Début Verimios
An dix-huit du onzième cycle
Il restait une poignée d’ennéades avant le grand jour.
Il était un symbole, il représentait l’instant où Aerianna Hiisi de Geresh s’était assagie pour trouver un homme avec lequel elle partagerait ses jours, l’homme de qui elle porterait les enfants, l’homme qu’elle aimait assez pour rendre la chose officielle. Je m’en réjouissais, je pensais, autant pour ces raisons que pour l’assurance de ne jamais me retrouver seule tant qu’il serait de ce monde, même quand le jour arriverait – car il arriverait – où l’âge m’aurait tant modifiée que je ne serais plus aussi désirable. C’était terrible, de penser à quelque chose d’aussi éphémère un jour où je devais penser à ce lien éternel qu’était le mariage. Mais l’était-il réellement, éternel ? Dans le monde des mortels, il avait suffi d’une seule naissance – événement heureux s’il en est – pour priver de Père sa moitié. Le monde des dieux n’avait quant à lui aucune raison de m’offrir cette éternité. J’avais tourné le dos aux miens en achevant un père sur l’autel de la DameDieu et aucun signe ne me montrait que ceux des sombres m’avaient adoptée.
J’étais seule, toutes ces pensées en tête, au centre de la magnifique serre en forme de demi-sphère qui accueillerait la cérémonie quelques ennéades plus tard. Allongée sur le lit de cordes tressées que j’affectionnais tant, ces dernières pensées avaient invoqué le souvenir d’une belle sombre qui s’était trouvée là, à mes côtés, si loin dans le passé. Je ne l’aurais pas invitée ici si j’avais trouvé Sauveur quelques années plus tôt, je n’aurais rien partagé avec elle, et je serais restée la Princesse d’une petite cité dont personne ne se souciait vraiment. Aujourd’hui j’avais ce qu’elle avait de plus précieux, un empire de métal gisant au milieu du monde. Je m’étais attachée à cet empire, je m’étais attachée à ce qu’il signifiait, je m’étais attachée à cette importance que j’avais gagnée, mais cet attachement me rendait prisonnière de l’envie de fleurir. L’empire léchait ses plaies, il ne m’en voulait pas de ne pas trop lui en demander trop tôt, mais il faudrait que je lui demande beaucoup pour pouvoir le voir s’épanouir à nouveau et moi avec.
Entre ce futur possible et mon présent constaté, il y avait un mariage. Je ne savais s’il s’érigeait en obstacle ou s’il n’était qu’une étape, mais je savais que je changerais avec lui, et cela m’effrayait. Pour cette raison j’avais repoussé l’idée jusqu’à ce que Sauveur m’y confronte et me fasse flancher assez pour qu’on décide d’un jour pour l’organiser. J’avais plus cédé rapidement qu’il n’y était allé fort, et lui imputer cette décision était malhonnête, mais je n’avais pas l’habitude de m’accrocher à l’honnêteté quand elle était inconfortable. Si je lui avais assuré que le doute était levé, c’était probablement faux, ou alors était-il retombé en cet instant. J’aurais pu aller le voir, le lui expliquer, écouter ses mots qui me rassureraient sans aucun doute, et attendre un peu plus paisiblement que les ennéades passent. Mais non. Je contemplai les superbes étoiles d’une nuit d’été brillant d’un éclat majestueux à travers les vitres de verre qui me surplombaient. Leur voisine, Sylène, trônait telle une Princesse attendant son amante alors que son Prince venait de se coucher.
Je ne saurais jamais si la décision prise à cet instant succédait à l’observation de Sylène ou si elle en était la raison.
Je me redressai, toute tremblante, et ce n’était pas parce qu’aucun vêtement ne couvrait ma peau. Je m’assis sur le bord du lit, me penchai en avant en posant les coudes sur les genoux puis me pris la tête entre les mains. Il ne le vivrait pas bien. Je poussai un grand soupir et prenant appui de mes pieds nus sur le marbre froid je me levai. Comme un crin d’écume apparaissant dans le roulis d’une vague nocturne, des lignes bleutés se dévoilèrent en brillant sous ma peau. Ce n’était au départ pas pour ressentir la douleur, c’était surtout pour ne rien ressentir d’autre, mais je commençai tout de même à gémir doucement. J’entamai un tour de la grande serre, laissant mes pieds fouler sa terre et mes mains caresser les plantes qui y avaient grandi. On n’en trouvait aucune à Geresh, et certaines d’entre elles n’existaient tout simplement pas en Ithri’Vaan. Qu’est-ce que ça faisait, d’être unique comme ça ? Qu’est-ce que ça faisait, de savoir qu’après sa disparition il n’y aurait plus rien comme soi ? Qu’est-ce que ça faisait, d’essayer de continuer d’être ce qu’on était alors que le changement poignait ?
Je connaissais les réponses aux deux premières questions, la dernière m’intriguait.
Traînant un grand brasero éteint jusqu’à l’endroit où la végétation était la plus dense, j’ajoutai à la fine pellicule de sueur qu’à la fois le plaisir de la douleur et l’atmosphère de la serre avaient déposé sur ma peau. Ma respiration était hachée à cause de l’effort mais aussi en anticipation de l’horreur que je m’apprêtais à commettre. Au moins, si mon corps réagissait à tout, mon esprit ne répondait ni ne répondrait plus jusqu’à ce que tout soit terminé. La magie s’amplifia et d’une main tremblante j’allumai le brasero, le laissant embraser de son éclat les alentours. Tout autour de la serre, serviteurs comme habitants du palais n’avaient qu’à tourner la tête dans ma direction pour me voir clairement. J’attendis de longs instants sans bouger, espérant que les plus vifs et les plus curieux s’ennuient d’un spectacle immobile et détournent leur attention. Je ne sais combien de temps s’écoula et soudainement je mis en œuvre l’intégralité de mes forces pour faire basculer le brasero dans la végétation.
Je crus que ce fut en vain, déçue que rien ne semblait prendre, et une larme s’échappa telle un symbole, mais la frustration fut de courte durée alors que je vis une fleur s’embraser. C’était la préférée de Mère. Je souris. L’incendie prit alors vraiment et une à une les plantes s’embrasaient. Je m’écartai un peu de ce qui allait être un véritable fourneau et regardai mon œuvre d’un peu plus loin. Mon espoir se fondait sur les plus hautes plantes, responsables de répandre le brasier à chacun des parterres, et quand un des rares arbres de la serre s’embrasa mon sourire s’élargit encore. Ça allait moins vite que je ne m’y serais attendue mais j’étais quand même très satisfaite. Même quand une feuille brûlante vint se poser sur ma chair, m’arrachant un hoquet de plaisir. J’avais pensé à ça, que je me mettais en danger, mais ça ne m’avait pas empêché de m’inspirer de Silex et de bloquer l’entrée de la serre pour me faire gagner une poignée de secondes de plaisir.
Le spectacle était merveilleux, car cette fois, au lieu d’observer l’incendie, je le vivais. Les flammes qui léchaient les plantes jusque-là intouchées mettaient parfois un peu de temps à trouver la faille et s’imposer, puis elles la dévoraient semblait-il autant de l’intérieur que de l’extérieur, lançant la conquête des plantes voisines, et puis, quand elles se retiraient, elles laissaient derrière elles un cadavre de charbon. Les plus grands arbres résistaient mieux au départ, mais leur chute n’en était que plus grandiose et quand ils s’embrasaient pour de bon la chaleur qui m’atteignait semblait décuplée. Je ris d’excitation et de surprise une paire de fois au moins, c’était si facile de détruire quelque chose qui avait semblé si éternel, plus éternel encore que mon amante perdue, plus éternel encore que mon amour pour Sauveur. Je forcis un peu sur la magie pour ne pas penser à lui et à sa déception. On m’en demandait peut-être trop. Et moi pas assez. Au moins, l’incendie répondait à mes attentes et il n’y eut plus rien qui ne soit pas sur la voie de l’embrasement.
La chaleur se fit de moins en moins supportable, la fumée emplit l’édifice de verre et bientôt je dus m’allonger sur le dos pour continuer de profiter du spectacle sans suffoquer. Mon corps se couvrait de petites brûlures apportées par toutes ces particules enflammées qui voletaient jusqu’au sol et je continuais de trembler de plaisir à chaque impact. Puis le verre ne supporta plus la situation et une vitre explosa au-dessus de moi. Le verre vint m’infliger quantité de petites coupures et s’éparpiller autour de mon corps allongé. Au lieu de m’en protéger, je décidai de me relever alors que la fumée s’échappait par l’ouverture ainsi faite. J’entendis un vacarme aux portes de la serre et sourit en voyant le grand gris leur asséner de grands coups d’épaule. Je contemplai une petite foule l’accompagnant et certains détournèrent le regard en voyant mon corps nu ou les blessures qui l’ornaient. L’incendie me faisait apparaître comme à l’éclat du grand jour et en cet instant, alors que les portes cédaient enfin, j’avais les réponses à mes questions. J’étais unique alors j’étais importante, j’étais unique alors on ne voulait pas me voir disparaître, et contrairement aux plantes, quand le changement poignait, je lutais.
Il n’y aurait pas de grand jour, une poignée d’ennéades plus tard.