Tendre l'oreille au Cri

Il était revenu.
Il était revenu encore.
Pourquoi revenait-il sans cesse dans ces lieux damnés ?

A peine furent t-il sous les frondaisons de la maudite, Aegden ferma les yeux une demie seconde, réprimant le frisson qui parcourait aussitôt le long de son dos. Sans doute aurait-il dû avoir peur à cet instant. Seul les fous, ceux déjà perdus par les sirènes, ne craignaient pas les frondaisons maudites. Aduram était ce conte macabre que chacun connaissait mais dont bien peut osaient parler. Pire, c’était une souffrance, refoulée mais bien là dans la mémoire collective des anedhels. Comment ne pas craindre d'y approcher ?

La première fois qu’il était venu l’affronter, Aegden en avait pleuré. Aujourd’hui…Aujourd’hui ces lieux désolés, hurlant sans cesse leur souffrance muette, ça ne lui inspirait qu’une froide colère. Au fond…Il comprenait presque à quel point elle désirait déchiqueter tout ce qui pouvait encore la blesser… Le sang versé ici le serait toujours en vain. Rien, aucune vengeance, aucune bataille ne ramènerait jamais ce qui avait été perdu il y avait des cycles, ni les vies, ni la splendeur passé d'un peuple désormais amputé. Rien n’effacerait ni la haine des hommes, ni ce que les Daedhels, né de leur main avaient ensuite perpétrés.  

Mais à peine pensa-t-il cela que le soldat s’en effraya. Taisant ses craintes derrière un mutisme habituel, il fit mine de s’accrocher de tout son souffle à la simple prière de l’Aigle, hochant la tête.

-I Emël nous protège. Marmonna-t-il en écho, serrant son poing contre son torse.

Ensuite il prit sa place, à l’arrière de la troupe. Les dangers ne viendraient pas que de l’avant, et tous devraient être vigilants. Ses doigts se serrèrent contre la hampe d’Ailagos, tandis qu’à ses côtés, son ami mathandil tournait son mufle vers lui, les oreilles agitées dans toutes les directions. Ici aucune créature ne semblait épargnée et lui aussi semblait désespérément chercher une bouffé d’oxygène dans l’atmosphère étouffante des lieux.

Quelques mois séparaient cette expédition de la précédente. Un deuxième acte que tous espérait qu'il soit le dernier. Plus nombreux que la dernière fois, cela suffirait-t-il seulement à vaincre le mal régnant sur les vestiges du Linoïn ? Celui qui faillit y laisser la vie auparavant jugea que oui, et pour cause, ce n'est probablement pas sur ce facteur que reposait le succès de cette quête. La faiblesse d'un seul pourrait tous les condamner.

À l'instar de la précédente expédition, les soldats des Cités arrivèrent par l'oliya, la frontière les séparant de la folie. À peine celle-ci franchie qu'une aura malfaisante s'instillait dans tout leur être. Une agression qui, contrairement à tous ses pairs, arracha un timide sourire au maître du Repos de Tyräl. Il n'avait pas cédé la dernière fois, et il ne comptait pas s'y essayer cette fois-ci.

Inglor opina du chef pour intimer ses Berceurs d'obéir au lieutenant des Aigles, et se positionna lui-même au milieu de la cohorte, ses sens déjà en éveil, guettant le moindre signe de mouvement dans la trame. Sa main trouva aussitôt la broche bouclant sa longue cape, tandis que l'autre s'attelait à prodiguer calme et tempérance à sa monture blanche agitée par la damnation qui hantait ces bois... et par bien d'autres dangers qui les assailliront incessamment sous peu.

Ailagos tourna dans la main d’Aegden à peine l'alerte fut elle donnée dans la pénombre. Les rejetons de l’immondice s’élancèrent mais le vent les fit brutalement retourner dans le noir d’où elles venaient. La plus grande des aberrations n’avait pas non plus dit son dernier mot et elle aussi se jeta dans la bataille, stoppée par les épées et les boucliers elfiques.

Les cris de batailles emplirent alors les lieux nocturnes, s’ajoutant au battement brutal qui résonnaient déjà dans les esprits. L'esprit guerrier de la forêt semblait comme galvanisé par la violence qui éclatait à nouveau entre ses branches.

Répit de courte durée, déjà la marée insectoïde revint. Elles crissèrent leur colère dans les ténèbres annonçant déjà leur retour en force.

-Vous deux. Aegden lança à deux archers. Rannor ! Cette fois il s’agissait d’un épéiste.  Avec moi, on s'occupe des rejetons !

Alors que leurs autres frères portaient toute leur attention sur la première créature, le petit groupe se détourna et, un peu en avant, attendit quelques secondes à peine, les yeux rivés sur les ombres qui grouillaient et menaçaient de déverser à nouveau toute l'ampleur de leur haine. Tout ne dura qu’un souffle. La lance du mainyth tourna une nouvelle fois dans sa main. L’air siffla, en réponse aux chuintements  de plus en plus fort autour d’eux. Elle tourna une seconde fois, la brume et le vent se levant, léchant la lame et venant s’enrouler le long du bois vivant. Soudain, une créature se jeta vers lui et ce fut le signal qui rompit sa concentration. Ailagos tourna une troisième fois et s’abattit sur l’insecte. La brume s’érigea alors en mur d’air, projetant à nouveau les autres créatures en arrière. Mais cette fois, cela ne suffisait pas à les faire suffisamment reculer, elle étaient en bien trop grand nombre pour une si faible protection. Qu'importe, Les archers ne les laissèrent pas se reprendre pour autant. Les flèches plurent et les lames dansèrent aussitôt le nouvel assaut lancé dans l’éclat de la nuit qui s’avèrerait définitivement bien trop longue.

À peine les elfes pénétraient dans ces bois putrides que ceux-ci dessinaient déjà de les en chasser. Assaillis par les morts, le sorcier nécromant rappelait éminemment sa présence malfaisante dans ces lieux hantés. Acculée, l'expédition fut rapidement scindée en deux groupes. C'était bien pour prévoir cette éventualité que la formation avait respecté un certain équilibre. Tandis que les Berceurs démolissaient l'arcane viciée animant les cadavres, les soldats abattaient, par les lames ou la magie les autres morts-vivants. Néanmoins, ces premiers furent rapidement contraints de tirer leurs armes au clair pour suppléer les seconds. Comme auparavant, les morts ne parvenaient pas à longtemps conserver le momentum. Les elfes trouvèrent rapidement l'opportunité de ralliement, chacun retrouvant un poste qui lui seyait. Les Berceurs rengainèrent leur lame pour incanter de nouveau, protégé par les soldats à l'avant. Les derniers cadavres furent abattus, ou libérés de la magie maléfique troublant leur repos.

Lorsque tomba le dernier, un silence glacial se fit maître. Aux aguets, chaque combattant attendait la prochaine vague, alors que les Berceurs gardaient leurs sens en éveil pour repérer toute magie à l'oeuvre. Si, après un court instant, les soldats s'attelèrent alors à panser leurs plaies, Inglor commanda à ses frères de rester en alerte. Tirant les enseignements de la précédente expédition ratée, Inglor conseillait aux siens d'également scruter le sol, et de tendre l'oreille malgré la stridence des complaintes de la forêt. Le danger pouvait venir de partout, des racines au feuillage, du nécromant à la moindre créature abandonnée à la folie dominant ces lieux. Ce sont ces dernières qui succédèrent aux engeances de ce premier.

« Rejoignez le rang ! » ordonna Inglor à ses frères et sœurs du Repos de Tÿral, face à cette géante créature et ses rejetons.

Tirant leurs armes, les bras armés de Tari reculèrent, attendant que les soldats reforment les lignes pour s'y insérer.

« Soeur. » appela Inglor à l'attention de l'une de ses Berceurs en la retenant par le bras. « Reste en retrait, et alerte-nous si le nécromant nous prépare une embuscade. » Alors qu'elle acquiesça d'un signe résolu de la tête, le maître de l'ordre se tourna vers les autres. « Mes frères, appuyez les soldats ! Deux prendront les flancs, le dernier restera au centre. Je soutiendrai quiconque en aura besoin. »

S'il avait eu le temps, Inglor se serait certainement interrogé sur les origines de cette créature arachnide jamais vue auparavant. Pire encore, celle-ci était une énième victime du nécromant, animée par une magie bien plus puissante que les cadavres affrontés plus tôt. Pendant que les soldats s'acharnait à repousser la multitude de rejetons qui déferlaient sur leurs boucliers, l'immense créature chassait les Berceurs, profitant de sa hauteur pour passer outre les rangs serrés. Véloce et agile, l'araignée empêchait férocement les soldats de Tari de défaire les fils qui la tenaient debout.

« Elrohir, Hirluin ! Prenez ses flancs ! Galdor, contourne-là pour l'attaquer par derrière ! Ne restez immobile sous aucun prétexte, et n'incantez pas avant que je ne vous l'ordonne ! » ordonnait le chef des Berceurs, son épée se substituant à un sceptre ou un bâton de maréchal.

Une fois ses consignes exécutées et ses frères positionnés, Inglor tira sa dague, empoignant son épée de la main gauche, et la lança vers sur la créature. Bien qu'elle se planta sur dos écaillé de la créature, cela n'eut aucun effet réellement dommageable. Pas même une goutte de sang ne perla sur la monstruosité. Ce n'était pas ce qu'il désirait. Portant la main à sa broche, il fit mine de préparer un sortilège, appâtant la créature qui se rua alors vers lui, dard au clair et dont le venin s'égouttait sur le sol. Un sourire satisfait s'afficha sur le visage lisse du Berceur qui recula de quelques pas. Brandissant son épée vers l'avant d'un air de défi, Inglor attendit patiemment son heure.

« Maintenant ! » tonna-t-il alors que la créature n'avait pour seule proie cet insolent Berceur qui l'avait défié. Ses frères d'armes purent simultanément conjurer la puissante magie tenant cette immense créature en vie. Après plusieurs secondes, la bête s'écroula, subitement rendue inerte... sur le maître du Repos de Tÿral.

Aegden entendait les préoccupations de l’Aigle et du médecin, un peu plus loin. Ses oreilles se couchaient en arrière, tant parce qu’il écoutait que parce qu’il détestait entendre ce qui se disait. Rester ici et prendre le temps de soigner le Berceur était nécessaire. Et son état l’inquiétait, naturellement. Mais c’était aussi terriblement dangereux alors que l’ennemi en face connaissait décidément leur moindre fait et geste. Ils étaient devenus la proie malheureuse de ce qui régnait dans ses bois. Chaque instant qui passait était un instant de plus laissé au seigneur d’Aduram pour renforcer son influence.

Alors le lancier finit par se lever de la pierre contre laquelle il s’était assis. Les tambours battaient toujours quelque part au fond de son esprit et il ne doutait pas qu'il devait en être de même pour tous. Il fallait espérer que les délais supplémentaires infligés par l'ire de la forêt ne scellerait pas leur perte.

-Si nous restons ici. Fit-il alors à l’Aigle lorsqu’il approcha. Nous devons maintenir notre vigilance en permanence. Nous perdons un avantage à rester fixe dans une position connue. Quoi que je ne serais de toute façon pas surpris de savoir que nous sommes surveillés. La moindre de nos faiblesses sera sévèrement punie.

Il ne remettait pas en question les décisions prises car elles étaient justifiées. Mais malheureusement, si les guérisseurs pourraient prendre le temps de se ménager, ceux qui devraient veiller, eux n’en auraient pas le luxe.

Écrasé sous le poids de l'immense arachnide, Inglor, dans un premier temps sonné, sombra vite dans l'inconscience. Il ne pourrait dire ce qu'il advint passée la “mort” de la créature qui s'était écrasée sur lui. Néanmoins privée de leur génitrice, il était peu probable que les rejetons, bien qu'en immense supériorité numérique, purent ébranler les rangs des soldats elfes, qui n'avaient plus à craindre l'agilité de la créature arachnoïde.

Inglor reprit connaissances quelques temps plus tard, défait de son armure et pansés ou bandés à de nombreux endroits de son corps. Ses jambes étaient si fourmillantes qu'il ne lui était pas possible de les mouvoir. À cela s'ajoutait des douleurs de gravité et d'intensité diverses, aux cotes, aux bras, mais, surtout, à la tête. Cette créature était, en réalité, bien plus lourde qu'il ne l'avait estimé au vu de son agilité et de sa sveltesse.

Le ciel était encore noir, et les bois toujours malaisément silencieux. Autour de lui, les auxiliaires s'affairaient à lui prodiguer les soins dont il avait éminemment besoin. Ceux-ci interrompirent le Berceur alors qu'il s'acharnait à essayer de bouger ses jambes d'un petit centimètre. Ce n'est qu'à ce moment qu'il comprit que ce n'était pas uniquement le poids de la créature qui l'avait mis dans cet état. En effet, pendant sa chute, dard en avant, la créature était parvenue à transpercer Inglor et à inoculer son puissant venin dans son sang. Un venin paralysant qui, actuellement, entravait ses jambes. Un venin si puissant qu'il ne ressentirait même pas la douleur de se les faire faucher par une lame affûtée.

« Y a-t-il d'autres blessés ? »
« Oui… mais pas dans un état plus grave que le vôtre. Ne forcez pas sur vos membres, cela ne servira à rien pour l'instant. Nous avons extrait le venin et soigné le gros de vos blessures, mais... »
« Concentrez-vous sur le plus gros. Vous, comme nous, devez ménager vos efforts. Nous devrons également repartir dès que je récupèrerai l'usage de mes jambes et que je serai capable de porter mon armure. Rester au même endroit trop longtemps est dangereux. »
« Nous camperons ici pour la nuit. Reposez-vous. Ce sera le meilleur moyen de récupérer rapidement. »

Le lendemain à l'aube, l'expédition se prépara à reprendre la route. Inglor recouvrait peu à peu l'usage de ses jambes fourmillantes. Il n'était pas complètement rétabli, mais l'expédition ne pouvait pas attendre un jour de plus, et encore moins au même endroit. Pouvoir se déplacer sans s'écrouler et rouler des épaules lui suffiraient pour l'instant. Les médecins lui avaient prodigué des derniers soins, ne laissant que les blessures les plus superficielles. Néanmoins, afin de ne pas confier de postes stratégiques à l'estropié qu'il était, il se positionna au milieu de la cohorte, plus à l'abri, confiant à ses quatre frères et sœurs d'armes la laborieuse tâche de veiller sur celle-ci.

Les elfes s'infiltrèrent plus au cœur des bois meurtris, toujours plus obscurs et oppressants. Les arbres y étaient plus imposants et plus resserrés, tandis que la broussaille s'élevait plus haut du sol. Vigilants, les combattants avançaient à pas feutrés, scrutant les fourrées comme les branchages, scrutant le ciel comme le sol. Le danger pouvait les attaquer de n'importe où, et à n'importe quel moment. Plus les expéditionnaires s'avanceront, plus ils devront se montrer prêts à réagir à tout instant.