[Chateau d'Odélian] C'est officiel | Solange & Aurel

Hiver, Karfias 20:XI
Huitième jour de la quatrième ennéade

-Madame, puis-je vous entretenir un instant ?

Aurel se tient sur le pas de la porte. Depuis qu'il a accepté le poste de Conseiller, il est tout aussi occupé que la douairière. Entretien avec les généraux et les officiers de la garde, état des lieux des troupes et des moyens de défense, situation géopolitique... Il doit connaître son futur pays sur le bout des doigts d'un point de vue géographique et militaire afin d'identifier des atouts et les points faibles pour organiser les combats au mieux. Cela ne fait pas une ennéade mais les deux fiancés ne se côtoient plus guère que lors de réunion et de la plupart des repas. En dehors de cela, les moments pour se croiser sont assez rares et furtifs. Et surtout, rien ne justifie qu'ils se voient davantage de manière officielle. Mais, justement, il a besoin de lui parler en privé.

Lorsque Solange lui accorde une entrevue, le Seigneur achève d'entrer dans la pièce et ferme les portes derrière lui. Puis il se rapproche de quelques pas, tenant visiblement quelque chose dans ses mains. A savoir, deux petits bandes de papiers enroulées et sur lesquelles sont griffonnés de fines lignes.

-J'ai reçu la réponse de Serramire à notre sujet il y a quelques jours et j'attendais celle de Diantra pour venir vous trouver. Il aurait pu l'attendre pour les lire mais le défaut des missives par pigeon c'est qu'il n'y a pas la place d'inscrire l'expéditeur et l'objet du message dessus. Pour les connaître, il faut les ouvrir... Aussi sait-il déjà leur réponse et, puisqu'il n'est guère habitué à faire des mystères, il n'attend pas plus longtemps. Ils nous donnent tous leur bénédiction, à une condition. Sans surprise, ils demandent à ce que l'un de nous renonce à hériter de sa terre. C'est une question que j'ai déjà réglé avec votre père donc il ne me reste qu'à les en informer mais... C'est officiel.

Bien que fort occupée, Solange d'Escault avait pris l'habitude de se reposer le soir, après le repas, dans son boudoir. Un lieu dont le couloir était étroitement surveillé par trois de ses gardes comtaux, dont l'un se déplaçait fréquemment à l'intérieur pour une ronde dans ses appartements.

Ainsi, elle se sentait en relative sécurité auprès de la fidèle Coline, à qui elle apprenait, ce soir-là, à broder un ouvrage simple pour commencer, afin de faire bonne figure quant à ses nouvelles fonctions de suivante.
Elle était déterminée à la faire accepter de tout le personnel, mais aussi et surtout des dames qui deviendraient, elle l’espérait, les compagnes de sa fidèle domestique de Lantenes, et qui appartiendraient nécessairement à la noblesse. Elle en savait d’ailleurs une en route, la plus jeune fille du seigneur d’Isgaard, âgée de quinze ans, qui désirait, entre autre chose, trouver un mari tout autant que son père espérait se faire pardonner l’enlèvement de la Régente sur ses terres.

Une soirée paisible, en somme, comme la noble dame les aimait - aussi fut-elle un peu surprise, tandis que son valet lui annonça l’arrivée du seigneur de Lantenes. Étonnée mais ravie, bien sûr - elle s’était habituée à sa présence, durant leur long voyage - la jeune femme avait aussitôt autorisé sa présence, et se leva, tandis qu’il entrait dans la pièce.

Coline leur servit du lait à la cannelle, et se rassit a l’écart, désireuse de leur fournir de l’intimité, alors que sa maîtresse écoutait son interlocuteur avec attention. Ses joues rougirent presque aussitôt.
Ils étaient fiancés, c’était effectivement officiel, et cela lui procurait beaucoup de plaisir ; mais elle ne savait pas vraiment comment réagir. La Comtesse Douairière  n’avait pas l’habitude des effusions, plus encore avec un homme, aussi fit-elle signe à son valet en premier lieu, avant d'offrir un sourire timide à son futur.

- "Apportez-nous de la charcuterie et des douceurs, je vous prie. Seigneur Aurel, asseyez-vous, je vous en prie."

Elle n’était pas fâchée que son père et son fiancé aient négociés tous les deux ; néanmoins elle eut brusquement peur de perdre Escault. Il faudrait donc renoncer au château de son enfance, au commerce de chevaux de guerre ? Son implication en Odélian pouvait-il être remis en cause par ce mariage ? Elle tenta de garder contenance, déposa ses mains sur le tissu précieux de sa robe montante, qui cachait entièrement sa gorge, jusqu’à la naissance du cou. Elle se résolut à faire confiance à ces deux hommes qui garantissaient ses intérêts, et au moins à leur laisser une chance de mieux comprendre la situation.

- "C’est une heureuse nouvelle, messire Aurel. J’espère que cela vous sied également… quelle décision avez-vous prise concernant nos différents domaines ?"

Solange s’était préparée à tout. Son père souffrirait sans nul doute de ne rien lui léguer ; mais dans tous les cas, Elisabeth hériterait d’Escault en sus du comté. Elle-même ne serait jamais sans revenus - car sa belle-famille n’aurait probablement pas le cœur de la renvoyer, si elle se retrouvait veuve … Et elle aurait toujours sa dot, qui serait probablement en argent et en bijoux, ainsi qu'il était traditionnel et courant de le faire.

Aurel s'attendait... à plus d'enthousiasme de la part de la jeune femme. La nouvelle lui faisait visiblement plaisir mais elle lui semblait aussi... timide ou mal à l'aise. Il ne saurait le dire avec précision. Tout ce qu'elle fait pour fêter la nouvelle, c'est de demander une collation. Il est un peu surpris mais n'en montre rien, acceptant de se joindre à elle après avoir rangé les deux petites bandelettes de papier dans sa poche. Cependant, il n'a pas le temps de répondre à la question de sa toute nouvelle fiancée...

-Monseigneur, est-ce que cela veut dire... ce que je crois comprendre ? S'autorise à demander une Coline fort curieuse malgré la distance qui les sépare, tellement elle est abasourdie à cette éventualité.
-En effet, Colline. C'est bien ce à quoi tu penses. Tu ne changeras finalement pas de maître très longtemps.
-Oh par la Mère ! Tout Lantenes va être en liesse !
-Ils le seront... jusqu'à ce qu'ils apprennent qu'après les noces, dans un mois et demi, je ne serais plus leur Seigneur. Il reporte alors son attention sur Solange. Vous êtes désignée comme seule héritière d'Escault donc je cède mes terres à Lambert et Sybille. Une fois n'est pas coutume, c'est moi qui changerait de titre pour prendre le vôtre.

Aurel ne semble pas triste mais pas enjoué non plus. Bien sûr, cela lui fait quelque chose de devoir renoncer à ce qu'il a construit ces dernières années. Néanmoins, il sait que Lantenes sera entre de bonnes mains avec son beau-frère et ami. Il saura parfaitement reprendre le flambeau de ce commerce florissant qu'il a mis en place et qui ne demande qu'à se pérenniser. D'ailleurs, cela lui fait penser qu'il doit lui annoncer la nouvelle à lui aussi...

-Je vous laisserai annoncer nos fiançailles comme vous l'entendez. Pour ma part, j'aimerais faire un détour par Lantenes lorsque nous nous rendrons au couronnement du Roi afin de l'annoncer à mes gens. J'en profiterai pour donner quelques consignes concernant le rapatriement de mes affaires ici.

Pour la route, il n'a pris que le strict minimum. Sachant qu'ils allaient rester un peu, sa famille lui a pris deux ou trois tenues supplémentaires mais c'est tout. Il va devoir libérer la chambre seigneuriale en entier et tout ramener à Odélian. Puisqu'il vivra au château une fois marié, il n'a pas souhaité avoir le logement de fonction comme Clothaire donc il devra tout entasser dans ses appartements dans un premier temps avant de pouvoir prendre ses aises ultérieurement. Néanmoins, cela ne le dérange pas outre mesure. Il était habitué à bien moins de confort et d'espace lorsqu'il était dans l'armée. Donc il ne se plaint pas et ne réclame rien à personne.

-Je suis néanmoins contente pour vous. Vous méritez d'être heureux, autant l'un que l'autre.
-Merci Coline. Répond Aurel avant de se tourner à nouveau vers Solange.

Décidément, tout le monde leur souhaitait le bonheur. Et, tout particulièrement, ensemble.

- "Merci, Coline. Je suis très touchée de ton enthousiasme."

Solange était sincère, et elle adressa un sourire chaleureux à sa suivante, durant quelques secondes. En réalité, elle se sentait presque abasourdie de la nouvelle. Garder Escault était évidemment cher à son cœur, à son Souffle ; mais la jeune femme n'avait jamais imaginé que le seigneur de Lantenes confierait son propre domaine afin de l'épouser. Bien sûr, il avait des héritiers, quand elle n'avait eu qu'une petite fille, mais elle avait une conscience aiguë du sacrifice auquel il avait consenti. Pour elle, vraiment ?

Sans doute le titre de Comte lui plaisait-il, bien qu'il n'ait jamais semblé attiré par l'ambition, ou le pouvoir.

- "Bien sûr, nous ferons un détour par Lantenes, lorsque nous gagnerons Diantra pour le couronnement du Roi. Il est évident que vous devez vous y rendre, et... et nous..."

Sa tête lui tournait un peu. La jeune Dame s'empara d'une coupe emplie de lait et en but la moitié, savourant à la fois sa saveur douce et sucrée, mais aussi la tiédeur de la boisson un peu épaisse, qui soulagea brièvement ses nerfs.
Il fallait absolument qu'elle le rende heureux. Nul ne pouvait l'être en perdant ainsi ses racines, et c'était à elle désormais qu'incombait la tâche de le soutenir de son mieux.

- "Nous nous occuperons de vos affaires. Peut-être pourrions-nous vous confectionner un bel habit, et un autre aussi pour le mariage du Duc d'Erac, et de Dame Louise de Fernel. Il semble que leur mariage ait lieu également à Diantra."

Petit à petit, ses yeux se remplissaient de larmes irrépressibles, tandis que l'émotion l'envahissait, et l'étouffait un peu. Elle avait connu cet homme presque trois mois plus tôt, l'avait tout d'abord trouvé détestable, malgré ses manières impeccables ; et elle l'avait rapidement apprécié. Elle lui avait reconnu toutes les belles qualités dont son cœur était paré, bien qu'elle ait compris qu'il cherchait souvent à les dissimuler. Et maintenant, elle serait bientôt sa femme, un an presque jour pour jour après son enlèvement.

- "Pardonnez-moi, messire Aurel. Je crois que je suis bouleversée par la nouvelle, et j'ai du mal à exprimer ce que je ressens. Je... J'ai une idée claire de votre sacrifice, et je me sens... confondue devant tant de mansuétude et de générosité de votre part. ...Dans le privé, peut-être voudriez-vous m'appeler Solange ...? Je voudrais beaucoup vous savoir heureux, et je connais votre goût pour la simplicité. Je voudrais aussi vous assurer que je ne désire que la loyauté et la confiance entre nous. Vous ne m'avez jamais caché la vérité, ou vos suggestions, dans le passé, et je désire qu'il en reste de même, pour notre vie. Je ne peux pas vous promettre qu'il n'y aura jamais de disputes, parce que je suis parfois fougueuse et futile, mais... la nouvelle certitude d'être unie à vous me remplit de bonheur."

La Comtesse Douairière, qui ne ressemblait actuellement qu'à une jeune fille confuse et bouleversée, essuya rapidement ses larmes, et offrit alors un sourire plus doux, plus timide à son futur époux. Elle ne savait pas vraiment comment procéder pour lui montrer son affection sans sembler indécente, voir impertinente ; aussi finit-elle par se lever rapidement, dans un bruit d'étoffe, pour ouvrir un coffret en bois situé dans un placard sculpté. Elle en retira son plus beau ruban, blanc, bleu et or, aux couleurs d'Escault, et se rapprocha à nouveau d'Aurel. Son doux ami. Son amant, désormais.

- "Seigneur Aurel.. voilà un gage de mon amour, de ma confiance et de mon affection. Voici... mon ruban préféré, à mes couleurs. Les vôtres également, si vous l'acceptez."

La voilà... La voilà la réaction à laquelle s'attendait Aurel. Peut-être plus enjoué et moins larmoyant mais... plus expressif que l'attitude presque neutre qu'elle a affiché. Sans doute a-t-il fallu quelques instants à Solange pour intégrer la nouvelle ou bien est-ce le fait d'apprendre qu'il renonce à Lantenes pour ce mariage qui la chamboule... Toujours est-il que c'est cela qu'il pensait à voir plutôt qu'une assiette de saucisson. Enfin... Ce n'est pas pour autant que cela le dérangeait de la voir si stoïque mais il trouvait cela surprenant alors qu'elle appelait cette union de ses vœux.
Mais le nouveau Conseiller est malgré tout un peu surpris et pris au dépourvu. La nouvelle passée, il pensait le sujet réglé. Alors, lorsqu'elle s'interrompt pour avaler plusieurs gorgées de lait, il ne peut que lui demander si tout va bien et échanger un regard avec Coline. Et puis, elle s'excuse et s'explique. Aurel ne sait plus s'il doit être rassuré ou perplexe... Il n'affiche alors pas de réaction particulière et la suit du regard lorsqu'elle se lève pour s'éloigner de quelques pas.

Dès qu'elle revient vers lui, il se lève à son tour pour découvrir l'objet qu'elle lui présente. Un bout d'étoffe... Il a toujours été dubitatif quant à cette coutume. Un militaire avec un ornement féminin, n'est-ce pas un peu étrange finalement ? Est-ce vraiment cela qui doit protéger l'homme durant un combat ou lui porter chance en tournoi ? Solange lui attribut un rôle un peu différent, il n'est pas tellement plus convaincu mais... Peut-il vraiment refuser ?
Sans un mot, Aurel tire son épée de son fourreau de la main gauche, la tenant de telle manière que seul le pommeau pointe dans la direction de la Dame. Maintenant son arme ainsi, il l'invite silencieusement à nouer le ruban à son extrémité. Son arme ne le quitte jamais. C'est le seul objet qu'il a toujours à portée de main et peut-être son bien le plus précieux à ses yeux car elle lui a sauvé la vie plus d'une fois.
Tandis que la douairière oeuvre, il la regarde faire, ne cherchant pas à l'aider malgré sa main abîmée. Elle n'a jamais demandé à être assistée, c'est donc qu'elle n'a aucun désir de l'être...

-Ne vous excusez jamais d'être heureuse et de le montrer. Car, autrement, comme saurais-je que vous l'êtes ? Si la première phrase est faite pour la rassurer, la seconde est prononcée avec sarcasme, quoi que teintée de vérité.  Lorsqu'elle a terminé d'installer le ruban, Aurel remet son arme à sa place. Je vous le rendrai quand nous arborerons les mêmes couleurs.

Il ne comprend pas ce besoin de lui donner la preuve de ses sentiments par un morceau de tissu accroché à lui. Il voit davantage cela comme une marque de l'engagement qu'ils prennent l'un envers l'autre. Alors, après le mariage, il n'y aura plus besoin de l'afficher de cette manière. Il portera le même titre et le même blason qu'elle.
Son épée rangée au fourreau, il tourne à nouveau son regard vers elle.

-Si je dois vous appeler par votre prénom, alors faites-en de même. Et je suis curieux de vous voir faire preuve de fougue. Cela doit être fort intéressant à observer. Dit-il avant d'étirer un discret sourire espiègle en coin, ses mains venant se joindre dans son dos.

Il tira le pommeau de son épée, et, d'un geste rendu maladroit par l'émotion, la jeune femme vint y enrouler son ruban. Il lui était difficile de bouger correctement sa main gauche pour être vraiment précise, et lui offrir le plus beau noeud possible, mais elle parvint à un résultat au moins médiocre, qui ne la satisfit pas, mais qui lui donna, néanmoins, l'espérance que son promis serait satisfait.

D'ailleurs, ce dernier promit de lui rendre son ruban lorsqu'il partagerait son blason, ce qui eut l'effet de faire rougir la Comtesse Douairière d'Odélian, qui lui offrit un grand sourire, nettement plus joyeux. Le Seigneur Aurel ne semblait pas fâché, au final, de l'immense concession qu'il lui avait offert ; car il venait à peine de lui faire la même offre qu'elle lui avait proposé quelques secondes plus tôt.

Son cœur battit plus fort, tandis qu'un petit rire, une fois n'était pas coutume, passait la barrière de ses lèvres. Son mari serait-il un fripon ? Elle baissa les yeux, eut à la fois envie de se cacher sous la chauffeuse, et fut tentée de lui donner sa main. Il faudrait s'habituer à son contact, qui, se le rappela t-elle, n'avait jamais été intrusive, jamais agressive - aussi Solange, finalement, lui prit-elle la main, la pressa délicatement.

- "Oui, il m'est arrivée, dans ma jeunesse, d'être une femme fougueuse... Je suis ... très heureuse de bientôt devenir votre épouse, Aurel. Vous ferez un merveilleux comte, à mes côtés. Je sais que vous veillerez bien sur mon Elisabeth... qui sera désormais votre fille. Du moins, je l'espère, car elle m'est infiniment chère... tout comme vous l'êtes. Vous deux serez mon Souffle. Et elle ne se souviendra que de vous."

Puis, sans attendre, la noble péninsulaire réfugia sa tête contre son épaule, sa coiffe de velours ornée de perles flattant son cou ; un peu timide et raide tout de même, car elle n'était pas tout à fait sûre qu'il goûte réellement pareille intimité, qu'elle expérimentait pour la première fois depuis des années.

- "Voyez comme je suis folle, je me sens presque grise. Ma chère Coline, trinquons tous ensemble. C'est un instant joyeux que nous ne devons pas oublier. Avez-vous, cher Aurel, quelques souhaits que je pourrais exaucer pour votre liesse ? Ma chère amie, je vous offre la même proposition. Ce soir, grande doit être la joie dans nos cœurs !"

La jeune femme se recula légèrement, tandis que le valet revenait avec un lourd plateau contenant vin, douceurs à base d'amande, de miel et d'épeautre, et diverses sortes de charcuteries, de chapon et de sangliers, avec des confitures de fruits en guise d'accompagnements, puis saisit sa coupe, alors que ce dernier repartait d'un air digne.

- "A la vôtre et à notre futur, Aurel."

Aurel hausse un sourcil devant la première réponse de sa fiancée. Etant donné ses récents déboires avec la gent masculine, il doute qu'elle ait voulu dire ce à quoi il pense. Cependant, ses propos pourraient être très mal interprétés... D'ailleurs, il jette un œil rapide sur Coline. Celle-ci semble ne rien avoir entendu, trop occupée à son ouvrage, mais il voit à son sourire contenu et ses joues roses qu'il n'en est rien. Il ne fait néanmoins rien remarquer à Solange, la laissant tout à son bonheur. Il est même surpris de la voir si audacieuse. Alors que leurs seuls contacts jusqu'à leurs fiançailles n'ont été que purement protocolaires, elle ose désormais lui prendre la main sans raison précise... simplement par envie. Il ne la rejette pas et ne cherche pas à échapper à l'étreinte sur ses doigts. Il ne veut pas voir ce sourire se ternir...

Le Seigneur de Lantenes écoute sa fiancée. Il a pris sa décision en pensant uniquement à elle et à eux. Le fait de régner temporairement sur Odélian à ses côtés ne lui importe pas vraiment, même s'il fera de son mieux. Il a d'ailleurs déjà commencé à mettre en oeuvre ses compétences personnelles au profit du Comté via le poste de Conseiller. En revanche, il avait moins en tête les implications de ce mariage pour Elisabeth. Avec ces noces, Solange semble visiblement désirer qu'il devienne un père de substitution pour sa fille. Il n'avait pas cela à l'esprit... Pourtant, cela semble assez logique, à la réflexion. Mais il ne sait cependant pas encore quoi en penser.
Tandis qu'il se questionne sur tout cela, il est tiré de ses songes par quelque chose de plus inattendu encore que tout le reste... La jeune femme s'est approchée suffisamment de lui pour poser son front sous sa clavicule. Aurel reste interdit devant ce geste. Il ignore comment se déroulaient les rapports entre son défunt mari et elle mais il sait ce qu'elle a traversé avant qu'il ne la rencontre donc ce geste est d'autant plus étonnant. Quant à lui, la dernière fois qu'une femme l'a approché de si près, Solange n'était encore qu'une enfant. Alors, entre surprise et redécouverte, il reste là à ne rien faire, sous le regard d'une Coline qui se pince les lèvres pour cacher un sourire un brin moqueur alors que son maître, pourtant si sûr de lui, semble soudain pris au dépourvu.

Puis, Solange se redresse sans s'éloigner. Bien loin de s'excuser de cette proximité soudaine, comme elle l'aurait fait quelques jours plus tôt, elle demande à fêter cela, conviant même sa suivante alors qu'elle avait été si troublée de partager leur repas avec elle à Edelys. Elle s'enquiert de savoir ce qui pourrait combler son fiancé dans un tel instant. Aurel se fait songeur avant de finalement répondre.

-Etant donné que ma plus grande crainte vis-à-vis du mariage est d'être incapable de rendre une femme heureuse, la seule chose que je pourrais demander est que vous ne changiez rien. Depuis que je vous connais, je ne vous ai jamais vue si sereine et vivante qu'aujourd'hui. Restez ainsi. Et sentez-vous libre d'être vous-même en ma présence.

Finalement, il faudra que le valet se présente pour que la Régente s'écarte de lui. La présence Coline ne l'empêche pas de se montrer affectueuse mais il n'en est pas de même pour le reste du personnel apparemment. Il en prend note.
Le moment de trinquer se présentant, leurs mains se libèrent afin que Solange puisse saisir son verre. Aurel incline la tête pour acquiescer la suggestion de sa fiancée, les verres s'entrechoquent et chacun porte sa coupe à ses lèvres. Le Seigneur se surprend à avaler deux gorgées sans avoir pris le temps de déguster. L'émotion, sans doute. L'appréhension, aussi. Et puis toutes les questions qui s'opposent à lui concernant Solange, Elisabeth et l'avenir... Deux jours étaient-ils suffisants pour faire la liste de toutes les conséquences de ce mariage et se décider ? Il s'en interroge... Ses yeux passent de son verre à la jeune régente, radieuse après des mois de dépression, de cauchemars et de terreur du lendemain. Et cela suffit à effacer cette question de son esprit. En la regardant, il est convaincu d'avoir fait ce qu'il fallait, pour elle. Et si cela le rassure, alors c'est qu'il a pris la bonne décision. Il a juste besoin d'un peu de temps... Pour reprenser à certaines choses, pour accuser le coup pour d'autres... Mais ce sourire ne vaut-il pas la peine des sacrifices qu'il a consenti ? Il en semble convaincu. Il n'appartient qu'à lui de faire en sorte qu'ils n'en éprouvent jamais aucun regret.

Hiver, Karfias 20:XI
Huitième jour de la cinquième ennéade

Odélian se trouvait en liesse.
Durant une ennéade, le crieur public, ainsi qu’une quantité inhabituelle de courriers envoyés au quatre coins de la région, avait fait circulé l’heureuse nouvelle.

Dame Solange d’Escault, Comtesse Douairière et Régente d’Odélian, se  fiançait officiellement, et malgré l'hiver et la boue qui encombrait les rues et les venelles, elle ne pouvait, en toute logique, faire fi de la tradition. Ainsi, elle organisa minutieusement les réjouissances qui devait marquer les esprits et les cœurs.  Comme le Seigneur de Lantenes ne goûtait guère les mondanités, et que leurs vassaux ne pourraient se déplacer réellement qu'au printemps, pour son mariage, il fut décidé que la fête serait surtout destinée à la populace.
La jeune femme espérait également profiter de l'occasion pour que chacun comprenne que le Comte Gaubert n'était plus le maitre d'Odélian - et que c'était elle qui régnait à sa place, en attendant que sa fille en soit capable.

Elle avait ainsi fait coudre en toute hâte une nouvelle robe - de velours bleu tendre et de soie blanche, brodée de broderies et de quelques saphirs enchâssés dans un écrin d'argent, ourlés sur le décolleté. Somptueuse toilette s'il en était aux longues emmanchures de vair, la dame l'avait assortie avec une large coiffe ceinte d'un voile pour cacher son abondante chevelure brune avec pudeur. Malgré le froid vif, une parade avait été ainsi organisée dans toute la ville, et se terminerait par la place centrale du Marché, où une estrade avec trois trônes avaient été dressés sous un dais aux armoiries d'Odélian, où les Échevins, les notables, et les maitres de corporations leur remettraient leurs félicitations et leurs cadeaux,  après la bénédiction officielle de Néera.

La noble péninsulaire avait un peu peur des imprévus ; mais il n'en fut rien. Elisabeth fut placée en tête du cortège, juchée sur un magnifique hongre bai que contrôlait étroitement le seigneur d'Escault, veillant sur sa petite-fille comme du lait sur le feu. S'ensuivit les jeunes fiancés, qui chevauchèrent avec lenteur au milieu de la foule, bien escortés de leurs hommes d'arme. Mais Solange se sentait à la fois intimidée et rayonnante sur sa selle de dame, et goûta avec soulagement à la seconde partie des festivités, où elle eut l'occasion de se reposer avec une coupe de lait chaud à la cannelle, tandis qu'on les bénissait enfin.

La Régente se redressa gracieusement, et, finalement, s'obligea à se placer aux côtés de sa fille, debout, le port droit et altier, son regard bienveillant dominant la foule des badauds.
Elle prit une grande inspiration, veillant à bien placer ses mains sur le devant de sa robe, essaya de faire taire l'angoisse qui brûlait au fond de ses entrailles à l'idée de se ridiculiser.
Mais la voix qui sortit de son corsage était modulée et calme, bien qu'une grosse goutte de sueur roulât le long de sa colonne vertébrale.

- "Bonnes gens de la magnifique ville d'Odélian, mon fiancé, moi-même, et sa Grâce la Comtesse Elisabeth vous remercions pour votre enthousiasme et vos somptueux présents. Bien que le mariage n'ait lieu qu'au printemps, je m'avoue honorée et touchée de votre joie, aussi, afin qu'elle soit complète, je vous propose de boire et de manger à satiété. Le château a fourni du grain, de la viande et de l'alcool afin que vous profitassiez, et que nous partagions un même bonheur. Longue vie à Odélian, au Seigneur Areul, mon promis, et à la Comtesse Elisabeth !"

Les cris de joie lui fit plisser les yeux, à la fois de timidité, mais aussi d'une gaieté sincère ; et, en se réinstallant sur son siège sculpté, glissa alors un sourire empli de timidité à son promis, avant de lui murmurer :
   
- "J'ai ordonné qu'on fasse mettre des tonneaux en perce, mon cher ami. Pendant que le bon peuple festoiera pour le déjeuner, j'ai pensé qu'il vous ferait plaisir de chasser avec moi, si vous en avez l'envie. J'aimerai passer un peu de temps avec vous, en cet heureux jour... Mon père et des officiers nous escorteront, mais les bois près la ville regorgent de gibier, et mon faucon sera heureux d'un peu d'exercice."

Elle rougit de sa propre insolence, et baissa enfin les yeux, aussi timide qu'une jeune pucelle effarouchée.

C'était un jour magnifique - dont elle comptait bien profiter.

Aurel se tient aux côtés de Solange, sur le dos d'une monture à la fois musclée et élancée. Ce cheval à la robe grise, aux membres noirs et aux crins clairs se marie tant avec le caractère de son cavalier que sa tenue aux teintes sombres. La douairière lui avait fait confectionner un costume assorti à sa propre tenue mais, en voyant les perles sur la veste et la culotte brodée, il a refusé de la porter. Il a alors opté pour un habit noir, élégamment brodé d'or et d'argent sur le col droit et l'extrémité des manches. C'est assez simple, mais efficace. A son image en somme.
Tandis qu'ils paradent dans les rues de la cité, il ne sourit pas mais il n'arbore pas non plus une mine renfrognée. Il sait qu'ils sont obligés d'en passer par là alors il se contente de faire avec. D'autant que la perspective de cette union, sans le faire sauter de joie, ne l'assombrit pas. Il a choisi de l'accepter de son plein gré après tout.
Il regarde avec curiosité la populace -fraîchement endeuillée de son Comte- en liesse en vue du mariage de leur précédente Comtesse et désormais Régente. Solange est connue pour ses différentes œuvres de charités. Quant à lui, ils savent simplement que c'est un ancien officier olysséen qui a veillé sur elle au cours de sa quête de justice. Est-ce suffisant pour faire montre d'autant de joie ? Apparemment.

Aurel descend de monture sur la petite place où des sièges les attendent et aident sa fiancée à faire de même. Une fois qu'Elisabeth les a rejoint, il offre son bras à Solange et c'est presque une petite famille qui s'avance vers la suite des festivités. Tandis que leurs fiançailles font l'objet de toutes les attentions et même d'une bénédiction, le Seigneur de Lantenes ne peut s'empêcher de penser qu'il est déjà allé bien plus loin qu'on ne lui en avait donné l'occasion lors de son précédent engagement. Ce dernier n'avait même pas été rendu public... Aujourd'hui, toute la noblesse odéliane est informée, il a signé le contrat du mariage à venir et il s'est présenté devant les Dieux et le peuple avec sa promise pour ultime preuve de ses prochains vœux. Pourtant, il continue à donner le change. Même s'il reste sobre dans son attitude, il n'en demeure pas moins attentionné envers sa future épouse et son enfant, leur offrant son aide ainsi que des regards intermittents.

Tandis que les festivités touchent à leur fin, Solange se penche vers lui afin de lui adresser quelques mots. Il écoute alors sa suggestion et hausse un sourcil. La surprise est loin d'être désagréable. Après toutes ces affaires officielles, ils vont pouvoir s'échapper quelques heures loin des regards de la foule et des chuchotements de la noblesse.

-Vous organisez vous-même mon évasion après cette matinée interminable, et pour jouir de l'un de mes passe-temps favoris. Vous savez que j'ai déjà accepté le mariage ? Inutile d'essayer de me soudoyer.

Si son visage reste sérieux, une lueur dans son regard ainsi que le ton presque désinvolte de sa voix peuvent aisément lui permettre de comprendre qu'il plaisante. D'ailleurs, il reprend la parole avec une certaine douceur.

-Je vous accompagnerai avec plaisir. Je préfère votre compagnie à toute cette attention que l'on nous prête.

Il évoque évidemment les fêtes en cours mais également les regards en coin qu'il sent dans son dos à la cour. Au moment de leur première discussion, Gérard lui avait parlé de rumeurs qui commençaient à courir. Depuis, elles se sont amplifiées, même si leurs fiançailles y a un peu coupé court. Mais tous croient qu'une affection grandissante est née entre eux à Diantra et qu'elle ne fait que se développer depuis lors. Et ils n'ont certainement pas enfreint la bienséance, comme certains en sont convaincus. Dans tous les cas, chacun s'imagine que cette union a été guidée -au moins en partie- par l'amour et il n'a pas cherché à le démentir. A quoi bon ? Après tout, c'est vrai pour Solange et, dans tous les cas, ils étaient devenus amis avant qu'elle ne se déclare à lui. Qu'importe aux autres qu'il ne partage pas pleinement ses sentiments ? Il n'en adopte pas moins la posture du futur époux bienveillant envers sa promise. Et sans avoir besoin de se forcer.

- "En ce cas, allons-y, messire Aurel."

La jeune fiancée eut un demi-sourire à la remarque ironique de son interlocuteur. Le mariage n'était pas une fin en soi ; pour elle, il s'agissait d'un début. Elle savait qu'il n'était pas amoureux d'elle, qu'il s'agissait, en grande partie, d'une union de raison. Peu importait les sentiments dans des épousailles, mais mari et femme devaient faire des efforts pour s'entendre, pour aller l'un vers l'autre, et continuer de construire une saine amitié, basée, si c'était possible, sur des intérêts et des goûts communs.

Sans plus s'appesantir, elle se redressa à nouveau, contemplant la place où ménestrels, jongleurs et marchands d'oublies et autres douceurs déambulaient dans la foule qui semblait toujours joyeuse, avant de croiser le regard d'Eldebert, le plus haut gradé de sa garde, qui se rapprocha aussitôt. Elle lui murmura de bien veiller sur la Comtesse, qui serait raccompagnée par le seigneur d'Escault, en compagnie de sa nourrice ; avant qu'un valet ne se précipite pour l'aider à monter sur sa jument.

Mais ce ne fut qu'une heure plus tard qu'elle retrouva son fiancé dans la cour du château. Elle avait pu se changer, s'assurer avec l'Intendant du château que le déjeuner leur serait bien servi à l'endroit prévu - avant de le rejoindre, à nouveau. C'était une journée très spéciale, étrange même, car elle était la maitresse des lieux, en lieu et place de la pucelle hésitante qu'elle avait pu être, quatre ans plus tôt.

Elle avait envie d'un peu d'intimité avec l'homme qui allait partager sa vie. Bien qu'elle se sentit toujours mal à l'aise, crispée, en présence de la gent masculine, elle se réjouissait de quitter un instant le château, de penser à autre chose qu'à son devoir et à ses nouvelles responsabilités. Pouvoir se détendre était un luxe que la noble ne pouvait plus vraiment se permettre - et cette journée lui en offrait l'insolite opportunité.

- "Messire Aurel, avez-vous déjà pu visiter la forêt ? Vous verrez que malgré l'hiver, elle reste giboyeuse. Le climat d'Odélian reste doux, et malgré un peu de neige, nous avons la chance de ne pas avoir trop froid, comme dans certaines régions plus au nord encore. Sachez que désormais, je vous suivrais, car je ne suis pas une grande chasseuse..."

La noble dame, une fois bien en selle, enfila un épais gant à sa main gauche, accueillit un splendide gerfaut, qu'elle caressa d'une main assuré, tout en veillant à à ce que sa clochette soit bien fixée, que ses pattes fussent entravées, puis, d'un geste assuré, le guida sur son épaule où une pièce de cuir avait été fixé.

- "Je vous présente Soleil, mon fidèle ami. Il chasse pour moi, et revient toujours quand je l'appelle."

Aurel ne se fait pas prier. Il se lèvre, raccompagne Solange à sa monture puis jusqu'au château. Dans la chambre qui lui a été attribuée, il revêt des habits plus chauds et plus confortables, dont une cape en peau de kathral doublée de fourrure. Puis, son arbalète en main, il retourne dans la cour. En chemin, il croise la route de quelques nobles dont il se souvient vaguement des noms. Ils échangent quelques mots avant que le lantenois ne les interroge sur la chasse dans la région : les zones où se rendre, le gibier que l'on y trouve... Il a un peu étudié les cartes d'Odélian depuis ses fiançailles officieuses donc il visualise assez vite les bois dont on lui parle.

-Une chasse est organisée ? Je n'en ai pas entendu parler.
-Je dirais plutôt qu'elle est improvisée. C'est une façon de fêter l'officialisation de nos fiançailles.
-Oh, une petite sortie en amoureux. Ricane l'un d'eux. Eh bien, profitez bien de votre escapade, Monseigneur. Poursuit-il en voyant qu'Aurel ne réagit pas.
-Merci. Se contente de répondre le Conseiller avant de s'éloigner.

Un peu plus tard, dans la cour, le futur époux attend sa promise patiemment. Il s'est assuré que tout était prêt pour leur départ. Son arbalète est déjà dans son dos et une simple dague est dissimulée sous son manteau, accrochée à sa ceinture. A sa selle pend un carquois d'un côté et son épée de l'autre. Le ruban de Solange y volette gentiment au gré de la brise. Il s'est contenté de resserrer un peu le nœud mais il n'y a pas touché davantage. Il est en train de regarder ce symbole de son union à venir, perdu dans ses réflexions, lorsque des pas attirent son attention. Il se tourne alors vers celle qui marche dans sa direction, son mouvement réveillant un chiot noir qui s'était étendu à ses pieds, lassé d'attendre.
Tandis que la régente le rejoint et que leurs chiens fêtent gaiement leurs retrouvailles, il distingue du coin de l’œil les hommes qu'il a croisé un peu plus tôt, jouant les curieux à distance.

-Seulement sur les cartes. Répond Aurel à la question que Solange lui pose. Vous serez donc mon guide.

A ses mots, il prend la main de la dame pour y déposer un baiser, même si ses lèvres ne trouveront qu'un gant de cuir pour les accueillir. Si tout le monde les croit éprit l'un de l'autre, autant leur donner raison. Il sait que sa carrure, son tempérament et son passé militaire forcent au respect. Y a-t-il de meilleur moyen de protéger cette jeune femme qu'en laissant penser que son cœur s'est incliné devant elle ? Qui voudrait se confronter à lui ? Si cela ne dissuaderait certes pas tout le monde, ils seraient dans tous les cas bien moins nombreux, c'est certain. Et puis, elle lui a toujours inspiré la douceur... Et elle ne réclame que cela.

Sur son cheval, l'ancien Général découvre leur nouveau compagnon et hausse un sourcil curieux. Il ne pensait pas qu'elle chassait, il croyait qu'elle l'accompagnait plus qu'autre chose.

-Je n'ai jamais chassé au faucon. Répond-il, loin de se montrer fermé à l'idée. Je vous laisse mener la partie.

Puisque ses proies habituelles sont bien différentes des siennes, il préfère se mettre en retrait afin de la suivre et de découvrir cette discipline qui lui est inconnue. Mais alors qu'ils s'apprêtent à partir, Aurel hèle son chien par son nom pour lui faire comprendre qu'il doit le suivre plutôt que de jouer avec sa petite copine. Lui pensait l'appeler Bosco mais ses neveux l'ont rebaptisé Noiron à cause de sa couleur et il a cédé pour leur faire plaisir. Et aussi parce que le chiot y répondait mieux... Puis il fait un signe de la main à Solange pour lui laisser la priorité afin de passer la porte de la cour.

Etait-elle trop audacieuse ? Peu décente ? La Régente d’Escault, entourée des deux chiens, de trois gardes et de son fiancé, se sentait emplie d’une grande exaltation, mais aussi de timidité et d’une certaine crainte. Elle avait bien vu dans le regard des courtisans que leur départ nourrissaient les rumeurs à leur encontre. En se promenant à cheval sans dame de compagnie, la jeune femme savait ce qu’ils pensaient tous :qu’elle s’était dépravée dans les bras d’Aurel, durant son long voyage en sa compagnie ; et ce même si la noble dame n’aurait jamais osé trahir ses serments, fut-ce envers un traitre à la Couronne et à son comté.
D'un autre côté, elle était désormais la Régente ; et elle espérait également, par sa décision de se comporter en homme, s'affirmer auprès des courtisans. Après tout, que lui importait les commérages ?

Ce fut donc la tête haute qu'elle passa la première les portes du château, les rubans de sa coiffe imposante voletant gracieusement derrière elle tandis que le tissu de sa robe battait doucement contre sa jument en laissant parfois entrevoir l'ombre de sa chaussure de sa chaussure de cuir gravée.

Posée sur ses rênes, sa main gauche la brûlait encore. Elle y sentait encore le baiser de son futur époux, qu'elle avait reçu quelques minutes plus tôt en rougissant - sans s'y opposer. Tout en cheminant en silence en dehors de la ville, guidée un de ses hommes, elle se rendait compte que l'angoisse qui l'habitait en permanence s'estompait un peu en la présence de son promis, qu'elle se sentait plus sereine. Même la perspective de se trouver pratiquement seule en forêt ne l'effrayait plus vraiment ; et qu'un baiser sur sa main gantée ne manquait pas de l'émouvoir - mais ne la pétrifiait pas de terreur.
Il fallait dire que les manières d'Aurel n'avaient rien d'intrusives et que sa correction même, sa façon d'être, un peu éloignée, contribuait à la rassurer.

Ce fut donc avec le sourire que la jeune femme pénétra dans la forêt, qu'elle connaissait déjà pour y avoir chassé plusieurs fois, se dirigea vers une clairière, où elle recueillit enfin son gerfaut sur son poing ganté.

- "J'ai appris à chasser au gerfaut quand j'étais jeune fille, et mon père me l'a offert deux mois avant... mon départ pour Isgaard, d'où je devais gagner Diantra. Je suis heureuse de pouvoir partager ce moment avec vous... Je retrouve un peu de la normalité de la vie, en votre présence."

Elle caressa doucement son oiseau, qui se laissa faire avec obéissance, étira un grand sourire heureux, tandis que son chien jappait, en courant dans l'herbe en compagnie de Noiron. Cette scène champêtre la réjouissait, gonflait son coeur d'un élan encore inconnu, et reprit la parole d'un ton léger et joyeux.

- "Soleil est capable d'attraper des hérons ou des buses facilement. C'est un gerfaut branchier, qui a été pris adulte, c'est-à-dire capable de voler de branches en branches. Il avait déjà connu la chasse avant de connaitre les bons soins de mon maitre fauconnier, mais il est désormais aussi fidèle qu'Hermine. Je vais détacher ses pattes, c'est le signe pour lui qu'il peut commencer sa chasse. Mais il ne quittera mon poing que lorsqu'il aura repéré une proie."

Joignant le geste à la parole, la Comtesse Douairière défit le lacet qui entravait les pattes délicates, continua de caresser tendrement la créature.

- "C'est un redoutable prédateur, noble et fier, mais comme chaque créature de la Damedieu, il a besoin d'affection et de respect. Il a besoin de voler dans les airs, de connaitre l'ivresse des vents, le frisson de la chasse, et la tendre main qui le récompense. Je trouve qu'il ressemble un peu à un seigneur. De ce que ma mère m'a enseigné des hommes, en tout cas..."

La jeune femme sentit le sang lui monter aux joues, brûler son visage. Elle n'osa pas continuer sa tirade, ni croiser les yeux de son fiancé. Heureusement, son attention fut détournée par son oiseau qui prit soudain son envol, en émettant, à chaque battement d'ailes, un petit bruit de grelots, tandis qu'il semblait se perdre dans les arbres.

- "Il a repéré quelque chose !"

Sa voix était emplie d'excitation. Les yeux brillants, elle croisa le regard d'Aurel, lui offrit un sourire maladroit, fit trotter sa jument en pénétrant le couvert des arbres, cherchant le bruit de Soleil qui ne devait pas être loin.

- "Nous allons bientôt l'entendre revenir ..."

Le son cristallin emplit ses oreilles d'une douce musique. Solange d'Escault avança son poing, avançant son autre main, qui reçut la proie, un magnifique faisan à l'aile abimée et à la patte cassée qui tressautait encore.

- "Aurel... voulez-vous donner à Soleil sa part de la chasse ? Donnez-lui gorge chaude, il vous en sera reconnaissant."

Elle tendit d'un geste sûr le faisan à son garde le plus proche, sans plus sourciller tandis que l'homme ouvrait le ventre de leur proie, pour en extirper le coeur, sanguinolent et encore chaud. Loin d'être dégoûtée, la jeune femme gratouillait son noble ami avec beaucoup de fierté, attendant la réponse de l'homme qui allait partager sa vie entière.

Les mains posées l'une sur l'autre sur le pommeau de sa selle, Aurel observe Solange lui parler de la chasse au faucon et il ne peut que remarquer sa passion pour le sujet. Même si elle effleure son enlèvement au cours de son explication, le visage de la belle ne se ternit pas. Est-elle en train de tourner la page ? Laisser tout cela derrière elle pour faire face à son avenir ? Un avenir dont il peine encore à se dire qu'il va en faire partie. Peut-être parce qu'il ne conçoit pas encore la place qu'il occupera auprès d'elle. Celle d'un mari, d'accord... Mais de quel genre de mari a-t-elle besoin ? Il est hors de question pour lui de ne pas lui témoigner de la douceur, ne serait-ce que par principe mais aussi parce qu'il se figure que c'est ce qui pourra la combler. Après toutes ces épreuves... Et avec les sentiments qui sont les siens, comment pourrait-elle ne pas désirer qu'il se montre tendre avec elle ?

Un sourcil du lantenois se arque alors que sa fiancée parle de ce que sa mère lui a appris des hommes. Il en est à la fois surpris et amusé, mais certainement pas choqué. Il se retient de réagir davantage alors qu'ils ne sont pas seuls. L'avantage du mariage, c'est qu'ils pourront enfin s'entretenir sans oreilles indiscrètes aux alentours. Hier, c'était le valet. Aujourd'hui, les gardes. Demain, un noble auditoire... Jamais il ne pourra aborder certains sujets avec elle tant que les noces n'auront pas été célébrées. Alors que ce n'est plus qu'une simple formalité désormais... Sur le papier, ils sont presque déjà mariés et rien ne pourrait défaire ce qui est en cours sans que l'honneur de l'un ou de l'autre ne soit entaché. Donc ce mariage aura bien lieu, quoi qu'il arrive.

Le rapace s'envole puis revient, sous le regard émerveillé et excité de sa maîtresse. La présence de l'animal mort que l'on évide ne semble pas la perturber et il en est un peu étonné. Mais si on lui a enseigné tout cela très tôt, son attitude est sans doute normale... Aurel hoche la tête à la proposition de récompenser l'animal pour son travail et il attend sagement qu'on lui tende le cœur du faisan -dans un mouchoir afin de ne pas tâcher ses gants. Puis le Seigneur lantenois approche sa monture de celle de sa promise jusqu'à se retrouver assez près pour que, en tendant le bras, Soleil parvienne à prendre son dû. Se faisant, il profite de cette proximité ainsi que du fait que leur entourage soit occupé à autre chose pour glisser quelques mots à la dame.

-N'ayez pas de honte de parler avec moi, Solange. Quelque soit le sujet.

Il se redresse légèrement, juste assez pour que cet échange rapide ne soit pas remarqué. Il a vu le rouge venu aux joues de la Régente tantôt et, même s'il sait que son éducation et son histoire en ont fait une femme pudique, il souhaite qu'elle comprenne qu'elle n'a pas à l'être avec lui. Il est conscient que cela prendra du temps et que cela ira mieux lorsque... Enfin, s'ils consomment un jour leur union.
Il reprend, seulement à mi-voix pour que leur discussion semble moins indécente mais sans qu'on comprenne vraiment ce qu'ils se disent pour autant.

-Je crois être moins volage que votre oiseau. Mais je suis curieux de savoir ce que votre mère a pu vous apprendre sur le fonctionnement des hommes. Fait-il avec sincérité et une certaine légèreté.

Les yeux pétillants d'un bonheur inhabituel, la jeune femme tendit l'oiseau, en le soutenant de son poing, tandis que Soleil sautillait en direction de la nourriture. Il saisit le cœur du bec, et l'avala presque rond, avant de se frotter sa fourrure ensanglantée sur le gant de cuir, à l'odeur de sa maitresse.

Quant à cette dernière, les mots de son fiancé lui fit lever un regard surpris; puis elle esquissa un sourire plus doux, empreint d'un manque d'assurance flagrant.

Cet homme était imprévisible. Il se montrait souvent insaisissable, lointain et fier, mais à d'autres moments, sa voix semblait empreinte d'une douceur et d'une tendresse qu'elle n'avait pas souvent expérimenté. Elle était habituée à vivre entourée de ses gens, à se trouver dépourvue de l'intimité à laquelle sa population était accoutumée - ces deux phrases, si simples pourtant, suffirent à faire comprendre à la comtesse douairière qu'elle avait fait le bon choix en matière de mari.

Elle rougit à nouveau, exhala un soupir embarrassé, ainsi qu'un petit rire gêné, qu'elle étouffa rapidement, alors que le gerfaut s'envolait à nouveau, dans un cri animal, où il semblait hurler de joie en planant dans les cimes environnantes.
Avec maladresse, elle rapprocha sa monture de la sienne, avant de reprendre la parole à mi-voix, en espérant que sa conversation resterait privée.

- "Ma mère... pense que les hommes sont plus responsables et courageux que les femmes. Ils sont écrasés par le poids de leur famille, et des soucis qu'elles engendrent. C'est pour cela qu'ils trouvent souvent refuge dans la boisson, et dans les plaisirs de la compagnie d'autres femmes, celles envers qui ils n'ont aucun devoir. Je sais que votre expérience de la vie est bien supérieure à la mienne, et que votre passé... ne vous a guère encouragé à faire confiance en une épouse."

Les gardes s'étaient un peu éloignés, à la recherche du noble volatile, mais également dans le but de laisser un peu d'intimité aux deux fiancés, qui purent parler sans être véritablement écoutés.
Mais la pudeur de la jeune femme était plus difficile à vaincre. Elle savait certains sujets tabous pour l'homme qu'elle allait épouser, et avait le sentiment qu'il serait moins facile à comprendre que Charles, qui n'avait jamais eu un passé compliqué. A eux deux, ils étaient des êtres écorchés, qui s'étaient trouvés blessés par la vie - ce en quoi la noble dame ne désirait évidemment en rajouter.

- "Je sais également que les hommes ont plus de fierté et d'assurance que les femmes. Vous en êtes la preuve, car je sais... que votre passé vous fait toujours souffrir, mais que vous n'en montrez rien. Je ne sais pas ce qui s'est passé, et je n'oserai vous en demander davantage, car je ne souhaite pas vous assombrir. Mais.. guidez-moi, je vous en prie. Afin que je devienne une femme qui méritera davantage votre estime. Je ne souhaite que la paix entre nous."

Elle se mordilla la lèvre, avec une certaine nervosité. Solange ne savait pas comment ses mots seraient accueillis, mais elle espéra ne pas avoir provoqué son ire. Elle ne désirait pas gâcher une aussi belle journée ; et elle caressa lentement la crinière de sa monture, en attendant que son gerfaut revienne avec une proie.

- "D'ailleurs, lorsque Soleil nous aura ramené une nouvelle proie, je suis curieuse de vous voir chasser. Quel gibier affectionnez-vous ?"

Aurel écoute Solange, parfois de son air habituellement inexpressif, parfois en arquant un sourcil et même en levant les yeux au ciel lorsqu'elle parle du fait qu'il ne fait pas confiance à une femme dans le cadre du mariage. Elle le connaît si mal... Mais il ne peut le lui reprocher car, comme elle l'a évoqué, il ne parle jamais de lui, et encore moins de ce qu'il a vécu. Elle ne sait donc rien à son sujet. Pas étonnant qu'elle se trompe sur ses raisons d'avoir refusé le mariage jusque là. Il ne dit rien cependant, la laissant terminer tout en réfléchissant à ce qu'il souhaite lui répondre. A ce qu'il doit lui répondre... Et il commence par répondre à la question de la chasse, histoire de gagner un peu de temps.

-Mes proies sont sensiblement plus grosses que celles que Soleil est en mesure de rapporter. Fait-il avant d'esquisser un sourire du coin des lèvres.

Il ne s'est pas offensé de ce qu'elle a dit et de l'analyse que sa mère lui a inculquée concernant les hommes. Néanmoins, ils sont tous très différents les uns des autres et cette description, certes pas si mauvaise, reste générique et n'est pas valable pour l'ensemble de la gent masculine. Aurel est d'ailleurs très différent de la moyenne, et pas uniquement par son attitude sombre et ses manières très personnalisées. Son mode de penser est également très inhabituelle ainsi que la façon qu'il a de se taire...

-Parler de moi n'est pas dans ma nature. Reprend-il plus sérieusement après un moment de silence. Lambert est la seule personne à me connaître parfaitement mais parce qu'il a assisté à tous les grands évènements de ma vie ou alors il n'a pas hésité à creuser. Il ne craint pas mes réactions -parce qu'il sait qu'elles ne sont pas orientées contre lui- et il est capable d'interpréter tant mes silences que mes regards, si bien que je n'ai jamais besoin d'exprimer à haute voix ce que je pense pour qu'il le comprenne. Cependant, je ne peux pas attendre de vous que vous en fassiez autant. J'ai conscience que lui et moi entretenons une relation très particulière et construite lors de notre adolescence. Alors, pour me comprendre, ne craignez pas de m'interroger.

C'est une amitié fusionnelle qui le lie à Lambert. Avec ses prochaines noces, se retrouver à une telle distance de lui va lui paraître si étrange alors qu'ils ne sont presque plus quitté depuis neuf ans. Mais leurs devoirs les appellent désormais ailleurs, chacun, et, quoi qu'il arrive, ils resteront en contact très fréquemment.

-Vous avez toute mon estime, Solange. Et je n'ai aucun mal à faire confiance à une femme. Vous l'avez sans doute compris depuis un moment : je les considère comme mes égales et donc pas moins digne de confiance que n'importe qui. C'est de moi dont je doute. On éduque les jeunes filles à être des épouses parfaites, et cela inclut de subir un mariage non désiré avec un époux qui, au mieux les respecte, au pire les maltraite. Et elles ont été si bien élevées qu'elles ne disent rien et ne laissent rien paraître en public sur l'état de leurs noces. Aussi peut-on dire que le mari fait la pluie et le beau temps dans un couple...

Il ne sait pas comment se passait la relation de sa promise avec son précédent époux mais il s'imagine qu'elle comprend au moins en partie de quoi il veut parler. A-t-elle remarqué... le regard de certaines femmes ?... la façon dont elles se raidissent lorsque leur époux entre dans la pièce ?... leurs yeux qui se baissent lorsqu'il pose les siens sur elle ?... Si l'on sait observer, on peut deviner dans quelle situation se trouve un mariage.

-Je connais mon tempérament et il se marie assez mal avec la sensibilité des femmes. Le fait que vous l'ayez déjà supporté et que cela n'ait pas empêché la naissance de vos sentiments à mon égard est sans doute la raison qui a achevé de me convaincre d'accepter ce mariage. Néanmoins, je ne peux que craindre ne pas parvenir à vous épargner au fil du temps. Je n'ai pas reçu le meilleur des exemples pour cela...

Le seigneur Aurel était décidément très différent de son précédent époux. Alors qu’elle guettait, avec une certaine anxiété, les effets de ses propos sur le visage de son promis, Solange d’Escault restait attentive au bruit de grelots annonçant le retour de son magnifique oiseau ; mais ses pensées n’étaient plus entièrement à la chasse.

Son cœur se serra brièvement, tandis qu’une ombre d’exaspération marquait le mâle visage de son interlocuteur ; mais ses propos contribuèrent à la rassurer. Très droite sur sa selle de dame, elle en endurait l’inconfort avec l’aisance que conférait l’habitude, et tout en jouant avec la crinière de sa jument, elle prit le temps de le laisser parler, sans jamais l’interrompre.

Avec la timidité d’une jeune fille, la noble péninsulaire esquissa un sourire en réponse au sien, baissa les yeux avec une pudeur renouvelée.

Elle lui reconnaissait aisément beaucoup de délicatesse et de grandes précautions à son encontre - envers les femmes en général, envers qui il manifestait si visiblement un profond respect.

- « N’ayez crainte, Aurel, de m’épargner dans vos réflexions, de me faire des remarques qui pourrait me blesser. Je pense qu’il est inévitable que les goûts, ou que les opinions ne soient pas parfaitement partagées. Ainsi, les disputes font autant parties de l’intimité que le partage quotidien du pain. »

La Régente avait songé à une autre forme d’intimité ; mais il lui semblait à la fois inconvenant et embarrassant de l’évoquer si tôt. En vérité, la seule action d’y penser redoublait sa tension - hâtivement, elle tâcha de reporter ses songes sur un autre sujet, en calmant sa monture qui commençait à renâcler.

- « D’ailleurs, je gage que vous n’avez pas une relation paisible avec sieur Lambert. »

Cette fois, ce furent des yeux emplis d’une note d’humour qui se posèrent sur son fiancé, tandis qu’elle guidait son cheval plus à l’intérieur des bois, où résonnaient enfin les grelots annonciateurs du retour de son gerfaut. Les joues rougies par l’excitation, elle reçut enfin les serres de l’oiseau sur le poing, tandis qu’il lâchait une grosse caille sur ses genoux.

- « Regardez ce qu’il a pris ! Soleil, tu es un bon chasseur ! »

Avec un enthousiasme qui ne lui était plus habituel, la jeune femme gratta les plumes de son compagnon, pouffa de rire, tandis que les chiens aboyaient en écho, en agitant leur queue.

Elle tendit la proie à un garde, qui accomplit à nouveau le rituel de la découpe de la bête, nourrit son gerfaut elle-même ensuite, sans dégoût, en le complimentant à mi-voix. Et tandis que le volatile mangeait avec appétit, la Comtesse Douairière reprit la parole.

- « Aucun mariage, aucune union ni aucun amour n’est sans nuage, Aurel. Il faut l’accepter, mais aussi apprendre à profiter de ce que la vie nous offre de joie. J’ai du mal à réfréner mon amour pour Elisabeth, mais je le devrai bien. Quand elle partira chez le Duc, je ne la reverrai pas avant plusieurs années, et elle aura oublié le lien qui nous unissait. De même, quand je me suis mariée, j’ai cru mourir de honte lorsque le Comte Gaubert a observé… que les convenances étaient respectées le soir de nos noces. Cela a été une grande source de disputes, car Charles… avait certains … penchants… enfin… tout cela pour vous dire que je suis parfaitement au fait des difficultés dans le mariage. »

-Non, en effet. Enchérit Aurel à sa phrase sur Lambert, un sourire en coin.

Il lui a déjà dit que c'était son ami qui l'a incité à l'accompagner jusqu'à Diantra mais a-t-elle idée de l'échange qu'ils ont eu ? Il en doute. Le chevalier n'a pas cillé devant lui alors qu'il était furieux, même menaçant. Coincé dans cette pièce tel un ours blessé, il n'a pas hésité à l'affronter pour lui dire ses quatre vérités. Et il est parvenu à le faire plier.

-Mais ce qui fait que notre relation fonctionne, c'est qu'il n'a pas peur de moi. Et vous ne le devez pas non plus.

Un bruit de grelots les interrompt et le seigneur lantenois se contente cette fois d'observer la scène, patiemment, les mains de nouveau croisées sur son pommeau. Il lui semble si étrange de la voir ainsi. Souriante, paisible, heureuse... Pour une activité qu'elle partage avec lui, son futur époux et un homme pas très commode.
Les mots de Solange sur l'avenir de sa fille lui font froncer les sourcils et il se demander comment elle peut penser cela. Néera est la protectrice de la famille, personne ne peut briser ce lien qu'elle partage avec Elisabeth.

-A six ans, elle se souviendra de bien plus de choses que vous ne le pensez. Et si elle logera ailleurs, rien ne vous empêchera de lui écrire et de lui rendre visite. Vous êtes sa mère et le Duc serait un bien mauvais serviteur des Dieux s'il allait à l'encontre de cela. Il marque une pause avant de reprendre. Si cela ne risquait pas de donner à quelques détracteurs des arguments pour la destituer de son titre, je l'aurais adoptée.

Si Aurel dit cela en regardant devant lui le chemin que sa monture emprunte pour s'enfoncer un peu plus dans le bois, il n'en est pas moins sérieux. Il a réfléchi à la question, pesé le pour et le contre. Alors, à moins que Solange ne veuille que sa fille ne devienne pas Comtesse, il a choisi de ne rien faire. Néanmoins, il ne voit pas d'inconvénients à ce qu'elle sache qu'il y a pensé et aussi qu'elle connaisse les raisons de son choix.

-J'ai entendu certaines choses sur votre ex-mari, en effet. Et cela ne fait que le rendre encore plus détestable qu'il ne l'était déjà à mes yeux. Le serment du mariage inclus la fidélité et ce n'est pas un vain mot pour moi. Je ne m’octroierai pas davantage que vous le droit de m'y soustraire. Je déteste également cette tradition de la cape... C'est un symbole de possessivité qui me répugne. Cela ne me choquerait pas tant si au moins le geste était réciproque et la possession avec.

- « Je n’ai pas peur de vous, Aurel. J’étais une jeune fille fougueuse, autrefois, qui n’avait pas peur de se confronter à son mari. Aujourd’hui, la situation est un peu différente, mais je sais fort bien que vous vous montrerez toujours civil… tout comme vous venez de le prouver. Je suis touchée que vous ayez songé à adopter ma douce enfant ; et je vous encourage, si vous le souhaitez, à vous conduire comme un père envers elle. Je n’ai nul doute que mon enfançon soit heureuse de retrouver une figure paternelle, elle qui est en partie orpheline. »

La noble dame se tut tandis que son compagnon à plumes reprenait son envol à tire d’aile, saisissant un mouchoir que lui tendait un garde pour essuyer son gant de cuir gravé à ses armoiries.

- « La Comtesse recevra mes lettres, mais je ne serai plus qu’une étrangère à ses yeux. Je ne pourrais me permettre de quitter Odélian que très rarement, et j’aurai probablement d’autres visites prioritaires. Notre correspondance sera surveillée, car je sais que Son Altesse se garantit la paix et ma loyauté en exigeant sa présence. »

Le chagrin gonfla brusquement son cœur. Il ne fallait pas penser à ces détails - c’était inutile d’assombrir son humeur pour une affaire qui ne serait effective que l’année suivante. Elle essaya de se reprendre, de ravaler ses brusques émotions, de les étouffer au mieux.

- « Pour changer de sujet, sachez que j’ai grand-hâte de notre mariage. Si cela vous fais horreur, je ne considère, pour ma part, pas cela comme une humiliation. Je serai bien en peine de vous protéger, j’en ai peur ; et je suis bien aise que vous soyez en mesure de vous en acquitter à mon encontre. Nous avons des responsabilités et des rôles différents, c’est tout naturel. M’en voudriez-vous de ne pas aller à la guerre ? Cela ne serait pas ma place. Par contre, vous ne sauriez donner naissance à des héritiers. En somme, nos devoirs sont différents, mais s’équilibrent. Lorsque je laisserai tomber mon manteau pour revêtir le vôtre, je serai de votre lignée, ce qui me réjouit. »

Aurel détaille sa future épouse tandis qu'elle conclue son discours. Il aurait à réagir sur ses premiers propos mais choisit de ne rien en faire. Certes, cela pourrait l'amener à mieux le connaître, comme elle en a discrètement émis le souhait plus tôt, mais ce n'est pas de son histoire dont il est question pour le moment. Ils discutent de leur mariage et de leur vie tant publique que privée qui va en découler. Et cela fait partie des points qu'il voulait partager avec elle avant leurs noces. Il pose d'ailleurs sur elle un regard assez doux tandis qu'elle clôture sa tirade.

-Là où il pourrait subsister chez moi des traces de mécontentement concernant un mariage en partie convenu, votre enthousiasme ne fait que les apaiser. Et il n'est pas aisé de me calmer, d'ordinaire. Commente-t-il à voix haute sans la quitter des yeux.

Lui-même ne comprend pas comment quelques mots suffisent à adoucir ainsi son cœur ainsi que la colère qui l'habite depuis plus de trente ans au sujet des unions arrangées. Il a accepté parce qu'elle l'aime, c'est vrai, mais le fait que ses sentiments ne soient pas partagés le contrarie néanmoins. Cependant, s'il a dit oui, c'est aussi parce que, pour une raison qui lui échappe totalement, ses tourments semblent s'atténuer en sa présence. Et elle ne fait que le lui prouver à chaque fois...
Aurel porte à nouveau son regard sur le chemin qu'ils empruntent avant de reprendre la parole, adoptant à nouveau sa posture distante habituelle.

-Nos rôles seront bien évidemment complémentaires. Je voulais simplement exprimer le fait que vous ne m'appartiendrez pas plus que je vous appartiendrai. Autant, mais pas plus. Et, si vous l'avez compris, je souhaite également qu'il soit bien dit que je n'ai nullement l'intention de prendre votre place. Je jouerai, auprès de vous et d'Odélian, le rôle que vous voudrez m'attribuer. Quant à ma lignée, s'il est vrai que je reprendrai votre titre, prendrez-vous mon nom ? Vous en souvenez-vous ? Fait-il en plissant les yeux dans sa direction, intrigué de voir si elle se rappelle ce jour où il s'est présenté à elle en énonçant son patronyme complet. Il ne serait pas surpris que non... Et comme elle s'est toujours présentée comme Solange d'Escault et non de Prademont, il est en droit de se poser la question du port du nom. Bien qu'il ne cherche en rien à le lui imposer.

Solange appréciait la promenade. Ses peurs ne s'étaient pas envolées ; mais il semblait qu'étaient, pour un instant du moins, comme reléguées à l'arrière-plan, dans un coin de sa mémoire. Et que le danger fût toujours présent, qu'elle ne pouvait s'empêcher de se trouver à l'affut du moindre bruit, la présence d'Aurel et de ses soldats l'aidait à se calmer.
Il l'étonnait également. Bien que consciente de son inexpérience en matière de connaissance de la gent masculine, la noble péninsulaire n'avait pas imaginé que son époux ne reprendrait pas les rênes du Comté. Ce qui n'était pas pour lui déplaire - bien que cela l'intimidât fortement de ne partager ses responsabilités, et qu'elle ne s'en sentait pas à la hauteur, il était bon de savoir qu'il n'était pas à ses côtés pour les honneurs de sa charge. Pour le pouvoir que cela lui conférerait. Pas complètement en tout cas : elle garderait peut-être le contrôle de sa vie, de son libre-arbitre.

La jeune femme aurait aimé prendre sa main, établir un lien plus direct avec son imposante et mâle présence, mais elle se contenta d'un sourire timide.

- "Comment oublier votre nom, Aurel ? Je ne suis pas si discourtoise. La question ne se pose pas, je vous donnerai des jeunes Fribourg, bien évidemment, et ce sera un honneur. Je sais que votre famille est ancienne et méritante. Quant à ... mes devoirs, et ma place, je... j'ai été éduquée pour tenir une maison. Je devais être la châtelaine d'une petite seigneurie, et non pas d'un Comté. La vérité est que je n'entends pas grand-chose en administration, et que je sais pertinemment que mes vassaux n'attendent que des faux pas de ma part, pour me discréditer, à tout le moins. J'ai besoin de vous, Aurel. Bien que vous ne soyez pas le Régent, j'ai besoin de vos avis. De votre charisme. Que vous puissiez prendre ma place, si le besoin s'en fait sentir. J'ai besoin que vous soyez mon allié... mon guide. J'ai tant à apprendre de vous et des autres... Je sais que vous en demande beaucoup, Aurel. Sentez-vous libre de refuser."

-L'idée de transmettre un nom que je ne portais pas à la naissance m'importe assez peu. C'est plutôt celle d'une équité qui me plaît. Je prends votre titre, vous prenez mon nom. Nous devenons chacun un membre de la famille de l'autre. J'aime mieux cela à la tradition qui devrait m'amener à tout vous imposer, comme c'est souvent le cas dans les mariages de Péninsule.

Aurel a parlé sans même prendre le temps de réfléchir, avec la sincérité que Solange lui connaît désormais. Avec la maladresse aussi. Savait-elle qu'il n'est pas né Fribourg de Lantenes ? Son père, probablement s'il a correctement effectué son enquête à son sujet. A moins qu'il ne se soit penché que sur sa vie d'homme et que l'enfant qu'il a été ne l'intéresse guère.

-Le déjeuner avec Sire Clothaire m'a rappelé que l'on administre pas une seigneurie comme une baronnie ou un comté. J'ai aussi beaucoup de choses à apprendre si je veux vous épauler correctement. Nos fiançailles seront l'occasion de me préparer car, même si sur le papier nous sommes pour ainsi dire mariés, je peux difficilement jouer davantage que mon rôle de Conseiller avant la cérémonie. En revanche, cela ne m'empêche pas de d'ores et déjà veiller et de garder un œil -avec votre père- sur tous ceux qui pourraient chercher à vous nuire d'une façon ou d'une autre. La liste en est déjà faite. Et si vous avez besoin de conseils, j'essaierai de vous apporter autant de réponses que possible.

La jeune femme fronça les sourcils. L'obsession de son époux pour une équité féroce dans le mariage commençait doucement à l'inquiéter. Il avait une si sombre vision des mariages, et plus précisément de la gent masculine, que cela en paraissait excessif. Elle n'avait pas souffert, à l'époque de Charles, de se trouver "sous son joug" ; au contraire, elle menait alors la vie comme elle l'entendait, occupée à visiter les pauvres et à se distraire. Il avait été alors bien trop occupé à ses affaires pour lui imposer grand-chose - et bien qu'il y eut des instants désagréables, comme la nuit, la Solange qu'elle était alors s'en trouvait parfaitement indifférente. Dans les faits, aucune femme ne venait en position d'infériorité dans les épousailles, car la dot se trouvait indispensable au fonctionnement de l'ensemble des ménages, surtout moins aisé que le sien.

- "Aurel, vous n'avez pas besoin d'échanger mon titre contre votre nom. De fait, vous ne sauriez tout m'imposer dans notre mariage, une tradition que je n'ai guère constaté jusque là. Quel homme aurait le temps de dicter à son épouse tous ses faits et gestes ? Quel homme arrive tout-puissant dans un mariage, et où sa femme ne serait rien ? Nous venons tous du même milieu où nos rangs, si nous prenons nos cas personnels, sont pratiquement équivalent : après tout, mon père possède une seigneurie. Il en est de même pour le restant de la populace, ce qui équilibre considérablement les forces. Dans le cas où vous seriez de rang supérieur, il ne serait pas question d'imposer, mais d'offrir votre rang à votre épouse, qui, je gage, n'en serai pas fâchée. Quant à mon statut de régente, je ne l'apprécie guère. Je me contentais très bien d'être comtesse aux côtés de Charles, d'organiser nos banquets, de m'occuper de nos invités et de jouir de mon temps libre au lieu d'être enchainée à cette maudite table de travail. Agir en suppléante, comme la tradition l'exige, au cas où mon époux ne serait pas au château m'aurait parfaitement convenu. Voyez-vous, c'est l'inverse qui me gêne. Je ne suis pas armée pour faire face aux humeurs belliqueuses de mes vassaux, tout comme je serai parfaitement incapable de mener mes hommes au combat, comme devrait le faire un seigneur digne de ce nom. Le Duc savait parfaitement ce qu'il faisait en m'attribuant un rôle que je suis bien en peine d'endosser : lui aussi attend mon échec, probablement pour pouvoir mettre un homme qui lui appartient à la tête de ce comté."

La jeune femme soupira, tentant de refouler de brusques larmes. Tout cela lui était comme sorti directement du cœur, et elle maudit intérieurement son manque de contrôle.
La Comtesse Douairière essaya de récupérer son calme, de détendre ses mains sur ses rênes, pour éviter d'agiter sa monture.. Du coin de l’œil, elle constata que ses gardes s'étaient postés en sentinelle autour d'eux, et restaient à quelques mètres - à portée de voix, mais les yeux détournés et attentifs aux possibles mouvements dans les bois.

- "Lorsque vous serez mon époux, il sera naturel que vous gouverniez. Pas forcément à ma place, mais nous serons tous les deux côte à côte, je l'espère, pour administrer Odélian. C'est tout ce que je désire. Mais nos rôles et nos tâches seront si différents que je ne pense pas pouvoir parler d'équité. Elle est impossible à atteindre et surtout à mesurer. Compter ce que l'autre a fait, ce que l'autre n'a pas fait, et essayer d'en faire une balance n'est, à mon avis, pas une bonne idée pour un mariage. C'est un poison, au contraire, qui nous poussera uniquement à voir les manquements et les défauts de l'autre, à décortiquer chaque décision, chaque acte de notre conjoint, en nous menant au malentendu permanent. Quelle horreur cela serait ! Essayons simplement de faciliter la vie de l'autre, de rester courtois et de nous montrer raisonnable dans les compromis que nous demanderons, et je pense que nous vivrons de longues années heureuses... sinon paisibles. Qu'en pensez-vous ? N'ayez pas peur de m'imposer une décision, si elle est justifiée. Mon existence vous exigera de nombreux changements à votre façon de vivre, alors vous devrez également faire des choix nécessaires. Je sais que vous agirez dans mon intérêt. Tranquillisez-vous sur le sujet, je vous en prie."

Elle ne voyait toujours pas revenir Soleil. Elle commençait à être inquiète, à guetter les arbres alentours, en déglutissant péniblement. La conversation l'avait un peu tendue, car elle ne pouvait s'empêcher de redouter la réaction de son fiancé. Elle savait qu'il s'agissait d'un homme délicat, qui ne désirait que la ménager, lui prouver qu'il désirait pas se comporter comme certains hommes brutaux, qu'il voulait lui laisser toute latitude d'agir - mais une femme ne pouvait pas faire tout ce qu'un homme pouvait se permettre, c'était ainsi. Pour de nombreuses raisons par ailleurs. La pudeur, la réputation entrait en ligne de compte, et il faudrait en faire ses armes pour mieux livrer les batailles à venir.

La noble dame décida de remettre une note de légèreté dans la conversation.

- "Par ailleurs, je crois, mon cher ami, que vous épaississez à dessein le mystère qui vous entoure pour tourmenter votre malheureuse fiancée. Un jour viendra où je serai contrainte de vous harceler de questions, à tel point que vous me trouverez des ressemblances frappantes avec votre beau-frère Lambert."

Aurel encaisse les paroles de Solange sans rien dire. Simplement en serrant légèrement les dents. Quelque part, il est heureux de constater qu'elle disait vrai : elle ne le craint pas et n'hésite pas à lui dire le fond de sa pensée. C'est tout à fait ce qu'il attendait d'elle. Ce qu'il espérait d'elle.... Et il doit reconnaître qu'elle n'a pas totalement tort. Rien ne pourra jamais être parfaitement équitable entre eux et il devra se mettre en avant bien plus qu'il ne l'avait envisagé jusque-là. Car plus elle lui parle et plus il comprend que devenir Régente n'est pas une chance pour elle de se démarquer de ses pairs. C'est une mise à l'épreuve dans laquelle tout le monde attend le moment où elle tombera comme si c'était inévitable. Elle n'est pas préparée à cela et ce n'était pas la vie qu'elle voulait non plus.
Mais plus encore que tout ça, il note son incompréhension par rapport à son point de vue sur le mariage et sur les rapports entre époux. Malgré l'humour qu'elle insère dans ses dernières paroles, il la regarde d'un air toujours aussi sérieux et même un brin triste et résigné. Il ne peut pas se taire indéfiniment... Alors, après plusieurs secondes, il reprend enfin la parole d'une voix un peu rauque mais aussi plus basse, car il ne tient pas à ce que les gardes l'entendent.

-Il y a eu deux hommes dans ma vie. L'un était mon père et l'autre mon géniteur. Mon père s'est toujours montré respectueux envers ma mère. Nous ne nous comprenions pas toujours mais je pense pouvoir dire que ce n'était pas un mauvais homme. Même s'il nous a adopté, ma sœur et moi, pour avoir des héritiers, je pense qu'il nous a aimé comme ses propres enfants et nous n'avons jamais manqué de rien. Mon géniteur, en revanche, n'avait les mêmes égards pour ma mère et être d'une classe inférieure à la sienne ne l'a pas empêché d'asseoir son autorité sur elle. A la voir aujourd'hui, il est difficile de s'imaginer qu'elle a été la victime de mauvais traitements psychologiques mais cela reste gravé en elle. De la même manière que vos blessures restent gravées en vous. Ma plus grande crainte à votre égard, c'est reproduire sans m'en rendre compte ce comportement dont j'ai été témoin pendant six ans avant d'affronter mon géniteur.

Alors qu'il raconte tout cela, la colère se lit dans ses yeux. Une colère amère orientée vers quelqu'un qui n'est plus de ce monde mais qui l'habite encore aujourd'hui. Il méprise cet homme depuis son enfance autant qu'il aime sa mère qu'il a tenté de protéger quand il a cru en avoir l'âge. Cet homme qu'il a renié en ne lui refusant plus la place de "père".

La jeune femme ne put rien répondre immédiatement.

Un peu plus pâle, elle avait perdu tout sourire à l’évocation de ce drame familial qui avait touché son fiancé de façon si intime. Elle ressentit un profond sentiment de compassion pour sa belle-mère, qu'elle appréciait beaucoup au demeurant, se mordit la lèvre avec embarras. Elle comprenait mieux, beaucoup mieux, l'attitude de son promis ; et baissa doucement sa tête, dont les cheveux étaient en partis dissimulés par un pan de tissu assorti à sa robe.
Et tandis que les deux hommes d'arme regardaient ailleurs, elle saisit maladroitement la main de son interlocuteur, la serra brièvement, comme pour lui manifester son soutien. Elle mesurait avec quel difficulté il avait dû avoir à se livrer, à lui faire suffisamment confiance à son tour pour évoquer un sujet si difficile, si compliqué pour lui, et elle tenta de lui offrir un doux sourire, où pointait une once subtile de souffrance.

La noble dame savait ce qu'était être maltraitée - mais c'était alors avec des hommes malhonnêtes, des hors-la-loi. Mais dans le cas des Fribourg, il ne s'agissait pas d'inconnus ; pour Lesceline, par contre, c'était une personne familière, avec qui elle partageait son quotidien, qui avait été l'agresseur. Pourtant, c'était une femme si digne, si bien élevée et si polie ! Il était presque difficile de croire qu'elle avait pu vivre de telles épreuves - mais Solange était bien placée pour savoir que les apparences étaient trompeuses.

Les mots, en réalité, étaient simples à exprimer, comme si la réponse coulait de source.

- "Aurel, vous êtes loin d'être celui que vous décrivez comme votre père de sang. Vous êtes trop courtois, trop soigneux et trop attentionné pour cela. Je crois que la nature de ces êtres sont enracinés en eux, et que le mal en vous se serait manifesté bien avant, au cours de ces trois derniers mois. Malgré l'indifférence que vous affichez, je vous sais homme de bien, et avec certitude. Vous vous êtes détourné de ce terrible modèle, vous l'avez refusé de toutes vos forces, et votre Souffle s'est tourné vers des valeurs de droiture et de bonté. Je n'ai pas séjourné longtemps à Lantenes, mais vos gens ont confiance en vous. Nous ne les voyons presque pas, car un bon serviteur reste invisible ; pourtant, ils savent tout, et connaissent leur maitre mieux que personne. C'est pour cela que je vous ai vu, en premier lieu, comme un époux idéal."

Le silence se prolonge et Aurel redoute de plus en plus la réaction de Solange. Va-t-elle le voir différemment ? Trouvera-t-elle en lui le reflet de cet homme qu'il abhorre tant ? Craindra-t-elle pour elle une fois leurs noces passées ? Le craindra-t-elle, lui ?
Alors que le temps s'étire de plus en plus, le Seigneur lantenois baisse la tête en soupirant. Il s'apprête à les faire se remettre en mouvement afin de poursuivre leur chasse dans ce qui sera sans doute un moment des plus lourds et peut-être même gênant. Mais alors qu'il allait prendre la parole, il sent la main de sa fiancée prendre la sienne et il relève vers elle des yeux un peu surpris. Elle lui sourit...

Il l'écoute sans l'interrompre et sans se départir de ce regard un peu triste et dubitatif... et en même temps touché. Elle a une telle foi en lui... Et ce n'est pas un simple aveuglement dû à l'amour qu'elle éprouve pour lui : elle a des arguments solides à lui apporter pour preuve. Il a du mal à se convaincre lui-même. Après tout, il ne pourra se départir si vite d'une crainte qu'il nourrit depuis trente ans. Cependant, il n'a rien à rétorquer à la jeune femme qui tente de la rassurer et de lui transmettre sa confiance. Il se contente de refermer ses doigts sur les siens... avant de les porter à ses lèvres. Ce geste n'a rien de formel puisqu'il n'a nul besoin de la saluer. Il est totalement gratuit... et fait office de remerciements pour son écoute et sa dévotion. Dans ce contexte, c'est aussi une sorte de marque d'affection.
Hormis ce baiser, il n'a rien à lui répondre et suggère, après quelques instants, de partir en quête des traces d'un chevreuil, reprenant possession de sa main pour défaire l'attache de son arbalète. Le reste de la chasse se déroulera dans une humeur un peu différente. Le sourire reviendra, ainsi que la légèreté, mais Aurel sentira une différence... Peut-être due au fait de lui avoir confié une partie de ce qui pèse sur ses épaules et son cœur depuis tant d'années...