Un long voyage pour un long séjour

1ère ennéade de Bàrkios, second mois de l’Automne – An XIX : XI.
Dans l’enclave du Septentrion, au cœur d’un ancien volcan.

Ils étaient arrivés en fin de 4ème ennéade de Karfïas. Depuis, ils passèrent un mois et demi à creuser et à renforcer l’endroit. L’avantage de cette situation géographique résidait en un microclimat avantageux : il y avait de l’herbe renforcée par les nutriments coincés dans les coulées de laves passées, une barrière naturelle, faite par les contreforts du cratère, et des gisements de qualité sous leurs bottes.

Mais l’endroit avait été dirigé par un militaire, et cela se voyait dans l’état de certaines bêtes, et dans le caractère basique des demeures. Les pierres et le bois disponibles furent presque entièrement alloués à la construction des défenses et des mines, lesquelles avançaient bien et nécessitaient d’être étayées. Les zones de stockage regorgeaient déjà de minerais de fer, de titane, de quelques autres minerais et d’un peu de pierres précieuses. Lorsque la fin de l’hiver viendra, tous ces minerais, minéraux et métaux formeront un incroyable convoi de richesses ! Si tant est que l’hiver ne soi pas meurtrier, et que le retour soi possible.

Broc Casse-Tête était le fameux militaire en charge de la zone avec le départ de Glumtol et de Braähm. Bien que compétent, le Dawi était un militaire invétéré : le faire changer d’avis était chose incroyablement difficile, et lui faire penser à autre chose que l’armée, la protection et la défense était tout aussi difficile. Nul doute que les artisans, éleveurs et autres maîtres d’œuvres voient l’arriver d’un membre du Haut-Conseil spécialisé dans l’élevage et la production d’un bien meilleur œil qu’ils ne voient la régence de Broc.

Ce dernier était au cœur du cratère, drapé dans son armure réhaussée d’une cape de fourrure. Les sentinelles l’avaient prévenu de l’arrivée du convoi, et Broc avait prit ses dispositions. On accueillit les bêtes, on aidait à décharger le matériel, on accueillait les blessés et on évaluait l’inventaire… Car celui-ci était perçu comme salvateur. Broc, lui, regardait le nouvel arrivé avec un certain… Dédain. Il savait qu’en cet instant, il n’était plus le commandant des opérations, et qu’il allait devoir être un subordonné. Mais pire que tout, il allait devoir composer avec un gestionnaire de ressources, qui privilégiera la croissance plutôt que la protection… Si, en son esprit, il savait que l’endroit ne pourrait perdurer sans que les ressources ne soient rationnées, et développées… Il appréciait peu que la chose vienne de Gorin.

Ce dernier n’avait en effet rien prouvé aux yeux du militaire. Bien qu’il ait un âge vénérable – Gorin était encore dans la force de l’âge Nain, mais le deuxième siècle d’existence approchait à grands pas – le Maître-Eleveur de Thanor était inconnu du Casse-Tête. L’orgueilleux soldat de Kirgan, ancien favori parmi les cognards de feu Hardrek Poing-de-Fer, ne se laisserait pas dicter sa conduite aussi facilement…

« Baruk conseiller ! » Dit-il plutôt froidement, frappant toutefois son plastron. « Les étables sont par ici, les greniers par là-bas. Les cognards s’en occuperont, cela les occupera et leur changera l’esprit. Pour les soins, nous ferons avec ce que nous avons : nos guérisseurs ont rationné les ressources. La loge de commandement est au milieu du cratère, les mines à l’Ouest. L’ensemble de la zone est sécurisée, et un quart de mes effectifs est en faction, tu ne les verras donc pas avant la relève. Des questions ? »

Ah, l’orgueil des militaires. Celui-ci devait être un cliché, d’une certaine manière, et un cliché sans aucun doute international, car il était à parier que tous les militaires, lorsqu’ils étaient en charge de la direction d’une cité, lorsqu’ils étaient en charge d’une expédition… Ou lorsqu’ils étaient en charge tout court, devenaient aussi orgueilleux que froids, aussi imbus d’eux même que fier. Broc Casse-Tête était de ceux-là. Il avait toujours été de ceux-là, mais c’était son caractère et ce dernier avait été loué à plusieurs reprises lors des précédentes campagnes militaires du Zagazorn… Alors pourrait-il changer ? Non, point du tout.

Alors quand il voit ce conseiller se ramener avec forces et vivres, Broc est heureux. Mais lorsqu’il comprend que celui-ci sera dorénavant le chef de ces lieux, son visage s’épaissit et son humeur grisaille. Et en plus il désirerait parler autour d’une chopine ?

« Tout est rationné ici Maître Eleveur ! » Dit-il, grognant ensuite comme un de ces sangliers du Brissalion lorsque vint à manquer l’herbe et les truffes. « Vous n’aurez droit qu’à une chopine. Nous commençons seulement à brasser ce que nos maîtres appellent la « Bière du Volcan », mais les quantités de céréales dotées pour sa distillation sont-elles-aussi diminuées. Mais les conseillers vous attendent. »

Avançant de ses lourds pas bottés d’acier, Broc distilla d’autres ordres dans un Khazalide tranchant. Là, on devait sécuriser les marchandises arrivées. Ici, on devait s’assurer que les céréales et les denrées devaient être maintenues au sec, dans un de ces lieux de stockage que des maîtres runistes auront enchantés de telle sorte qu’aucune humidité ne puisse jamais altérer ces locaux. Là encore, il ordonna aux sentinelles au repos – lesquelles maugréèrent – d’aller donner un coup de main aux arrivants. Et enfin, il s’appliqua à héler les soigneurs de rapidement remettre sur pieds les blessés, nombreux, trop nombreux à son goût.

Sous la loge de commandement, tous attendaient. Il y avait un officier militaire, un maître mineur, un maître forgeron, un maître joaillier, un maître bâtisseur, un maître runiste et un maître agriculteur. Il ne manquait qu’un maître éleveur à toute cette équipe… Et le voici qui était arrivé. Lorsque Broc entra, personne ne se leva : ici il était connu comme le loup blanc, et il n’était qu’un maître lui aussi. Lorsque Gorin entra, cependant, tous se levèrent et frappèrent leurs plastrons. Privilège de l’ancienneté, privilège du mérite et de l’honneur, Gorin était, après tout, le Maître Eleveur et Haut-Conseiller de Thanor. Dans une société méritocratique, ainsi allaient les choses. Broc, bien-sûr, s’en doutait. Mais pour lui, le rang de Gorin devait être accompagné de mérites au moins honorifiques… Et pour l’instant, il ne le voyait qu’ingurgiter de la bière.

« Maîtres Dawis de c’t’honorable camp avancé, voici qu’s’avance Gorin Barbedrue, Haut-Conseiller de Thanor et Maître éleveur. C’est lui qui sera dorénavant le dirigeant de c’t’endroit ! »

Un tonitruant « Baruk ! » se mit à retentir dans la loge, et vint s’estomper presque aussi vite qu’il était apparu. Les uns après les autres, ils se présentèrent.

« L’hiver est bel et bien là, dans c’te lieu abandonné des dieux. Y’a comme qui dirait un microclimat par ici, mais on n’peut y faire pousser qu’des légumes et une très p’tite quantité d’céréales. Pas assez pour un lieu dépassant la centaine de Braises-Vies, si vous voulez mon avis. » Commença le Maître Eleveur. « Mais c’t’un paris, car même si c’t’endroit bénéficie d’une aide climatique, on est presque en Hiver, par Girdon ! On n'saura avec certitude les capacités d’c’te terre volcanique qu’une fois l’Eté venu. J’suis optimiste, mais c’te terre donne s’ra pas facile à dompter ! »

« C’t’endroit est une mine d’or ! »Reprit le Maître Mineur, associé au Maître Joaillier. « Les filons sont si nombreux et si grands, qu’on sent l’métal à travers la roche, comme l’disait Maître Braähm et la Voix d’Thanor. On passe not’ temps à étayer les gal’ries, n’faudrait pas qu’on fragilise l’endroit et qu’ce volcan s’réveille d’une volonté d’destruction. En tout cas, quand on r’viendra, y’aura d’quoi faire ! Y’aura des montagnes d’richesses ! »

« C’t’endroit est très bien sécurisé ! » Reprit enfin Broc. « Les effectifs permettent des tours d’factions réguliers, mais la charge d’travaille est grande. Mes gars sont crevés mais heureux d’faire c’boulot. Le périmètre a été agrandie d’telle sorte qu’on profite des points hauts, histoire d’voir venir les menaces. Les corps d’nos morts ont été enterrés avec les honneurs. »

Broc écoutait les dires du Haut-Conseiller. Le fait que cet avant-poste devait servir à la fois de lieu d’extraction minier, de pied-à-terre pour de futures expéditions minières, et de campement principal en vue des futures offensives militaires, était connu de tous. Rien n’était secret.

Lorsque l’expédition fut lancée, les mineurs, forgerons et joailliers savaient qu’ils se lançaient dans une aventure de plusieurs mois – si celle-ci venait à être couronnée de succès, ce qui est le cas maintenant. Leur rôle était simple : extraire les richesses des montagnes – et du volcan – en minant les filons à disposition afin d’en faire des sources continues en métaux et en pierres précieuses. Avec leur aide, les marchés Nains ne désempliraient plus jamais de minerais et d’alliages, de métaux et de pierres précieuses ; les forgerons ne manqueront plus de métaux pour leurs créations ; les joailliers pourront créer les meilleurs bijoux, user des meilleures pierres précieuses.

Les soldats, quant à eux, savaient qu’ils serviraient d’avant-garde pour les futures opérations militaires. La plupart d’entre eux étaient originaires de Haute ou de Basse Virnée, mais d’autres, eux, étaient nés dans le Kirgion et avaient servis dans les anciennes armées des Grands-Rois de jadis, avant l’apparition du Voile. Les montagnes, le Septentrion, ils connaissaient bien mieux que leurs congénères – et pourtant tous les Nains aiment la montagne. Se battre dans les monts, les grottes et entre les rocs était une seconde nature, et ils le savaient : ils seraient le fer de lance des futures reconquêtes.

Mais tout ceci prendrait du temps. En attendant, il fallait que cet endroit puisse tenir debout : Braähm et Glumtol furent les premiers à trouver les lieux et à lancer cette expédition, à en faire un semblant de point de départ. Broc, fier, fort, rustre et orgueilleux, avait été le second dirigeant et avait fait du bon travail, d’un point de vue militaire. Mais il n’était pas un dirigeant, il était un officier militaire. Aussi n’avait-il pas pensé à tout, et aussi l’arrivée de Gorin devait-elle être un peu désagréable pour lui…

Le discours de Gorin fut toutefois très écouté par le petit conseil. Toutes et tous, ils pesèrent et mesurèrent les mots du Haut-Conseiller. Son regard sur la situation, nouveau en comparaison de ceux qui vivent ici depuis des ennéades, devait être le prisme de fraîcheur visant à améliorer la vision des choses. Un regard frais, nouveau, sur une situation précaire, voilà ce dont les Nains avaient besoin.

« Oui, le cratère offre des pâturages intéressants mais l’herbe ne fera pas long feu avec un tel troupeau. Si les animaux commencent à paître à l’instant, nous devront passer exclusivement aux fourrages d’ici 4 à 6 ennéades. L’hiver empêchera la pousse des herbes, j’en met ma pogne à trancher ! » Répondit le Maître Eleveur du coin à Gorin, alors que ce dernier demandait si un lieu pouvait recevoir les animaux en paix. « Les terres arables n’attendent que toi Haut-Conseiller ! Donne l’ordre, et nous aurons une demi-douzaine de bras prêts à semer ! »


« Si besoin, nous pouvons mettre en pause les recherches de filons afin que poilus viennent aider ! A quoi bon fouiller les entrailles d’ces monts si on n’a pas d’bouffe pour continuer ? » Demanda le Maître mineur, approuvé par le Joaillier.


« Ip ! » Acquiesça Broc face à Gorin, lorsque celui-ci demandait s’il était possible d’obtenir des bras en plus à partir du lendemain. « Tant qu’on n’tape pas dans mes effectifs d’sécurité, t’peux prendre tous les cognards qu’tu veux ! »

Les choses étaient donc lancées.

Les mots du nouveau chef du camp eurent un raisonnement particulier en l’esprit de Broc : « Ce camp doit devenir autonome pour être l’avant-poste d’une reconquête plus grande ! »

La Braise-Vie guerrière du responsable de la sécurité et du chef de guerre Broc Casse-Tête fut alors transit d’un intérêt nouveau. Gorin Barbedrue est connu pour être un Dawi placide, paisible, amoureux de la bonne bière – en cela cet amour est partagé par tous les Nains – et prompt à une existence calme, dans un vert pâturage et proche d’une étable fournie en foins, en blés, et animée des bruits d’animaux heureux et bien nourris. L’entendre ainsi parler du but premier de cette entreprise, de cette excursion, de cette enclave Naine dans le Septentrion sauvage, était alors réellement intéressant.

Oui, aller aussi loin dans le Nord était une entreprise commerciale, car Glumtol et d’autres Maîtres mineurs, possédaient les tracés et les plans d’anciens filons de métaux et de minerais précieux, et les résultats d’anciennes recherches d’avant-Voile quant à de nouveaux filons. Ainsi trouvés et retrouvés, ces filons devraient alimenter les forges, les mines, les établis et les marchés de tout le Zagazorn, que ceux-ci soient à Kirgan, à Thanor, à Lante et même à Almis ! Comme cela était le cas lorsque le Septentrion appartenait aux Nains.

Mais en plus d’une entreprise commerciale, cette aventure devait permettre d’obtenir un pied d’attache dans le Septentrion, par lequel débuteraient les futures offensives militaires. Broc Casse-Tête avait accepté de s’en aller dans le Nord, car ainsi était sa vie : combattre. Plus de 180 années d’existence, et toute une vie de cognard, l’auront mené sur des dizaines et des dizaines de champs de batailles. Il avait vu Kirgan tomber… Car il avait fui jusqu’à Lante, mené par feu Hardrek Poing-de-Fer. Être aujourd’hui ici, dans le Nord, était une vengeance sur l’Ire du Père.

Aussi était-il satisfait, mais encore curieux. Gorin avait des choses à prouver par ici. Oui, beaucoup de choses à prouver. Mais sous sa directive, les choses devaient sans doute se développer, et ce camp devait devenir une véritable enclave.