C’était une bien curieuse sensation. Elle avait l’impression d’avoir reculé de plusieurs kilomètres, qu’elle avait complètement perdue la tête. Qu’elle avait étonnamment trouvé l’amour là où elle aurait dû être. Des sentiments totalement irrationnels, qu’elle avait pris bien trop longtemps à comprendre. Il lui manquait. Plus qu’elle ne pouvait même l’imaginer. Pourtant, ce jour aurait dû être plein de réjouissance, mais la baronne, assis au bout d’un quai, les pieds dans le vide avait son regard fixé sur l’horizon. Un horizon sinistre, qui reflétait bien ses sentiments à ce moment-là. Le ciel, autrefois serein, se métamorphose doucement en un tableau de nuages sombres et menaçants. Les premiers signes furent des bourrasques de vent erratiques qui dansèrent à travers la ville, faisant claquer les drapeaux et virevolter les feuilles. On pouvait sentir la tension montée et au loin, l'horizon maritime devenait de plus en plus obscur, enjolivé par des nuages lourds et orageux qui semblaient s'étendre à perte de vue. Les vagues commencèrent à se creuser, passant d'un calme apaisant à des crêtes en furie qui se déchaînent contre les quais et les jetées. Le bruit de la mer en colère résonnait dans toute la ville, un rugissement continu qui rappelle la puissance implacable de la nature.
Cela faisait trois jours qu’elle attendait. Tous les jours, elle reprenait la même position, attendant patiemment le retour du Rokvenha. Incapable de manger, incapable de dormir, si au départ son excitation la poussait à rester ainsi, elle se transforma en colère, en incompréhension. La baronne savait ce que le corsaire pensait, elle en était sûre, ce n’était pas une façade, ni un jeu. Mais la dure réalité devenait de plus en plus évidente ; le Rokvenha ne savait pas aimer et ne le comprenait tout simplement pas. Difficile de convaincre un être fondamentalement égoïste de changer. La jeune femme frissonna alors qu’une bourrasque de vent fit virevolter ses boucles brunes et une voix se fit entendre ;
« Adélina… » Murmura le chevalier, la sortant de ses pensées. La jeune femme ne put même pas se retourner vers ce dernier, le regard fixé sur la mer qui devenait de plus en plus sombre, alors que la réalité la frappait de plein fouet. Un coup bien dur à admettre, qui la blesser au plus profond d’elle-même, comme si l’on avait arraché son cœur pour le jeter dans les flots colériques.
Il ne viendrait pas.
La jeune femme leva doucement le menton, les prunelles azurées toujours sur l’océan devant elle, attendant patiemment un quelconque navire. Pourquoi était-ce si difficile ? Tout ce qu’elle voulait était d’être quelque chose pour quelqu’un. Elle ne devrait pas mendier de l’amour à qui que ce soit, ni leur demander qu’il lui porte une quelconque attention, et encore moins avoir à lui supplier de lui parler… On ne cessait de lui dire que les hommes qu’elle aimait étaient chanceux… Alors pourquoi se trouvait-elle encore dans cette situation ? Qu’avait-elle fait pour mériter de tels traitements ? Ses mains se serrèrent un peu plus, alors que le ciel s’illumina d’un éclair qui zébra l’horizon. Le tonnerre prit bien quelques secondes avant de les rejoindre, faisant vibrer l'entièreté du quai sur lequel ils se trouvaient. Les marins quant à eux, se dépêchaient de finir leurs besognes, voulant éviter la tempête qui s’approchait de la côte. L’immense chevalier soupira, avant de s’asseoir à ses côtés, les pieds dans le vide.
« Nous devrions y aller… » Murmura-t-il doucement, brisant de nouveau le silence beaucoup trop douloureux.
« Pas tout de suite. » Aubry se passa la main dans ses cheveux, ne sachant pas trop quoi dire pour la convaincre. Il aurait bien voulu la consoler, mais la jeune femme était de marbre, ne laissant apparaître aucune émotion. Pourtant, il le savait, il le savait que si tout était calme à l’extérieur, la tempête qui rageait à l’intérieur de la jeune femme aurait terrifié le plus fervent des marins.
« La tempête approche, Lina… Il ne pourra pas naviguer par ce temps. Cela fait trois jours que nous l’attendons. S'il n’est pas venu avant, il ne viendra pas maintenant. »Cette fois, ce fut la nordienne qui soupira, avant de fermer les yeux pendant quelques secondes. Son cousin avait raison, et pourtant, elle était incapable de bouger. Elle avait attendu son moment avec impatience, l’avait imaginé d’innombrables façons, mais le fait qu’il l’abandonne ainsi - encore une fois - était encore plus douloureux que tout ce qu’il aurait pu faire d’autres.
« Au moins, tout cela pourra te faire tourner la page. » Commença le chevalier maladroitement ;
« Ce n’était pas réciproque et maintenant, tu peux te concentrer sur autre chose. Des choses plus positives mêmes… Espérer commencer une nouvelle vie, sans traumatisme ou personne qui te retiens. »Cette fois, la baronne tourna la tête vers son cousin, le regarda silencieusement pendant des secondes qui lui semblaient beaucoup trop longues. Au bout de quelques secondes, la jeune femme brisa finalement son silence, alors qu’un éclair zébra le ciel a l’horizon.
« Non, Aubry. C’était réciproque…. Je le sais. » Le chevalier n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche qu’elle reprit ;
« J’espère sincèrement qu’il ne m’oubliera jamais… »Le chevalier se redressa, leva la main pour la mettre sur l’épaule frêle de sa cousine alors qu’elle reprit d’un air grave ;
« J’espère que mon nom lui grattera la gorge comme une phrase qu’il a désespérément besoin de prononcer et qu’il ne peut pas. J’espère que ça lui brûlera à chaque fois qu’il essaie de le ravaler comme s’il n’y avait aucune raison ou sens d’être là. Je prie pour qu’à chaque fois qu’il regarde son lit, qu’il me voit, assis là, souriante et que le bonheur qu’il a pu voir sur mon visage le hante. J’espère qu’à chaque fois que les gens lui glisseront mon nom ou même mon surnom, que cela le transperce, que le souvenir que je suis à tacher sa vie, et à chaque fois qu’il essaie de l’effacer, qu’elle ne se propage.»La nordienne soupira doucement, alors que ses épaules semblèrent s'affaisser pendant une seconde. Aubry enleva sa main, fixant sa cousine. Il avait écouté la moindre de ses paroles, mais avait des doutes, croyant que le corsaire n’était pas réellement la personne qu’Adélina croyait. Mais la nordienne continua ;
« Et j’espère qu’il ne m’oubliera jamais, comme moi, je ne peux l’oublier. Voilà ce que je souhaite. Qu’il vive la même torture qu’il a choisi de m’infliger. »« Ce traumatisme t’a rendu plus forte… » Tenta-t-il. Mais il fut rapidement coupé par un rire de la part de la baronne.
« M'a rendu plus forte? Aubry… » Commença-t-elle avant de secouer légèrement la tête, amusée. Puis reprenant un air sérieux, elle continua ;
« Ce traumatisme, comme tu l’appelles, ne m’a pas rendue plus forte. Il me détruit jour après jour. Il me donne des cauchemars, à voler ma voix et surtout, il me fait me sentir inaimable. Il me faut mes propres forces pour faire face à cette situation jour après jour et me dire que je ne laisserai pas ces sentiments gagner. J’ai eu droit à une situation terrible qui n’était pas de ma faute et j’ai appris à survivre malgré mon “traumatisme”. Pas à cause de cela. »Un air froid s’installa sur le visage de la nordienne, avant qu’elle ne se lève finalement avant de se retourner, faisant maintenant dos à la mer. Un nouvel éclair éclaira le ciel, alors que des gouttelettes commencèrent finalement à tomber. Tout d’abord doucement, avant de prendre un rythme de plus en plus violent.
« Un jour Aubry, ma rage sera vus par les hommes qui m’ont empoisonné en premier. »
La réplique glaça le sang du chevalier qui ne put rien faire ni bouger à ce moment-là. Adélina se redressa finalement, avant de se mettre à marcher, dépassant le chevalier qui ne put que la suivre du regard. Quelque chose avait changé… Elle n’était plus la jeune femme innocente… Elle n’était plus la victime. Non, elle était devenue celle qu’elle n’aurait jamais dû être…