L'Art de faire vivre la matière [Hêdirn]

Première ennéade de Favriüs
Quartier des Fontaines
Atelier d’Edraëla

- Résultat ?

- Inerte.

- Par la barbe d’Arcamenel ! Edraëla finit par pester Même si ça me prend le restant de mon éternité j’y arriverai, tu m’entends !

Encore un échec. Un parmi tant d’autres. Voilà plusieurs ennéades que la quasi intégralité du temps libre de la tisserande est dépensé en compagnie de deux de ses camarades – l’un alchimiste, l’autre vitaliste – à essayer de travailler un tissu vivant sans qu’il ne perde ses propriétés. Mais jusque-là, rien qui ne fonctionne. Dès que la matière se trouvait un tant soit peu altérée – et elle était bien obligée de l’altérer si elle voulait en faire quelque chose qui ressemble à un vêtement – elle devenait inerte. Un « simple » cuir de reptile comme elle en avait déjà vu de trop nombreux passer. Et quant à si elle voulait la traiter pour en faire un textile plus raffiné…

- Peut-être qu’avec de la corne de Nymphe…

- Et où est-ce que tu veux que je trouve une corne de nymphe ? Déjà que ce n’est pas évident de croiser une nymphe, ce n’est pas comme si elles perdaient leurs cornes tous les quatre matins !

- ‘La, tu devrais prendre un moment pour souffler. On est tous les trois épuisés.

- Désolée. elle offre un sourire contrit à son ami C’est juste que… ça fait longtemps que je ne m’étais pas retrouvée face à un casse-tête pareil. C’est à la fois très excitant et…

- ...incroyablement frustrant !

Ils rien tous les trois de bon cœur, et sans échanger plus qu’un regard, se rassemblent autour d’une petite table. La tisserande y pose trois coupes. Le vitaliste y pose une bouteille de liqueur de fruits fraîche, arrachée au fond d’un placard, et l’alchimiste sert tout ce joyeux petit monde.

- Après tout ça, il va nous devoir quelques bouteilles, l’Aran !

- C’est vrai que je ne serais pas contre goûter les crus du Trône Blanc !

- Et tu en attends quoi exactement, des liqueurs destinées au couple royal ?

- J’en sais rien, mais même si elles sont mauvaises, la satisfaction de savoir que ça vient de leurs placards me suffira !

Ils rient à nouveau, mais l’échec pèse toujours sur les épaules de la tisserande. Au point où elle en est, elle n’a plus d’autre solution. Les prochaines ennéades devraient être tranquilles. Il est temps pour elle d’employer les grands moyens.

Trois jours plus tard
Arbre-Forge d’Ardamir
Début de matinée

- Heru Hêdirn est là ?

La tisserande est un étrange spectacle à elle seule. Les cheveux méticuleusement tressés, drapée dans les tissus d’une robe d’une construction exagérément complexe seyant parfaitement à sa silhouette, stéréotype s’il en est des belles dames d’Alëandir… si ce n’était sa posture avachie, que l’on devine forcée par les larges rouleaux de cuir qu’elle porte sur l’épaule depuis les racines.

Les jeunes apprentis s’amusent de la figure contradictoire postée devant eux, mais retiennent leurs rires pour la saluer, et lui indiquer la direction des ateliers de celui qu’elle était venue voir. Ils s’y étaient attendus, en réalité, car le nom de la couturière avait plusieurs fois échappé au Tamin Dolan durant ces derniers temps. Et puisqu’il avait récemment passé du temps à Alëandir, n’était-il pas tout naturel qu’elle lui rende la pareille ?

- Hêdirn ! la dame Kielendar interpelle le forgeron J’ai à nouveau besoin de ton aide.

-Je pourrait tenter la graisse de kréaora préparée... Si j’arrive à intégrer les propriétés élastiques de l’un, on devrait arriver à conserver ça une fois le cuir traité.  

Ce jour-là, nulle cendre, ni chaleur ne s’extirpait de l’atelier du Tamin Dolan Ardamiri. Son marteau était à sa hanche plutôt qu’au creux de sa paume. A la place sa main était venu s’armer d’une petite fiole au liquide épais et bouillonnant encore de grosses gouttes. D’un geste expert il appliqua la mixture sur un morceau de cuir inerte. Il attendit quelque instant, puis jeta une eau glaciale sur le tout.

-Normalement, ça devrait figer les propriétés. Grognait-il d’un ton presque fébrile.

Mais lorsque le tout fut froid. Le cuir ne semblait rien de plus qu’un morceau bouillit et inutile. Il eut beau poser n'importe quoi dessus, il n'eut aucune réaction...Le forgeron siffla entre ses dents, d’une frustration qu’il ne ressentait que rarement.

 Non loin, à une petite table où elle était plus tôt en train de peindre une fine aquarelle, sa dame appuyait son visage fin sur ses mains et battait des jambes en l’observant à son ouvrage.

-Ça ne marche pas. Ça ne marche pas alors que ça devrait ! Arcamenel m’entende, je sais ce que je vaut et je sais que cette chose finira par m’obéir !

-A tu essayé l’inverse ? Fit-elle d’un ton calme. D'abord le froid pour ouvrir le cuir, et puis, ta préparation ?

Mais avant que son mari ne lui réponde et s’enfonce dans son humeur maussade, elle se leva et s’approcha. Observant le tout elle posa d’un air faussement distrait sa douce main sur l’épaule du forgeron. Immédiatement, celui-ci se calma, son attention entière tournée vers sa femme. Elle avait ce don là pour lui, d’un geste, un souffle, un infime mouvement, elle calmait toute tempête.

-D’autres écailles. Fit-il soudain après quelques secondes, remarquant soudain un élégant collier d’écailles colorait au coup de la femme. Je devrais essayer un mélange écailleux…

Mais des coups résonnèrent à la porte.

-Edraëla. Salua-t-il alors la tisserande lorsqu’il lui ouvrit. Entre je t’en prie.

Reculant, il lorgna alors sur les morceaux de cuir qu’elle portait avec elle. Il posa ses poings fermés contre ses hanches.

-Essais infructueux j’imagine ? Demanda-t-il. Le projet que l’Aran nous a confié semble plus complexe que nous ne l’imaginions.

L’odeur prégnante du tanin dit à Edraëla tout ce qu’elle a besoin de savoir sur la situation, et lui arrache un discret sourire. Le forgeron lui aussi s’était probablement lui aussi retrouvé face à un mur. Comme quoi même pour les artisans de renom qu’ils étaient, il restait encore ton un monde de techniques et de matériaux à découvrir.

- J’ai épuisé tous les traités d’alchimie que je connaisse à la recherche d’un tanin, d’un liant, ou d’un enduit qui permette de conserver les propriétés de nos peaux après traitement, mais rien à faire. un rire cristallin lui roule au fond de la gorge J’ai même essayé d’utiliser des potions de guérison !

La tisserande s’avance, et s’allège des rouleaux de peau sur une table gentiment indiquée par l’épouse du forgeron, puis ses yeux commencent à darder à gauche à droite, comme à la recherche d’un objet précis.

- Il y a bien une chose que je n’ai pas essayé. elle déclare distraitement, son regard toujours perdu en contemplation Mais c’est bien parce que je n’en ai pas eu l’occasion plus qu’autre chose. ses yeux se fixent dans ceux d’Hêdirn Peut-être qu’on pourrait sauvegarder les capacités de métamorphose du cuir grâce à de la poudre de corne de Nymphe. Puisque les mages s’en servent pour stabiliser leurs enchantements, peut-être que l’on pourrait faire de même avec les propriétés magiques d’un élément naturel. elle soupire Encore que pour ça il faudrait savoir où trouver de la poudre de corne de Nymphe.

À vrai dire, la tisserande espérait secrètement que pour une quelconque raison, le forgeront en ait qui traîne dans son atelier. Après tout, où trouver un matériau d’alchimie rare si ce n’est à Ardamir ? Et d’autant plus au sein de leur Grande Forge ! Seulement, pour ce qu’elle en avait vu, il semblait bien que ce ne soit pas le cas. Et puisque les Nymphes ne passaient pas leur temps à offrir leurs bois, il faudrait probablement faire autrement.

- À moins que tu n’aies une autre idée ?

-C’est un ingrédient terriblement rare et précieux. Hêdirn étira une grimace.
Il n’en avait pas. Et s’en procurer n’était pas une mince affaire.

L’espace d’un instant le forgeron laissa le silence retomber alors qu’il réfléchissait.

-L’avantage des cornes de nymphe, c’est leurs propriétés de stabilisation magiques. Ce qui les rend particulièrement agréable à utiliser pour toute tentative d'enchantement, et de maintient de propriété magiques sur un matériaux inerte. En les réduisant en poudre ça permettrait d’accrocher au cuir et de focaliser l’évènement qu’on cherche à produire. Il leva un doigt. L’idée n’est pas inintéressante.

Mais il grogna, contrarié de ne pas posséder sous sa main le matériau pour pouvoir tester de suite cette nouvelle théorie, et tourna un peu dans l’atelier, comme si, malgré tout, il cherchait l’objet de sa convoitise.

-Le résultat ne sera sans doute pas aussi satisfaisant. Finit-il malgré tout par enchainer. Mais j’ai déjà eu à utiliser un principe similaire grâce à des pierres de phish oura sur une étincelle cristallisée monté en pendentif. Si on les brise dans le bon sens et qu'on en altère pas le cœur avant le processus, ça pourrait fonctionner. Et ça au moins, j'en ai.

Il s’approcha d’un petit meuble tapissé de métaux, de boucles et de joyaux. Il tira un tiroir et sortit trois pierres d’une bonne taille qu’il tint au creux de sa paume. Elles étaient d’un ambre profond et taillées d’une très belle manière. C’était sans nul doute des objet d’une très grande préciosité.

-Je devait en faire une parure à l’origine, mais peu importe. Au point où nous en sommes, tant que je n'aurais pas la réponse à ça, aucune parure ne m'apportera satisfaction.

- Les pierres de Phish-Oura ! Edraëla claque des doigts J’aurais dû y penser en lisant tes notes plutôt que de tout de suite sauter le pas jusqu’à la corne de Nymphe. elle observe plus en détail les gemmes En espérant que ça ne te dérange pas de limer un peu dedans pour faire quelques essais avant de se lancer pour de bon ?

Il en faut peu, un simple regard d’approbation, pour que la tisserande se mette au travail. Edraëla est observatrice, n’est pas timide, et a l’habitude de se promener d’atelier en atelier. Trouver un alambic à sa convenance dans la plus réputée des forges d’Anaëh n’aura pas été un souci. Mettre la main sur les composants de base de l’alchimie textile non plus. Après quelques minutes à se familiariser avec les outils de l’endroit, Edraëla était au travail.

- Quelqu’un peut me monter le feu pendant que je m’occupe de l’eau de cuivre ?

Un petit bout de cuir découpé dans l’un des grands pans ramenés par la tisserande.

D’abord trempé dans l’eau de cuivre, et là, rien qu’en le manipulant, le bout de peau continuait à l’occasion d’adopter la consistance de la pince. La synthèse semblait fonctionner. La peau de reptile s’assouplissait, comme il convient qu’un matériau le fasse au contact de l’essence de Perlecuivre, mais malgré tout, il continuait de résister, comme le faisait l’objet en métal qui le manipulait.

Ensuite l’ajout d’élixir de gemme, censé garder noués entre eux les fils de la trame entourant l’objet. Et là, tout continuait d’aller. C’est la dernière étape qui était la plus critique. Le refroidissement. Celle qui scellerait la nouvelle texture du matériau. La plus délicate des étapes. Edraëla s’y prend avec soin, diminuant la température avec une précautionneuse lenteur, de peur qu’un choc se retrouve être fatal.

Vient finalement l’instant fatidique. Le moment de constater si la matière visuellement altérée avait conservé ses magiques propriétés. Edraëla pose la pince contre le tissu. Elle attend. Elle le tapote. Elle le plie. Mais rien ne se passe.

- Inerte. elle lance sa tête en arrière J’aurais dû m’en douter ! J’avais bien vu qu’il réagissait de moins en moins bien durant le refroidissement. elle claque la langue Peut-être qu’en tentant la même chose mais avec un refroidissement rapide...

-J’ai déjà essayé. Le forgeron souleva le morceau de cuir bouilli, fruit raté de ses précédentes tentatives. L’eau glacée ne suffit pas, la réaction est trop lente et laisse le temps aux effets de se dissiper. Il rejeta l’objet inutile sur sa table et croisa ses bras contre lui. Il faudrait saisir le cuir sur l’instant. Comme si on le trempait dans un pan de glace à très basse température.

Seulement, ils se trouvaient en Ardamir. A moins de déménager leur atelier dans les hauteurs des monts norns, ils ne trouveraient pas ce qui leur fallait là maintenant.

-Il nous faudrait essayer.

Il se saisit d’un nouveau petit flacon, et d’un second qu’il disposa avec quasi frénésie sur le premier établit libre à sa portée. Et puis il s’en détourna, cherchant quelque chose parmi la dizaine de flacon et de récipient sagement rangé loin de toutes source de chaleur.

-Les glandes de Mozal. Marmonna-t-il presque pour lui-même. Elles se trouvent autour de la mozalite et permettent de réguler la température de celui-ci. Il fouillait toujours son étagère. On dit qu’il peut résister à des températures extrêmes. On suppose que c’est de cette manière-là que la pierre se crée d’ailleurs. La température interne de la bête monte en flèche pendant la saison des amours, il se met alors à sécréter un liquide qui tuerais probablement ce pauvre poisson si ses fameuses glandes ne permettaient pas de la refroidir. Alors, on obtient nos mozalites.

Finalement, il dû trouver ce qu’il cherchait car il laissa échapper une discrète expression de victoire avant de s’en retourner à sa nouvelle expérience. Il avait dans sa main un pot en verre scellé dans lequel il y avait ce qui ressemblait à des morceaux de viande séchées. C’était peu ragoutant, mais ce qui semblait étonnant c’était surtout la fine couche de buée sur le verre, comme si ce dernier venait tout droit de sortir d’un endroit beaucoup plus froid.

-Si on arrive à les liquéfier en gardant leur stabilité, on pourra sans aucun doute recommencer une trempe correcte de notre cuir.

- Les liquéfier serait peut-être un peu excessif. Edraëla rit Le froid qu’elles dégagent devrait suffir à saisir l’eau de cuivre par simple contact. Et si ça ne marche pas, au moins les glandes seront toujours intactes. elle prend une grande inspiration Alors, qu’est-ce que tu en dis ? On essaie ?

Le processus avait été répété à l’exact identique, à cela près qu’au fond du dernier des récipients, celui dans lequel elle avait effectué le refroidissement la première fois, trônaient les deux bouts de chair fumants. Encore une fois, tout avait l’air de bien s’être passé, jusqu’à cette dernière étape. Alors lorsqu’elle y était arrivé, Edraëla avait retenu sa respiration.

La pièce de cuir et l’eau de cuivre avaient été versées au contact des glandes de Mozal d’un coup. Au contact entre l’eau de cuivre brûlante et les organes frigorigères, un nuage de fumée légèrement orangée s’était formé. Puis il avait suffi de quelques secondes pour que l’eau, au départ presque bouillante, ne se transforme en un pain de glace.

Cette fois la partie la plus difficile fut d’extraire d’abord le morceau de cuir, et ensuite les deux organes-outils. Mais si la clef de la réussite devait se trouver là, alors l’effort en vaudrait la chandelle. La tisserande se saisit de sa pince, tendit l’oreille, et…

- Hêdirn écoute ! en frappant contre le tissu, on obtenant le tintement du métal contre le métal Je crois que ça a marché ! elle se saisit ensuite d’un outil en bois Maintenant essayons celui-ci…

La consistance ne changeait pas. Le cuir, même au contact du bois, restait métal. Le cuir était devenu métal. Il ne serait plus autre chose. Ou du moins, il n’en avait pas l’air. Jusqu’à ce que, après que le froid qui l’étreignait se soit dissipé, il redevienne totalement cuir, au lieu de rester métal.

- Non ! Non ! Non ! la tisserande grogne Inerte à nouveau ! On y était presque, ce n’est pas possible ! Il doit bien y avoir moyen d’empêcher le cuir de dépéri… oh ! Je crois que j’ai une idée !

Elle se tourne vers Hêdirn, le regard décidé, persuadée d’avoir la clef de leur réussite à bout de doigts.

- Il nous faut quelque chose pour empêcher le cuir de dépérir, et je crois que j’ai exactement ce qu’il nous faut dans mon atelier. elle fronce les sourcils J’hésitais à m’en servir de sitôt, vu sa provenance, mais c’est probablement la substance parfaite. elle fait un pas de recul, pour avoir les deux partis du couple Silmenil dans son champs de vision Vous vous rappelez de la créature qui a mené la vie dure à la Sylve au point qu’on se retrouve avec nos fruits d’été en avance ? Eh bien l’Aran nous a rapporté une poudre faite à partir de ses os, et pour ce qu’on a pu en voir jusque-là, ses propriétés curatives ont l’air de dépasser tout ce qu’on a l’habitude d’utiliser. Je suis certaines qu’en en ajoutant à l’élixir de gemme, on pourrait empêcher à la fois la détérioration des propriétés magiques et physiques du tissu ! elle se saisit de ce qu’il lui reste de rouleaux de cuir Il faut absolument que vous veniez à Alëandir !

-Laisse nous un peu de temps pour nous préparer dans ce cas. Le rire chaud du forgeron résonna dans l’atelier devant la hâte de sa camarade de travail. Je dois prévenir les autres forgerons que je ne serais pas là, au cas où on ait besoin de mon aide ici. Et il y a quelques affaires que je dois rassembler pour pouvoir être efficace.

-Je m’occupe de tes affaires, teinta la voix de Gilrin, qui elle aussi, riait doucement. Occupe-toi du reste.

-Si tu veux bien nous attendre un peu Edraëla. Il sourit. On ne sera pas longs.

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Et ainsi fut-il fait, en quelques heures, ils avaient embarqué dans le prochain bateau partant pour la Cité Blanche, non sans provoquer la surprise des bateliers qui avaient vu la tisserande débarquer dans la matinée…

Gilrin, qui bien entendu ne pouvait refuser l'opportunité d'un nouveau voyage, avait passé ce dernier à dessiner au fusain les scènes qu’elle avait discrètement observé, tandis que son mari notifiait sans relâche chacune de leurs tentatives précédentes, les essais et les conclusions aussi malheureuses avaient-elles été. Il en avait aussi profité pour ajouter quelques conjectures et théories quand à la future réaction de leur expérience avec ce nouvel objet.

Et trois jours plus tard, leur manège reprenait, là où ils il l’avaient laissé, dans un atelier lëandrin cette fois là.

-Je n’ai entendu parler de cette poudre que de très loin. Ce jour-là, le forgeron avait l’air enjoué. A peine avait-il trouvé l'atelier qu'on lui prêtait, il s'était penché sur un atelier, ses notes non loin. Il avait plus que hâte de découvrir ce matériau et de le voir à l’œuvre.

Edraëla était au moins aussi excitée qu’elle  était terrorisée. Après avoir complètement retourné son atelier pour finalement se rappeler que la grosse part de la substance dont elle avait besoin avait été confiée à l’Académie, voilà qu’elle se trouvait enfin face aux alambics, ses aiguilles et sa tisseuse attendant sagement qu’il leur soit offert une matière première à transformer en vêtement.

- C’est le moment de vérité.

Un nouveau test. Le dernier, elle l’espérait. Certes, cela ne faisait que quelques ennéades, mais Edraëla, qui avait l’habitude de se laisser aller à son art au jour le jour commençait à en avoir assez de répéter les mêmes gestes, le même exercice alchimique, le même traitement, à un ou deux composants près. En réalité, aussi excitée qu’elle était par cette potentielle découverte, tisser commençait à lui manquer.

Chauffer – Tremper – Fumer – Enduire – Tremper – Chauffer – Refroidir.
Chauffer – Tremper – Fumer – Enduire – Tremper – Chauffer – Refroidir.

La danse était la même, toujours la même, aujourd’hui encore, sauf que cette fois, les artisans y avaient introduit une inconnue. Alors aussi ennuyée qu’elle fut d’être loin de ses ciseaux, Edraëla était excitée de voir ce qu’il en ressortirait.
Le cuir froid tintait comme le métal de ses outils. C’était déjà le cas la fois précédente. Le cuir après être revenu à température ambiante continuait de tinter, et face à cette réalisation, Edraëla sourit grand. Le cuir avait conservé la consistance du métal, et c’était là une immense victoire, seulement, avec cette immense victoire venait une aussi grande défaite. Sa métamorphose semblait définitive. Les artisans laissèrent donc les heures passer, attendant de voir si avec le temps le comportement du petit lambeau de cuir changeait, mais rien. Il fallait s’y résoudre, ils ne pourraient probablement pas faire mieux.

- Même si on doit « se contenter » de ce qu’on vient de faire, je pense qu’on peut être fiers de nous. une Edraëla, le front en sueur, à la fois heureuse et déçue déclare J’ai bien peur que vu ce qu’il nous reste comme poudre d’os, à moins de pouvoir compter sur la réapparition d’une créature de toutes les Tourmentes il va falloir se décider. elle se tourne vers le forgeron Qu’est-ce que tu en dis ? Est-ce que je fais chercher l’Aran.

Et si elle donnait l’air de se contenter de « peu », le sourire d’Edraëla laissait comprendre que même dans ces conditions, elle conservait une idée derrière la tête.

-Il le faut bien.

Hêdirn claqua sa langue, visiblement agacé parce ce qu’il ne pouvait considérer que comme une amère défaite. Certes, ils avaient réussi une partie du défi qu’ils s’étaient lancé. Mais pour le Tamin Dolan, ce n’était pas assez. Ce n'était pas ce qu'on lui avait confié.

-Il doit y avoir un moyen de faire plus. Marmonna-t-il entre ses dents, en notant à nouveau soigneusement le fruit de leur expérience sur un vélin.Il était capable de faire plus.  Mais pour l’instant, faute de mieux, ce résultat est déjà plus que notable. Félicitons nous Dût-il malgré tout reconnaitre. Et voyons ce que l'Aran aura à en dire.

Et puis derrière la déception boudeuse qu’il affichait encore, le forgeron n’était malgré tout pas sans conserver une certaine fierté dans ses yeux d'or. Fierté qui s’enflammerait lorsque l’Aran viendrait constater leurs efforts. Réussir à transformer le cuir en métal n’était pas un mince exploit même pour des artisans de leur trempe...

Tu suis la tisserande à grands pas à travers Alëandir, preuve s’il en est de son empressement. Tu te doutes fort de ce qu’elle a à t’annoncer, tu vois bien dans quelle direction vous marchez, mais pour l’heure, elle ne t’a rien encore dit. Ce n’est pas faute de lui avoir posé des questions pourtant. Ça, tu t’y seras essayé durant tout le chemin, mais puisqu’elle se refusait à parler, alors tu t’étais résolu à attendre.

- Le voici ! Vous pouvez lancer les machines !

Sans te donner le temps de respirer, la tisserande avait ordonné la chauffe des alambics et le remplissage des cuves. Pas une seule fois avait-elle précisé par quels produits, ni à quelle température. Tu en conclus qu’ils savaient déjà. Ils avaient déjà dû répéter le processus plusieurs fois.

- Artiön ! Par ici !

Les mains armées de ses ciseaux, la tisserande découpait de grands pans de cuir plongés dans l’eau comme s’il ne s’agissait que de simples feuilles. Probablement cette fragilité du matériau avait-elle à voir avec les feuilles d’arbres qu’elle s’appliquait à mettre régulièrement en contact avec la-dite matière… mais si tu comprends l’ingéniosité derrière cette idée, tu peines à comprendre pourquoi l’immersion du matériau.

- Si tu veux tout savoir, ce n’est pas de l’eau. elle continue de tailler avec une déconcertante précision des pans de cuir C’est un solvant qu’Hêdirn a fabriqué à partir de gemmes de Phish-Oura… et des os de l’Oiseau-Mort. elle sourit Il permet de conserver la vitalité et les propriétés magiques de ton cuir. Et donc… elle te regarde …tu peux assembler les morceaux que j’ai découpé ? Je te guide.

- À tes ordres.

Tu réponds à la question comme si elle n’avait pas été rhétorique. Force de côtoyer Edraëla, il t’avait bien fallu te rendre compte que la dame n’était pas de celles qui rechignent à prendre les rênes d’une situation. Ainsi à sa commande du t’emparas d’un des fils de la trame, pour le tisser à travers le tissu. Tu constates qu’elle avait raison. Si c’est là l’oeuvre du solvant du forgeron, alors il est incroyable. Le cuir pulse avec une régularité semblable à celle d’un tissu vivant. En assembler les morceaux, point par point, est comme refermer une plaie. Le geste est simple, facile, agréable…

- Tu as intérêt à t’habituer parce que c’est comme ça que tu vas devoir l’enfiler. elle se tourne vers le forgeron Hêdirn, à toi de jouer !

L’odeur de l’eau de cuivre brûlante emplit la pièce alors que le forgeron, soulevant une lourde cuve, la verse dans la première solution. Puis cette nouvelle préparation, il la chauffe à vif, faisant tourner la cuve de toutes ses forces pour forcer l’imprégnation de la matière.

- Artiön. Edraëla te regarde, d’un air grave Il faut que je t’emprunte quelque chose.

- Quoi donc ?

Le regard de la tisserande se déplace avec une lenteur presque dramatique, jusqu’à s’accrocher à la chaînette au bout de ton focaliseur. Puis son doigt se tend, et tes soupçons se confirment. Elle veut l’écaille. L’espace d’un instant tu es réticent, mais à la voir sourire, de ce sourire des gens qui se savent avoir déjà vaincu, ta méfiance s’endort. Tu libères le cadeau du dragon d’or de sa prison de métal, et le confie à l’artisane. Et alors qu’elle s’approche d’une cuve ne tournant plus, dont l’eau rougie redevient transparente, tu pries La Très Sage qu’elle sache ce qu’elle fait.

- Ne t'inquiètes pas, je te la rends dès qu'on a fini.

Edraëla enfile un long gant de cuir épais. Puis dans un geste solennel, plonge son bras ganté, armé de l’écaille, dans la cuve. Elle enveloppe soigneusement le petit bout de métal doré du tissu de la combinaison prenant déjà forme, puis elle se tourne en direction du forgeron.

- C’est le moment !

Hêdirn pousse la cuve dans de nouvelles rotations, forçant le tissu à se soulever du fond, puis après quelques dizaines de secondes…

- Maintenant !

Une poulie est actionnée. Le fond de la cuve s’ouvre et se déverse dans une autre. En l’espace d’une fraction de secondes, ce qui était un solvant bouillant se transforme en une gangue cristalline, glaciale au toucher.Le forgeron s’en saisit, puis armé d’outils servant habituellement à battre le métal, creuse délicatement la « glace » pour en dégager le produit de leur travail. Le temps passe lentement alors que tu observes l’artisan à l’œuvre. Ton excitation se fait le miroir de celle de la tisserande, vos quatre yeux brillants d’impatience à l’observation du manège de l’Ardamiri, jusqu’à ce que l’écaille et l’habit, extirpés de leur gangue, te sois remis.

- Allez, dépêche-toi d’aller l’essayer maintenant !

Faire usage de ton Art pour refermer les fils d’un tissu contre ta peau est quoique satisfaisant, une sensation bien étrange. Tout aussi étranges sont le contact et la texture du vêtement. Tu t’y meus comme si tu étais nu, comme s’il s’était agi d’une seconde peau, et pourtant, le cuir est bien plus épais que le tissu de tes précédents habits similaires. L’intérieur du vêtement est doux, extrêmement doux, là où l’apparence lisse de l’extérieur dissimule en réalité l’agencement d’une multitude de minuscules écailles.

- Elle est vraiment magnifique.

Tu déclares, te révélant enfin aux artisans responsables de la création. Tu n’as pas plus de mots. Tu ne sais pas plus quoi dire, sinon les remercier du regard.

- Reste maintenant à savoir si elle remplit son rôle.

Le regard de la tisserande va à Hêdirn. Puis à toi. Puis à l’armurerie. Puis à Hêdirn à nouveau. Il faudra que ton habit résiste à l’épée pour qu’Edraëla puisse se vanter d’avoir été la première à travailler la peau de dragon.

La combinaison:

L’ardamiri passa un temps silencieux tandis que le roi s’observait et observait leur nouvelle création. Les mains dans le dos et les yeux plissés, il souriait doucement, dissimulant la même excitation qui habitait les deux autres elfes.

Le roi avait fier allure, et c’était en partie de son fait. Il était content.

Soudain la tisserande se tourna vers lui, et suivant son regard, il comprit son message. Surpris l’espace de quelques secondes, il laissa rapidement échapper un rire chaud et hocha la tête. Il se détourna alors des deux, cherchant du regard un objet en particulier dans le décors lëandrin.

Finalement, quelque chose sembla capter son attention et il laissa échapper un petit "ah’’ satisfait en s’éloignant pour se saisir d’une épée. Il la leva devant lui, comme pour l’évaluer d’un œil expert. C’était une lame courbée de fort belle facture – quoi que malgré tout n’égalant pas la perfection elfique-  d’un acier noir et gris. Un bon équilibre, un tranchant efficace. Une arme d'une qualité non négligeable sur un champs de bataille.

Hêdirn sourit en se retrouvant devant le roi. Il n’avait pas peur car il savait parfaitement ce à quoi s’attendre vis-à-vis de leur création. Il avait toute confiance en ses capacités. Il plaça son bras qui ne tenait pas son arme dans son dos et fit quelque moulinet avec sa lame.

-Voilà un moment que je n’ai pas eu l’occasion de faire ça, je suis certainement un peu rouillé, mais ça n’aura pas beaucoup d’incidence de toute façon.

Une fois qu’il fut certain que le roi se tenait attentif, il le frappa. Il lui assena un coup au flanc et il enchaina d’une estoc contre son nombril. A chaque fois, rien ne se passa si ce n’est un bruit sourd et mat. Le cuir ne se déchira nullement et la lame ne transperça pas le matériaux.

-Aucun dégâts. S'amusa-t-il alors.

Voir Hêdirn se saisir d’une lame et la brandir contre toi t’aura rappelé à quel point les réflexes inculqués au cours de l’enseignement martial sont profondément ancrés en toi. Il t’avait fallu tous les efforts du monde pour ne pas réagir. Tes orteils s’étaient agrippés au sol, ta sangle abdominale s’était contractée, et ton dos tout entier avait dû se nouer pour t’empêcher de bouger. Tu avais pleine confiance dans les artisans et dans leur création… mais il t’avait fallu invoquer toute ta confiance pour garder les yeux ouverts.

Hêdirn n’y était pas allé de main morte. Sa technique aurait pu être meilleure, mais même sans une technique parfaite, le forgeron n’était pas exactement quelqu’un que l’on pouvait dire manquer de force brute, et la force brute est souvent bien suffisante à faire de gros dégâts. Mais rien. Pas même la moindre trace du passage de la lame.

- Pas même une égratignure…

Tes yeux étaient ronds. Tu faisais confiance au travail des trois artisans, mais tu ne t’étais pas imaginé un résultat pareil. Tu déglutis, comme peinant à pleinement saisir les aboutissants de ce qui venait de se passer. Tu portes un vêtement aussi impénétrable que le cuir du Malthen’Delth

- Alors Hêdirn ? Edraëla s’illumine d’un grand sourire Pas mal pour un échec, non ? elle s’approche de toi, et te tourne autour, satisfaite Puissent Hiril Lothren et I Melethron nous sourire en ce jour, et l’Anaëh se rappeler des artisans ayant offert sa carapace au Lòcerain.

Elle s’arrête, te regarde dans les yeux, à la fois fière et sévère. À toi maintenant de faire honneur à leur création. Là est la charge qu’elle te confie, celle qu’elle sait que tu porteras avec prestance. Alors tu soutiens son regard, et tu souris, l’œil brillant et la poitrine bombée. Sans mots, tu acceptes.

Oui. Tu serais leur Dragon.