Mes Choix | Libre

Hiver, Karfias 20:XI
Premier jour de l'an

-Es-tu certaine de vouloir y aller ?

Andrea regarde sa fille d'un œil inquiet. Elle est déjà prête à partir et s'est faite plus belle que jamais. Aujourd'hui, ce devait être le plus beau jour de sa vie, après la naissance d'Elben. Aujourd'hui, elle devait choisir sa nouvelle identité, celle qu'elle arborerait jusqu'à la fin de ses jours, celle qui serait notée dans le registre des Vivants du culte de Tari, l'intégrant officiellement parmi les Taledhels. Mais aujourd'hui devait aussi être le jour où elle se liait à Aegden pour l'éternité. Mais Aegden n'est pas là. Elle a passé les dernières ennéades à se rendre chaque jour à l'Académie militaire pour demander des nouvelles, avec l'espoir qu'il parvienne à rentrer à temps. Mais, ce matin encore, la réponse a été la même...

Le jour de leur mariage, il n'est pas là...

Pourtant, elle s'est apprêtée quand même pour la célébration de ce matin. Elle a revêtu une robe verte brodée de fioritures végétales en or. Ses cheveux sont parcourus de suites de feuilles dorées qui les rabattent sur l'une de ses épaules. La tenue prévue pour cet après-midi est quant à elle toujours sous son voile de protection. A moins d'un miracle dans lequel elle ne croit plus, elle ne la portera pas aujourd'hui. Mais elle n'a pas renoncé à la cérémonie de ce matin.

-Je ne peux me marier sans porter mon nom définitif. Et il est hors de question que je doive attendre un an de plus. Répond-elle à son père d'un ton ferme, contenant sa frustration de se voir abandonnée avant même de s'être avancée jusqu'à l'autel. Et de toute façon, la tradition l'empêchait d'être avec moi ce matin donc il ne manquera rien par rapport à ce qui était prévu.

Une ennéade de séparation... En soit, ce n'est rien pour eux. Ils sont habitués à bien pire. Cependant, être obligés de se tenir éloignés l'un de l'autre dans une des rares périodes où ils peuvent jouir de la présence de l'autre... C'est du gâchis. Certes, ils ont des siècles devant eux mais Aegden est militaire. Il peut ne jamais rentrer de l'une de ses missions... Tout comme de celle qui les empêche de se marier aujourd'hui. Alors elle veut profiter de chaque instant qu'elle peut partager avec lui.

Sinieth ajuste son bracelet.

-Je suis désolée que tu aies fait la route pour rien.
-Pour rien ? Reprend Andrea avec surprise et indignation malgré la douceur dont il fait preuve. Aujourd'hui est un jour important pour toi quoi qu'il en soit. Je suis ravi d'être là pour y assister. Je reviendrai pour le suivant.

La jeune femme le regarde. Depuis qu'elle a accepté de lui pardonner pour ce que sa mère lui reprochait, elle découvre une facette de lui qu'elle ne lui avait jamais permis de lui montrer. Celle d'un père soucieux et attentif. Il a joué ce rôle en toute discrétion jusque là mais, maintenant qu'il peut le faire au grand jour, elle apprécie de retrouver cette sensation... Celle d'être une enfant aimée par un parent. Cela faisait deux siècles qu'elle en avait fait son deuil. Et l'androgyne se révèle particulièrement doué en la matière, chose qu'elle ne soupçonnait pas.

-J'aurais besoin que tu t'occupes d'Elben dans les ennéades à venir.
-Que comptes-tu faire ?
-Partir à la recherche de son père.
-Es-tu sûre que ce soit une bonne idée ? Tu ne sais même pas où il est.
-Il m'a écrit depuis Wyslena. Je chercherais des réponses là-bas.
-Tu es consciente que tu ne pourras peut-être rien faire pour l'aider ?
-Et que devrais-je faire ? Rester ici à attendre les bras croisés ? Tu sens comme moi les perturbations de la Trame. Peut-être pas aussi fort parce que mon art se concentre sur Elle mais tu ne peux pas ne pas les percevoir. Il est hors de question que je reste ici à attendre de ses nouvelles sans rien faire.

Elle ne peut pas lui dire ce qu'Aegden a entre les mains... Lui qui ne possède pas de capacités magiques, il ne peut savoir si son arme est aussi perturbée qu'elle par l'instabilité des flux, il ne peut sentir si son énergie lui échappe... S'il l'utilisait au mauvais moment, les conséquences pourraient être très graves.
Mais alors qu'ils discutent, un bruit attire leur attention dans une pièce voisine. Ce n'est pas Elben mais le compagnon d'Andrea. Sinieth doit bien avouer qu'elle a été surprise de voir son père venir accompagné... Qui plus est par un homme. Un demi-elfe. Ils sont tellement opposés... Et pourtant, ils ont l'air très heureux ensemble.

-Zaahrian ne pourra sans doute pas rester. Mais j'aurais au moins pu te le présenter. Il rencontrera Aegden une autre fois.
-Je ne suis pas certaine qu'il soit aussi ouvert d'esprit que moi.

C'est un euphémisme. Si elle-même a eu du mal en le voyant arriver, son fiancé sera plus que mal à l'aise. Mais elle sait qu'il prendra sur lui pour que les choses se passent au mieux.

-Il est temps d'y aller.

Les choses ne se passaient pas comme prévu. Zaahrian et Andrea étaient arrivés quelques jours plus tôt afin d’assister au mariage de la fille de ce dernier, Sinieth. Le demi-elfe ne cachait pas son excitation d’être là. Déjà, il accompagnait Andrea et ensuite parce qu’il voulait retourner en Anaëh depuis un moment, mais cherchait l’occasion de le faire. Toutefois, dès leur arrivée, l’absence du futur marié fut vite remarquée. Ce n’était pas vraiment un problème à condition qu’il revienne à temps pour la cérémonie, mais le grand jour était arrivé et toujours aucun signe de lui. Zaahrian admirait le calme d’Andrea. À sa place, il aurait traqué le gredin pour le suspendre par les pieds quelques heures en lui interdisant d’approcher sa fille de nouveau. Apparemment, l’elfe était parti en mission. Ce n’était pas dans sa nature de disparaître de la sorte sans avertissement. Il avait toutes les raisons du monde pour revenir à la maison que ce soit sa future épouse ou l’adorable garçon qu’ils avaient eu ensemble. Ce petit garçon avait brisé le cœur de Zaahrian. Il était si petit ! Évidemment, ses pensées allèrent vers sa propre fille qu’il n’avait jamais vu bébé. Aya avait fait une scène lorsque son père lui expliqua qu’il partait en Anaëh pour quelque temps. Elle voulait l’accompagner, mais elle était trop jeune encore pour faire la route. Elle avait pleuré et tempêté jusqu’à ce que ces mots fatidiques franchissent ces lèvres : je ne t’aime plus. Ils lui avaient percé le cœur aussi sûrement que l’aurait fait une lame, mais Zaahrian avait tenu son bout. Aya l’accompagnerait lorsqu’elle sera plus grande.

La tête de Zaahrian apparut dans l’ouverture de la porte. « Je vous dérange ? » Il entra dans la pièce en tenant quelque chose dans les mains. Il portait les nouveaux vêtements achetés expressément pour le mariage. Il avait laissé de côté le guerrier et ressemblait à un prince étranger. Rien de vraiment ostentatoire, mais les étoffes étaient de qualité et mettaient en valeur son physique. Le plus important c’est qu’il ne portait aucune arme, pas même de couteaux cachés dans ses bottes, ce qui était contre nature pour Zaahrian. « Toujours aucune nouvelle. » Dit-il en s’approchant du duo père-fille. Évidemment, il essayait d’aider, mais avec son elfique hésitant, il y avait peu de choses qu’il pouvait faire.

Il se tourna vers Sinieth avec un sourire.

« Je voulais te donner quelque chose. J’ai apporté de l’Ithri’Vaan des cadeaux que je prévoyais offrir après la cérémonie. » Il pinça les lèvres. Il espérait ne pas la contrarier en lui rappelant l’absence de son fiancé. « Ce n’est pas grand-chose. Évidemment, ils sont faits de main d’homme. Il y en a un pour toi et un pour Aegden. »

Il posa son paquet enveloppé de tissus sur une petite table. Il contenait deux choses. La première était une petite boîte en bois précieux avec de délicates incrustations de nacre sur le dessus représentant des motifs végétaux. À l’intérieur, il y avait un collier, une chaîne délicate avec pour pendentif une unique pierre qui scintillait à la lumière. Le second cadeau consistait en un ensemble de quatre couteaux à lancer dans un baudrier en cuir. Les armes étaient simples, mais le travail du cuir était remarquable avec un motif complexe d’entrelacs.

« Les armes viennent de ma collection personnelle. » Expliqua-t-il en effleurant le manche de l’un des couteaux. « Le baudrier, je l’ai trouvé chez un jeune artisan que j’aime particulièrement. J’y achète toujours mes bottes, mais il fait beaucoup d’autres objets en cuir. J’espère qu’il va apprécier. Quant au collier, je n’ai pas l’habitude d’acheter des bijoux alors j’ai eu du mal à choisir. Celui-là a capté mon attention, parce qu’il était simple. » Zaahrian rougissait à vue d’œil. Il n’avait rien dit à Andrea sur son intention d’acheter des cadeaux. Il ne savait pas si c’était déplacé ou non d’offrir un bijou à sa fille. « Je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Je sais qu’il y a une autre cérémonie sur le point de commencer. Je crains malheureusement de ne pas être parmi vous pour le mariage. J’avais l’intention de passer quelques jours ici avant de me rendre à Ardamir où réside ma grand-mère. Je lui ai envoyé un message afin de signaler ma présence. Ensuite, je vais devoir renter à Thaar où m'attend ma fille.

Zaahrian a rejoint le père et la fille et s'immisce dans la pièce, avec l'accord d'Andrea qui lui fait signe qu'il peut entrer. Avec une hésitation candide, il dépose ses présents sur un meuble. Sinieth observe les deux paquets quelques secondes sans rien dire. Puisque les elfes ne sont pas matérialistes, elle ne s'attendait pas à avoir de cadeaux. Il lui ai presque étrange de voir quelqu'un l'a fait malgré tout. Quelque part, c'est bon signe... C'est qu'elle commence à réellement adopter le mode de pensée de ceux qu'elle s'apprête à rejoindre.
Après plusieurs secondes, la jeune femme s'approche et découvre ce dont il s'agit. Il est aisé de comprendre lequel est destiné à qui... Aegden n'est pas porté sur le lancé de dagues mais elle se gardera bien de le lui dire. Il a voulu faire un geste à partir des maigres connaissances qu'il avait d'eux, elle ne va certainement pas l'en blâmer.

-Les anedhels n'ont pas pour coutume de s'offrir des présents au mariage. Fait-elle remarquer sans pour autant prendre un ton moralisateur. Puis elle lève les yeux vers lui. Merci.

C'est un homme étrange... Ancienne chasseuse de prime, elle ne peut pas ne pas connaître le nom de Zaahrian. Elle n'a été très rassurée de savoir son père en sa compagnie et de l'avoir ramené dans sa maison. Cependant, il s'est montré très naturel et elle a découvert quelqu'un de maladroit mais attentionné. L'affection qu'il partage avec Andrea est sincère, elle le lit dans ses yeux et dans ses gestes tendres. Il essaie de faire bonne impression face à la fille de son compagnon et c'est assez touchant.
L'androgyne prend la main de son amant et lui sourit avec amour. Son geste est très apprécié, tant par lui que par Sinieth. Il ne peut que l'aimer davantage pour tous les efforts qu'il fournit pour se faire accepter dans sa famille.

-Tout va bien, Zaahrian. Merci d'avoir fait la route jusqu'ici. Dit-elle avec douceur pour lui faire comprendre qu'elle ne prend pas ombrage de son absence. Après tout, elle ne sait même pas quand le mariage aura lieu alors elle peut décemment pas lui demander de rester... Puis elle se tourne vers son père. Tu pourras rester pour t'occuper d'Elben ?
-Evidemment.
-Bien... Allons-y.

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Le discours d'Artiön se voulait rassurant mais Sinieth ne peut pas se laisser aller à ce sentiment. Son fiancé est absent et ne donne plus de nouvelles et, au même moment, la magie se perturbe. Elle le sent mieux que quiconque... Comment pourrait-elle se montrer sereine alors que l'inquiétude la gagne.
Cependant, elle doit mettre ses craintes de côté encore une heure ou deux...

Parmi les autres prétendants à la cérémonie du Choix, elle est sans nul celle qui se distingue le plus aisément. Si la moyenne d'âge est légèrement au-dessus de la centaine, elle a trois siècles de plus. Alors comment ne pas la remarquer ? Dans l'assistance, quelques visages connus sont présents. Des officiants de Tari avec lesquels elle a collaboré à son arrivée en Anaëh ainsi que des soldats qu'elle a aidé. Sans parler de plusieurs voisins avec lesquels elle a sympathisé et d'amis d'Aegden. Tous ont fait ce geste afin qu'elle se sente entouré en cette journée marquante.
Lorsque son tour vient, elle va se présenter devant la prêtresse de Kÿria. Celle-là même qui a suivi sa grossesse et participé à son accouchement. Elle s'agenouille devant elle, récite le texte appris par cœur auquel sont ajoutées des paroles liées à sa situation personnelle. Puis on lui demande son nom...

-Je serais désormais connue sous le nom de Sirthaliel Adilys.

Andrea serre la main de Zaahrian. Son expression, toujours douce, est marquée par la stupéfaction.

-Elle a repris le nom de famille qu'elle portait à la naissance... Mon nom de famille. Souffle-t-il avec discrétion et émotion.

Signification prénom:

Zaahrian ne savait pas qu’il était inhabituel d’offrir des présents lors des mariages chez les elfes. Il se senti un peu stupide de ne pas le savoir, mais il y avait tellement de choses qu’il ne connaissait pas de ce peuple dont le sang coulait pourtant en partie dans ses veines. Heureusement, ni l’un ni l’autre ne lui faisait de reproche. Au contraire, le geste semblait apprécier ce qui le soulagea. Il voulait vraiment se faire accepter par la famille d’Andrea. Il avait vu au départ comment sa fille le regardait, à la fois curieuse et méfiante, mais jamais hostile. Le regard d’une personne prête à lui laisser une chance et qui avait confiance en le jugement de son père. Ça, c’était quelque chose qu’il appréciait.

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Aux côtés d’Andrea, Zaahrian suivait la cérémonie avec attention. Il en comprenait seulement la moitié et un début de mal de tête lui martelait déjà les tempes alors qu’il se concentrait, déterminé à enrichir son vocabulaire. Alors que la jeune elfe récitait son texte, la main d’Andrea se resserra sur la sienne et Zaahrian la serra en retour par réflexe. Il tourna la tête vers lui, ayant senti le léger tremblement d’émotion parcourir le corps de son amoureux. Le visage de l’elfe trahissait son émoi bien que son expression restât douce. L’explication ne tarda pas à venir et l’assassin haussa les sourcils, étonné. Son nom de famille… De mémoire, jamais Andrea ne l’avait prononcé en sa présence et, en toute honnêteté, Zaahrian n’y avait même pas pensé. Il était tellement commun à Thaar de faire affaire avec des gens qui cachaient leur nom de famille que la question ne se posait même plus.

« Adilys… » Dit-il doucement, un sourire naissant sur ses lèvres. « A-di-lys… » Répéta-t-il plus lentement en découpant les syllabes comme s’il les savourait. Il était certainement très heureux d’en découvrir un peu plus sur son amant.

Il rapporta son regard sur Sirthaliel et son sourire se fit plus franc.

« C’est ta fille. » Dit-il simplement. « Elle est fière de toi, fière que tu sois son père. C’est sa façon de te rendre hommage et de le déclarer au reste du monde. »

En parlant, sa gorge se serra. Évidemment, ses pensées allaient vers sa propre fille qui l’attendait à Thaar. Il l’imaginait lorsqu’elle sera adulte, la magnifique jeune femme qu’elle deviendrait certainement. Allait-elle porter le nom des Las’danir avec fierté ? Ou allait-elle tout faire pour le cacher, honteuse ? Andrea et lui avaient déjà eu cette conversation, comment l’elfe était différent de ses pairs. Ici, il détonnait autant que Zaahrian, alors il comprenait pourquoi le prostitué était ému de voir que sa fille ne le rejetait pas et embrassait même leur lien filial en reprenant son nom de famille à la naissance. Il déglutit dans un effort de chasser le malaise et porta la main d’Andrea à ses lèvres pour y déposer un baiser, une façon de cacher ses émotions tout en rassurant Andrea.

-Tindisil Adilys. Dit-il avant de se tourner vers son compagnon. C'est mon nom.

Ses lèvres se tordent avec un amusement non dissimulé. Il est rare qu'il donne son véritablement nom, même s'il ne le cache pas spécialement. Cependant, il n'avait pas encore eu l'occasion de le donner à Zaahrian et c'est le moment ou jamais de le faire.

-Andrea c'est seulement... pour semer la confusion.

Même s'il est plus souvent attribué à des femmes, il s'agit d'un prénom unisexe. Lui-même apprécie l'ambivalence. Cela se voit tant dans sa vêture que dans son comportement ou sa voix. Même s'il ne cache pas le fait d'être un homme, il est parfois difficile de savoir ce qu'il préfère : son côté féminin ou masculin. Peut-être parce qu'il a décidé de ne pas choisir. Il aime autant les hommes que les femmes alors pourquoi devrait-il choisir d'être l'un ou l'autre ?

-Je doute qu'elle ressente une quelconque fierté à avoir un père comme moi : proxénète et libertin. Elle a renoncé à la haine de moi que sa mère lui avait transmise depuis moins d'un an seulement. Plus de quatre siècles de rancœur ne peuvent se muer en fierté aussi rapidement. Je pense que c'est surtout un message... La confirmation qu'elle a tourné la page là où Maryam n'a jamais pu... Une volonté de tisser à nouveau le lien alors que je suis la seule parenté qu'il lui reste...

Il y a Aegden et Elben, évidemment, mais ce sont des racines qui lui manquent. Non pas Ithri'Vaan -dont Zaahrian ignore qu'elle est originaire- mais son sang. Et ce souhait ne va pas à l'encontre de l'engagement qu'elle vient de prendre envers Anaëh puisque c'est son sang le plus elfique qu'elle a choisi de mettre en avant.

-Quant à Sirthaliel, cela signifie... la mystérieuse.

Andrea parle bien mieux la langue de ce pays que son compagnon, c'est pourquoi il n'hésite pas à lui faire la traduction. Il aura pu le remarquer, sa fille lui ressemble, et pas seulement physiquement. Elle a ce petit air... Mélange d'espièglerie et de secret, qui la rend intrigante et dont elle s'amuse. Pourtant, ils se sont peu fréquentés dans son enfance mais elle a malgré tout pris cela de lui. Il trouve cela drôle et en même temps touchant de voir qu'elle a choisi de reprendre ce trait de caractère pour son prénom. Un trait qu'ils partagent...

« Tu pourrais être étonné. » Souffla Zaahrian alors que son regard allait d’Andrea à sa fille. « Après tout, elle t’a confié son fils. Si ce n’est pas le signe d’une grande confiance, je ne sais pas ce que c’est. Je ne confierais jamais ma fille à quelqu’un que je déteste. Après, c’est vrai que ce n’est pas la même chose que de l’admiration, mais les elfes ne sont pas réputés pour être particulièrement démonstratifs. Oh, ils peuvent l’être dans certaines situations, j’imagine, mais de façon générale, ils sont plutôt réservés, toi étant une remarquable exception à cette règle. » Il avait dit cela avec un sourire avant de redevenir plus sérieux.

« Les sentiments peuvent changer très rapidement. Toute ma vie, j’ai cru que mon père avait violé ma mère. Elle ne parlait jamais de lui, elle refusait de le faire et chaque fois que j’amenais le sujet, je voyais la tristesse dans ses yeux. Stupidement, j’en ai tiré cette conclusion et j’en suis venu à le détester. C’était une haine viscérale. Puis un jour, j’étais dans une taverne et il y avait cet elfe gigantesque qui est venu s’asseoir à notre table. J’étais avec Guilin à essayer pour la énième fois de le dégourdir un peu. J’étais ivre et cet elfe… Je ne sais plus trop ce qui s’est passé. Il y a eu du tapage, je crois avoir cogné une ou deux personnes. Éventuellement, j’ai vu un médaillon qu’il portait, le même genre qu’avait l’habitude de fabriquer ma mère. Il y avait même sa signature. Comment un elfe de l’Anaëh pouvait avoir un tel bijou en sa possession ? »

Zaahrian se souvenait très bien du moment où il comprit qui était Halandarin. La rage l’avait transformé en animal. Jamais il n’avait éprouvé une telle colère, même envers Daeron. C’était quelque chose de plus profond, quelque chose qui touchait une part essentielle de sa personne.

« J’ai essayé de le tuer. L’instant d’avant nous discutions tranquillement autour d’un verre et voilà que je lui sautais à la gorge, dague à la main. J’étais tellement enragé que je ne pensais même pas à ma propre sûreté. Je voulais le voir mort même si je devais y laisser la peau dans le processus. Je n’étais pas mieux qu’une bête, si bien que Guilin a été forcé de me m’assommer et de m’attacher, car je refusais de l’écouter. Halandarin pensait que nous étions morts dans une attaque. C’est pourquoi il n’a jamais essayé de nous retrouver maman et moi. C’est difficilement sa faute, n’est-ce pas ? Après la haine, je voulais maintenant le connaître. Je voulais faire partie de sa vie et goûter à celle que j’aurais pu avoir s’il m’avait élevé. »

Il avait ordonné à Halandarin de ne pas mourir avant qu’ils se revoient. Son père n’était qu’une épave à ce moment-là et marchait comme s’il portait le poids du monde sur ses épaules. Il lui avait aussi demandé de garder en vie le souvenir de sa mère, l’époque où elle était une jeune femme heureuse et indépendante. L’image que conservait Zaahrian de Ïasmina ne pouvait pas en être plus éloignée.

« Mais il est mort. C’est fou comme les elfes pourtant reconnus pour être immortels ont la fâcheuse tendance à mourir malgré tout. Il était la seule famille qu’il me restait et il y a beaucoup de choses que j’aurais aimé discuter avec lui. J’ai l’impression d’avoir perdu beaucoup trop de temps à le détester. Ta fille et moi avons des choses en commun. Nos histoires ne sont pas exactement les mêmes, mais je comprends ce qu’elle peut ressentir et l’importance que tu as pour elle, Tindisil Adilys. »

-Notre relation est compliquée. Mais je m'en contente tant qu'elle reste stable et que mon enfant continue à m'accepter dans sa vie. A l'origine, c'est Aegden qui devait me tenir informé des grands moments de sa vie. Que cela vienne d'elle était déjà un grand progrès en soi.

Andrea regarde sa fille, les yeux pétillants de fierté. Il n'a pas raconté à Zaahrian son histoire et il ignore comment il peut avoir une anedhelle pour descendante. Une anedhelle qui fait sa cérémonie de passage à l'âge adulte bien tardivement mais cela ne semble pas choquer son compagnon. A moins qu'il ne fasse preuve de discrétion envers elle ? Cela ne le surprendrait guère. Jamais il ne l'a forcé à raconter sa vie. Il ignore toujours qui était cette femme qu'il est allé voir à Naelis au péril de sa vie. Femme à laquelle il écrit toujours en espérant qu'elle puisse lire ses lettre. Leur amant commun le tient informé de l'évolution de la situation et ce n'est guère glorieux. D'ailleurs, il profitera de sa présence à Alëandir pour voir les deux enfants qu'il y a laissé et prendre de leurs nouvelles.

Zaahrian a toujours été moins pudique que lui sur sa vie et, plus leur relation progresse, plus il lui en dévoile. C'est la première fois qu'il lui parle de son père, de leur rencontre, de leur histoire. Il savait que c'était en vengeant sa mort qu'il était devenu si célèbre mais cela en restait là. A présent, il avait toujours éléments pour comprendre cette partie de son passé dans son ensemble. A la fin de son récit, l'androgyne serre la main de son amant un peu plus fort.

-Tu n'es plus seul désormais. Tu as ta fille. Tu as ta grand-mère. Et tu m'as moi. Il nous serait difficile de construire une famille ensemble... Ironise-t-il. Mais nous pouvons faire partie de la famille l'un de l'autre.

Andrea regarde amoureusement son compagnon. Ce qu'ils partagent depuis leur rencontre est particulier. L'attirance physique a peu à peu laissé place à la tendresse qui s'est lentement muée en des sentiments de plus en plus forts. Ils sont si différents... Mais ils partagent certains points communs qui font le ciment de leur couple improbable. Un ciment qui semble inébranlable. Même s'il est un peu tôt pour le dire...

« J’ai toujours pensé qu’une famille ne s’arrêtait pas juste aux liens du sang. Prends Guilin par exemple. Nous avons grandi ensemble, vécu les mêmes expériences et il m’a sauvé la vie beaucoup trop souvent. Il sait qu’il peut toujours compter sur moi et je peux toujours compter sur lui. Je sais qu’il n’hésitera pas un seul instant pour me dire que mes idées sont stupides. Il n’hésitera pas non plus à me frapper si nécessaire et je soupçonne même que ça lui fera particulièrement plaisir de le faire. Ce n’est pas mon meilleur ami, c’est mon frère. Pourtant, nous n’avons pas du tout les mêmes parents. C’est un choix que j’ai fait, le premier membre de la famille que je me suis construite. »

Sa relation avec Andrea n’avait rien à voir avec celles qu’il avait connues jusqu’à maintenant. Il ne s’était jamais senti aussi proche de quelqu’un au point de lui avoir confié des choses qu’il n’avait jamais dites avant. Il était peut-être imprudent en s’ouvrant de la sorte, mais parler avec Andrea lui venait naturellement. Zaahrian lui faisait confiance. S’il finissait le cœur en miette, il n’aurait que lui à blâmer bien qu’il refusait d’envisager cette éventualité. S’il commençait à s’inquiéter de ce genre de chose, il ruinerait ce qu’ils étaient en train de bâtir.

« Nous pouvons former notre famille si on le décide. Elle sera hautement atypique et contre nature pour plusieurs, mais elle sera nôtre. C’est un choix que l’on peut faire bien qu’à mes yeux, tu es déjà ma famille. Gare à ceux qui voudront te faire du mal ou te causer des ennuis. »

Un sourire malicieux étira ses lèvres.

« Tu es vraiment doué pour te faufiler dans ma vie et ravir mon cœur. Tu es de loin l’homme ou plutôt l’elfe le plus dangereux à avoir croisé ma route, mais je ne regrette rien. Je suis heureux… Merci pour tout, nîn meleth. » Il hésita un instant, comme s’il cherchait ses mots, puis il ajouta dans un elfique hésitant. « Melin tirië hendutya sílalë yá lalat. »

traduction: