Un long voyage [Essalia][Entité]

Essalia avait ce charme des cités d'Ithri'Vaan de seconde zone. On y trouvait, dans les grandes rues ou dans les ruelles plus étroites, tout ce qui pouvait séduire le visiteur non rompu aux pièges des cités cosmopolites. Des femmes de plaisir, parées comme des princesses avec des vêtements et des bijoux trafiqués. Des objets d'arts fabriqués la veille, présentés comme des artefacts millénaires et inestimables. Des vendeurs peu scrupuleux, proposant leurs marchandises au détour d'une ruelle sombre, sous le parapet d'une cape. Et le fumet, peu enjolivant, d'un savant mélange de bière, de vin, et de sexe bon marché. Bienvenue en Ithri'Vaan.

L'effervescence caractéristique des villes comme Essalia avait tendance à tromper le visiteur sur l'importance de la ville. Les discussions et autres interpellations des marchands se cumulaient entre elles dans les rues étroites, encombrées d'étalages et de chariots. On en venait à oublier qu'il ne s'agissait, au final, que d'une petite ville provinciale en comparaison à ses voisines de l'Ouest, ou à l'imposante Sol'dorn au Nord. Cela surprenait, lorsqu'en bifurquant à droite après l'une des rues principales, on se rendait compte que l'on arpentait déjà la banlieue de la ville, comme si l'agitation et la fébrilité du coeur de ville se limitait par des lois implicites à une unique rue.

La demeure où se rendait Dunraël, en traversant la rue commerciale d'Essalia, se trouvait en réalité derrière cette même rue. Lorsqu'il en sortit par un passage adjacent, il sentit comme une soudaine disparition de l'effervescence où il avait baigné jusque là. Traversant l'étroite ruelle, il s'engagea à nouveau sur la droite, avant de rentrer dans une demeure dont seul un rideau coloré faisait office de porte. L'intérieur était fidèle en tout points à une décoration de cette région du monde : les étoffes étaient nombreuses, colorées et riches. Les coussins, éparpillés dans le salon qui était la pièce principale, faisaient à la fois office de lit, de canapé et de fauteuil, tous organisés autour d'un narguilé sur lequel tirait un homme à la peau sombre.

Mu'Hamla était un homme ayant vécu à Essalia la majeure partie de sa vie. Le temps ne l'avait guère épargné - sous tous les sens du terme - et déjà les rides s'incrustaient sur la peau noire du Zurthan. Du haut de ses quarante années, Mu'Hamla était un mage maniant l'élément de la Terre. Il avait apprit son art ici, à Essalia, auprès de son maître Mur'Tamin'Da. A la mort de ce dernier, il avait récupéré l'échoppe de son maître, une boutique d'objets divers et variés, dont le peu de vente était compensée par les clients élitistes qui le visitaient. En effet, tout comme son maître avant lui, Mu'Hamla disposait de ce genre de réputation privée, uniquement connue de ceux qui s'étaient fait introduire personnellement. On le connaissait détenteur de nombreux objets d'importance variable. Mais aujourd'hui, Dunraël rendait visible à Mu'Hamla pour une raison tout autre que ses articles : l'homme noir connaissait la région comme sa poche, et peu de choses survenant dans le Zurthan ne lui échappaient.

« Salut à toi, Mu'Hamla. Comment te portes-tu ? »

Dunraël avait connu le vieux mage par l'intermédiaire de feu son maître, Mur'Tamin'Da, qui avait été de son vivant un ami du vieil Elfe. Le Zurthan avait connu Dunraël de nombreuses années auparavant, alors qu'il venait de lancer son échoppe à Essalia. Il avait alors un peu plus de trente ans. Il était décédé de cause naturelle plus d'un demi-siècle plus tard, aux alentours des quatre-vingts années, laissant Mu'Hamla, son apprenti, seul héritier de tous ses biens. Il avait alors une toute petite trentaine, tout cela s'étant déroulé dix ans auparavant. Le vieil Elfe avait toujours connu le nouveau tenancier des lieux depuis qu'il était devenu l'apprenti de Mur'Taminda'Da, et à l'instar du précédent maître, Dunraël et Mu'Hamla avaient rapidement liés une amitié basée autour des discussions arcaniques. Le vieil Elfe avait passé le rideau officiant comme porte, mais ne s'était pas encore installé.

« J'ai besoin de ton aide pour quelques petites affaires dans lesquelles je suis mêlé. Je ne te cacherai pas qu'elles sont importantes, si ce n'est vitales. Peut-être pourras-tu m'aider. »

Mu'Hamla avait cette chaleur tactile caractéristique de la population de cette région du monde. Tantôt sincère, tantôt commerciale, les étreintes pouvaient rapidement devenir mortelle dans ces provinces qu'on disait source des plus grands complots de Miradelphia. Pourtant, Dunraël ne se méfiait nullement de Mu'Hamla. Il n'avait jamais eu de raisons de le faire, ni envers son maître avant lui. Il ne lui rendit guère pour autant l'accolade, Dunraël n'étant guère un Elfe se rompant à l'exercice des étreintes physiques.

Il remercia son hôte d'un signe de tête, prenant place sur les coussins de soie moelleux et dodus qui l'attendaient. D'un second hochement du faciès, il accepta le tube que lui tendait son ami, tirant avec modération sur la pipe à eau, puis ne manqua pas de se passer la langue sur les lèvres, désireux de tâter chaque once du goût du tabac. Dunraël reconnut, dans les savants mélanges qui lui parcouraient les babines, le goût particulier et aiguisé du Zurthan en matière d'épices.

« Je suppose que tu portes l'oreille, comme toujours, l'âge n'aura pas rendu médisant un homme comme toi. Mes propres oreilles, mes sens et mon affinité m'ont murmuré que l'Entre Deux s'agite, mon ami. Les mortels se sont essayés à la magie dans laquelle tu me sais versé, et les résultats sont guère probants. Saurais-tu m'en dire plus à ce sujet ? »

Dunraël, respectant la coutume locale, retira ses chausses et rabaissa sa capuche. Un regard entendu avec Mu'Hamla lui fit comprendre, accompagnant ledit regard d'excuses sincères, qu'une longue chevauchée ne valait pas un bain pour l'odorat des pieds du vieil Elfe. Faisant jouer ses orteils afin de les étirer et profiter de cette sensation, Dunraël reprit.

« Avant que tu ne me répondes, voilà ce que je sais : une troupe menée par une péninsulaire noble se dirige actuellement vers le lieu nommé les Piliers de la Mort. Selon leurs informations, le monde des Défunts serait fermé à ceux qui sont morts. Si ces non-initiés à l'Entre Deux ignoraient l'existence d'un monde spirituel entre la Vie et la Mort, ils affirmaient que le monde des Morts était fermé, laissant les défunts errer sans fin dans l'Entre-Deux. Tu connais mon serment. Tu sais donc pourquoi je suis concerné. »

Dunraël s'allongea doucement sur les coussins, repliant son bras, reposant tout son côté. Repliant une jambe, il s'installa de manière à pouvoir converser en toute facilité avec son ami.

« Pour des raisons...d'affinité...je me suis séparé de ce groupe. Pour autant, mon devoir demeure inchangé, et ma destination est la leur. J'ai senti, depuis quelques temps, un trouble dans l'Entre-Deux. Les esprits se bousculent, se heurtent les uns aux autres. Le voile s'amincit, sous la pression de ceux qui n'ont pas à y être. Si d'aventure tu as entendu des détails ou des histoires, je suis là pour les entendre. »

Le regard de Dunraël s'attarda sur la figurine de sable conçue par son ami. La coiffure, la tenue, le moindre détail mémorisé et démontré par une sculpture parfaite. La moindre ride, la plus petite des contractions des lèvres, le plus insignifiant des grains de sable avait sa place attitrée sous la patte experte de Mu'Hamla. Pourtant, malgré le talent manifeste, Dunraël dut se résoudre à l'évidence : il ne connaissait pas cet homme. Ses lèvres se serrèrent et le vieil Elfe secoua son visage. Un mortel. Encore. Mais un mortel ayant amené à sortir de leurs terres une tribu Zurthan, et pas une des moindres selon Mu'Hamla. Les yeux de Dunraël se plissèrent, reprenant la parole autant pour lui-même que pour son ami.

« Qu'est-ce que la cour de Naelis pouvait bien avoir à faire avec le voile...Les chamans de la tribu des Akadjis, sont-ils tous revenus indemnes de Naelis ? Est-ce que tu as des raisons de penser que les événements de Naelis sont liés avec cette tension générale qui semble croître dans la région ? »

La petite figure de sable s'effondra, et les grains roulèrent doucement sur le sol afin de reformer le cercle parfait qu'ils étaient avant que le tenant des lieux ne fasse appel à sa magie. Il replaça le tapis, du même pied qu'il l'avait déplacé, reprenant place sur les coussins de soie. Une certaine inquiétude pouvait se lire sur les traits de Mu'Hamla. L'homme connaissait les arcanes, et surtout, il connaissait très bien la région et ce peuple qui était le sien : les zurthans n'étaient point des êtres dont les actions étaient prises à la légère. Du moins, pas tous.

« Ils sont revenus peu après. Indemnes à ce qu'on dit. Mais ils ne se sont presque pas arrêté de tout le voyage et ont évité les villes. Je ne sais pas ce que Naélis pourrait avoir comme lien avec tout ça, mais les chamans Akadjis sont connus par toutes les tribus nomades et redoutés par la plupart. Ils auraient pu être tes collègues s'ils respectaient un code dans l'utilisation de leur magie. »

« Des mercenaires ? »

« Pire. Des admirateurs du Chetso. Une sorte de créature folklorique qui se nourrit des esprits  des hommes pendant leur sommeil pour en tirer de la puissance. La plupart des clans s'en protègent. Eux l'ont élevé en gardien. On en sait peu sur leurs savoirs et leurs pratiques, mais la rumeur veut qu'ils empêchent leurs morts de rejoindre le monde des Ancêtres pour en tirer du savoir et de la force. Ils doivent être versé dans la manipulations des mannes et des esprits. »

Dunraël ne releva pas de suite, laissant planer le silence suite aux réponses de Mu'Hamla. Naelis était donc le lieu où s'était tenu le rituel qui avait provoqué la fermeture du monde des morts. Il n'y avait pas d'éléments le prouvant directement, mais trop de données coïncidant, pointant vers le même lieu, au même moment. Un escadron de chamans zurthans s'y rendant, et quittant la ville en évitant les points de civilisation. La tribu des Akadjis était donc versée dans les mêmes arts que Dunraël, étudiant le même pan spirituel. Mais là où le vieil Elfe avait fait serment de le protéger, de garder le voile intact, et de n'en tirer nul bénéfice personnel, la tribu zurthan ne semblait guère s'embarrasser de scrupules pour en aspirer le moindre avantage.

« Ils auraient fait un rituel pour sceller les portes du monde des morts afin de disposer d'une source intarissable de pouvoir ? Pourquoi aller à Naelis pour le faire, quelle serait la connexion entre eux et leurs projets...et la cour de Naelis ? Un élément me manque... »

Dunraël reposa sa tête quelques instants. Un de ses semblables peu scrupuleux aurait pu s'y livrer. A vrai dire, le vieil Elfe s'en voulut de ne pas y avoir pensé avant. Il y avait peu d'inconvénients à disposer ainsi d'une source quasi-infinie de pouvoir et de savoir. L'Entre-Deux accumulait les esprits des défunts qui n'en sortaient jamais, ce qui devait permettre aux mages des esprits de disposer d'une fontaine infinie de pouvoir et de savoir. Cela pouvait devenir le plus grand réseau d'espionnage du monde, la clé pour remporter des guerres avant même qu'elles ne commencent. Mais s'il y avait peu d'inconvénients, il y en avait un de taille. L'unique faille, dans ce plan, était qu'il n'avait jamais été prouvé que l'Entre-Deux était extensible à souhait. Et si le voile pouvait se déchirer...

« Est-ce que les Akadjis ont des rivaux déclarés ? Des hommes ou des femmes prêts à me céder leurs yeux pour me guider dans ces terres, et leurs bras en cas d'affrontement ? »

« J'en doute. En ce moment, même moi j'aurai du mal à obtenir quelque chose. Mis à part les caravaniers neutres qui acceptent toujours de faire traverser le désert contre la nourriture du voyage et une bourse bien pleine, les tribus sont plus insaisissables que jamais. Je peux tenter de contacter quelques personnes mais cela prendra du temps. Et je ne te promets rien. »

Dunraël tiqua. Le temps n'était pas un luxe dont il disposait à l'heure actuelle. Il disposait d'une courte avance sur la troupe de théâtre, qu'il chérissait et qu'il ne souhaitait guère gaspiller. Pour autant, il n'était pas non plus enjoué à l'idée de se précipiter dans le désert vers les Piliers de la Mort en compagnie de caravaniers nomades dont la plupart prendrait leurs jambes à leurs cou à la première manifestation surnaturelle. La troupe de théâtre, elle, disposait déjà d'un guide, et d'une troupe de mercenaires pouvant la protéger des dangers physiques de la région. Dunraël décrocha une bourse pleine de pièces d'une petite sacoche de sa ceinture. Il la soupesa, avant de la poser devant Mu'Hamla, ses yeux parcourant les innombrables étagères de l'échoppe.

« Va pour la caravane. Je n'ai pas le temps d'attendre des Zurthans, ni les moyens de financer des mercenaires. Je dois être parti demain au plus tard, et tant que je suis là, dans une échoppe...Admettons que j'ai à mener un rituel long, fastidieux, et que je ne doive en aucun cas être interrompu. Qu'as-tu à me proposer ? »