Le chacal et la hyène

8ème ennéade de favrius, 21:XI
Thaar - Soieries

Le bruit caractéristique d'un liquide en ébullition s'élevait dans les airs, enveloppant de son aura presque réconfortante l’ouïe de quiconque pénétrait à l’intérieur de l'échoppe. Les murs étaient tapissés de lourds rideaux pourpres, ornés d'étranges symboles brodés en fil d'argent. Au centre de la pièce, une table en chêne massif était couverte d'ouvrages anciens aux reliures usées renfermant des textes écrits dans un langage qu'Azralith était bien incapable de déchiffrer. Des fioles étincelantes, remplies de liquides aux couleurs éthérées, reposaient délicatement sur des étagères, capturant la lumière qui filtrait à travers de petites fenêtres ornementées.

Certains liquides semblaient se mouvoir d'eux mêmes, comme s'ils étaient soudainement pris d'une conscience et cherchaient désespérément à s'échapper de leur prison de verre. D'autres s'illuminaient d'un éclat incandescent comme si des flammes s'étaient retrouvées à l'état liquide et avaient été capturées en bouteille. Le regard écarlate d'Azralith parcouraient avec un grand intérêt les différentes potions ainsi que les multiples ingrédients dont elle ignorait pour la plupart totalement la fonction. Une douce fragrance flottait dans l'air et l'enveloppait dans une bulle envoûtante.

Elle tendit la main vers l'un des flacons mais fut rapidement interrompue. "STOP." Azralith tourna la tête vers l'origine de la voix. Il s'agissait d'un nain chauve à la barbe courte et vêtu d'une longue robe rouge, les traits de son visage exprimant son mécontentement. "Que j'vous prenne pas à poser vos sales pognes sur l'moindre d'mes produits." La guerrière regarda sa main un instant avant de se rapprocher du Durgazdawi en grognant. "Je n'ai pas l'intention de partir avec en courant si c'est ce que tu crains, dwen'del."

Le nain lui répondit : "J'sais pas où vous avez fourré vos doigts, et il est hors de question qu'vous salissiez mes pots ou qu'vous rendiez mes clients malades. On est pas dans une échoppe des bas quartiers ici, alors rangez vos pognes ou je vous fais rentrer un élixir de langue de feu par l'fondement !"

Azralith ne put s'empêcher de sourire. Elle appréciait les nains, ils avaient un certain charme qui ne se retrouvait pas chez les autres peuples. Un charme gras, cru, rempli d'insultes et qui sentait la bière, mais un charme tout de même.

"Avant quoi que ce soit, vous comptez payer avec quoi ?" L'alchimiste la toisait, les yeux plissés. Azralith sortit alors de l'un de ses rangements une pierre semi précieuse pourpre provenant du Puy. "Ça devrait suffire j'imagine ?" Les yeux du nain s'arrondirent soudainement et il leva la tête vers le visage de la drow avec une expression similaire à celle qu'il aurait arboré si un prince marchand avait pénétré dans son échoppe. "Un peu qu'ça suffit ma grande ! Bougez pas, j'vais vous faire voir mes articles les plus exotiques."

Il s'élança sans plus attendre vers l'un des meubles et tira sur l'un des tiroirs jusqu'à ce qu'il se détache complètement. Il en inspecta le contenu un court instant avant de le ramener vers la drow, le posant sur une table à sa hauteur.

"J'sais pas trop c'que vous cherchez, il m'reste quelques philtres, deux trois fioles d'venin de tatzelworm, un peu d'ichor d'lavascar si vous cherchez d'la matière première..." La guerrière parcourut les produits du regard, se rendant rapidement compte que si sa simple curiosité ayant été à l'origine de sa visite, elle allait avoir besoin des conseils d'un professionnel si elle voulait acheter quoi que ce soit. Non seulement car elle ne s'y connaissait que très peu, mais aussi parce que malgré la réputation relativement correcte de l'échoppe, elle refusait de se retrouver avec une addiction ou des effets secondaires indésirables.

L'attention d'Azralith fut cependant accaparée par une bouteille dans laquelle semblait être enfermée une créature. Elle se pencha plus en avant pour mieux la discerner et elle écarquilla les yeux en voyant un visage humanoïde qui l'observait en retour. S'agissait-il d'une fée ? Elle avait déjà lu quelques rares descriptions de ces créatures humanoïdes ailées dans certains livres, mais voir de ses propres yeux ce qui ressemblait à une femme elfe à peine plus grande que la poignée d'une épée paraissait presque irréel.

La fée en question était d'ailleurs dénuée de la moindre paire d'ailes. A la place, de profondes cicatrices rouges striaient son dos, des marques qui se retrouvaient également à d'autres endroits de son corps. Elle était recroquevillée au fond de la bouteille, étalée au milieu de morceaux de fruits secs, une expression terrifiée sur le visage.

Le nain suivit le regard de la guerrière et pris la parole. "Ah c'la fée qui vous intéresse ? J'ai déjà vendu ses ailes malheureusement, et j'comptais récupérer son sang mais j'ai bien l'impression qu'elle refuse de s'nourrir."

Quelque chose dérangeait Azralith. Elle n'aurait su dire quoi exactement, mais la vue de cette créature mutilée déjà enfermée dans ce qui allait être son tombeau ne lui plaisait guère. Peut être étaient-ce ces grands yeux et ce visage qui pouvait faire penser à celui d'une enfant, lui rappelant des souvenirs de hurlements stridents et de chair brûlée.

Azralith lança la pierre semi-précieuse à l'alchimiste avant de déclarer : "Je vais te la prendre." Un court silence s'ensuivit, le nain se triturant la barbe avant de répondre. "J'sais pas si vous allez pouvoir en tirer grand chose. D'vous à moi, elle vaut clairement pas c'que vous m'offrez, alors laissez moi vous rajouter un p'tit quelqu'chose." Et le voilà qui repartait à grande enjambée, fouillant dans son matériel et revenant avec un petit flacon d'huile qu'il déposa sur la bouteille contenant la fée. D'un geste de la main, il désigna l'imposante claymore dans le dos de la guerrière. "J'imagine bien qu'c'est pas là pour décorer alors prenez ça avec. Ça f'ra du bien au métal et y'a pas mieux pour l'entretenir sur les routes."

Azralith eut à peine le temps d'examiner le flacon que le nain ajoutait déjà : "Allez maintenant du vent, déguerpissez !" Ses nouvelles possessions en main, elle passa l'entrée de l'échoppe et les deux barbesables qui y étaient postés, se retrouvant dans les rues spacieuses des soieries. Elle se dirigea sans attendre au pied d'une imposante demeure et s'agenouilla, forçant le couvercle de la bouteille. Une fois ouverte, elle la pencha légèrement vers le sol, observant la fée.

"Je ne sais pas si tu me comprends mais je n'ai nullement l'intention de prendre ton sang ou de te revendre, alors file." Ce qu'elle allait faire de sa liberté, cela ne la concernait en rien. La fée demeura immobile un instant avant de passer doucement la tête par l'ouverture, tournant de grand yeux écarquillés vers elle. Azralith haussa un sourcil avant de se pincer les lèvres. A bien y réfléchir, rien de très bon ne pouvait attendre une fée à peine plus grande qu'une main se déplaçant à pied dans les rues de Thaar. Une pensée qui traversa sans doute également l'esprit de la créature sylvestre, car elle se hissa soudainement hors de sa bouteille et grimpa le long du bras de la guerrière, trouvant refuge dans la fourrure qui lui recouvrait les épaules.

Elle pouvait sentir son corps minuscule et tremblant se recroqueviller contre sa peau, bien au chaud sous la fourrure. Azralith se releva avec un grognement, elle n'avait ni l'envie, ni les compétences pour s'occuper d'une telle créature. Mais elle pouvait peut être la déposer auprès de l'Aile Blanche, elle ne comptait pas s'éterniser plus que de raison à Thaar et elle avait prévu de croiser la route de Viliam dans tous les cas. Les tremblements avaient par ailleurs déjà cessés, et un très léger ronflement émanait de sous la fourrure.

Regardant autour d'elle, la guerrière Ilythiiri constata rapidement qu'elle ne connaissait pas la route menant aux quartiers plus démunis, n'ayant que trop peu fréquenté les soieries pour pouvoir s'y repérer facilement. Elle avisa alors un passant et l'arrêta en posant sa main sur son épaule.

"Toi, dans quelle direction se trouve le grand bazar ?" A peine eut-elle terminé sa phrase qu'elle vit l'éclat rouge des yeux de son interlocuteur. Du sang drow. Mais quelle était donc cette abomination ? Le visage de l'homme était fin, androgyne, sa peau similaire à celle d'un humain. L'héritage d'Elda était bien présent, mais il avait été dilué par du sang sylvestre, en témoignait également sa chevelure se parant du blanc tant désiré de la Voilée mais aussi de ce noir qu'Azralith ne connaissait que trop bien. Un hybride, un monstre, une abomination, un rejeton profane portant un sang saint souillé par son ascendance darthiiri putride.

Et pourtant, en observant son visage, elle ne pouvait s'empêcher de le trouver... Esthétique ? Elle serra les dents, une légère grimace s'affichant sur son visage. Ce dernier détail la dérangeait au plus haut point, bien plus que tout le reste.

Elle haussa un sourcil, éprouvant une certaine difficulté à dissimuler sa surprise en voyant l'inconnu baisser la tête en signe de respect, étonnement qui ne fit que s’accroître lorsqu'elle l'entendit parler sa langue sans la moindre erreur de prononciation. Un esclave du Puy ? Azralith tourna rapidement la tête à droite et à gauche, observant les environs à la recherche d'un éventuel maître dans les parages. Mais aucun Ilythiiri ne se trouvait à proximité.

"Tu es seul ?", s'enquit-elle tout en continuant de l'observer précautionneusement. Il répondit par l'affirmative et elle croisa les bras, plissant légèrement les yeux. Voilà qui était fort étrange. Une partie d'elle ne pouvait s'empêcher instinctivement de penser qu'il était peut être là pour elle. Une idée particulièrement stupide à en juger par le début de leur échange, d'autant plus qu'elle n'était plus recherchée par le Puy. Mais les habitudes paranoïaques avaient parfois la vie dure.

Dans tous les cas, croiser un esclave laissé seul au milieu de Thaar et qui ne semblait visiblement pas capable de s'orienter correctement dans la cité piqua vivement sa curiosité et effaça toute trace de son dégoût initial. Il pouvait aussi très bien lui mentir, cherchant à dissimuler la présence et les actions d'un maître ne désirant pas attirer l'attention sur lui. Quelle que puisse être la vérité, sa présence demeurait intrigante.

"Lève la tête et tiens toi fièrement. Le respect se gagne et je n'ai encore rien fait à tes yeux qui puisse mériter un tel comportement." Lorsqu'elle croisa à nouveau son regard, elle se présenta. "Je suis Azralith, de la maison Zaurahel. Comment t'appelles-tu ?" Elle pencha légèrement la tête sur le côté. "Que fais-tu donc seul ici ?"

Quand l’Ilythiiri l’invite à relever la tête fièrement, il s'exécute, retrouvant son port de tête droit et fier. Ses yeux croisent alors ceux d’Azralith et son regard exprime un sentiment de respect, son air méprisant ayant disparu devant elle. “Zaurahel” quand il entend ce nom,il déglutit mais ne montre aucun signe de défaillance. Plusieurs questions traversent alors l’esprit du jeune esclave, mais aucun son ne sort de sa bouche pour les énoncer.

Que fait ici une Prima Sanguis, une représentante d’une famille reconnue et respectée du Puy ? Impossible de connaître les desseins de ces hauts dignitaires et après tout cela ne le regarde aucunement. Lui aussi regarde brièvement les environs à la recherche de potentiels gardes et autres alliés de la Sombrelfe, mais il ne remarque rien.

“Je suis Ranadath A’Daroavae.” Sa main remonte lentement sur son torse et s’y plaque, lui s’incline solennellement en signe de respect. “C’est un honneur de vous rencontrer, Azralith Zaurahel. Votre nom m’impose le respect par obligation, il en est ainsi.” L’Hybride retrouve sa position et ses mains se placent dans son dos, se liant. “Je suis ici à la demande de mon Père. Il m’envoie ainsi l’honorer lui et Le Père des Batailles en m’initiant aux arènes. Je dois prochainement faire mon premier combat dans les quartiers démunis de cette cité.” Il marque alors un court silence durant lequel il semble hésiter. “Peut-être désirez-vous que je vous accompagne pour retrouver votre route ?”

Il ne doute pas des capacités de cette guerrière née face à l’adversité médiocre que pourrait opposer un habitant de cette cité, mais sa nature le pousse ainsi à oeuvrer pour la sécurité des représentants du Puy et d’autant plus quand il s’agit d’un si estimable dignitaire.

La surprise lui déclencha un léger rire et elle passa une main sur ses lèvres comme pour tenter de le camoufler. Elle avait été trahie, massacrée, torturée dans cette même cité pour un acte d'hérésie qui n'avait jamais eu lieu, et la voilà maintenant qui se retrouvait escortée. Un changement de comportement à son égard des plus appréciables et même si Ranadath n'aurait peut être pas eu la même réaction en connaissant tous les détails des agissements de la guerrière, elle n'allait certainement pas laisser passer l'occasion.

Elle ne put s'empêcher d'observer plus attentivement son accoutrement, remarquant qu'il ne portait aucune arme. Peut être étaient-elles dissimulées ou peut être s'agissait-il d'un mage. Il pouvait aussi simplement être un menteur, mais qui parcourrait les rues de la cité des splendeurs seul et sans le moindre moyen de se défendre ?

"Comment pourrai-je refuser une telle offre ? Si tu es dévoué à notre Père, j'aimerai voir de quoi tu es fait." Elle vint alors percuter le bout d'un de ses doigts sur le torse de Ranadath. "Et j'espère que ce ne sera pas décevant."

Sans prévenir, elle dégaina soudainement une dague de son autre main, la lame fendant l'air en direction du visage de l'esclave. L'arme s'arrêta bien avant d'atteindre sa cible mais la réaction de Ranadath resta la même, se penchant subitement sur le côté pour esquiver le coup et fléchissant ses jambes dans une posture solide, prêt à combattre. Un comportement qu'il n'avait pas eu le temps de réfléchir, purement instinctif. Il n'était pas un menteur.

Satisfaite, Azralith fit tourner un instant la dague autour de ses doigts avant de la ranger, affichant un large sourire. "Rapide pour un mage." Ses mains ne s'étaient posées sur aucune arme et ne s'étaient pas refermées en poings, adoptant au contraire une étrange position. Quelque instants de plus et il aurait sans nul doute commencé à manipuler la trame autour de lui.

La voilà qui était désormais accompagnée d'une fée sans ailes et d'un esclave gladiateur, Thaar n'était jamais avare en surprises.