[Chateau d'Odélian] Un bon père... | Solange & Lesceline

Hiver, Karfias 20:XI
6ème jour de la 3ème ennéade

En cette fin de soirée, alors que les enfants sont couchés et que les adultes respirent un peu, la matriarche des de Lantenes marche dans les couloirs. A cette heure,elle sait où trouver la personne qu'elle cherche. Elle et sa famille sont arrivés depuis quelques jours déjà. Elle a pris son temps. Celui d'observer et de réfléchir. Celui de concevoir de concevoir une stratégie et d'amasser des arguments. Celui d'attendre le bon moment pour mettre son idée en oeuvre. Ce soir, c'est la toute première étape...

Avec délicatesse, elle frappe à la porte et attend qu'on l'autorise à entrer. Lorsqu'elle perçoit la voix derrière le pan de bois, elle actionne le mécanisme et pénètre dans le petit salon où Solange aime à se réfugier après le dîner. Elle s'incline avec respect car, même si elle n'est que douairière, son interlocutrice n'en est pas moins Comtesse et régente du domaine de son héritière. L'écart d'âge entre elles n'a pas d'importance dans ce contexte. Avec la même déférence que depuis qu'elle est descendue du bateau qui l'a conduite dans cette ville, elle la salue avec toutes les formules d'usage avant de se redresser de sa révérence et de joindre paisiblement les mains devant elle.
Malgré sa soixantaine largement passée, Lesceline n'en ait pas moins resté une belle femme. Une femme douce et usée par les épreuves mais renforcée par l'expérience de la vie. A son âge, elle ne craint plus le monde qui ne pourra guère lui faire pire que ce qu'elle a déjà enduré. Elle s'est toujours montrée bienveillante et attentive envers la Comtesse dont elle sent une fragilité qu'elle ne connaît que trop bien...

-J'espère ne pas vous importuner. J'aurais aimé m'entretenir avec vous, si vous le voulez bien.

Solange d’Escault était revenue depuis peu en son château d’Odélian.
Ce qui devait être la fin du voyage s’était transformé aussitôt en le début d’une nouvelle aventure, qu’elle avait eu du mal à anticiper. La jeune femme s’était tant persuadée qu’elle serait exécutée au même titre que son époux qu’elle n’avait pas vraiment pris la peine de préparer la suite, de prévoir ce qu’elle allait faire ; mais une fois revenue en son comté en tant que Régente qu’elle avait été littéralement été aspirée dans le cyclone de ses nouvelles responsabilités.

Accueillie par ses parents, par ses vassaux principaux siégeant au Conseil et par la domesticité toute entière, elle avait dû improviser un discours au milieu du banquet ; puis elle avait fait la rencontre de sa garde personnelle, avant faire connaissance avec le Capitaine de la Garnison d’Odélian.

Enfin, elle avait pu échanger amicalement avec le fiancé de sa fille, le jeune Thibault de Prademont, en partance pour la résidence du duc de Serramire.

Puis le calme était presque revenu. La jeune femme s’était installée dans une plus calme routine, très studieuse, où elle s’était mise en tête d’apprendre, du mieux qu’elle pouvait. Il lui fallait être mieux armée pour faire face à ses vassaux, pour prendre les meilleures décisions, aussi ne s’autorisait-elle que quelques heures de récréation par jour, principalement après les repas, pour se reposer un peu.

Et enfin, son enfant, accompagnée de la famille du seigneur Aurel, arriva enfin. Ce fut encore l’occasion d’un banquet joyeux - et les habitudes reprirent leur place, avec l’aménagement d’une rencontre, chaque jour, avec la très jeune Comtesse, où Solange participait à ses jeux puérils. Oh, comme cela lui faisait du bien !

La noble y pensait encore, un livre à la main, lorsqu’on lui annonça la visite de Dame Lesceline de Lantenes, qui demandait à la voir dans son boudoir. Enthousiaste a l’idée de la recevoir, Solange la salua chaleureusement à son tour, lui proposant de s’installer dans un siège à ses côtés.

- « Dame, vous êtes toujours la bienvenue, vous le savez bien. Je ne vous remercierai jamais assez pour vous être si bien occupé de sa Grâce, la jeune comtesse Elisabeth. Soyez assurée que je vous verrais toujours avec grand plaisir... Exprimez-vous librement devant moi, ma chère, je vous en prie. »
Serait-ce à propos de ma fille ? J'espère qu'elle ne s'est pas mal comportée envers vous.

Un peu d'inquiétude toute maternelle fit plisser son front lisse et blanc, tandis qu'elle plongeait ses yeux saphirs dans ceux de son interlocutrice. Elle espérait simplement que cela ne soit pas une mauvaise nouvelle - il faudrait malheureusement apprendre à les encaisser.

Lesceline s'avance d'un pas tranquille que l'on pourrait pensé dû à son âge. Mais ceux qui l'ont vu en train de tenir la demeure de sa famille savent qu'elle est tout à fait capable de presser l'allure durant plusieurs heures. Elle n'a rien perdu de son dynamisme. Alors, sa démarche est totalement volontaire et traduit la tranquillité de son Souffle.

-Non, rassurez-vous, Madame. Commence-t-elle avant de s'asseoir. Vous avez une petite fille aussi charmante que ravissante. Et mes trois petits fils sont tous à ses pieds. Achève-t-elle avec humour.

Il est vrai que les garçons n'ont pas pour habitude de côtoyer une fillette et cela leur a fait le plus grand bien. Ils l'ont choyée autant que possible, l'aidant à marcher, lui apportant ce vers quoi elle tendait les mains, lui lisant même des histoires pour le plus grand. Et elle a observé tout cela avec bienveillance, sans chercher à intervenir.

Confortablement assise dans son siège, la différence entre Aurel et elle est plus que notable. Elle est droite et digne là où son fils se met plutôt à son aise, même face à des inconnus. Son attitude désinvolte et pourtant rigide perturbe d'ailleurs ses interlocuteurs ici depuis son arrivée mais il n'en a cure. Lesceline, quant à elle, est parfaitement bien élevée et distinguée. Difficile de croire qu'elle n'était que l'épouse d'un petit Seigneur de province étant donné le savoir vivre dont elle fait preuve.

-En fait, je suis un peu curieuse. Vous l'avez remarqué, mon fils n'est pas l'homme le plus charmant du monde. Il est parfois brusque, parfois maladroit. Lorsque vous êtes partis tous deux pour Diantra, je m'inquiétais que son tempérament et le vôtre ne s'accordent pas. Aussi bienveillant soit-il, vous avez dû traverser bien des épreuves jusqu'ici et je craignais qu'il ne parvienne pas à vous aider. Ou bien qu'il empire vos soucis sans le vouloir. Et cela s'est justifié lors de votre passage à Lantenes le mois dernier. Vous vous parliez à peine. Cependant, je vous retrouve aujourd'hui... en parfaite entente. Aussi, je m'interroge sur cette évolution. Ce que j'ai observé par le passé, était-ce du fait de vos tracas ?

Face à cette femme digne et noble, la Comtesse douairière d’Odélian se sentait à la fois psychologiquement très à l’aise, mise en confiance, mais également très jeune et très inexpérimentée, presque maladroite. Elle était sincèrement admirative de la prestance naturelle de son interlocutrice, qui, malgré son âge, semblait avoir gagné en élégance et en beauté, quand tant d’autres y gagnaient seulement des rides et de l’amertume.

Elle respira plus calmement alors que la mère du seigneur Aurel prit le temps de lui conter de charmantes anecdotes sur sa fille adorée, et en profita pour faire signe à un serviteur de déposer des petits gâteaux sur le guéridon, afin faire honneur à son invitée.
Elle n’avait cependant pas escomptée la suite de la conversation, brusquement orientée sur le seigneur Aurel, et sur ce que sa génitrice évoquait comme de la maladresse.

Solange eut un sourire tendre, songeur, sans même s’en apercevoir, et déposa lentement ses mains sur le velours brodé d’oiseaux de sa robe de cour.

Il était vrai qu’elle avait d’abord trouvé le seigneur de Lantenes d’une insupportable froideur, l’avait trouvé distant, et même blessant, comme à Edelys ; mais elle ne parvenait plus à se l’imaginer ainsi. En réalité, il lui était devenu presque indispensable, bien que cela fisse seulement deux mois qu’ils se connaissaient.

La jeune femme mit quelques secondes à répondre. La brave mère se posait des questions, portait en elle de lourdes inquiétudes - ayant certainement pris sa lettre comme une manifestation de politesse.

- « Chère Dame, j’aimerai vous rassurer entièrement sur ce point. Il est vrai qu’en arrivant à Lantenes, nous vivions alors, le seigneur Aurel et moi, une brève période d’éloignement. C'était en quelque sorte... mes tracas, qui ont, effectivement, été la cause de la froideur que je lui ai manifesté. Que dis-je… c'était ma vanité. Il n’a fait qu’énoncer une vérité qui m’étais difficile à avouer, mais il a pris l’initiative de me présenter tout à la fois des explications, et des excuses. Si je veux être honnête avec vous, je dois vous dire que notre passage à Lantenes n’était pas représentatif de notre relation. Durant ce voyage, il a été le seul qui se soit soucié de moi. Je lui offre toute ma confiance, car il l’a amplement mérité. J’oserai même dire… que j’ai conscience qu’il cache sous sa froideur beaucoup de douceur, de tact et d’attentions. C’est un homme qui a vécu beaucoup d’épreuves, et il a gagné à la fois mon respect, mais également mon amitié. Vous avez la, ma Dame, un fils dont vous pouvez être fière, et dont je suis fort heureuse de pouvoir le qualifier d’ami. Il… me manquera, lorsqu’il repartira avec vous. »

Solange d’Escault était encore suffisamment innocente pour rougir légèrement, bien qu’elle ne sache elle-même pas vraiment pourquoi.

- « Il s’est avéré un protecteur, autant qu’une sorte de… confident. Il a aidé à porter… mon fardeau, et en retour, je l’ai aidé à porter le sien. Bien malgré moi, je dois l’avouer. »

Alors qu'elle écoute attentivement sa jeune interlocutrice, Lesceline penche légèrement la tête sur le côté d'un air à la fois un peu surpris et interloqué. Les mots que Solange choisit ne sont pas anodins et la confortent dans l'hypothèse qu'elle s'était faite au départ, ainsi que le projet qu'elle a en tête. Il lui semble de plus en plus réalisable. D'autant plus lorsqu'elle devine cette petite rougeur alors que la Comtesse douairière avoue que son fils lui manquera. Cependant, la matriarche est une femme de doigté et elle sait comment agir avec subtilité pour obtenir les renseignements qu'elle souhaite sans trop éveiller les soupçons.

-Vous êtes bien la première personne à le décrire en des termes si élogieux. Et sans conteste la première femme à lui trouver de telles qualités. Rares sont celles qui perçoivent sa bienveillance, dissimulée sous ses airs renfrognés et ses paroles abruptes. Je suis heureuse que vous vous soyez si bien entendus et je vous souhaite que cela perdure. Pour tous les deux. Aurel me semble un peu différent aujourd'hui. C'est sans doute difficile à percevoir pour ceux qui ne le côtoient pas depuis longtemps mais il est... plus apaisé. Moins tourmenté. Cela doit être le résultat de ce que vous lui avez apporté, j'imagine. Et que ce soit volontaire ou non de votre part, je vous en remercie.

Lesceline adresse un doux sourire à son interlocutrice qui est parfaitement sincère. Bien qu'elle se montre honnête, elle ne l'a pas quitté des yeux durant tout son discours, guettant la moindre de ses réactions, cherchant un regard fuyant, une nouvelle rougeur, une manifestation de gêne... afin de confirmer ce qu'elle soupçonne mais que Solange elle-même ignore peut-être encore. Mais lorsqu'elle a fini de parler, elle se détourne d'elle après quelques secondes pour la libérer de son attention perspicace et la reporter sur les sucreries qui ont été avancé à son attention. Elle en sélectionne un avec doigté et le pose sur une petite assiette placée près d'elle. Puis elle demande poliment si elle peut avoir un thé, et plus précisément, une infusion de camomille. Son intention -dissimulée- est surtout d'éloigner la servante. Elle en aura pour un moment à se rendre en cuisine, obtenir de l'eau bouillante d'un marmiton et revenir. Ce sera suffisant pour la discussion qu'elle souhaite avoir avec Solange loin des oreilles indiscrètes.

-Quels sont vos projets désormais ? J'ai cru comprendre qu'Aurel vous apportait son assistance au moins quelques ennéades encore.

Le Seigneur Aurel avait la réputation d'un homme d'un homme blessé et froid, même aux yeux de sa propre mère.
Bien que, de son propre aveu, il ait décidé de se retirer du monde, et que cette escorte avait pour but de l'aider à sortir de sa coquille, la Comtesse Douairière d'Odélian qu'elle partageait l'avis de sa noble interlocutrice.

Aussi ne put-elle s'empêcher d'approuver Dame Lesceline du regard, tandis que ses yeux saphirs se faisaient plus doux, presque brillants, tandis que les souvenirs de ce voyage éprouvant remontaient à la surface. Savoir qu'il se trouvait plus apaisé aujourd'hui, qu'elle avait peut-être contribué à panser un peu ses plaies passées lui apportait du bonheur, elle ne pouvait le nier. Ainsi, un discret et pudique sourire aux lèvres, les dents mordillant légèrement l'intérieur de sa bouche et les mains sagement jointes, elle fit un signe discret à la servante, qui s'enquit aussitôt de la demande de son invitée, en disparaissant dans les couloirs.

Encore une fois, la jeune femme prit le temps de la réflexion avant de répondre. Elle s'était habituée à la présence de son protecteur ; mais elle savait également qu'il ne resterait pas. Après tout, lui aussi était responsable de son domaine, et elle n'avait aucun droit de le solliciter au détriment de ses gens. Finalement, elle lui avait coûté déjà tant de temps, d'argent et d'efforts...

La perspective de régner lui faisait peur. Elle comprenait à quel point cette responsabilité était majeure, à quel point il lui faudrait s'imposer, travailler pour préserver sa terre au nom de sa fille et de son futur mari. A quel point elle était vulnérable ; qu'au moindre trajet, elle pouvait être capturée à nouveau, dépouillée de tout. Qu'il lui faudrait de nouveau partager le lit d'un époux, elle qui était veuve depuis deux ennéades.

- "Je suis la Régente d'Odélian. En tant que telle, j'ai demandé au seigneur votre fils de m'aider à jauger les vassaux à mon conseil, afin qu'il me guide sur le choix des hommes qui m'aideront à prendre les meilleures décisions. Je lui avait proposé de siéger comme Conseiller Militaire, car je sais qu'il sait parfaitement gérer des hommes, mais je me rend compte maintenant que ce n'était pas adéquat. Bien que je lui ai confié ma vie, et qu'il s'est montré plus que loyal, je ne peux le soustraire à ses responsabilités, comme il m'est impossible de me défaire des miennes. Désormais, je vais songer au mariage. Le Duc, Arnaud de Brochant, ne m'a pas autorisé à prendre le deuil, et mon père m'a déjà présenté certains portraits de nos vassaux."

Elle ne se sentait pas enthousiaste, c'était bien le moins que l'on puisse dire, et grandement abattue. Mais avait-elle le choix ? Cela n'était pas un choix personnel ; seulement la conséquence de son rang et de son âge. Les héritiers devraient passer avant sa terreur de l'intimité.

- "Je pourvoirai évidemment à votre voyage, lorsque vous repartirez."

Son cœur se serrait déjà. Elle imagina brièvement Aurel avec une autre femme, continuer de guérir ses souffrances, ses cauchemars, regardant vers l'avenir. Heureux dans son domaine, de s'ouvrir enfin aux bénédictions de la Damedieu, et elle se sentit à la fois contente pour lui, et très solitaire. Elle tenta alors un sourire - mais il ne réussit qu'à traduire la profonde tristesse de le laisser s'éloigner. Elle lui devait la vie, mais ils ne se reverraient probablement plus.

Lesceline écoute et observe toujours Solange. Depuis le début de leur conversation, elle note, tant dans son discours que dans son attitude, l'attachement qu'elle ressent envers Aurel. Un lien s'est formé entre eux. Peut-être encore ténu... Timide... Mais il est là. Et c'est une excellente base pour la suite. L'amitié, la confiance, permettent également la sincérité et l'ouverture. Ils se sont déjà beaucoup apportés mutuellement et ils le pourraient encore, elle en est certaine.

Si, intérieurement, la matriarche sourit, extérieurement, elle affiche une quiétude de façade mêlée à une réflexion bien plus sincère. Les projets ourdis par le père de la dame ne semblent pas enchanter cette dernière mais il y a autre chose dans son discours qui l'interloque. Et c'est justement cette chose qui lui met du baume au cœur pour la suite. Cependant, elle arrête son choix de réponse sur un autre point dans un premier temps, prenant un air pensif.

-Aurel a parfaitement su gérer ses terres depuis Diantra et Lambert est tout à fait en mesure de le seconder étant donné qu'il suit le projet depuis son commencement. Tout s'est très bien passé malgré la distance pendant plus d'un mois et demi, je ne vois pas de raison pour que cela ne continue pas. Aurel est certainement tenté de rentrer pour retrouver ses habitudes de vieux garçon mais il ne me semble pas si pressé que cela de partir. Je crois qu'il se fait du souci pour vous. Et après tout ce que vous avez traversé et ce qui vous attend encore, on peut le comprendre.

L'avenir s'annonce sans nul doute plus beau pour Solange que son passé désormais. Mais tenir une régence, c'est un défi pour une femme qui ne s'est jamais préoccupé de politique jusque là. Un défi audacieux qui est tout à son honneur mais il lui faudra du temps pour réussir à le mener à bien. Elle a besoin à ses côtés d'une personne sur qui elle puisse compter mais qui ne cherche pas non plus à l'étouffer sous prétexte qu'elle est sienne.
Finalement, une fois cette réflexion posée presque nonchalamment et sans la moindre arrière pensée -enfin, a priori...-, Lesceline se fait songeuse l'espace d'un instant puis reprend la parole d'un air intrigué.

-Pardonnez-moi mais... Je n'ai pu m'empêcher de remarquer la façon dont vous avez souligné l'incompatibilité entre vos responsabilités et celles d'Aurel... Avant de poursuivre avec le mariage envisagé pour vous. Sans parler de toute la mélancolie dont vous faites preuve en abordant notre départ prochain. Et la façon dont vous décrivez mon fils... Est-ce... une simple coïncidence ou dois-je en déduire quelque chose ? Mais avant que Solange n'ait le temps de répondre, elle vient poser une main sur le guéridon qui se trouve entre elles, ayant la politesse de ne pas venir la toucher alors qu'elle veut lui adresser toute sa sollicitude et la mettre en confiance. Sentez-vous libre de me parler sans détour, je vous aiderai si je le peux.

Les propos subtils de son interlocutrice lui firent garder le silence. Inexpressive, pour une fois, Dame Solange d'Odélian prit le temps de mesurer ce que voulait exprimer la noble mère - et ce qu'elle-même avait exprimé. Était-il possible qu'elle choisisse elle-même d'encourager le seigneur Aurel à quitter sa Cour ?

Bien que son visage n'exprimât que le calme et la réflexion, elle se sentait désormais parfaitement embrouillée dans ses propres sentiments, dans ses réflexions. Dans son monde, il n'existait plus que la raison et la logique. Quand elle avait été souillée, elle s'était accrochée au fait que les bandits ne comptaient pas, qu'ils seraient punis pour leurs actes, que Néera ne la rejetterait pas pour avoir été blessée par des monstres ; quand elle s'était retrouvée sur les routes, elle avait concentré son énergie sur le bout du voyage, en s'accrochant à sa foi, à ce qu'elle croyait sa mission.

Maintenant que cette dernière avait été accomplie, elle s'en était déjà trouvé une autre. Elle était la Régente, et devait administrer le Comté pour sa fille, pour la population dont elle était responsable.
Le mariage n'en était qu'une part, un arrangement pratique pour lui donner des héritiers et assurer la stabilité de sa position - et voilà qu'on lui demandait à mots couverts si elle ressentait de l'inclinaison pour Aurel !

La main de Dame Lesceline, avancée avec précaution, lui arracha un sourire aimable. Elle avait confiance en cette femme, au moins autant qu'en son fils. Ils n'avaient eu que peu d'intérêt à protéger sa fille comme un de leurs enfants, car elle n'avait été alors qu'une étrangère de passage ; pourtant, ils n'avaient rien demandé en retour.

- "Je crois... que c'est une coïncidence."

Mais en prononçant ces mots, la jeune femme comprit que ce n'était pas vrai.
Elle désirait l'association du seigneur Lantenes. Elle voulait continuer de profiter de sa compagnie un peu acide, distante et pourtant emplie de ces attentions discrètes qui lui avaient redonné goût à la vie. Elle désirait continuer de profiter de ses conseils avisés, et de son talent pour prendre des décisions. Même sa maladresse la mettait de bonne humeur - en un sens, il lui rappelait son père.

N'étais-ce pas un choix judicieux, quand il s'agissait d'un mari ? Un homme loyal, droit, intelligent, courtois ?

Sa propre conclusion l'effraya. La Comtesse Régente pâlit, puis rougit successivement, tapota nerveusement ses doigts sur la console, près de la main ridée alanguie tendue dans sa direction.

Mentir était un grave péché - et plus encore lorsque sa vie ou la position de sa fille n'était pas en jeu.

- "Je ne suis pas tout à fait honnête, à la réflexion. Je suis certainement attachée à votre fils, et je dois dire que je serai ravie qu'il reste au château de façon prolongée. Je..."

C'était si compliqué à avouer ! Tout à la fois gênant et un brin humiliant, la noble dame se sentait en position de faiblesse - bien qu'une femme de pouvoir devait certainement pouvoir avouer ses projets. Il y avait fort à parier que Louise de Fernel n'avait pas eu honte de demander un Duc en mariage, mais elle était presque impertinente à force de hardiesse.
Néanmoins, Solange comprenait que cette attitude masculine devait lui permettre de s'imposer face à ses vassaux, et qu'elle était peut-être même souhaitable, dans son cas.

- "Je me faisais la réflexion qu'il avait les qualités idéales pour faire un bon époux. Il est... ce que j'attendrai d'un fiancé, puis d'un mari."

Elle en avait le souffle coupé. Prononcer ces mots étaient effrayant, déstabilisant, terriblement impertinent ; et pourtant... tellement vrai. La douce jeune femme esquissa un sourire à l'intention de son interlocutrice, fragile et timide, et baissa les yeux brièvement, consciente que son époux était à peine décédé. Tout ceci... était indécent.
Mais c'était trop tard - le projet, l'envie était né dans son cœur. Il lui faudrait trouver ces qualités ailleurs...

Lesceline ne croit pas un instant Solange lorsqu'elle parle de coïncidence et elle le lui fait sentir par un regard plus appuyé. La Comtesse prend le temps de la réflexion et passe par tout une série de couleurs avant de finalement admettre qu'elle mentait. Et sans doute se mentait-elle à elle-même d'ailleurs... Mais lorsqu'elle reconnaît son erreur et avoue à demi mot son inclination pour Aurel, la matriarche étire un doux sourire heureux.

-Je dois reconnaître qu'en réalité je le savais déjà. C'est même la raison de ma présence ici ce soir. Je voulais m'assure de ne pas m'être trompée.

Une erreur était toujours possible. Et elle préférait s'en assurer avant d'aller plus loin. Et, surtout, elle voulait le point de vue de Solange sur la situation. Si elle est capable de voir en Aurel toutes les qualités d'un époux, c'est qu'elle peut l'envisager prendre cette place à ses côtés. Et si elle a des sentiments pour lui, alors c'est sans nul doute ce qu'elle souhaite. Elle peinera forcément à voir un autre se tenir près d'elle devant l'autel ou ne fera un choix que par défaut. Un choix qu'elle pourrait regretter... Et, pour l'un comme pour l'autre, elle veut leur éviter cela.
Mais il lui reste un dernier point à régler avant que la servante ne revienne. Elle ne veut pas faire les choses dans le dos de Solange et la prendre en défaut. Si elle parvient à faire en sorte qu'Aurel accepte, il ne faut pas que la fiancée le regrette ensuite...

-Mon fils s'est vu proposer de nombreuses opportunités de mariage et il les a toutes refusées, malgré l'autorité de mon époux. Et autant vous dire que, depuis son décès, il ne veut même plus en entendre parler. Dit-elle en étirant un sourire amusé alors que cela ne l'a pas arrêtée, elle. Ces mariages n'étaient pensés que pour consolider la position de l'un ou de l'autre, pour conclure un arrangement commercial ou même seulement pour assurer la lignée de la famille. Il n'a jamais voulu de ce genre d'union, conclue par intérêt. La situation me semble différente cette fois. Et je crois que vous êtes le meilleur parti qu'il puisse trouver. Et lorsque je dis cela, je ne parle pas de votre statut mais de votre personne. Selon moi, vous lui correspondez également, du fait du regard que vous portez sur lui. A travers vos yeux, il semble auréolé de lumière. C'est pourquoi je pense pouvoir le faire changer d'avis, si vous me permettez d'aller lui parler.

Solange eut un sourire plus appuyé aux dires de la mère de son protecteur. Elle n'imaginait pas le seigneur Aurel épouser une femme pour lequel il n'éprouvait rien, même s'il s'agissait d'un bon parti. Après tout, il a déjà renoncé à la charge de Général, à ce qu'elle en savait - il était impulsif et assez libre pour mettre de côté l'opinion des autres.

Était-il possible qu'elle soit celle qu'il lui fallait ? Qu'il soit même heureux de l'épouser ? Qu'elle trouve du bonheur, alors même qu'elle n'était pas prête à partager sa couche ? Il lui faudrait dire la vérité, mais la jeune femme espérait secrètement qu'il aurait assez de bonté pour l'accepter tout de même. Devant lui, elle ne voulait pas mentir. Pas après cette conversation.

- "Dame Lesceline, je... Je ne pourrais trouver un meilleur époux. Bien sûr, il y aura des obstacles, mais c'est un homme que j'ai appris à respecter, et à admirer. Si vous le faites changer d'avis sur le mariage, je serai heureuse de tous vous accueillir dans ma famille. Dans notre famille."

Cette discussion inattendue l'avait bouleversée ; aussi, lorsque sa servante revint avec du thé épicé, la noble lui fit signe d'y ajouter un peu de miel, ce qui avait le don de la calmer.
Elle peinait à croire qu'elle priait sa potentielle future belle-mère de la marier à son fils - lui, qui, une heure plus tôt, n'avait jamais été envisagé autrement qu'en ami.

- "Je pense que mon père lui donnera sa bénédiction, mais il faudra également l'accord du Duc, Arnaud de Brochant, et de votre suzerain, le Roi. Il y aura des questions d'héritage à régler en amont, mais nous penserons au contrat de mariage lorsque... si le seigneur Aurel consent. Je désire son bonheur, uniquement. Je ne désire pas espérer de manière excessive. Je vous remercie, dame Lesceline, pour votre perspicacité. Je... n'avais pas osé formuler... tout cela, dans mon Souffle, ni dans ma tête. Et cela n'aurait pas été, sans vous, je le crains, tant la jeunesse est sotte."

Dessillée, un doux sentiment de plénitude et de fiévreuse attente s'emparait déjà de son cœur ; et si elle entretint encore la noble femme de sujets plus légers et communs en attendant qu'elle consomme son thé, la Comtesse Régente ne pensait plus qu'à un homme, et sa réponse finale. Le début du reste de sa vie.