De trompeuses apparences ! | Harald & Rubis

9ème jour de la première ennéade
Automne, Bàrkios 19:XI

Je suis à Kirgan depuis quelques jours déjà et je vis la meilleure ennéade de ma vie. Je suis surexcitée ! Je passe mes journées dans un local rempli d'artistes. A la base, j'y suis pour répéter l'histoire que je vais raconter devant le Roi et toute l'assemblée demain. Cela me met une de ces pressions sur les épaules !! Mais c'est aussi l'occasion de rencontrer d'autres nains qui vivent des talents différent de celui de l'artisanat ou de l'armée. Je suis admirative, moi qui suis entretenue par mes parents. J'observe leur compétences et leur habilité, j'écoute leurs conseils et j'essaie d'améliorer ma représentation avec leur aide. Ce sera pour moi l'occasion de me distinguer en donnant à mon histoire une nouvelle dimension, aussi vivante et réaliste que possible. Je vais devoir me surpasser...

Roh, l'angoisse !!

Mais j'ai une autre tâche à accomplir pendant mon séjour à Kirgan. Et c'est la raison pour laquelle je fais une petite pause dans mes répétitions et que je erre maintenant dans la résidence du Roi. C'est un palais... Et il y a tellement de couloirs que j'ai l'impression de me perdre dans les rues de Thanor... Si tant est que je puisse me perdre chez moi !
Ça fait un moment déjà que je tourne, tenant contre moi le livre que notre Souverain m'a prêté par l'intermédiaire de mon père et que je veux lui rendre. Je croise du monde mais je continue à marcher en espérant trouver... Je sais même pas en fait ! Au bout d'un moment, je m'arrête à un carrefour pour regarder autour de moi, cherchant l'inspiration, soit pour continuer, soit pour aborder quelqu'un qui aurait l'air de faire partie de la maison et pas d'être juste de passage, comme moi. D'ailleurs, je dois vraiment avoir l'air d'une illuminée avec ma tenue de spectacle... Je répète en costume aujourd'hui alors je me suis faite toute belle. Mes frères se moqueraient de me voir en robe pour une fois... Une robe grise aux reflets brillants avec un large foulard fait d'un beau tissu bleu sombre tacheté d'argent qui enveloppe mon cou et mes épaules. Avec ma crinière disciplinée dans un chignon de tresses, on dirait une grande dame. Non mais je vous jure... Pourquoi je suis pas venue hier ?!

La paix. La paix. Une notion que les Dawis connaissent depuis bien des années. Créés par le Père des Batailles, ils maîtrisent la guerre bien mieux que beaucoup de peuples, du moins, c’est ce qu’ils aiment à penser. Mais la paix, surtout depuis la Mâlenuit, est un trésor qu’il faut chérir, protéger, polir et, si besoin, défendre.

Bien qu’elle ait un goût amer, notamment à cause de cette fameuse enquête qu’Harald avait dû concéder aux représentants de la couronne Humaine, là où lui désirait purement et simplement la condamnation sans concession du Marquis félon, le souverain des Nains était satisfait, à défaut d’être fier.

Griffon n’avait pas été exécuté sur les terres du Zagazorn, de la propre main du Roi, comme celui-ci l’avait demandé. Cette déception était réelle : nul doute que le commun des Dawis peu contents par la paix, se seraient tus s’ils avaient pu assister à la mort de celui qui avait condamné un soldat et un runiste. Car oui, certains, dont ici à Kirgan, désiraient plus la guerre que la paix. La guerre pour la vengeance ; la guerre pour la revanche ; la guerre pour l’honneur et la fierté d’un peuple désireux de répondre par la force face aux Umgis, aux mal-faits, aux déchets nés des scories.

Mais cette guerre aurait été bien trop coûteuse. Bien des mânes auraient été renvoyées aux Derniers Halls. Bien des cognards auraient sacrifiés leurs vies, et pour un résultat à peine assuré. Car s’il était admis que les forces Naines, bien qu’inférieures en nombre, étaient ô combien plus fortes que celles des Mal-faits… Ces derniers avaient l’avantage du nombre, et il est toujours peu aisé de se battre à 1 contre 10.

Et les Dawis avaient d’autres enjeux qui créeraient eux aussi leurs lots de combats. Ils devaient notamment reprendre les territoires perdus dans le Nord et l’Est, des territoires riches de minerais et de métaux, de filons, de pierres précieuses et de pierres de tailles. Des richesses qui permettraient aux Dawis de grandir et de prospérer, de recouvrer leur puissance des temps jadis.

Mais chaque chose en son temps.

Demain, un énorme banquet avait été prévu pour le peuple. Harald avait prévu cela depuis un peu plus d’une ennéade, et avait fait passer le mot à tout le royaume. Aujourd’hui il avait décidé de reprendre l’entraînement en prévision des futures attaques vers la Nérania. Il était un guerrier, et un Roi guerrier, et puisqu’il prévoyait d’envoyer ses soldats au combat, lui aussi devait s’y préparer.

L’entraînement avait duré quelques heures, heures durant lesquelles le souverain avait pu transpirer au sein de sa fidèle armure de plate couleur noire de jais. Une couleur qui transcendait avec le blanc étincelant des gardes royaux, et le rouge carmin des soldats Lantais. Après ces heures à manœuvrer la hache lourde et le bouclier – comme il l’avait toujours fait depuis qu’il avait rejoint les troupes lourdes de Lante – il était temps pour lui de retourner à ses occupations royales.

C’est alors qu’il croisa plusieurs Dawis aux habits curieux : sans doute des artistes engagés pour le banquet de demain. Curieux, le Roi avança tout de même afin de rejoindre ses appartements privés. Il avait bien besoin d’un bain. Puisqu’il portait son armure, il avait abandonné sa couronne, mais beaucoup, ici, le reconnaissaient de loin.

Il arriva enfin au détour d’un des nombreux corridors, et tomba face à une jeune bavette, laquelle semblait dépassée, ou perdue. Puisqu’il s’agissait de son chemin pour retourner chez lui, il en profita pour lui adresser la parole : « Jeune tresse, tu m’as l’air perdue. Je peux peut-être t’aider ? »

Ici, il y a d'autres artistes. Des artistes encore différents de ceux qui s'entraînent dans le même bâtiment que moi. Alors que je cherche ma route, je me déconcentre un peu de mon objectif... J'admire les costumes, j'écoute la musique, j'analyse des fragments de numéro que j'aperçois. La fête de demain va véritablement être magique ! Je suis surexcitée.

Mais alors que je me suis laissée déborder par toute cette agitation, quelqu'un m'aborde et je virevolte soudainement pour lui faire face. Il est assez grand -comme beaucoup de dawis de mon point de vue...-, brun, couvert de plate et il... sent très fort. Néanmoins, il semble connaître assez les lieux pour me proposer son aide en voyant que j'ai l'air perdue. Je ne vais pas l'envoyer promener et risquer de passer pour une idiote si je dois finir par demander mon chemin quand même..

-Hum... Oui ! Enfin, peut-être. Je montre le livre que je tiens tout contre moi d'un regard. C'est au Roi et je voudrais le lui rendre. Enfin, pas à lui ! Enfin, pas directement ! Je veux dire... Il doit être assez occupé, surtout avec la fête de demain. Mais je voudrais le donner à quelqu'un qui pourra le lui rendre pour moi.

Oui, les paroles sortent de ma bouche un peu comme elles viennent là... Je dois avoir l'air candide et impressionnée et c'est vrai que je me sens comme une gamine depuis qu'on a reçu l'invitation à la fête. Donc ce n'est pas totalement faux. On dirait que j'ai 25 ans... Alors que je suis tout à fait capable de me maîtriser. Parfois...

Mais bon. C'est pas comme si je m'adressais au Roi lui-même.
Oh... J'espère qu'il ne lui donnera pas ses impressions sur moi... Ou alors que ma représentation de demain changera ses a priori. Sinon, je peux dire au revoir à ma carrière et filer dans les mines de papa moi...

Ah, voici un des fameux artistes – ou une plutôt une des fameuses artistes – qui va venir se produire au banquet du lendemain. Cette exclamation, Harald se la fait dans la tête, mais il ne peut empêcher un sourire de poindre sous son épaisse barbe. La jeune tresse à l’air dépassée, sinon tendue, et franchement surprise, lorsqu’elle se retourne dans un mouvement gracile pour faire face à un cognard de plate.

L’instant était drôle même pour un Nain. Ils avaient beau être naturellement forts, dotés de muscles noueux, prompts à se battre, doués dans les arts militaires, amoureux inconditionnels des haches aiguisées et des armures clinquantes… Certains étaient si différents que l’on pouvait se trouver en face de deux spécimens, et pourtant penser qu’ils n’appartenaient pas au même peuple. Une jeune artiste, face à un vieux guerrier.

Mais voilà, si cette jeune tresse en est venue à se perdre au cœur des vestibules du palais royal, c’était visiblement à propos : elle désirait rendre un livre à son propriétaire originel, le Roi des Nains.

Harald trouvait l’instant naïf et franchement agréable. Tendant ses deux mains gantées de plate, il s’empara du livre avec une douceur insoupçonnée. En une seule seconde, il reconnut la reliure, les gravures, et le titre. Cet ouvrage, il l’avait concédé à Glumtol, après que ce dernier ait réalisé une demande des plus motivées et intéressées, et tout cela, pour sa fille.

« Ainsi donc, tu es la fille de Glumtol Barbe-de-Fer, Voix de Thanor. » Dit-il, ricanant doucement, posant ensuite des yeux rieurs sur une Rubissea surprise, sans doute écarlate, et franchement candide. « As-tu apprécié ce livre ? Ton père voulait réellement te le rapporter, il a été très convaincant. »

J'ai une petite hésitation quand je le vois approcher les mains vers moi mais je comprends vite qu'il veut prendre le livre. Nouvelle hésitation... Ses mouvements sont lents alors, je ne sais pas pourquoi, je le laisse faire. Il saisit l'ouvrage avec une délicatesse que les Dawis réservent à ce qui leur est le plus précieux. Est-ce qu'il... connaît ce livre ? Je suis tombée sur un de ses fils ?
C'est à peine s'il regard le volumineux tome qu'il décline mon identité et là, je me fige en le fixant du regard. D'où peut-il savoir qui je suis ? Je suis si stupéfaite que je ne parviens même pas à dire quoi que ce soit. Pourtant, la réponse est si simple... Mais non, rien ne vient. Et il enchaîne, m'expliquant l'éloquence dont mon père a fait preuve pour qu'on l'autorise à l'emporter. Il n'y a pas grand monde qui peut savoir ç...

Non, c'est pas... ?

Mes lèvres s'entrouvrent dans une expression de surprise. Bordel, c'est le Roi qui se tient devant moi !! Et moi je lui parlais comme au péon du coin. Enfin, non, mais comme à son général, peut-être. Que je me sens sotte d'un coup !

Subitement, je m'incline devant lui en signe de respect. J'ai plus que gaffé jusque-là, il faut que je me rattrape. Et puis surtout, je préfère autant cacher mon minois tellement je suis morte de honte !

-Groman-Rik ! Je ne savais pas que... Pardonnez-moi.

Je me redresse mais à moitié seulement. Je n'ose même pas de regarder plus d'une seconde. Mes yeux oscillent entre lui, le livre, le sol, une colonne... Partout où ils peuvent se poser, en somme. Je suis agitée, partagée que je suis entre l'envie de m'enfuir et la nécessité de rester réparer mes bêtises.

-Oui, je l'ai adoré. Je l'ai dévoré en quelques jours. Je crois avoir loupé un repas en le lisant. Ou même deux. Et j'ai pris du retard dans mes travaux d'écriture. Un sacré retard même, avec le temps qu'il m'a fallu pour en faire la copie. Mais ça, ça ne vous intéresse pas... Désolée, je ne m'attendais vraiment pas à vous voir.

Je souris mais c'est nerveux. Je me sens totalement ridicule. Il ne va même pas prêté une oreille à mon spectacle demain avec la vision pitoyable que je dois lui offrir...

La stupeur, l’incompréhension, la surprise, la gêne… Tout cet arc-en-ciel d’émotions que Rubisséa traversait était à la fois touchant et franchement poilant. Harald, se contenant pendant plusieurs secondes, éclata finalement de rire, frappant sa jupe de plate avec ses gantelets dans d’étincelants éclats métalliques. Son rire, gras, alerta la garde toute proche qui approcha : trois soldats engoncés dans d’épaisses armures de plates couleur blanches et or, arborant de grandes et étincelantes hallebardes et d’imposants marteaux.

« Groman-Rik, tout va bien ? » Demanda l’un des trois gardes, celui du milieu, à la stature imposante et qui portait un marteau bardé de runes non magiques.
« Tout va bien Ahrn, tout va bien. Je te présente Rubisséa, la fille de Glumtol Barbe-de-Fer. Elle participe au banquet de demain, et aurait besoin de rejoindre ses quartiers, elle est un peu perdue. Pourrais-tu l’escorter ? »
« A tes ordres Grand-Roi ! »

Frappant son plastron, le garde royal s’éloigna un petit peu alors que Harald se retourna en direction de Rubissea. Il posa sur elle un regard paternel : après tout, à quelques années près, elle était aussi âgée que sa propre fille à lui, Hilda. Conscient aussi que son emploi du temps d’aujourd’hui était extrêmement serré, et que la pauvre jeune tresse devait être dans un certain émoi, il décida de lui accorder quelques mots supplémentaires.

« Je suis bien content que ce livre t’ai plus, Rubissea. » Dit-il, posant ensuite une pogne gantée sur l’épaule de la jeune naine. « Si tu le désires, et si tu as le temps, je t’autorise à accéder à la bibliothèque royale. Tu n’auras qu’à le dire à un des gardes de la salle du trône, je leur ferais passer l’ordre. » Assura-t-il, retirant sa pogne et se tenant ensuite bien droit. « Je n’ai malheureusement pas plus de temps à t’accorder aujourd’hui. Il y a des décisions qui m’attendent, jeune tresse. Mes gardes te raccompagneront. Tout ira bien ? »

Un silence... Et puis un rire éclate. Un rire tonitruant qui résonne entre les parois de pierre. Je sens les regards des passants, des résidents et des artistes se poser sur le Roi et moi qui n'ose même plus bouger. Mon dos est totalement raide tandis que je le fixe, les yeux écarquillés. Sa réaction attire jusqu'à l'attention des gardes qui se précipitent dans sa direction, croyant qu'il a besoin d'aide. Mais, comble de tout, il me présente, prononçant mon nom à haute voix. On doit l'avoir entendu à l'autre bout du bâtiment !!

J'ai honte. Mais honte !!

Mes oreilles virent au rouge et, avec mes cheveux relevés, on ne doit voir que ça !
Harald demande à ce que les gardes me raccompagnent. Je ne sais pas vraiment comment je dois le prendre mais, de toute façon, mon cerveau a cessé de fonctionner pour le moment. Puis il se retourne vers moi, m'invitant à visiter sa bibliothèque. Il a l'air si paternel alors que je me sens humiliée depuis tout à l'heure... La confusion doit se voir sur mon visage parce qu'il me demande si ça va aller.

-Oui. Je me suis un peu précipitée sur la réponse d'ailleurs. Enfin, je crois...

Je refais une révérence, ou quelque chose qui y ressemble, et j'emboîte le pas aux gardes. J'ai enfin l'occasion de me sortir de cette situation gênante. Me faire escorter vers la sortie me donne l'impression d'être une indésirable... Mais il y a son invitation... Alors je n'y comprend plus rien. Je suis totalement perdue. Une fois à la sortie, j'esquisse un rapide sourire pour remercier les gardes. Je crois que j'ai rarement été aussi sage... La dernière fois, c'était en sortant de le forge de Thordril, après m'être rendue compte de tout le mal que je lui avais fait. Aujourd'hui, je ne me sens pas aussi mal. Néanmoins, je suis d'autant plus angoissée pour demain. Jouer devant le gratin du Zagazorn était déjà une chose en soi. Jouer devant le Roi n'était pas tellement plus rassurant. Mais, maintenant que je me suis rendue ridicule devant lui... Je suis à deux doigts d'être mortifiée à l'idée de me produire en spectacle.

Rah !! J'aurais dû lui rendre le livre après la fête, au moins j'aurais su de quoi il avait l'air !!