La supplique radieuse - Wakadimandagu

Le Qeslac était vraiment une sale bestiole ; aussi large et imposant qu’un taureau à qui on aurait collé deux ailes sur le dos, il avait plutôt mauvais caractère et pouvait, s’il le voulait, vous défigurez fissa à coup de serres et de bec. Heureusement pour lui,  il était aussi utile qu’intelligent. Les Mille-Caves possédaient un élevage restreint dans une des nombreuses alcôves donnant sur l’extérieur du monde ; dans cette volière de grès et de silice, s’adonnait à quelques piailleries des volatiles sélectionnés et élevés par les nains depuis l’arrivé des premiers colons. On entretenait ici ces lignées comme un patrimoine culturel grotesque mais nécessaire. En ce début de saison froide, s’envola alors dans les airs le patriarche d’une myriade de couvée ; un vieux poulet qui ne voletait que pour les occasions spéciales, les destinations qu’il possédait à son compteur, devenue largement désuète.
Il s’envolait en direction d’Esion. La bas, l’attendait en patientant, un fumiste patient ayant tendance à s’endormir sur le goulot de son manche de pipe. Un messager qui, aurait de quoi faire dans les jours à venir.

Au Sandjakbey de Brââ, indomptable et indominé Léopard Astral,

Voila plusieurs jours que nos chemins se sont séparés aux abords de la Côte Brûlée ; dans l’urgence et la catastrophique position dans laquelle nous nous trouvions, nous durgazdawi, il me fut impossible de te transmettre à toi, fier gardien du fleuve, les honneurs nécessaire à ton rang et à ta position.

Permet donc par l’acquisition de ce message, de réparer mes fautes. Je souhaiterais ainsi te convier aux Mille-Caves, la forteresse de notre communauté, se situant en périphérie de la cité de Thaar. Je pourrais ainsi témoigner ma gratitude à celui qui fut notre sauveur et tous le pourrons dans mon sillage. Nous organiserons une grande fête, le lait, le miel et l’ambroise y couleront à flot.

Nous accueillerons avec toi, tes guerriers les plus braves, vous bénéficierez tous du gîte, de nos largesses et de notre protection aussi longtemps que souhaiterez résider entre nos murs.
Bénéfice de mes plus grandes et caverneuses salutations, j’embrasse les pieds de ta grand-mère.

Sa Pansité, Ozkun Ozisson le Magnifique, Maître des Caves, Prince Marchand de Thaar et des Sept-Monts, Membre du Conseil de Thaar.

Wakadimandagu souriait toutes dents dehors. Shahninha, son interprète, achevait la lecture du contenu de la missive, mais c'est à peine si le Shiladar l'écoutait encore. L'insistance de ce nain à rechercher mes faveurs devient touchante, songeait-il. Il frissonnait encore en songeant combien cette journée avait failli mal tourner, le fameux jour de l'attaque de la caravane marchande... cet imbécile de Kushek n'avait rien compris au plan, comme d'habitude. Et pourtant, les retombées de l'assaut dépassaient toutes ses attentes. Les nains l'avaient couvert d'une montagne d'or, et il n'avait perçu que le premier paiement. Régulièrement, le Shiladar paradait juché sur un gigantesque Païm, cadeau des courte-pattes, qui ne manquait pas d'impressionner les foules sur son passage - dommage que les rues de Napamassa soient si étroites. Or, voilà que ce Ozkun se sentait toujours plus redevable, ce même Ozkun qui s'auréolait désormais du titre de Prince-marchand. En découpant la gorge de Marzaban Ambreroc, Wakadimandagu n'avait pas seulement fait du Pansu l'un des plus puissants seigneurs de ce monde ; il en avait fait son débiteur.

- Tu devrais te méfier, affirma Suthilshebal, quittant son coin d'ombre pour approcher son seigneur. Les Princes marchands de Thaar sont de l'engeance des vipères ; ils n'attirent que pour mieux mordre.
- Comme çi z'avais peur. Le Léopard ne craint pas les petits ronzeurs, répliqua le Shiladar avec suffisance.
- Une vipère est un reptile, pas un rongeur.
- Tu vas pas me faire une leççon de çiences naturelles, soupira le Shiladar. Ze çais pertinemment que çe gros paçyderme ne m'invite pas pour le plaizir de boire en ma compagnie ; il me convie pour faire appel à mes çerviçes.
- Et quel genre de services demandera-t-il, cette fois ? Il est clair que le commanditaire au Masque d'Or, c'était lui.
- Ç'est probable, mais nous n'en çommes pas ççertains.
- Que demandera-t-il, cette fois ? répéta Suthilshebal. Passer le reste du Conseil au fil de ton sabre pour s'arroger les pleins pouvoirs à Thaar ? Se mêler des querelles de Princes-marchands est un jeu téméraire. Un jeu pour les inconscients. Le jour où ses combines se retourneront contre lui, il serait bon qu'il ne t'entraîne pas dans sa chute...
- La prize de riçque est inhérente à l'exerçiçe du pouvoir, Çutilçebal. Çi ze n'étais pas prêt à payer le prix fort, ze ne çerai pas Çiladar.
- Toute prise de risque doit être mesurée, Wakadimandagu.
- Et çelle-çi le çera. Tu le çais auçi bien que moi que nos z'intérêts repozent çur çe qui çe trame hors des frontières zzurthanes... Elda et Thaar nous z'impozent de naviguer au rythme de leurs z'intrigues et de leurs conflits. Çi nous voulons mener notre propre dançe, alors le Léopard doit çortir de çon désert...

Comprenant qu'il n'aurait pas le dernier mot, Suthilshebal se rencogna en haussant les épaules. Par la fenêtre de ses appartements, le Shiladar jeta un regard sur la cité en contrebas. Napamassa était son joyau, et elle avait pourtant si pâle figure... il releva la tête et son regard se perdit dans le lointain, suivant le cours du fleuve en direction du sud, vers un horizon invisible. Mille projets avaient fleuri dans son esprit ces derniers jours, galvanisé par l'ivresse de l'or qui engorgeait désormais ses coffres.

Le temps était venu pour le Peuple de Brââ de forcer son destin.