Divines histoires

1ère ennéade de Bàrkios, 20:XI
Au Banquet de Harald

« Eh, Braähm ! Z’avez fini par la déblayer, c’te salle des runistes là ? »

On m’interrompait de mon observation discrète, d’un coup d’œil par-dessus l’épaule, du départ du Groman-Rik et de l’Almien du banquet. Je me retournai en grognant. Un cognard esseulé s’empiffrait d’une tranche – voire d’un steak – de jambon.

« La Gransalle ? C’n’est pas c’que disait l’ancien tout à l’heure ? » répondis-je fermement. « J’en sais rien, mes mineurs se débrouillent sans moi : ils n’ont pas besoin que je sois derrière eux pour déblayer une salle enfouie. J’espère juste qu’ils ne vont pas faire péter une rune ou je ne sais quoi sans faire attention. Non, moi, je m’occupais d’une chose bien plus importante ! »

Je sortis quelque chose de ma poche et le lançai légèrement devant moi. La pierre précieuse atterrit sur la table dans un bruit sourd.

« On a trouvé un filon de rubis ! L’a fallu l’extraire d’une galerie fragile, qui a failli s’écrouler sur nos caboches. » Le Dawi en face de moi s’en empara pour l’observer d’un peu plus près. « Ça va partir tout droit en péninsule. Ils raffolent de ce genre de joyaux. » Un sourire carnassier dévoila mes dents. « Leur or va financer cette reconquête. Et après… »

Je ne terminai pas ma phrase. Mes pensées belligérantes étaient toujours présentes, mais aujourd’hui, le Zagazorn n’avait plus de raisons de s’attaquer à la Péninsule. Les torts avaient été réparés, disait-on. J’avais toujours une dent contre ces Umgis, mais j’étais peut-être un peu trop rancunier. Mon interlocuteur observa encore un peu le rubis en le tournant entre ses doigts, avant de le lancer sur la table à son tour.

« J’y connais rien à ces pierres... Mais c’est joli.
- Une pierre comme ça ne vaut pas grand-chose, par ici. Mais là-bas, on peut en tirer de beaux lingots. Pas avec une petite comme ça, bien sûr, mais avec tout ce qu’on a trouvé, y’a bien de quoi financer la paye des gardes de Kirgan pour au moins 6 mois ! »

Un éclat de rire, une accolade, des chopes qui se rencontrent dans un choc fort, et nous voilà reparti pour une nouvelle pinte. J’attrapai un morceau de poulet d’un plateau tout près, et croquai à pleines dents.

« Par ma barbe ! » m’exclamais-je sans avoir même fini ce que j’avais dans la bouche. « Excellente, cette volaille.
- C’est pas n’importe quelle volaille : c’est d’la viande de Kronriksmote ! J’les ai vu en ramener deux pour la soirée. T’imagines pas le temps que ça doit prendre à cuire.
- Non, en effet… » répondis-je avec un sourire. J’avais pu en déguster une seule fois, dans le passé, quand on avait découvert l’un d’entre eux blessé sur le versant d’une montagne, il y a bien longtemps. « Brissea soit louée d’avoir créé de tels piafs à la chair si tendre.
- Ne parle pas de Brissea comme ça ! » Un autre Dawi plutôt mécontent se releva de son tabouret en tapant du poing. « Ses engeances… Tu les as vues ? Elles ont dévoré mon frère, et s’il n’avait pas été là, je n’aurais jamais pu m’en sortir. Brissea et Mogar, pour moi c’est la même chose : ils ont perdu la tête ! »

Ce n’était sans doute pas son but, mais la réaction du cognard me mit dans une colère sourde. Mettre Brissea et Mogar dans le même panier, c’était non seulement un affront, mais une absurdité. Je m’apprêtais à lui claquer le bec quand une brillante surprise surgit. L’intervention de la jeune Dawi me surprit : je ne m’attendais pas à une telle ferveur de la part d’une Gnutrommi. Je ne me souvenais pas l’avoir déjà vue, sa chevelue rousse ne me disait rien. Elle eut les mots justes, rappelant à la barbe au pif bien rouge les bases de la théologie zagazornienne. Il maugréa dans sa barbe avant de taper de nouveau du poing sur la table.

« Ce ne sont que des histoires ! » s’exclama-t-il. « Et puis combien de cycles sont déjà passés depuis le mythe ? Qui peut prétendre qu’une vie aussi longue ne vous tape pas sur la caboche ? Malgré leur sagesse, même nos vénérables Karumgrothi finissaient par perdre la tête avant de perdre la vie. »

La tension monta d’un cran. Je ne savais pas si le nain se rendait compte qu’avec une telle affirmation, il insultait certaines de nos plus anciennes valeurs. La douleur de la perte de tous nos anciens à la suite de la Longue Nuit restait gravée dans le cœur de nombre d’entre nous. Une bulle de silence s’établit pendant quelques secondes autour de nous, au milieu du brouhaha du banquet. Le Dawi semblait s’être rendu compte de son erreur, même éméché comme il était. Il semblait d’ailleurs avoir décuvé d’un seul coup. Il secoua la tête, et s’excusa profondément.

« … mais ça ne change rien au fait que Mogar et Brissea sont tous les deux des bêtes, et nous ont fait souffrir. Vous ne pouvez pas le nier. Je ne dis pas qu’ils n’ont pas été nos gardiens auparavant, non. Tous deux ont pu veiller sur nous durant toutes ces années. Mais maintenant, ce sont leurs fils et leur jeunesse qui nous protègent de leur folie. Ikthor veille sur nous. Oui. »

Certaines barbes acquiesçaient, d’autres levaient les yeux au ciel. Les Dawis étaient toujours divisés. Quant à moi, mon poing crispé ne se détendait pas. Je n’étais absolument pas d’accord avec lui. Dans mon corps, je ressentais toujours la force de Brissea, et dans mon esprit et mes actions, celle de Mogar. Je gardais les dents serrées et restais bien assis sur ma chaise. Quelqu’un d’autre devait intervenir. Je ne pouvais pas laisser quelqu’un douter de ma reconversion, malgré le médaillon rouge qui scintillait contre mon torse, au-dessus de mes vêtements.