’envie de me retourner les questions ne lui vient pas, alors peut-être demain ? Ou peut-être l’y aiderais-je.

Nul doute qu’il existait une grande différence entre Marc-Aurèle et Alicia, face à cette nouvelle, celle des fiançailles. Nul doute qu’Alicia était ce que d’aucun dirait « emballée » par cette nouvelle, et les futurs évènements. Marc-Aurèle vint en se demander, en un instant, si elle prévoyait déjà les noms des enfants. Non, ce ne peut être possible, pas déjà… Si ?

- Vous aurez le temps d’apprendre, tout comme vous aurez le temps d’apprendre à régner, ma Dame. Nous prendrons le temps. Sachez que l’honneur est une grande vertu qui m’anime, et si je puis être capable de parcourir les monts et les dangers pour réaliser les ordres de mon suzerain, je saurais vous rendre honneur plus encore. Pardonnez-moi par avance pour mes futures absences…

Car absences il y aurait. Certaines plus longues que d’autres, d’autres, plus dangereuses, plus complexes aussi. Des absences qui se feront pour négocier ici et là, d’autres qui se feront afin de rappeler les lois Comtales, d’autres encore qui se feront pour guerroyer l’épée à la main – ou la claymore aux deux mains – car nul doute que la Péninsule sera encore secouée de guerres dans le futur. Et Alicia, elle, demeurera. Elle demeurera seule, entourée d’une cour presque inexistante, œuvrant en tant que Dame de Terrefière. Elle devra régner et, le temps venu, être mère. Une mère pour plusieurs enfants.

- Ce que j’aime… Répète-t-il, cogitant soudainement à grands renforts de méninges. Mes terres. Mes vignes. Mes champs. Mes potagers. Mes vergers. Les cultiver, les voir pousser, les voir grandir et les récolter. Et j’apprécie énormément méditer dans le champ de ma défunte mère, celui-là même où elle m’a tout inculqué… Celui-là même où les soldats Serraminois l’ont assassinée. Et vous ? Qu’appréciez-vous ?

Tâchons de camoufler le malaise ambiant, même si Marc-Aurèle s’y prend sans doute comme un… Pied.