Se déchainer [libre]

Première énnéade de vérimios, 19:XI
Thaar, marché libre

La place ouverte qui formait le principal marché aux esclavages et aux bêtes était fidèle à elle-même ce jours-là. Partout il y avait des cages, et des chaines, des malheureux accrochés à ces dernières.

Dans tout ce remue-ménage coloré, il y avait un petit groupe d’hommes qui faisait de son mieux pour se frayer un passage en toute discrétion. A un moment ils passèrent devant une estrade encore en train d’être montée et à coté de laquelle des jeunes femmes attendaient patiemment d’être montrée comme de vulgaire bêtes de foire. Ça avait toujours étonné Viliam, et en même temps pas tellement au fond : elles semblaient résignées à leur sort. Voir presque…impatientes d’en finir pour certaines. Comme si cette vie-là leur convenait au fond. Avaient-elles dont été brisé jusqu’au point de ne plus désirer aucune forme de liberté, d’espoir de mieux, ou de moins pire ? L’espace d’une seconde, le chef des bandits en fixa une en particulier. Un teint foncé sur des cheveux blancs et des yeux d’or. Cette femme était une beauté à n’en point douter. Quelle vie lui réserveraient-ont d’ici quelques heures… ? Malheureusement, ils n’avaient pas tellement le temps de leur demander et leur petit bonhomme de chemin continua.

Au fond d’un autre stand, ils aperçurent un gamin à peine plus âgée qu’Egar qu’on arrachait des bras de sa probable mère qui hurlait et tentait tout ce qu’elle pouvait pour ne pas lâcher l’enfant. Un fouet finit par résonner et le bandit détourna le regard, fermant les yeux et cessant d’avancer un bref instant, s’efforçant de ne plus entendre les cris de douleur qui s’étaient ajouté aux appel de détresse enfantins.

-Vil’ ? Le grand homme blond qui marchait à ses côtés avait remarqué son malaise. On n’est pas obligés si tu le sens pas.

-C’est quand on s’habituera à ça qu’on aura perdu. Se contenta-t-il de répondre avant de reprendre sa route. Foutons les jetons à ces fils de chien et barrons nous.

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La terrible monotonie du marché continua encore une heure de plus. Pourtant l’ambiance devint petit à petit différente. A la souffrance et à la tristesse du lieu, s’ajouta une forme d’électricité dans l’air. Comme une sorte de calme avant les premiers grondements de l’orage. Quelque chose se tramait sans que personne ne puisse définir quoi exactement.  

Et puis quand l’électricité atteignis son paroxysme le tonnerre éclata.

Il y avait au milieu de la place, un emplacement particulièrement réputé pour ses ventes exotiques, venus disaient-on des quatre coins de miradelphia. Nains, elfes, zurthans, humains, même des drows et demis sangs aussi. Tous étaient présentés dans des satins et des velours sensés évoquer leur culture d’origine. On disait que le propriétaire de ce petit cirque était un homme riche et prétentieux, intouchable affirmaient-on même parfois avec crainte ou admiration. Il avait le bras long. D’autres à demi-mots chuchotaient tout de même à propos d’une réputation un peu plus sulfureuse concernant ce qu’il faisait de ses marchandises les plus attrayantes. Quoi qu’il en soit, très réputé il fallait y mettre un sacré prix pour obtenir l’une de ses créatures, vu la rareté et la finesse des marchandises présentées. Cela attirait par conséquent un paquet de monde, en plus d’être à une place de choix, et ce jour-là ne faisait pas exception.

Mais ce même jour, il y eut un homme grand, blond, élégant diraient certains malgré que le bas de son visage soit caché par un foulard blanc. Sans prévenir, alors que le marchand montait sur sa petite scène, un petit objet rond roula sur le sol et se mit à dégager une fumée âcre qui faisait tousser.

L’ambiance s’embrassa et la foule paniqua.

Sur les toits de tissus on vit d’autres silhouettes couvertes de blanc qui couraient à droite à gauche. Sur leur passage, elle s'attelaient à embrasser un maximum de structures à l'aide de torches et de petites poteries remplies d'huiles enflammée. Là, une cage fut renversée avec fracas, ici c’est un couple d’ibak qu’on libéra dans le chaos de la foule. Plus loin un païm dont les attaches avaient subitement lâchées égara un groupe de change-plume gloussant dont deux finirent malheureusement écrasés par les pattes du pachyderme. A droite à gauche, quelques bandits profitaient du chaos pour briser  plus ou moins discrètement un maximum de chaines et de liens avant de guider leurs ''otages'' loin du danger.

C'était un peu par hasard, mais Viliam et un autre de ses camarades se retrouvèrent à s'en prendre au même étal devant lequel il s'était stoppé quelques heures plus tôt. Il n'eut cependant pas le temps de chercher l'étrange demie drow. Pendant que son camarade s'en prenait aux divers liens aux pieds des filles qui criaient de panique et n'aidaient pas franchement à les libérer, lui il faisait diversion et le couvrait contre les quelques gardes qui avaient put approcher malgré la cohue de la foule. Pour l'instant il ne faisait que les agacer et s'esquiver. Ils ne cherchaient pas à tuer bien au contraire.

-Faut qu'on se taille, magne toi tim!
-Je fait ce que j'peux!

En face d'eux, pile au centre de la place, il y avait une sorte de mat tenant probablement quelques tentes et autres cordes çà et là. Une agile et petite jeune femme, blonde elle aussi y grimpait sans se soucier du reste. Elle tractait comme une cape de fortune un grand pan de tissu qui n’était probablement pas de première fraicheur mais qui se voulait, lui aussi dans les tons blancs. Au vent on y devinait déja l'ébauche d'un motif. Un oiseau probablement.

« Crois-tu vraiment trouver ce que tu cherches ici ? » Guilin et Zaahrian marchaient côte à côte, zigzagant parmi la foule dense du marché aux esclaves. « Tu as une meilleure idée peut-être ? Je dois trouver quelqu’un pour s’occuper d’Aya. » L’esclave qui s’occupait de sa fille s’était enfui. La veille, constatant que personne ne venait lui apporter son petit déjeuner, Aya s’était glissée dans la chambre de son père où le semi-elfe dormait encore, aussi nu que le jour de sa naissance. On lui avait donné la stricte instruction de ne jamais sauter dans le lit pour le réveiller, alors elle avait trouvé une alternative. Elle s’était plantée au milieu de la pièce en hurlant comme le ferait n’importe lequel enfant convaincu d’être sur le point de mourir d’inanition : papa, j’ai faim !

L’effet aurait été le même en sautant sur lui.

Zaahrian bondit du lit et s’accroupit au le sol, dague à la main et les yeux écarquillés et sauvages, prêts à défendre sa maison contre l’ennemi. Aya, peu perturbé par ce spectacle — ce n’était pas la première fois que ça arrivait — regarda son père qui la regarda à son tour. L’assassin réalisa que son ennemi n’était qu’une enfant de 6 ans dans sa chemise de nuit, sa propre fille, et qu’il était entièrement nu. Frappé d’horreur par ce constat, il plongea sur le lit où il pourrait s’enrouler dans ses couvertures et protéger la vertu de sa fille. Malheureusement, il tenait encore sa dague et en s’écrasant sur le lit, il entailla le matelas qui explosa sous le poids de l’assassin, envoyant des plumes partout dans la chambre au grand plaisir d’Aya. Zaahrian s’était redressé dans le lit, des plumes dans les cheveux, le nez et la bouche. Il demanda aussi calmement que possible ce que sa fille faisait dans sa chambre. Elle lui expliqua que sa servante n’était pas venue la réveiller comme d’habitude. Une rapide fouille de la maison avait confirmé sa disparition. L’esclave s’était enfui.

« En même temps, je pense de plus en plus qu’il est temps de trouver quelqu’un qui s’occupera vraiment de son éducation, lui inculquer les bonnes manières en plus de lui apprendre à écrire et à lire. Pas juste quelqu’un pour l’aider à remplir ses besoins. » Zaahrian et Guilin s’écartèrent afin de laisser passer un homme riche et son escorte armée. « J’ai l’intention d’en faire une jeune fille comme il faut. Si tout va bien, elle aura une dote représentant une jolie fortune. L’éducation doit aller en accord avec ça. »

Guilin le regarda en haussant un sourcil. « Ce n’est pas un peu tôt pour penser à ça ? » Zaahrian s’esclaffa, un peu désabusé. « C’est ma fille et elle est aussi entêtée que moi. Crois-moi, mieux vaut commencer maintenant si l’on veut un résultat satisfaisant dans 40 ans. » En discutant ainsi, les deux demi-elfes ne remarquèrent pas tout de suite le changement dans l’ambiance. C’est Guilin qui comprit le premier que quelque chose n’allait pas. Il s’arrêta et Zaahrian fit de même. « Quoi ? » Guilin tourna la tête, regardant autour de lui. « Je ne sais pas… Il y a quelque chose de… »

Les événements déboulèrent rapidement. Il y eut la fumée puis le feu en lui-même dans les tentures au-dessus du marché. La foule paniqua et se rua vers les extrémités du marché afin d’échapper aux flammes. Malheureusement, une foule dense dans un espace relativement étroit ne se déplace pas comme elle le veut. Zaahrian, malgré sa taille, eut l’impression d’être balayé par une vague et dû jouer du coude pour ne pas être emporté. Guilin, d’une constitution plus légère, eut plus de mal. « En hauteur ! » Hurla Zaahrian au-dessus de la panique. « Il faut monter sur le toit. Allez, viens ! » Il attrapa son ami par le bras et le tira jusqu’aux bâtiments qu’il parvint à grimper. Là-haut, la fumée piquait les yeux et irritait la gorge, mais il ne risquait plus d’être piétiné. « Qui a fait ça ? Tu as vu quelque chose. » Demanda Zaahrian entre deux quintes de toux. Guilin pressa un mouchoir contre sa bouche. « J’ai vu des gens mettre le feu. Ils étaient en blanc et ne doivent pas être bien loin. Regarde, ils essaient de libérer des esclaves ! » Mais l’attention de Zaahrian était ailleurs. C’est son châle coloré qui attira son regard. Zaahrian vit la vieille femme dans la foule. Les draperies enflammées tombaient sur eux et les gens se bousculaient pour les éviter. À cause de son âge, elle n’était plus aussi vive qu’avant. Que faisait-elle là, il n’en savait rien, mais elle n’avait aucune chance. Elle trébucha et la masse l’avala presque aussitôt. Elle ne fut pas la seule, mais le regard de Zaahrian était fixé sur elle, sur cette vieille dame adorable qui vendait des mangues au marché. Il hurla. « NON !! ARRÊTEZ !! » Il voulut l’aider, mais une main puissante l’arrêta. « Il n’y a rien à faire. Si tu y vas maintenant, tu vas te faire piétiner. Concentre-toi plutôt sur les responsables. » Zaahrian était furieux. Il regarda autour de lui à la recherche de quelqu’un sur qui déverser cette colère. Ses yeux s’arrêtèrent sur une jeune femme escaladant un mat. Elle était déjà en hauteur et difficile à atteindre, mais c’est parce qu’elle était perchée sur son mat qu’elle se détachait du reste. Il ne réfléchit pas et fonça.

J'attends avec les anciennes prostituées de Björn. Maintenant qu'il est mort, ses propriétés doivent bien revenir à quelqu'un. Et comme il n'y a personne pour réclamer son héritage, on a évidemment porté ses biens au marché. Attendant que l'estrade soit montée, je regarde les gens passer. Je suis à la fois belle et exotique et je ne compte pas me cacher. Je suis là de mon plein gré, pour échapper à un homme qui est fou de moi mais auprès de qui je n'ai pas d'avenir, si ce n'est que de passer mes journées à l'attendre pour écarter les cuisses à son retour. Et je veux plus que ça... Je vaux plus que ça.
Je sens que j'accroche un regard et je pose mes yeux d'or sur lui. J'ignore pourquoi il me fixe de la sorte, je n'ai pas l'impression de l'intéresser outre mesure mais je ne me détourne pas de lui pour autant. Et même une fois qu'il a reporté son attention sur autre chose, je continue à le suivre, me demandant ce qu'il lui ai passé par la tête exactement.

Les minutes passent et je finis par lâcher un soupir. L'estrade est quasiment achevée mais quelque chose me chiffonne... C'est à peine si on nous regarde. Nous sommes des filles de qualité, certaines d'entre nous ont été élevées pour leur métier et le font plus que bien. Pourtant, dans les espèces de sac de toile dont on nous a accoutré, nous n'avons l'air de rien ! Alors, quand le notaire passe, je le hèle et je demande à lui parler. Il pourrait m'ignorer mais je me suis déjà entretenue avec lui, quand je me suis rendue par exemple, alors il me prête une oreille plus attentive qu'il ne doit le faire habituellement. Tandis qu'il attend que je prenne la parole, je lui montre mes chaînes en espérant qu'il comprenne le message. Je veux le voir en privé. Il accepte à ma demande et me détache pour me conduire ensuite derrière les tentures dans lesquelles nous nous glisserons avant et après chaque vente, juste derrière l'estrade.

-Qu'est-ce que tu veux ?
-Vous faire une suggestion.
-Je m'en serais douté, mais encore ?
-Ça va faire deux heures qu'on attend sagement à côté des enchères qui se montent. On aurait dû intéresser plus d'un acheteur potentiel qui aurait dû nous approcher pour nous examiner de plus près avant le début de la vente, mais rien.
-J'imagine que tu as ton idée sur la question. Fait-il en croisant les bras.
-Oui, j'en ai une.

Sur ces mots, je n'ai qu'un geste à faire pour que l'espèce de toile qui me sert de robe mal ajustée tombe sur le sol. Le notaire est d'abord surpris par mon geste puis détourne le regard. Il doit sans doute penser que je cherche à le séduire mais ce n'est pas du tout mon intention. Je n'y gagnerai rien.

-On ne ressemble à rien. Les vêtements que vous nous faites porter nous enlaidissent alors que nous sommes de très belles pièces.

Il comprend alors la raison pour laquelle j'ai retiré ce torchon qui servait à m'habiller et se tourne de nouveau vers moi, fixant mon regard et rien d'autre.

-Qu'est-ce que tu suggères ?
-Vous voulez nous vendre, et le plus cher possible. Nous, nous voulons nous assurer une meilleure vie que la précédente. Donnez-nous les moyens de nous rendre plus présentables, de séduire l'assistance comme nous avons été éduquée à le faire. Je vous assure que vous n'y perdrez pas au change et tout le monde y trouvera son compte.

Les bras croisés, je vois bien qu'il réfléchit sérieusement à ma proposition. Je soutiens son regard, nullement gênée par ma nudité. Mais alors qu'il s'apprête à me répondre, une clameur s'élève autour de nous et prend de l'ampleur. La foule s'agite de manière inhabituelle, ce qui fait penser à un mouvement de panique. Dans ce moment de flottement et de surprise mêlés, nous n'avons pas le temps de réagir, ni l'un ni l'autre, lorsqu'une énorme masse passe près de notre salle aux murs de tissus, embarquant avec elle une des tentures qui nous dévoile à tout ce qui nous entoure. Toujours nue j'observe le païm s'en aller, paré d'un grand drap jaune qui doit lui brouiller la vue. Puis je m'aperçois que tout le monde court dans la même direction que lui, comme pour échapper à quelque chose.
Je me baisse pour remonter ma robe et l'enfiler aussi facilement que je l'ai retirée. Tandis que le notaire se planque, bien conscient que toute l'installation de la salle de vente constitue une masse qui font s'écarter la plupart des gens, moi je me précipite pour rejoindre mes compagnes. Elles aussi bénéficient de la protection de cet endroit mais elles sont toujours attachées à un poteau et il faut que je les mette à l'abri.

Arrivée "dehors", je vois deux hommes en train de s'attaquer à leurs liens. Je reconnais l'un d'eux, c'était celui qui m'a observée tout à l'heure et dont je n'arrivais pas à déterminer les intentions. Les pièces du puzzle s'assemblent et je finis par comprendre.

-Mais qu'est-ce qui vous est passé par la tête ?!!

Je me mets à les aider, mais pas du tout dans le même objectif qu'eux. Elles ne sont pas en sécurité ici et leur vie m'importe bien plus que leur manœuvre maladroite pour les libérer.

-Bon,poussez vous !

Viliam repoussa un dernier garde d’un coup de pied et l’envoya chuter dans la foule et le chaos. Ensuite, d’un mouvement sec de sa rapière, il sectionna les cordes qui posaient tant problèmes à son camarade. Sans s’y attendre il se retrouva alors en face de la fameuse demie-drow qui semblait aussi agacée que surprise. Surprise, il voulait bien l’entendre, mais contrarié… Malgré le foulard qui dissimulait une partie de son visage, l’esclave put voir un sourcil se hausser d’interrogation à sa propre question.

-Viliam !

La voix de Tim le sortit à nouveau de ses brèves pensées et coupa court toute tentative de réponse. Inquiet le jeune homme désignait au chef des bandits quelques soldats qui se frayaient difficilement un chemin dans la foule et qui s’approchaient dangereusement d’eux. Alors, Viliam qui avait commencé à tendre sa main vers la jeune femme, lui saisit le poignet, rapidement mais avec malgré tout une certaine délicatesse.

-On ne vous fera pas de mal, les dieux nous en soit témoins. Venez !

Tim entrainait déjà avec lui une des esclaves effrayées mais certaines hésitaient entre leur peur et leur instinct de courir se mettre à l’abri quitte à suivre les bandits ou attendre que la femme aux yeux dorés ne leur donne son avis.

-Allez !

Viliam n’avait pas le temps d’attendre qu’elle se décide cependant et tenant toujours le poignet de l’esclave, il fit mine de suivre son camarade dans leur fuite par les ruelles autour de la place en feu. Il n’était pas question de se confronter aux soldats de Thaar aujourd’hui. D’ailleurs, il lança derrière eux le même genre de petite poterie fumigène que ren avait déclenché plus tôt. Elle commença à se déverser à peine brisée au sol. Ce n’était pas mortel mais c’était très impressionnant, plutôt incommodant et ralentirait assez le guet pour leur offrir une brève porte de sortie.

Aux alentours, le reste des bandits de l’Aile blanche faisaient de même. Les quelques pyromanes achevaient de mettre le feu aux structures les plus importantes, dans l’espoir d’endommager un maximum l’endroit, et de le rendre inutilisable pour un certain temps. Les autres achevaient d’ouvrir quelques dernières chaines mais une partie fuyaient déjà à travers les ruelles, leur mission accomplie.

De son côté Clarisse avait remarqué l’homme en contrebas mais semblait s’en contreficher royalement. Le temps qu’il monte, elle aurait terminé son œuvre. Et une fois en haut, il ferait quoi ? Elle n’aurait qu’à se servir d’une rambarde ou d’une corde tendue pour s’envoler et le laisser là en haut comme un idiot. Alors tout tranquillement, elle dénoua sa cape de fortune et la noua au reste du mat. Dans le vent et la fumée, on pouvait alors voir clairement la colombe aux ailes ouvertes qui y était dessinée. Les bandits savaient pertinemment qu’ils ne faisaient pas l’unanimité. Pour certain, ils n’étaient que des fauteurs de trouble et aujourd’hui n’était qu’une confirmation de plus. Mais pour d'autres, ceux qui avaient déjà réussi à retrouver leur liberté volée, ou ceux qui n’avaient pas encore eux cette chance, ils désiraient que ce symbole tout simple deviennent un symbole d’espoir. Un symbole qui signifiait que là en bas, dans la fange, il y avait encore des vaanis avec assez de morale pour se battre pour eux et pour un mieux.

La colère prenait le dessus sur lui. Elle contrôlait ses actes et ses pensées. Le sang rugissait dans ses oreilles et il n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui. Les gens essayaient encore de fuir, les blessés appelaient à l’aide, mais l’attention de Zaahrian restait sur la jeune femme au sommet du mât. « Réfléchi, réfléchi, réfléchi… » Il devait absolument prendre sur lui. La dernière fois qu’il s’était trouvé dans un état pareil, son père venait de mourir et avant ça, Djamel. Pour ces deux occasions, il avait assouvi sa vengeance dans le sang. Chaque fois, il l’avait regretté aussi. Enfin, non, il ne regrettera jamais la mort de Daeron. Il n’avait pas assez souffert, ce salaud, mais la vengeance ne fut pas aussi satisfaisante qu’il l’imaginait au départ. Heureux sur le coup, ça n’avait pas ramené Djamel et Halandarin dans le royaume des vivants pourtant.

Zaahrian connaissait à peine la vieille dame, mais il la savait innocente. Elle ne méritait pas de mourir de cette façon, pas pour la liberté d’une poignée d’esclaves dont la plupart d’entre eux n’avaient nulle part où aller. Ils allaient passer le reste de leur existence à vivre misérablement dans la peur d’être repris. Zaahrian lui-même préférerait être un esclave avec un toit sur la tête et de la nourriture dans son assiette plutôt que de survivre dans les rues de Thaar en fouillant dans les poubelles. Exaltés par leur nouvelle liberté, aucun n’y pensait vraiment, mais après trois jours sans manger, la réalité les rattraperait. La vie d’un esclave est loin d’être idéale, mais il y a bien pire.

Depuis les toits, Guilin observait son ami foncer tête baissée dans la mêlée. Tellement typique de Zaahrian. Lorsqu’il se mettait dans cet état, il n’y avait rien à faire sauf protéger ses arrières autant que possible et éviter qu’il se fasse tuer stupidement. Lui-même n’en avait rien à faire de ce qui se passait en bas, mais son dévouement allait à Zaahrian alors il l’aiderait. Il saisit son arc et encocha une flèche. Il pourrait tuer la fille, rien de plus facile. Elle était pratiquement à sa hauteur avec une vue bien dégagée. Une flèche suffirait à l’envoyer dans l’autre monde, mais s’il faisait ça, Zaz serait furieux contre lui. Il la voulait pour lui, alors Guilin se pencha juste un peu, prêt à abattre le premier qui oserait se mettre entre son frère et la jeune femme.

Zaahrian était au pied du mât. C’était le genre de mât que l’on trouve dans les chapiteaux. Conçu pour être installé et retiré facilement, le pied était dans un socle et quatre cordes le maintenaient en place. Jamais ce truc ne supporterait le poids d’un homme comme lui et même s’il parvenait à grimper, la fille n’aurait qu’à se laisser glisser sur l’une des cordes. Furieux, mais pas stupide, il devait économiser ses forces et être plus malin qu’elle. S’il n’allait pas à elle, il la ferait venir à lui, tout simplement.

Les cordes étaient épaisses, usées, mais encore très solides. Elles ne se coupaient pas facilement et, même avec une dague bien tranchante, deux bons coups furent nécessaires pour que Zaahrian vienne à bout de la première. Insuffisant pour faire tomber le mât, mais ça devait secouer là-haut. À ce point, impossible pour elle de l’ignorer maintenant. Il la regarda, prit le temps de sourire avant de se jeter sur l’attache à l’opposé de la première. Il pourrait en finir bien plus rapidement, mais il voulait lui faire peur. Une flèche passa près de lui, suivit d’un hoquet de surprise. Il ne prit même pas la peine de regarder. Depuis les toits, Guilin était à l’œuvre…

Cet idiot me regarde d'un air ahurit, me posant une question silencieuse. Il n'a pas l'air de comprendre pourquoi je m'en prends à lui alors qu'il est visiblement en train de détacher mes camarades. Je ne sais pas si se sont des voleurs ou des libérateurs mais je m'en contrefiche. Cependant, je n'ai pas le temps de protester davantage. Les évènements s'enchaînent bien trop vite et, déjà, le type masqué m'entraîne, ainsi qu'une de mes amies, au beau milieu de la foule en proie à la panique.

-Qu'est-ce que tu fais ?

Il ne m'écoute pas. Il n'en a pas le temps. Il faut dire que tout son manège a attiré l'attention des gardes qui, pour une fois, se bouge le cul pour intervenir. Il faut dire qu'ils n'ont pas trop le choix vu la situation. Si on apprend que quelqu'un a mis le marché sans dessus dessous et qu'ils n'ont pas levé le petit doigt, j'imagine qu'ils vont le sentir passer...

-Lâche-moi !

Je ne suis pas certaine qu'il m'entende, ni même qu'il en ait quoi que ce soit à faire. C'est le seul moyen qu'il a de s'assurer que je le suive et je ne fais pas vraiment le poids. J'ai beau être grande, il l'est plus encore, sans compté qu'il est nettement plus large d'épaule. Il pourrait le soulever pour me mettre sur l'une d'entre elle, je serais bien incapable de l'en empêcher. Et je n'y tiens pas vraiment.
Finalement, nous atteignons une ruelle qui nous met tant à l'abri des mouvements de panique que des gardes. Là, je tire brusquement sur ma main, me faisant un peu mal au passage pour me libérer de son emprise.

-Ça suffit ! Vous jouez à quoi au juste ?
-Yssa, ils nous ont détachées...
-Je vois ça. La question c'est : pour faire quoi ? Parce que ce bordel, c'est vous qui l'avez provoqué. Je me trompe ?

Quelques unes de mes camarades se regardent, un peu interdites. Moi je me souviens de ces deux-là et de la façon dont le plus grand m'a regardée. Je n'ai pas vu ce qu'il s'est passé mais je suis persuadée que tout ça, c'est de leur faute et elles ne s'en sont pas rendues compte. Si elles pensaient qu'ils ont voulu les protéger de la panique ambiante, elles sont trompées. La panique n'était que le prétexte pour les libérer. En revanche, ce qu'il me manque, ce sont leurs motivations. Car rien qu'avec nous, il y a de quoi se faire pas mal d'argent en nous revendant...

-Alors déjà, de rien.

Après avoir abaissé son foulard, Viliam pencha la tête sur le côté et la toisa, légèrement décontenancé par la réaction de la grande femme. Elle était peut-être très jolie mais elle avait l’air d’avoir un sale caractère cette nana… Au moins elle devait faire le sale quart d'heure de pas mal de potentiels acheteurs...

-Et ensuite, pour quoi faire ? Rien. Prenez votre liberté. Il tendit quelques pièces d’or. Il y en avait cinq ou six. Ce n'était pas une somme immense mais tout de même honorable pour un simple don. Profitez de ce ''bordel’’ comme vous dites pour changer de vie. Cachez vous quelques jours loin de vos marchands et d’ici là on vous aura probablement assez oubliée pour recommencer à zéro.

Il ignorait pourquoi elle avait l’air si agacée. Viliam ne pouvait concevoir que ce qu’il offrait n’était au minimum pas une étincelle d’espoir qu’un esclave portait au fond de lui chaque jour de plus sous les chaines. Comment pouvaient-on se satisfaire de rester sous le joug de porcs sans souffle ?

-Si vous avez peur de ne pas savoir où aller, on peut vous protéger le temps que vous puissiez vous retourner. Beaucoup d’entre nous sont passés par là, ils comprennent.

-Tout le monde à l'air d'avoir fuit. Je vois pas Clarisse, ni le groupe d'Esgalon. Les choses vont se calmer d'ici peu, faudra pas trainer. Ajoute un Tim en retrait occupé à veiller à ce qu'aucun intrus ne les dérange.

De son côté Clarisse avait fini par comprendre que le type en contrebas n’allait pas lâcher l’affaire si facilement. Alors, sans se défaire de son petit air innocent, elle se saisit d’une des cordes rompues et s’y accrochant fermement, se jeta dans le vide, à l’opposé du blond furieux. Une flèche vint lécher son oreille et accrocher une de ses petites boucles blonde au mat et cette fois elle eut l'air de râler sous son châle blanc. Lorsqu’elle fut assez proche du sol, elle lâcha, et une habile réception plus tard, se mit à foncer en plein dans la foule. Un fumigène en arrière et elle se servit de la marée vivante engloutissant sa petite silhouette pour fuir en se cachant.

Le fameux Viliam me répond sur le même ton que j'ai employé et je ne pouvais pas vraiment m'attendre à moins de sa part. Apparemment, il croyait faire une bonne action en mettant des gens en danger pour rendre à des esclaves leur liberté. Mais quelle liberté, je vous le demande !! Cependant, bien loin de me montrer plus douce, je croise les bras et le dévisage, lui faisant bien comprendre que je n'adhère pas du tout à son projet et j'imagine que ça doit le déstabiliser.
De leur côté, les filles commencent à chuchoter entre elles. Je distingue l'éclats dans leurs yeux, les sourires qui se dessinent timidement, comme si elles n'osaient pas y croire tout en espérant que ce soit vrai. Leurs regards finissent par croiser le mien et à ma contrariété se mêle à une forme de compassion. Je suis la plus âgée, je mène cette vie depuis bien plus longtemps qu'elles. Je les ai toutes accueillies et guidées. Quelques unes ont adopté la même mentalité que moi mais d'autres ont simplement trouvé le moyen de se contenter de cette vie à défaut de pouvoir en disposer autrement. Je lis l'interrogation dans leurs yeux. Elles me demandent mon avis, espérant mon approbation. Mais ce n'est pas à moi de décider pour elles.

-Je ne sais pas quoi vous dire. Je finis par leur répondre en décroisant enfin mes bras. J'ai obtenu que nous soyons vendues aux enchères et pas en direct. Je suis certaine de pouvoir faire en sorte qu'on nous permette de nous montrer sous notre meilleur jour au moment de la vente pour faire grimper notre valeur et nous assurer une vie meilleure que la précédente. Mais ces enchères sont aussi une loterie. Je ne peux pas vous garantir qu'elles vous apporteront ce que vous voulez. D'un autre côté...

Je jette un rapide coup d’œil à Viliam avant de revenir sur mes compagnes.

-S'ils vous offrent la liberté, elle ne vous ait pas donné de plein droit. Techniquement, vous serez toujours esclaves donc vous devrez vous cacher pendant des années. Peut-être jusqu'à la fin de vos jours.
-Toi tu restes ?

J'étire un sourire désolé et pourtant sincère à celle qui vient de parler.

-Tu sais que je n'ai pas le choix. C'est ma seule chance. Mais je sais aussi que j'ai tous les atouts pour réussir. Et en soi, continuer ne me dérange pas. C'est à vous de voir comment vous envisagez la suite. Je ne peux pas choisir pour vous.

Je laisse s'écouler quelques secondes et je vois bien qu'elles ont du mal à se décider. Cependant, les deux autres sont pressés par le temps et cela se comprend. Je ne veux pas qu'elles fassent un choix hâtif qu'elles regretteraient alors je ne laisse pas planer ce silence trop longtemps.

-Avec tout ça, les enchères n'auront pas lieu avant quelques jours. Allez avec eux. Prenez le temps de la réflexion. On ne reprochera jamais à celles qui reviendront d'avoir disparu dans la confusion.

Elle allait s’enfuir ! Sous les yeux de Zaahrian, la jeune fille s’agrippa à l’une des cordes restantes avant de glisser au sol avec l’adresse de quelqu’un ayant fait ça toute sa vie. Il s’élança derrière elle, mais un écran de fumée l’arrêta. Avec sa vision embrouillée et le chaos de la foule, la jeune femme lui échappa et avec elle, sa colère. Il resta planté sur place, désorienté, un peu comme s’il avait réussi à reprendre le contrôle de son corps après qu’une force externe et largement supérieure s’en soit emparée. Ça ne lui était jamais arrivé, mais il pouvait imaginer sans mal l’effet que ça pouvait avoir. Il tourna sur ses talons à temps pour voir Guilin venir vers lui, son arc toujours à la main.

« Elle m’a échappé. » Dit-il simplement alors que Guilin s’arrêtait à quelques pas de lui, l’air vaguement préoccupé. Tiens, ça faisait changement de son habituel air blasé.

« J’ai vu. Pourquoi t’es-tu lancé comme ça après cette fille alors qu’ils étaient au moins une dizaine à fuir dans tous les sens ? »

« Je n’en suis pas certain. Je crois que c’est juste parce que c’est elle que j’ai aperçue en premier… Tu as vu où sont allés les autres? »

« Oui, quelques-uns se sont enfuis avec un groupe de femmes dans cette direction. Avec un peu de chance, ça les aura ralentis suffisamment pour qu’on les rattrape si l’on fait vite. »

Zaahrian acquiesça d’un signe de tête et emboîta le pas à Guilin.

Les renforts du Guet arrivèrent enfin. Naturellement, il n’y avait plus grand-chose à faire à part constater les dégâts. Entre les débuts d’incendie, les marchands braillant la perte de leur profit, les blessés et les morts, il y avait de quoi les occuper.

« Ils sont agaçants avec cette fumée ! » Croassa Zaahrian entre deux quintes de toux.

« Au moins, nous sommes dans la bonne direction. » Répondit Guilin, la voix rauque.

L’ambiance dans les ruelles était bien différente. Après le chaos, un silence relatif les enveloppa. Quelques passants s’y étaient réfugiés afin d’échapper au tumulte tout en restant assez près pour ne rien manquer des développements. D’ici le coucher du soleil, on parlerait de l’attaque dans tous les débits de boissons de la ville avec moult détails, véridiques ou non.

Un tournant, puis un autre avant que Zaahrian aperçoive les filles. Un regard suffisait pour deviner que ce n’était de simples passantes.

« Hey ! Vous là ! Ne bougez pas ! »

-Je ne vous comprends pas et ça me contrarie. Lance-t-il à la femme aux yeux d’or. Vous êtes une esclave, ballotée au grès de n’importe qui. Demain vous pourriez tomber dans les mains du pire monstre que cette terre ait connu. Ou simplement entre les mains de quelqu’un qui vous remisera dans un coin jusqu’à la fin de votre vie parce que vous n’êtes qu’un joli bibelot doré dont on ne demande pas l’avis. Enchère ou pas, vous êtes naïves si vous pensez que l'argent attirera meilleur chalant. Et ça…ça vous convient vraiment ?

Plutôt qu’un reproche, elle peut voir qu’il est effectivement totalement perturbé par ses réflexions. Viliam, en tant qu’ancien esclave dont les seuls crimes auront à l’origine été de chercher à protéger non même plus sa vie mais sa simple dignité, ne peut juste pas envisager de telles réactions. Ils sont extrêmes, il le sait. Beaucoup n’aiment pas les conflits qu’ils créent. Il veut bien l’entendre. Mais refuser ne serait-ce que d’essayer d’enfin avoir sa liberté… Pire, refuser de la saisir lorsqu'on la tend devant soit ? Oui ça vient avec un certain danger, mais est-ce vraiment pire qu’en parcourant les marchés des années durant ? Est-ce vraiment pire de vivre dans l'angoisse d'un coup de folie d'un propriétaire ?

-Pour l’amour de Nééra, vous valez mieux que ça…

Mais Tim les interrompt à nouveau, en leur criant que quelqu’un approchait en revenant lui-même à leur niveau.

-Tim emmène les. Viliam lui lance une petite broche. Ren saura quoi faire.

Le jeune homme semble effrayé, cela ne fait pas partie du plan. Pourtant une injonction de plus suffit à le faire déguerpir. Le bandit plus âgé tire alors sa rapière ne cherchant pas à lui emboiter le pas. Si l’esclave restée là l’enjoint à déguerpir il se contente de secouer la tête. Il ne laissera pas les deux hommes qui viennent vers eux en courant rattraper son camarade et le groupe de femme à sa suite. Il lui suffit de gagner un peu de temps.

Zaahrian et Guilin pressèrent le pas. Ils n’en avaient pas contre les filles. Si elles souhaitaient s’enfuir, qu’elles le fassent. Leur attention était sur le responsable de ce bordel et lorsqu’un homme se plaça entre eux et le petit groupe d’esclave, Zaz en déduisit qu’il devait être celui qu’il recherchait. Sa tête lui était étrangement familière… Il l’avait définitivement vu quelque part et il ne fallut pas longtemps avant que le lien se fasse dans sa tête et que son expression de froide détermination vire à l’ahurissement le plus complet.

« Toi ! Je te connais ! »

Il grimaça, dévoilant ses dents. Le voir ici le rendait plus furieux encore. Il ne savait pas s’il était la tête pensante derrière ce bordel, mais l’idée qu’il y soit mêlé…

« J’espère vraiment que tu n’es pas mêlé à tout ça et que tu cherches simplement à jouer les héros en t’interposant entre les filles et moi parce que tu vas me faire regretter de t’avoir laissé sortir de ma demeure en un seul morceau. Je vais te rassurer tout de suite, je n’en ai rien à faire d’elles. Si elles veulent tenter leur chance dans les rues de Thaar, c’est leur problème. En revanche, là où ça devient mon problème, c’est si j’ai laissé un fauteur de trouble s’en tirer à bon compte. »

Je soutiens le regard de l'homme sans le moindre problème. Je suis peut-être esclave et soumise à ma condition mais ce n'est pas ce qui émane de moi en cet instant. Je n'hésite pas à tenir tête à un homme libre. Tant qu'il n'est pas mon maître, il n'a pas la moindre ascendance sur moi. Dans le fond, j'ai plutôt un caractère rebelle mais je sais ce qui est bon pour moi ou non et je joue mes cartes en fonction de ce qui m'apportera le plus. Ici, ce fameux Viliam n'a pas à me dicter sa conduite, d'autant qu'il ne sait rien de moi.

-Pour l’amour de Nééra, vous valez mieux que ça…
-Nous voilà d'accord sur au moins un point. Mais vous jugez un livre à sa couverture.

Je suis esclave, d'accord. Je n'ai pas la possibilité de choisir la vie que je mènerai demain, c'est certain. Mais je peux réussir à l'influencer d'une manière ou d'une autre. Et de toute façon, il ne connaît pas toute l'histoire. Il ignore pourquoi je fais tout ça. Il ne voit pas les choses de mon point de vue et cherche même à m'imposer le sien...

-Vous pensez savoir ce qui est mieux pour moi. Au final, vous n'êtes pas si différent des autres.

Un maître choisit comment employer ses esclaves. Il cherche à nous imposer une liberté dans un bain de clandestinité. Est-ce que c'est mieux ? Pas à mes yeux. C'est pas la vision que je me fais de la liberté. Et puis, s'il croit que ce qu'il fait va mettre fin à l'esclavage... Il prend le problème à l'envers.
Cependant, je n'ai pas le temps de me faire plus explicite et d'exprimer le fond de la pensée. Deux gars débarquent de nulle part et les choses s'enchaînent. Je vois mes camarades s'enfuir, les y poussent même alors que l'une d'elles m'a prise par la main. Mais moi je ne partirai pas. Je suis bien décidée à retourner au marché quand le calme sera revenu. En attendant, je regarde deux des protagonistes de la scène qui se joue devant moi se retrouver dans des conditions pas très joyeuses. L'un cherche à me protéger et à protéger mes amies tandis que l'autre veut juste régler ses comptes avec celui qui a foutu ce bordel. Je soupire et me soustrais à la protection de Viliam pour me placer entre les deux sans la moindre hésitation, me tournant plutôt vers les deux intrus, même si je m'adresse un peu aux deux camps en même temps.

-On se calme les gros muscles. Les filles ne profitent pas de la cohue pour s'enfuir, c'est lui qui l'a provoquée pour les libérer. Est-ce que c'était idiot ? Oui, on est d'accord. Est-ce qu'il aurait pu agir autrement ? Certainement. Est-ce que ça fait de lui un connard ? C'est discutable mais ses motivations étaient bonnes au moins. Alors tapez-vous sur la gueule si ça peut réglez vos compte mais évitez au moins de vous entretuer pour ça, ça serait aussi stupide que le reste.

D'accord, Viliam a fait une connerie, même si je doute qu'il le reconnaisse, et je ne le soutiens pas du tout. Mais il ne mérite pas de finir en prison ou au bout d'une corde pour ça non plus. C'est un utopiste dont je ne partage pas les rêves, voilà tout.

Viliam était du genre paisible en dehors des escarmouches qu’il provoquait. Si certaines rumeurs dont le guet était souvent l’instigateur le dépeignaient comme un homme froid, violent et sans cœur il n’en était absolument rien du tout, bien au contraire. Viliam était quelqu’un de sincère et d’attentif à ses interlocuteurs. La vie n'en avait pas fait quelqu'un de délicat, mais dans les rares moment de paix que pouvaient vivre les membre de l'Aile blanche, il s'efforçait de se montrer doux envers ses compagnons. Il n'aimait pas spécialement la violence.

Mais là en revanche ça commençait à sacrément le faire chier alors tant pis pour les principes.

La demi drow au yeux d’or semblait soudain se sentir pousser comme un élan maternel, le protégeant de son corps et de ses paroles des deux autres enragés comme s’il était un petit garçon incapable de se défendre lui-même. Fallait savoir, maintenant ça allait de parler pour les autres et de les juger sans les connaitre ?

-Ah oui j’oubliais. Faire en sorte de provoquer le moins de victimes collatérales possibles c’était idiot pardonnez-moi. Siffla-t-il avec une profonde amertume. Viser les structures pour incapaciter le marché sans bain de sang c’était se comporter comme des abrutis. Pardon la prochaine fois on se contentera de s’agenouiller et demander gentiment d’arrêter de torturer des pauvres gens. Je suis sûr que ça fonctionnera, le marché de la chaire est connu pour sa clémence après tout. Il ajouta avec véhémence. Vous irez dire ça dire aux gamins qui prennent des coups de fouets parce qu’ils veulent pas quitter leur mère, ça leur fera chaud au cœur.

Il fit un pas en arrière, sa rapière tournant dans sa main. Son regard se portait principalement sur le grand blond qui l’avait aidé la dernière fois. Aujourd’hui en pleine lumière il lui fichait nettement moins la trouille. Il ne voulait pas spécialement se battre avec lui, mais s’il se mettait en travers de sa route, Viliam n’hésiterait pas. Passer pour un connard auprès de gens qui n’avaient aucun remord à marchander des vies humanoïdes, il n’en avait absolument rien à foutre.

-C’est toi le gars qu’on prend pour un héro c’est ça ? Un rictus moqueur déforma ses lèvres. Héro de Thaar mais riche à en crever et pas prêt d'essayer de changer la donne. Et t’as tué qui pour ça ? Un voleur qui cherchait un morceau de pain pour son gamin ou bien une jeune femme qui en aura eu assez d’ouvrir les cuisses pour des porcs ?

Il aurait dû fuir, arrêter de le provoquer, mais Viliam voulait gagner encore un peu de temps pour les autres. La frustration qui bouillait au fond de lui se mettait à déborder sans pouvoir la contrôler. Ces gens se trompaient de cible. Ces gens voyaient en lui un ennemi là où sa vie avait été la même que la leur autrefois. Il leur aurait suffi de se retourner et de voir combien d’esclave les avait suivis sans un regard en arrière pour comprendre. Il leur aurait suffi de marcher dans les rues de la ville basse pour comprendre. Thaar avait besoin de réagir. Thaar avait besoin de cesser de faire le dos rond à son agresseur. Thaar devait devenir l’agresseur.

Zaahrian ne s’était pas attendu à ça. Alors qu’il toisait Vil, une femme s’interposa entre eux avec pour seule arme son courage ainsi ce qu’il supposait être une bonne dose de mauvais caractère. Dans des circonstances différentes, il aurait probablement éclaté de rire, ravi par une telle démonstration. Malgré ses inclinations naturelles, il admirait les femmes capables de se défendre et de tenir tête aux autres malgré le danger évident. Il était presque tenté de voir ce qu’elle serait capable de faire avec une arme entre les mains. Une autre fois, peut-être.

« Nous sommes donc d’accord sur ce point, madame, ce qui vient d’arriver est d’une stupidité qui dépasse l’entendement, mais les bonnes intentions derrière le geste n’excusent en rien ce qui vient d’arriver. »

Son regard revient sur Vil. À ses côtés, il pouvait sentir Guilin, le corps aussi tendu que la corde de son arc prêt à l’action. Naturellement, Vil acceptait mal la critique. Sous ses yeux, Zaahrian le vit s’empourprer avant de déverser sur tous les témoins présents son amertume.

« Ah oui ? Le moins de dégâts collatéraux possible ? J’aimerais vraiment savoir à quel moment tu t’es dit que les écrans de fumée et le feu ne risquaient pas de provoquer la panique chez les passants. Si c’était ta meilleure idée, je ne veux même pas savoir tes autres options. On ne t’a jamais dis qu’il n’y a rien de plus stupide qu’une foule, tout particulièrement lorsqu’elle panique ? Qu’il n’y a rien de plus dangereux ? Deux ou trois cents personnes qui cherchent à aller dans la même direction dans un espace restreint pour échapper à la fumée et aux draperies enflammées… Je ne sais pas si tu commences à saisir l’ampleur de la situation… »

Vil était tellement convaincu d’avoir raison. Quelque part, oui. L’esclavage ne devrait pas exister et lui-même était coupable d’encourager cette pratique. Toutefois, Zaahrian avait compris quelque chose depuis longtemps, une chose qui échappait entièrement à Vil.

« Tu n’as pas la moindre idée de ce que j’ai fait, de tout le sang qui a coulé par ma faute. » Il haussa les épaules, le regard intense. « Tu crois avoir raison et, quelque part, c’est vrai. L’esclavage est une pratique horrible, mais ce n’est pas avec ce que tu as fait aujourd’hui que tu vas arranger les choses. Au contraire, tu les as empirés. Les esclaves qui sont encore là-bas vont être enfermés dans des caves aux murs épais sans lumière, sans confort et sous bonne garde. Bonne chance pour les sortir de là ! Quant aux esclaves qui ont été libérés… La plupart sont des descendants d’esclaves. Ils n’ont rien et ne connaissent rien à la vie dans les rues de Thaar et, comme moi, tu sais que cette ville ne pardonne pas ! Sans aide, ils vont mourir de faim avant le changement de saison et ça, c’est s’ils ne se font pas tuer avant. Ces filles là-bas sont de loin les plus à risque. Elles devaient être vendues dans un bordel. Là, elles risquent de tomber entre les mains de rabatteurs et se retrouver dans des établissements bien pires que si elles avaient été achetées au marché. Oui, c’est horrible, c’est vraiment homme, mais parfois, il n’y a pas de bon choix. On se retrouve à choisir l’option la moins pire. Au final, tu as sauvé une poignée de personne pour en condamner le double tout en tuant des innocents au passage et on devrait t’applaudir pour ça ? »

Je laisse les deux hommes s'expliquer mais je ne bouge pas d'un iota. Mon attitude jure sans doute avec ma robe misérable. Je ne baisse pas les yeux et soutiens leurs regards sans honte ni hésitation. Ce n'est pas une esclave qu'ils voient en moi mais une femme libre de penser et de s'exprimer et je ne m'en suis pas privée. Le blond a eu l'air d'apprécier mon intervention. Viliam moins, mais, dans mon élan de colère, je l'ai à moitié insulté alors il en a le droit.

Tandis que le demi-elfe fini de démontrer à son interlocuteur à quel point il a tort concernant les dommages collatéraux, je me permets une petite intervention, rajoutant un point sur la liste et révélant par la même occasion que ce bordel est tout aussi dangereux pour les esclaves que pour leurs potentiels acquéreurs.

-On parle du païm qui a failli m'écraser et qui en a peut-être écrasé d'autres ? Je ne sais pas si le libérer était volontaire mais, dans tous les cas, cette pagaille l'a fait paniquer et il risque de faire plus que des dégâts matériels. Et ceux qui sont le plus en danger dans une situation pareille, ce sont ceux qui sont attachés, sans possibilité de fuir face au danger. Donc ceux que tu cherches précisément à aider.

J'ai largement redescendu en pression et je ne montre plus de colère. A la limite, je suis peut-être un peu agacée alors que je me tiens toujours entre eux, les bras désormais croisés, mais ma voix ne gronde plus. Continuer sur la colère ne sert à rien, Viliam ne fera que se braquer davantage. Je n'ai rien contre lui, ce n'est pas un mauvais garçon. Bon, certes, je trouve sa tentative d'aujourd'hui stupide, d'autant qu'elle contrarie tous mes plans pour échapper à Lazar, mais au moins il a le mérite de se préoccuper des personnes comme moi. Et, Zaahrian l'ignore encore -et je laisse le soin à Viliam de le contredire-, mais ceux qu'ils libèrent ne sont pas totalement livrés à eux-mêmes. Il leur donne un peu d'argent et leur offre même la protection s'ils le souhaitent. Est-ce que ça suffit ? Probablement pas pour tous. Moi je suis débrouillarde, je saurais m'en sortir avec trois pièces, mais beaucoup ne sont pas comme moi.
Finalement, je décroise les bras et je m'avance vers Viliam d'un pas lent. Je ne fais montre d'aucune animosité, je suis plutôt calme, presque douce. Je m'approche autant qu'il me le permet, m'arrêtant au moindre signe de méfiance. Je plonge mes yeux dorés dans les siens pour lui parler d'un ton posé.

-Il a raison. T'attaquer aux structures ne réglera pas le problème. Tout ce que tu gagneras, c'est que les marchés deviendront des lieux clos et sécurisés. Tant qu'il y aura de la demande, il y aura de l'offre. Tu te trompes de cible. Je regarde un instant la ruelle dans laquelle toutes mes amies ont disparues avant de revenir sur lui. Elles n'ont jamais connu la liberté. Tout ce que j'espère, c'est que tu sauras aider celles qui choisiront de ne pas revenir, pour qu'elles ne retombent jamais dans cette vie. Elles auront besoin d'un peu plus que de ta protection pour ça.

Derrière moi, l'agitation commence à s'estomper. C'est le moment où jamais de retourner au marché : je ne risque plus de me faire piétiner et la confusion est encore suffisante pour qu'on ne voit pas d'où je viens.

-Je dois y retourner.

Je conclus en commençant me retourner.

Viliam s’était mis à rire, un air de franc mépris dans son attitude quand le blond avait fait mine d’ouvrir la bouche.

-Alors c’est bien ça ta solution « la moins pire ». Ne rien faire et s’apitoyer du sort de ce triste monde mais bien au frais chez soi.

Secouant la tête comme refusant de croire à ce qu’il venait d’entendre il rengaina son arme à sa hanche, faisant mine de considérer la « menace » devant lui comme même pas digne de se battre avec.

-Tu n’as aucune idée de ce dont tu parles. Absolument aucune.

Pensait-il sincèrement que les bandits n’avaient pas réfléchit à tout ce qu’ils venaient d’énoncer ? Croyait-il qu’ils s’étaient contentés de foncer dans le tas sans se demander où iraient les esclaves libérés ? Et l’émeute, le blond ne se doutait-ils pas que c’était justement le but de tout cela : faire peur ? Evidement que c’était dangereux, que le mouvement de panique de la foule ferait encore plus de chaos que les fumigènes eux même. C’était le but. C’était un message et ce genre de chose allait se reproduire, une fois, puis deux, encore et encore, tant que ce foutu marché ne serait pas réduit en cendre.

Quant au sort des esclaves, libérés ou non. C’était ce qui faisait le plus amèrement rire le bandit. L’homme en face n’en savait rien et se contentait d’agiter des mouchoirs dans l’espoir de provoquer un semblant de culpabilité. Sauf qu’il ignorait une chose : Viliam savait parfaitement ce qui attendait les uns et les autres. Viliam avait été à leur place de bout en bout et en portait aujourd’hui encore, dix-neuf ans plus tard, les cicatrices physiques et mentales. Le pseudo héro de Thaar ne lui apprendrait rien. Il ne laissait personne voué à eux même dans les rues. Il leur donnait un abri, de l’aide, et même une famille pour ceux qui en avait besoin. Ceux qui voulaient se battre se battraient, ce qui ne désiraient plus que guérir leurs blessures en paix seraient protégés. Comme il le ferait avec les filles que Tim venait d’emmener. Aucune n’aurait plus jamais besoin de mendier ou de se donner au plus offrant pour manger. Plus jamais.

L’Adain’Vinje ne se contentait pas de détruire des cages çà et là et à Nééra ce qui adviendrait des bienheureux à l’intérieur. Leur but était bien plus profond. Et il ne souffrirait pas de quelques gaillards un peu trop sûrs d’eux.

Mais pourtant il y eut l’hybride aux yeux d’or pour s’interposer, et contre toute attente essayer de désamorcer la tension galopante.

-On est tous conscient que c’est pas juste bruler trois cages et affoler quelques badaud qui changera les choses. Et pour le païm j'en sais rien. Je suis pas derrière la moindre connerie qui peut se produire. Il soupira. Ne t’inquiète pas pour nos cibles, on sait très bien qui et où elles sont. Mais pour ça il leur fallait prendre leur temps. Avancer un pion trop vite et tout s’écroulerait. Et tes compagnes…Il pose sa main sur sa poitrine. Pour peu que ça vaille quelque chose pour toi, je jure sur Nééra qu’elles n’auront plus jamais à vivre ce qu’elles ont vécues.

Et comme elle fit mine de partir, il la laissa aller. Contrairement à ce qu’elle lui avait asséné, il ne la forcerait en rien. Peut-être qu’un jour elle trouverait ce qui lui faut pour commencer à se relever. Il le lui souhaitait.

Lui aussi recula d’un pas prêt à filer. Il adressa un dernier regard bien moins doux aux deux hommes plantés là et surtout à celui qui parlait visiblement pour les deux.

-Je te donne un conseil d’ami parce que tu m’as permis de libérer Egar l’autre soir : ne te met pas en travers de l’Aile Blanche. Sang sur les mains ou pas.

Sans attendre une autre tentative d’argumentation naïve, il fit demi-tour et chercha à rejoindre les rues adjacentes. Il n'avait plus rien à faire dans le coin à présent.

Zaahrian éclata de rire. À ses côtés, Guilin sourit, un spectacle aussi rare qu’inquiétant.

« Tu as le culot de me menacer ! Ah ! Je suis touché ! D’habitude, les gens ont trop peur de moi pour oser dire ce qu’ils ont en tête. T’en a une sacrée paire dans le pantalon ! Malheureusement, ce que tu viens de dire, ce n’est que du vent. Tu n’as pas les reins assez solides pour tes ambitions. Alors, si tu me menaces, permets-moi de te menacer à mon tour. » Son sourire devint positivement meurtrier. « Attaque-toi à mes proches, menace cette ville et ses habitants et moi, Zaahrian Las’danir, je jure devant les dieux de te traquer, toi et ton groupe et de vous éliminer un à un jusqu’au dernier. Je ne vais avoir aucun plaisir à le faire, mais n’hésiterai pas à me salir les mains si je juge tes actions plus menaçantes que le mal que tu cherches à éliminer. Le monde tient grâce un fragile équilibre, garde ça en tête. »

Il tenait encore sa dague. Zaahrian appuya le tranchant de la lame sur la paume de sa main et entailla la chaire. Le sang monta aussitôt, rouge et brillant. D’un geste sec, il le projeta en direction de Vil. Trop loin pour l’asperger, le sang s’éparpilla sur le sol, tels de minuscules rubis étincelant avant d’être absorbés par la poussière.

« C’est la marque du sang. Tu sais ce que ça signifie. Si tu veux vivre une longue vie, garde tes distances et ne fais rien de stupide. »

Sur ce, il s’en alla, Guilin à ses côtés. Ils avaient une vieille dame à ramener à sa famille et le Guet à avertir.