Réapprendre à vivre, une étape à la fois

Au cour du mois de Vérimios...

Si sa rencontre avec Aegden ne l’avait pas laissé avec la solution magique à tous ses problèmes, elle lui avait donné une assez bonne idée de ce qu’il devait faire maintenant. Deux choses avaient occupé une part importance de sa vie : la médecine et l’armée. S’il voulait se sentir à nouveau entier, il devait absolument réintégrer ces éléments dans son quotidien. Malheureusement, ça impliquait également beaucoup d’interactions avec les autres et Brannor n’avait pas le sentiment d’être tout à fait prêt. En fait, l’issu de ses rencontres était toujours aléatoire. Soit ça se passait bien, soit il se sentait oppressé au point de devoir prendre la fuite. Un peu comme avec Aegden, mais celui-ci l’avait rattrapé, ce que les autres ne faisaient pas. Ainsi, il devait impérativement procéder avec précaution au risque de se décourager et de revenir à la case départ. Il voulait absolument éviter ça. Il en avait assez de cette vie. Il voulait à nouveau se sentir utile et faire partie de cette communauté. Brannor espérait également réparer les pots cassés avec son frère et sa sœur. Il savait que ça serait très difficile, mais que c’était aussi une part importante dans son processus de guérison. L’ultime étape serait d’aller parler à Valindra. Bien qu’elle ait été cruelle dans son refus, il lui devait des excuses. Il était bien conscient que tout était sa faute et que d’aller la voir une dernière fois mettrait véritablement un point final à toute cette histoire.

La liste des choses à faire ne cessait de s’allonger, mais la première étape commençait au sein de sa propre demeure : Brannor devait impérativement y mettre de l’ordre. Au fil de sa longue existence, il avait accumulé une quantité impressionnante de choses et, avant lui, ses parents aussi. Lors de ses années de réclusion, il avait simplement cessé d’en prendre soin. Résultat, sa maison était négligée, chaotique, et certainement pas un endroit propice à la guérison. Y remettre de l’ordre lui demanda un temps fou non pas parce que la tâche était complexe, mais parce qu’il s’arrêtait de travailler dès qu’il tombait sur un objet intéressant chargé de souvenirs. Il perdit des heures à lire les notes de son défunt père et il passa probablement autant de temps à admirer les tapisseries tissées par sa mère. Les progrès furent lents, mais jour après jour, l’ordre prenait un peu plus le dessus sur le chaos. Éventuellement, il en vint à un point où il décréta qu’il n’aurait pas honte si quelqu’un venait soudainement cogner à sa porte. Il y avait encore de nombreux objets, mais chacun avait sa place et sa signification. Le reste était soigneusement rangé dans des coffres loin de la vue. Il s’attaqua ensuite à son cabinet de pratique. Loin d’être aussi encombrée que sa maison, la nature semblait toutefois avoir voulu le réclamer durant son absence et il était presque certain qu’une petite créature avait décidé de faire son nid dans l’un de ses placards. Tout ce travail se révéla exténuant, mais bénéfique. Alors qu’il était concentré à sa tâche, son esprit ne vagabondait pas et lorsque tout fut terminé, c’était une petite victoire dont il pouvait être fier. Brannor était particulièrement heureux de retrouver son cabinet bien rangé avec ses flacons alignés sur le comptoir, ses instruments et l’odeur de plante médicinale qui y flottait perpétuellement. Il n’avait encore aucun patient, mais ça viendra. Chaque chose en son temps. En tout, il lui fallut tout un mois pour venir à bout de son ménage. Quelqu’un de moins facilement distrait aurait tout fait bien plus rapidement, mais il ne fallait pas trop lui en demander. Maintenant que cette première étape était terminée, Brannor pouvait maintenant entreprendre la seconde : reprendre sa place dans l’armée d’Alëandir.

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Première ennéade de Karfias
Troisième jour
An 18 du 11ème cycle

C’était un sentiment étrange que de remettre ces habits, un mélange d’angoisse et d’excitation. Au moins, cette fois il allait quitter la maison décemment vêtue. Brannor attacha ses deux épées courtes sur son dos et s’assura que les sangles étaient correctement attachées. Il enfila ensuite ses bottes en cuir souple et admira le résultat final devant le miroir. Il n’avait pas porté de pantalon depuis longtemps et ça lui faisait tout drôle de voir ses jambes. Il pourrait presque croire qu’il était redevenu comme avant, mais ses longs cheveux blancs n’avaient pas changé et il avait encore cette expression un peu désorientée. Il doutait que l’armée accepte de le réintégrer, mais en même temps, ils avaient besoin d’effectifs. Au pire on allait peut-être lui dire de reprendre l’entraînement en attendant de voir ce que ça allait donner, mais qu’est-ce qu’il ferait s’il essuyait un refus catégorique ? Non, Brannor devait se sortir ça de la tête sinon il ne pourrait pas mettre un pied dehors. Il devait absolument apprendre à gérer les situations lorsqu’elles se présentaient et arrêter d’essayer de tout anticiper.

Trop tard.

Il suffit que la pensée lui effleure l’esprit pour le mettre dans tous ses états. Résultat, Brannor resta près d’une heure devant la porte à rassembler son courage pour simplement la passer. C’était toujours lorsqu’il avait l’impression d’avoir progressé que ça arrivait. La frustration qu’il ressentait alors… Non, ça ne pouvait pas être simple. Néanmoins, il finit quand même par sortir. Brannor ne pouvait pas assumer un refus sans au moins avoir discuté avec quelqu’un. Il avait plus ou moins promis à Aegden qu’il allait essayer et dans le grand plan vers son retour à la normalité, réintégrer l’armée était une étape essentielle. Il devait voir maintenant s’il était trop tôt ou non pour entreprendre les démarches.

En tout cas, il ne passa pas inaperçu. Les autres étaient tellement habitués de le voir déambuler dans ses vêtements de nuit, parfois même nu pied qu’ils se demandèrent s’il n’était pas sur le point de faire quelque chose de stupide ainsi armé. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que Brannor pensait exactement la même chose alors qu’il se dirigeait vers les quartiers généraux à la recherche du responsable des équipes auxiliaires. La hiérarchie avait probablement changé depuis, il n’en savait rien et espérait presque que ce soit le cas. L’opinion serait peut-être plus favorable s’il demandait à quelqu’un n’ayant pas assisté à sa défection. Il trouva enfin l’elfe qu’il cherchait après avoir interrogé un autre soldat. Brannor le salua comme il se devait et, sans plus de préambule, déclara. « J’aimerais réintégrer mes fonctions, si vous le permettez. » Évidemment, l’idée de se présenter préalablement ne lui effleura même pas l’esprit.

Le capitaine des auxiliaires, puisque c’était l’elfe qu’on était allé cherché, mis quelques secondes à répondre. Poing sur la hanche il dévisagea son interlocuteur mis curieux mi surpris.

-Eh bien voilà qui va droit au but.

Le soldat étira cependant un léger sourire. Comme tant d’autres, l’officier devait avoir l’habitude, si ce n’est tout simplement apprécier, les discutions claires et précises, aussi n’eut il pas l’air de s’en offusquer le moins du monde. Malgré tout quelque chose le perturbait et bien vite il exprima sa confusion.

-Puis-je te demander quelles fonctions tu occupais Heru… ?

Par extension l’ancien soldat comprendrait assez vite que l'officier avait besoin de quelques informations basiques avant d’entamer quoi que ce fut d’autre, son prénom, et tout ce qui pouvait lui donner une idée de son identité pour commencer. Il toisait notamment cette tenue et ces armes qui lui criait bien plus soldat que médecin. Le blond s’était-il trompé d’interlocuteur ?

-Les choses ont beaucoup changés ces derniers temps, tu le constateras sans doute bien vite. Mais une chose reste inamovible : on a toujours besoin de bras supplémentaires..

Il y eut un bref moment de flottement où Brannor sembla complètement pris de court par la question du capitaine. Il ne le connaissait pas ? Il cligna des yeux avec l’impression que son cerveau venait tout simplement d’abandonner la bataille et qu’il le laissait à lui-même. Heureusement, cela ne dura que quelques secondes avant que Brannor réalise qu’il était parfaitement normal qu’on lui pose cette question. Effectivement, cet elfe n’avait aucune raison de le connaître ou peut-être n’avait-il que vaguement entendu parler de lui et rien de plus.

« Heu, oui… Pardon, capitaine. Mon nom est Brannor. J’ai été formé à l’académie pour devenir soldat d’infanterie. C’est dans ce rôle que j’ai servi durant mes premières années, mais comme je suis également médecin, j’ai fini par intégrer les équipes auxiliaires. Mon entraînement me permettait d’aller directement sur les champs de bataille afin de récupérer les blessés. Mon dernier déploiement remonte à la fin de l’an 8 lorsque j’ai participé à la défense du front sud. À la suite de ça, j’ai dû prendre une pause pour des raisons personnelles, mais je réalise aujourd’hui que j’ai besoin de reprendre le service. »

La surprise initiale passée, Brannor paraissait plus détendu. Il parlait avec calme, mais on sentait tout de même dans sa voix une note suppliante. Il n’était pas au point de se mettre à genoux afin de convaincre le capitaine, mais si la conversation prenait une mauvaise direction, il pourrait peut-être le faire.

« Cependant, je crois qu’il est important de spécifier que je ne suis peut-être pas prêt encore à reprendre le même rôle que j’avais durant le front sud. Je peux intégrer l’infanterie si les besoins sont plus grands là-bas, mais si vous jugez que mes compétences en médecine sont plus importantes, je peux rester avec l’équipe de camps. Honnêtement, ça n’a pas d’importance. J’ai vraiment envie de retrouver le monde structuré de l’armée et reprendre l’entraînement. Ça me manque. »

Structure, voilà le mot magique. Brannor avait besoin que sa vie soit structurée, qu’il n’ait pas trop de questions à se poser et juste faire ce qu’on attendait de lui.

L’officier écouta patiemment Brannor expliquer une partie de son passé jusqu’à sa démission. Il ne fit aucun commentaire, n’émit aucun jugement et ne parut rien en penser de spécial. Il écoutait et intégrait les informations tout simplement.

-Viens avec moi, Brannor, nous serons mieux installés quelque part.

Alors qu’ils se trouvaient encore dans un couloir, l’elfe fit signe à son interlocuteur de le suivre et le mena dans une petite salle relativement simple. Munie d’un bureau et de quelques chaises, le militaire en désigna une à Brannor.

-Si tu veux bien me laisser quelques minutes, je reviens de suite.

Et à ces mots, il disparut de nouveau dans les couloirs de la caserne lëandrine. Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il ne réapparaisse finalement, l’air satisfait et quelques tablettes de cire dans les mains.

-Bien, excuse-moi pour ce léger contretemps. Il posa les tablettes sur le bureau avant de s’y asseoir à son tour, en lisant une rapidement. Tu disais ne pas être certain d’être prêt à reprendre ton rôle, de…médecin c’est ça ? Le capitaine releva les yeux vers l’ancien soldat. Si tu souhaites intégrer les rangs de l’infanterie, je ferais passer ta demande brannor, ce n’est pas le corps de l’armée dont je suis responsable. Mais quoi qu’il en soit, tu devrais sans doute faire en sorte d’être certain de ta décision avant tout choix définitif. En tant que vétéran je n’ai pas besoin de t’expliquer le poids d’une telle décision...

L’elfe marqua une bref pause, guettant la réaction de son interlocuteur avant de continuer.

-Par ailleurs, tu n’as quitté nos rang qu’une dizaine d’années mais tu devras sans doute mettre un peu de temps avec de t’habituer de nouveau à la routine militaire. Cette fois l’officier sourit un peu plus franchement. On est peut-être pas l’armée royale mais on ne lésine pas sur nos entrainements, lança-t-il sur le ton de la plaisanterie, bien qu’il s’agisse de la réalité. Il te faudra redoubler d’effort les premiers temps, surtout en changeant de corps d'armée.

Quel que fut l’histoire de Brannor, et ce que la hiérarchie avait marqué ses ces tablettes, l’officier en face du médecin ne semblait en tout cas pas réticent à l’idée de le réintégrer parmi eux. Il semblait plus inquiet quant au véritable état d’esprit du médecin.

Tout compte fait, ça ne s’était pas trop mal passé. Enfin, ça pouvait difficilement être pire qu’au moment où il avait donné sa démission alors qu’il était convaincu qu’il vivait ses derniers instants en ce monde. Il avait eu le bon sens de ne pas exprimer ses pensées de vive voix, mais son physique avait parlé pour lui. C’est affaibli et visiblement désorienté qu’il s’était présenté devant ses supérieurs. Le souvenir de ce moment n’était pas particulièrement vif dans son esprit, mais il se souvenait qu’on n’avait pas cherché à le retenir et si quelqu’un s’était proposé de l’aider, il avait prestement refusé. Brannor espérait maintenant que personne n’ait noté ça quelque part. L’armée conservait des archives, il le savait. Cela étant, quel genre d’information jugeaient-ils important de noter, ça il ne le savait pas. Enfin, on devait parler de son historique militaire, mais de là à dire qu’il avait perdu la tête… Ce n’était pas arrivé sur le champ de bataille, alors ça ne les regardait pas. L’important c’est qu’il n’était plus du tout dans le même état d’esprit. Certes, il n’était pas à son meilleur, mais s’il était ici aujourd’hui, c’était justement dans le but de redevenir l’elfe qu’il a été. À condition qu’on lui en laisse la chance, évidemment.

« Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je suis médecin. J’ai choisi cette voie il y a longtemps et je souhaite le rester. Toutefois, si je reste avec les auxiliaires, j’aimerais être affecté au camp, du moins au début. C’est inutile de le cacher, ces dernières années j’ai traversé une période compliquée. D’ailleurs, c’est probablement noté quelque part sur l’une de vos tablettes. La dernière fois que j’ai été en service, je pouvais entendre mes frères d’armes crier à l’aide malgré la présence de drows à proximité qui menaçaient de nous prendre en embuscade à tout moment. Je soignais les blessés légers qui pouvaient continuer à se battre et évacuaient les cas les plus sérieux. Je devais choisir ceux que je pouvais aider et ceux que je devais… laisser. Être un médecin dans de telles conditions nécessite un sang-froid que je n’ai pas en ce moment. Je ne pense pas aider ma cause en disant cela, mais on m’a dit que si l’honnêteté ne payait pas toujours, le mensonge ne payait jamais, lui. »

Mais l’elfe devant lui ne semblait pas vouloir rejeter d’emblée sa demande. Non, il lui fit plutôt remarquer qu’après dix ans d’absence, il sera peut-être difficile pour lui de se réhabituer à la rigueur de l’armée. Certes, il n’était peut-être plus aussi fort qu’avant, mais pas au point de ne plus être capable de suivre le rythme. Brannor avait quand même sa fierté.

« C’est exactement ce que je recherche, cette routine. Pendant dix ans, j’ai eu tout le temps du monde devant moi et je me suis un peu… égaré. Je pense que cette structure me fera du bien ainsi que de revoir des compagnons d’armes. »

Juste recommencer à vivre, c’était tout ce qu’il demandait.

-Je vois. L’officier hocha la tête, , approcha une bougie de la cire et à l’aide d’un petit stylet de bois, nota quelques lignes sur la tablette qui semblait la plus récente. J’en informerais ma hiérarchie au plus vite et la réponse te sera communiquée quand à tes demande d’affectations. L’elfe sourit. Entre nous Brannor, c’est probablement ce qui se serait produit de toute façon… Tu devrais avoir la réponse dans l’énnéade.

Il termina son œuvre puis, une fois la cire durcie, referma les panneaux de bois. Il releva enfin son regard vers le médecin.

-Quoi qu’il en soit, j’apprécie ta franchise. Continua-t-il avec un peu plus de sérieux. Je ne compte plus les soldats sur le retour cherchant à cacher qu’ils ne se sentent pas si prêt que ça à reprendre le service. Parfois la chance fait qu’il reprennent vite pied, mais parfois c’est encore moins beau à voir qu’à leur départ…

Il sembla vouloir ajouter quelque chose mais se ravisa rapidement, retrouvant sans fin sourire de circonstance. Il y avait d'ailleurs une réelle sollicitude dans l'attitude de l'officier à l'égard du blond.

-Enfin inutile de s’attarder sur cela… Est-ce que tu souhaites reprendre contact avec un camarade en particulier ? Étant donné que tu devras retrouver tes marques ça pourrait t’aider si tu le souhaite. Les choses ont changées mais il te reste très certainement de vieux camarades çà et là.

Il y avait une chance et il le savait, que les choses ne se passent pas comme prévu pour lui. Toutefois, Brannor savait aussi que ce qu’il avait fait jusqu’à maintenant ne l’avait pas vraiment aidé. Alors, soit il restait chez lui en sachant que ça ne donnerait rien, soit il essayait quelque chose en espérant que ce soit la bonne. Il n’avait rien à perdre en étant là.

« Il y a bien quelques noms qui me viennent en tête. » Il réfléchit un instant avant de donner les noms de ceux qui avaient fait campagne avec lui. Brannor ne leur avait pas adressé la parole depuis son départ et ils seront probablement surpris de le revoir. Ils n’étaient pas amis, mais ils travaillaient bien ensemble et il espérait pouvoir faire à nouveau équipe avec eux dans un avenir rapproché. « Sinon, j’ai aussi mon frère qui est également un soldat, mais il n’a pas la moindre idée que je suis ici aujourd’hui. » Il n’était pas non plus certain qu’il sera ravi de le voir, pas dans l’état actuel de leur relation. Ils avaient besoin d’une bonne conversation en tête à tête. Brannor avait beaucoup de choses à dire qu’il avait gardées pour lui, causant ainsi beaucoup de torts à leur famille. Il était prêt à l’admettre, mais est-ce que son frère acceptera de l’écouter ? Valait mieux éviter que ce commandant parte à la recherche de Duinor pour le ramener ici. « Si ça ne pose pas de problème, j’aimerais marcher dans les alentours, voir si je ne verrai pas quelques visages connus, peut-être même mon frère. Dans tous les cas, je vous remercie d’avoir pris le temps de m’écouter. »

Hochant la tête, le capitaine avait mentalement noté les noms donnés par Brannor. Certains étaient encore parmi eux comme il l’avait prévu et il se promit de les contacter afin de leur expliquer la situation de leur ancien camarade. Puis Brannor fit mine de vouloir s’en aller, marcher un peu disait-il. L’officier n’avait pas de raison de le retenir.

-Dans ce cas, bonne chance Brannor. Que la très Sage te guide.

Ensuite, les deux hommes s’étaient séparés vaquant chacun à leurs propres occupations.

**

Les ruelles parsemées de fontaines de Telüime étaient semblables à elle-même ce jour-là. Au glougloutement paisible de l’eau se mêlaient les rires et les bavardages de la population de la cité blanche. Les pierres resplendissaient sous le soleil, contrastant avec la végétation grimpant ça et là et reprenant ses droits. C’était un spectacle splendide qu’Aegden avait toujours particulièrement apprécié. Plus jeune, il se souvenait même parfaitement avoir faussé compagnie plus d’une fois à ses professeurs pour retrouver le confort de ces places tranquillement animées… C’était aussi au sein des Telüime que se trouvaient le plus de lieux d’art si cher à son cœur.

Pourtant cette fois ci, le Mainyth était loin de prendre le temps d’apprécier l’endroit. A vrai dire, c’était quasiment au pas de course qu’il le traversait, l’esprit occupé par son travail de la journée. Elles étaient courtes, mais intenses, ses journées en ce moment. La naissance de son fils approchant à grand pas, il avait pris la décision de ralentir un peu le rythme effréné qu’imposait son rang au sein de l’armée royale et rentrait bien souvent très tôt chez lui, soutenant sa compagne au moins par sa présence à ses côtés. Malgré tout, Aegden se refusait d’être un poids pour ses hommes, alors en plus d’accomplir une partie de ses tâches directement chez lui, il restait disponible en cas de besoin. C’était ce qui s’était produit ce jour-là, il avait dû faire l’aller-retour jusqu’à la caserne, afin de régler un problème.

Si ce n’était pas grand-chose, ça avait le mérite de lui faire assez ressasser ses pensées pour qu’il se rende à peine compte de l’étrangeté de l’elfe qu’il croisa. A première vue rien de surprenant, c’était un soldat parmi les centaines répartis un peu partout dans la cité. Sauf que celui-ci n’était pas un soldat la dernière fois qu’il lui avait parlé… Aegden ne pouvait pas oublier le visage de l’ancien médecin.

-Brannor ? L’interpela-t-il finalement après quelques seconde en se retournant, tandis que l’autre avait continué sa route.

Le soldat aux cheveux roux le détailla avec un air surpris. Que faisait-il habillé et armé comme ça ?

Brannor était plongé dans ses pensées et ne portait pas vraiment attention à ce qui se passait autour de lui. Il était content de sa journée dont le déroulement s’était passé bien mieux qu’il ne l’avait espéré. Il ne lui restait plus qu’à attendre les nouvelles de la part du capitaine, mais il était sûr de réintégrer ses fonctions. En sortant des bureaux, il avait pris le temps de se promener un peu pour rapidement constater que même après 10 ans, rien n’avait vraiment changé. Plusieurs des visages croisés lui étaient familiers, mais certains conservaient un souvenir plus vif du médecin. Apparemment, le fait de sauver des vies ou même de soigner une blessure laissait une impression chez les gens. Il n’avait fait que son devoir, mais ils tenaient à le remercier quand même. Beaucoup connaissait aussi son histoire. S’ils n’avaient pas tous les détails, ils savaient que Brannor avait passé une bonne partie des dernières années enfermée chez lui à ne pratiquement jamais mettre le pied à l’extérieur. Qu’il soit ici faisait plaisir à voir même si le regard de Brannor portait toujours les stigmates de l’épreuve qu’il avait traversée, preuve que tout n’était pas encore derrière lui.

Il se demandait s’il n’allait pas arrêter en chemin trouver de la nourriture lorsqu’une voix le tira de sa réflexion. Brannor se retourna et vit qu’il s’agissait d’Aegden, ce dernier ne cachant pas du tout sa surprise devant le médecin. Il ne comprit pas tout de suite ce qu’il y avait de surprenant dans son apparence. Pour une fois il pouvait même dire qu’il était convenablement vêtu. C’est alors que le souvenir de leur dernière conversation lui revint en mémoire de même que la véritable identité d’Aegden qu’il avait appris depuis.

« Commandant ? »

Il n’avait devant lui nul autre que le commandant de l’armée royale et c’était aussi cet elfe qui avait pris un peu de son temps afin d’écouter ses élucubrations d’elfe à moitié sénile. L’embarras qu’il avait ressenti en apprenant la vérité…

« Bonjour… »

-Appelle moi Aegden, va.

Il rit discrètement. Le soldat n’était pas particulièrement friand des titres et des cérémonials lorsqu’il ne jugeait pas nécessaire de faire valoir son grade. D’autant que la dernière fois qu’il avait parlé à Brannor celui-ci semblait bien moins intimidé… Il ignorait ce qui avait changé entre temps.

Bien vite l’attention du mainyth revint cependant sur l’accoutrement curieux de son interlocuteur et il ne put s’empêcher d'hausser à nouveau un sourcil, bien curieux de comprendre ce qui était passé par la tête du médecin.

-Qu’est-ce qui t’es arrivé depuis la dernière fois ? Demanda-t-il alors. Il plissa les yeux, cherchant dans sa mémoire. Tu voulais reprendre les armes si je me souviens bien, j’ai l’impression que c’est chose faite…

Quoi qu’il en soit, Aegden était heureux pour le médecin de constater qu’il s’était repris en main. Ce n’était pas toujours chose aisée.

« Très bien dans ce cas, Aegden. » L’embarras de Brannor était réel. Au grand jamais il ne se serait autant ouvert le cœur s’il avait eu ne serait-ce que l’ombre d’un doute sur l’identité du rouquin. En même temps, c’était justement cette ignorance qui se révéla être salvatrice pour le médecin. Parler lui avait fait un bien énorme et le voilà aujourd’hui sur la bonne voie et plus détendu qu’il ne l’avait été depuis un bon moment.

« Ah !? Oui! » Il baissa les yeux et regarda son propre accoutrement. « J’ai effectivement l’allure d’un elfe qui s’apprête à partir au combat. » Il releva la tête. « Eh bien, il s’est passé des choses. » Brannor s’interrompit. Visiblement, il hésitait sur quelque chose. « Je ne voudrais pas abuser de ton temps, mais je me demandais si tu accepterais de venir chez moi prendre le thé. Je dois arrêter en chemin pour prendre un peu de nourriture, mais ça me ferait vraiment plaisir si tu acceptais. Nous y serions plus à l’aise pour discuter. » Ça serait l’occasion pour Brannor de montrer tout le travail accompli bien que personne n’ait réellement vu l’état de la maison avant que le médecin ne fasse le ménage. C’était aussi la première fois qu’il y recevrait quelqu’un depuis très longtemps. Il tenait vraiment à remercier Aegden. L’inviter à prendre le thé n’était pas grand-chose, mais il le faisait de bon cœur.

-Tu sais quoi, c’est plutôt moi qui t’invite. Répondit-il avec amusement. Je dois absolument rentrer, ma compagne a besoin de moi et je lui ai promis de ne pas tarder.

Il ne pouvait décemment pas disparaitre dans la ville sans avoir prévenue Sinieth, seule et quasiment incapable de se déplacer ces derniers temps. Sans doute serait-elle en train de se reposer à l’heure qu’il était et il ne la dérangerait pas, mais au moins il serait là. Et puis savait-on jamais si le bébé décidait que c’était son heure…

De toute façon Aegden ne laissa pas vraiment le choix au médecin. D’une tape amicale sur l’épaule il l’invita à continuer son chemin qui ne fut pas bien long jusqu’à la petite demeure verte longeant l’Elorëa.

Comme il l’avait prévu, Sinieth dormait encore et il ne la réveilla pas, fermant simplement la porte de la chambre pour ne pas plus la déranger. Quand à Andrea, l’elfe blanc avait dû s’éloigner un peu pour une fois… Alors Aegden installa le médecin dans un salon douillet visiblement prévu pour une petite famille. Quelques minutes plus tard, le soldat lui tendait une tasse du thé dont il avait parlé.

-A présent raconte-moi tout. Fit-il en se posant enfin en face de Brannor.

« Dans ce cas, c’est avec plaisir. » S’il était déçu de ne pas pouvoir montrer l’ampleur de ses progrès, rien dans son visage ne le montrait. D’un naturel peu expressif, il y avait pourtant un éclat dans son regard qui indiquait sa joie et un quelque chose qui pourrait passer pour un sourire pensif d’accroché sur ses lèvres. Sans résister, il suivit Aegden jusqu’à sa demeure dont il aima aussitôt l’ambiance. Elle lui rappelait l’époque où ses parents étaient encore de ce monde et vivaient sous le même toit qu’il occupe aujourd’hui. Brannor avait été frappé par le vide causé par leur départ. Ce n’était pas seulement leur absence. En fait, c’était comme si, de leur vivant, leur amour et leur grande complicité avaient imprégné les murs de la maison et lui avaient donné une âme qui avait ensuite disparu à leur mort. Ici, Brannor ressentait ici la même énergie. Aegden avait beaucoup de chance.

Dans le salon, il attendit patiemment que le thé soit prêt. Son regard s’égarait ici et là, accrochant les détails au passage. Brannor n’était pas fouineur, mais comme tout le monde, sa curiosité l’emportait lorsqu’il allait quelque part pour la première fois. Il se sentait privilégié d’être ici. C’était quand même la maison du commandant. Il était dans son intimité et peu d’elfes devait y avoir accès. Le thé arriva enfin. Il prit la tasse, mais n’y but pas immédiatement. Il attendit plutôt qu’Aegden soit également installé avant d’y tremper les lèvres. Le commandant était d’une humeur plaisante et sa sincérité évidente. Ce n’était peut-être pas grand-chose, mais ça lui faisait tellement plaisir. Personne ne s’était réellement intéressé à son bien-être depuis longtemps.

« Comme tu l’as aisément deviné grâce à mon accoutrement, j’ai bel et bien décidé de réintégrer l’armée d’Alëandir. Je viens de rencontrer le capitaine qui s’occupe des forces auxiliaires pour lui demander reprendre mon rôle de médecin de guerre. En revanche, j’ai demandé à ne pas réintégrer exactement le même poste qu’avant. Advenant le cas où nous devrions être déployés, je vais rester au fort afin de soigner les blessés qu’on y amènera. Je ne crois pas être en mesure de supporter une trop grande pression dans l’immédiat, mais c’est un début. Je devrais avoir une réponse définitive d’ici une ennéade. Je pourrai alors reprendre les entraînements et retrouver la vie très ordonnée d’un soldat. Je ne te cacherai pas que j’éprouve une certaine angoisse face à tout ça, mais en même temps, j’ai hâte. Évidemment, c’est à cause de toi. »

Un rare sourire franc s’afficha sur le visage de Brannor qu’il fit disparaître en prenant gorger de thé. L’angoisse, c’était de peut-être fonder trop d’espoir sur ce retour à la vie active. Et si réintégrer l’armée n’était pas la solution ? Et si, au contraire, la situation s’empirait et qu’au moment le plus critique, il perdait tous ses moyens ? Non. Il devait arrêter de trop réfléchir.

« J’ai aussi fait le ménage chez moi. L’adage dit un esprit sain dans un corps sain. Je suppose qu’il est aussi vrai de dire un elfe sain dans un environnement sain. Tu serais étonné par la quantité d’objets que l’on peut accumuler dans une vie. J’ai également remis de l’ordre dans mon ancien cabinet. Il est fonctionnel et peut accueillir des patients bien que je n’en ai pas fait l’annonce officiellement. »

-J’en suis content pour toi Brannor. Et à vrai dire…Je trouve ça presque rassurant que tu ressentes un peu d’appréhension à l’idée de reprendre ce genre de vie. Aegden lui offrit un nouveau léger sourire. J’aurais beaucoup plus de mal à ne pas m’inquiéter si tu m’avais dit que tu te jetais là-dedans à pied joins… Au risque de te rabâcher des choses que tu sais déja : La guerre n’est pas un jeu, même en temps de paix si j’ose dire. En avoir peur c’est normal. Et ça t’évitera pas mal d’erreur.

Le soldat prit un petit moment pour se recaler dans son assise, son regard s’égarant sur l’intérieur de sa propre demeure. Brannor l’avait sans doute remarqué, l’ensemble était rangé et arrangé avec grand soin et il n’y avait pas trace du moindre désordre dans le petit salon. Même la tasse qu’avait reposé l’elfe aux cheveux roux était soigneusement posée sur son support. La dernière remarque avait amusé l’elfe aux habitudes si maniaques. Il lui était difficile de ne pas adhérer à ses paroles…

-En tout cas, si les choses n’ont pas trop changé depuis mon départ, un état d’esprit volontaire comme le tient est une bonne chose. La discipline personnelle est encore plus importante que celle que tes supérieurs t’imposeront. Tu ne fais pas ça pour une hiérarchie, tu fais ça pour tes convictions après tout.

C’était là une certitude fondamentale pour le commandant. Quoi que faisaient ceux qui prenaient les armes. Jamais ce ne devait-être pour plaire à un supérieur quelconque. Ils faisaient ce qu’ils faisaient pour Anaëh, et leurs protectorats respectifs. Rien de plus rien de moins.

« Tu sais comme moi que la ligne est mince entre la peur qui inspire la prudence et la peur qui nous paralyse. C’est comme la confiance. Partir au combat la mort dans l’âme est aussi mauvais que celui qui est confiant au point d’en être arrogant. Le premier voit la défaite avant même le début du combat et le second tend à sous-estimer son adversaire. Dans les deux cas, la porte est ouverte aux erreurs. Ne t’inquiète pas trop pour moi, mon ami. Je savais déjà que j’aurais peur à l’idée de reprendre le service, car je ne veux pas faillir aux miens au moment où ils ont le plus besoin de moi. Toutefois, ce qui me rassure, c’est l’excitation que m’inspire également cette idée. Lorsque j’ai tout abandonné, je ne pouvais même pas m’imaginer soigner quelqu’un sans ressentir une profonde panique. Il y a tout un monde de différence. »

Brannor ne pourrait pas être plus fier de lui qu’en cet instant. Les petites victoires continuaient à s’accumuler, l’incitant à aller de l’avant. En revanche, il savait aussi que son premier vrai test serait lorsqu’il se heurterait à un mur. Un jour où l’autre, ça allait forcément lui arriver. Il devra alors être en mesure de se maitriser pour ne pas laisser la peur l’envahir au point d’en être paralysé. S’il réussissait, alors plus rien n’allait l’arrêter. Il ne sera plus jamais le Brannor d’avant, mais le nouveau n’était pas si mal non plus. Il était le résultat de toutes les épreuves traversées. Non seulement ça, il avait survécu alors qu’il était convaincu du contraire. La vie était trop précieuse pour souhaiter la voir disparaître et il avait honte d’avoir voulu à un moment mourir.

« On ne devient pas médecin pour le rang. Dans ce métier, on voit parfois les gens à leur pire. Je t’ai vu à ton pire. Jamais dans ta vie tu n’auras été aussi vulnérable que lorsque je te sauvais la vie et ce sont des images qu’on n’oublie jamais. C’est terriblement difficile, mais en même temps, je te vois aujourd’hui, rayonnant de santé dans une jolie maison avec une situation que beaucoup envieraient et je ne peux pas m’empêcher de me dire que j’y ai un peu contribué. Rien n’arrive jamais sans raison. Je t’ai sauvé la vie et tu m’as aidé à me sauver moi-même. »

Le vieil elfe leva sa tasse thé en signe de salut.

« Je vois cette maison et je me dis qu’il est peut-être préférable que je ne t’invite jamais chez moi. J’y ai peut-être fait le ménage, mais comparativement à l’ordre méticuleux qui règne ici, c’est le chaos. J’ai beaucoup trop peur que la vue n’invoque en toi le commandant que tu es et que tu commences à aboyer des ordres comme si je n’étais qu’une pauvre recrue… »

Il porta la tasse à ses lèvres, le regard brillant de malice et les épaules secouées d’un rire silencieux.