[Expédition Botanique] - Départ d'Abyssea [Esmeralde]

Le Prime Architecte cheminait dans la rue principale d'Abyssea, à vitesse réduite. Fait inhabituel le concernant, il était installé sur une monture, un cheval à la mine lasse, lequel devançait une paire de chariots aux articulations grinçantes. Ces dernières étaient encadrées par une demi douzaine de cavaliers, tous membres de la suite du Haut Prêtre.

Parmi eux, il n'était nulle Muse, nulle Ombre et nul Chevalier. Bien qu'armés, tous avaient fait le meilleur effort pour s'équiper le plus légèrement possible, et chaque arme espérait rester au fourreau pour la durée de leur voyage. De la même manière, les drows, demi-drows, les hybrides, les femmes et autres races à problèmes avaient été écartées du voyage. L'Architecte affichait une mine grave. Sortir des limites de la ville tenait pour lui de la torture, aussi il était à suspecter que l'expédition tenait à la survie d'Abyssea.

Il porta son regard sur la ville au gré de son avancée, observant des choses invisibles à l'oeil du profane. Lequel de ses frères pouvait bien penser aux allées secrètes qui infestaient les sous sols, les infiltrations d'eau du marais qui laissaient filtrer une boue porteuse de maladies dans le système d'egouts de la Cîté. Lequel pensait aux caves, aux rues, aux murs, à la bonne tenue des toits et à mille autres sujets qui tenaillaient l'ingéniosité du praticien.

S'il faisait l'effort de sortir des murs de la Cîté, c'est que personne ici ne pouvait le remplacer. La Cîté d'Abyssea était à la fois forte et puissante, mais dans le même temps, aussi fragile qu'instable.

En un mot comme en cent, la ville manquait de bois et de nourriture.

Deux problèmes qu'il fallait solutionner au plus tôt, afin d'éviter que les travaux d'amélioration des défenses de la ville ne transforme une enceinte imprenable en prison pour les habitants. D'un geste las, il passa sa main sur sa nuque et la massa quelques instants. Par chance, il avait décidé de laisser son armure sur son portant, en ses appartements, pensant qu'elle lui apportait plus de soucis qu'elle ne pourrait en résoudre. Contre sa cuisse, sa lance brisée, empaquetée dans une couverture, se balançait naturellement au gré des mouvements de son cheval.

Il donna une bénédiction à une femme qui la demandait, puis s'orienta vers les portes de la ville, où devait l'attendre les hommes de la Haut Prêtresse Esmeralde.

Il bailla en pensant à elle. Pour tout vous avouer, ils n'éprouvaient guère de sympathie l'un pour l'autre, mais leurs échanges se positionnaient la plupart du temps entre la neutralité et la courtoisie. Ce qui tout compte fait se révélait être une bonne moyenne.

Il fit passer à son cheval un dernier virage et se retrouva face aux portes, suivi de ses hommes et espérant secrètement que le Héraut ait bien répondu à son appel.

Assise à son bureau, le Héraut de Justice travaillait à quelques plans de batailles futures, afin de limiter les pertes qu'ils ne pouvaient se permettre d'avoir. Jauger les forces en présence, s'assurer de la sécurité de son armée, elle était rompue à ce genre d'exercice depuis des années, et ce même avant sa venue dans la cité du Chaos. Des papiers ordonnés s'accumulaient en pile à sa droite, toutes des réflexions écrites de sa main sur la situation d'Abyssea et les chances de survie des Serviteurs du Chaos en cas d'attaque soudaine de l'ennemi. Ses conclusions n'étaient guère brillantes.

Elle ferma les yeux, passant sa main droite sur ses tempes et son front, tandis que les doigts de sa main gauche tapotaient en rythme le bois de sa table de travail. L'autonomie était la clé, du moins, permettrait-elle de survivre plus longtemps aux assauts.

Un serviteur frappa à la porte de son cabinet, entra sur son ordre et lui livra une missive avant de se retirer prestemment. Elle recevait régulièrement des lettres chaque jour ; il était plus aisé de communiquer avec le Haut Prêtre ainsi plutôt que de venir en personne. Elle n'acceptait que très rarement les visites, tandis que chaque demande écrite, de n'importe quelle origine, était ouverte, lue et commentée par sa personne. Beaucoup utilisaient ce moyen, parmi les petites gens, pour lui adresser des prières ou des voeux ; malgré son titre, ce n'était pas son rôle de les faire se réaliser. Elle y attachait néanmoins de l'importance et pouvait ainsi connaître en permanence l'humeur du Peuple. Se redressant sur son siège, Esmeralde ouvrit la lettre et commença à la lire ; celle-ci était étrangement laconique et avare en explications. Avant même d'avoir terminé sa lecture et pris connaissance du signataire, elle su que le Prime Architecte en était l'auteur.

"Une expédition botanique... hm..." pensa-t-elle à voix haute tandis qu'elle reposait la lettre sur son bureau et qu'elle se laissait aller en arrière, contre le dossier de son fauteuil.

"Faut-il que la situation soit si critique pour qu'Arbalastre daigne quitter son antre ?" murmura-t-elle en se levant.

"Elle l'est, assurément."

Elle avait pris sa décision.

Le Héraut de Justice fit quémander trois serviteurs, qu'elle chargea chacun d'une mission spéciale. A l'un, elle demanda de lui ramener tous les vieux draps qu'il pourra trouver, sales ou déchirés. Le deuxième, elle l'envoya quérir parmi ses fidèles six humains sachant se défendre, et acceptant de leur plein gré de l'accompagner hors des murs protecteurs de la ville. Enfin, le dernier, elle l'expédia aux écuries, lui préparer une monture, à cheval entre la vieille carne et le coursier rapide.

Ses valets partis, Esmeralde se rendit dans ses appartements afin de se préparer une tenue plus adaptée au voyage. Sortir sans armure était folie, mais se déplacer en troupes armées et caparaçonnées était de la pure inconscience. Feindre l'ignorance des batailles et se fondre dans le décor, au contraire, était assez astucieux pour être retenu. Elle choisit donc une chemise simple et un pantalon ordinaire, des bottes confortables et une cape apte à supporter les intempéries. Cependant, elle ne pouvait se défaire de son épée longue, qu'elle porterait comme à son habitude, la cape dissimulant de loin sa forme ; le stylet resterait à l'abri de son baudrier, et le percemaille, dans une de ses bottes.

A l'heure convenue, la Dame se trouvait devant les portes d'Abyssea, juchée sur un cheval peu avenant, mais connu pour être infatigable. Elle avait assis devant elle un petit garçon, tout heureux d'être là, affichant le sourire béat de celui qui ne comprend pas encore sa chance, mais qui sait qu'il est à cet instant exceptionnel. Une petite foule commençait à s'amasser autour de ses hommes et elle, curieuse de l'évènement et acclamant de temps en temps le Héraut de Justice, impassible. Elle ne montra un signe d'intérêt que lorsque le convoi d'Arbalastre se retrouva en face d'elle, et d'une main intima l'ordre aux gens de se taire. Elle était aimée, en tant que Haut-Prêtre, et sa justesse lui avait valu son titre ; mais chacun savait qu'il était dangereux de lui désobéir, d'aller contre sa volonté. Le respect était une des choses qu'il ne fallait pas bafouer en sa présence.

Elle souleva le gamin et le tendit à ses parents, d'un geste mécanique.

Alors que le Haut-Prêtre s'arrêtait à sa hauteur, elle lui annonça, en guise de salutation :

" La ponctualité est la première pierre sur la route de la Justesse, Prime Architecte."

Elle baissa légèrement la tête puis la releva, geste imperceptible, mais suffisant pour signifier à son homologue qu'elle le traitait en égal. Esmeralde attendit la suite, considérant Arabalastre comme responsable des opérations suivantes.

Du fait de la route pavée, le cheval du Haut Prêtre cheminait cahin-caha, donnant une allure nonchalante au cavalier. Ce dernier tira sur les rênes de sa monture pour lui faire éviter celle du Héraut.

" Vous aurez toute la route pour en inculquer les rudiments aux principaux intéressés " dit il d'un ton neutre au Héraut en désignant les boeufs des chariots d'une indication du pouce. La Dame de Justice observa un instant les bêtes de trait dont les poitrails puissants, couplés à une bêtise sans nom, en faisait de parfaites créatures destinées aux travaux de force. Et de force, il en faudrait pour trainer deux chariots au travers des Marais, puis des Forêts où souhaitait se rendre le Prime Architecte.

La Dame de Justice garda le silence le temps que son confrère passe les portes de la ville, où s'achevaient les travaux de finition d'élévation des Portes de la Cîté. Elle gouta à l'ambiance de ruche studieuse du chantier avec délectation, observant chaque élément du tout connaître sa place et mener sa tache avec rigueur et efficacité.

Ce n'est qu'une fois la troupe engagée sur le pont extérieur à Abyssea que le Héraut de Justice demanda des précisions sur la nature de leur voyage, tant au niveau de la destination que des ambitions qu'il sous tendait. A l'évocation de ces sujets, Arbalastre observa de l'extérieur l'allure de la Cîté d'Abyssea, centre du pouvoir des croyants en l'Unique. Les travaux d'amélioration de la Porte avaient consommé une grande partie de la capacité de travail des ouvriers de la ville et peu à peu, dans l'attente du projet suivant, le Prime Architecte avait ordonné un redéploiment des équipes sur des sous projets moins ambitieux. Parmi ces derniers, l'assèchement des caves et les rénovations des terrasses menaient bon train. D'apparences anodines, il était pourtant certain que ces opérations sans ambitions trouveraient leur place dans le plan d'ensemble que dressait l'ordonnanceur de la ville.

Il inspira, soupira puis se tourna vers le Héraut.

" Abyssea est une ville vouée à la destruction " commenta t il en préambule. Le Héraut de Justice fronça les yeux mais ne s'en offusqua pas particulièrement, car il n'était pas dans son caractère de s'offusquer de la vérité.

" La Cîté est batie sur un site impropre à la construction, une plateforme rocheuse affleurant sur les Marais de Faélia. Nous ne pouvons émettre que des conjectures sur les raisons qui poussèrent les premiers batisseurs à choisir cet endroit, mais ce qui est certain, c'est qu'y développer une ville est une épreuve en soit. Dans l'état actuel de nos connaissances, il est impossible de cultiver quoi que ce soit dans les Marais, de même qu'à chaque fois que nous creusons une galerie pour extraire de la pierre, nous fragilisons l'ensemble de portance du socle rocheux sur lequel est basé la ville. " dit il en remontant le convoi en compagnie du Héraut.

" De même, le sous sol ne comporte presqu'aucune ressource minérale d'importance. " poursuivit il en réajustant la position de sa lance sur le côté de son cheval.

" Abyssea ne possède nulle autonomie minérale et aucune marge de manoeuvre en terme de nourriture. La ville grandit vite et le nombre de bouches à nourir va de pair. Hors nous ne cultivons rien et importons tout pour couvrir à grand peine nos besoins. "

" En d'autres termes, vous considérez que la ville est en train d'atteindre ses limites naturelles " ponctua le Héraut de Justice.

" Exactement. Ceci étant dit, il est de mon rôle de les repousser au-delà du carcan des apparences, quoique mon rôle soit de les repousser par tout moyen. Toutefois, il serait malvenu de laisser dans l'oubli l'aide apportée par certains de nos Frères " dit il en ponctuant ce dernier mot d'une étrange intonation.

" Précisez, Arbalastre " questionna le Héraut, d'une voix à faire pâlir un inquisiteur.

" Et bien, les récentes prises de décision ont raisonnablement fait baisser le nombre de bouches à nourir en ville. " dit il avec une légère amertume.

" La Bataille d'Alonna. Certes. Ce ne fût pas la réussite espérée. " commenta t elle.

" Voilà un discours politique que je ne vous connaissais pas, disons que ce fût une arête dans la gorge du cuisinier, ou l'épine de rose dans l'oeil du jardinier. Défaite ou victoire, peu importe, ce qui est certain, c'est que nous n'étions pas prêt. La ville se redresse à peine, nos forces armées encore insuffisantes... Nous ne possédons nulle base arrière, aucun culte avancé, et concernant notre capacité de développement, nous venons d'en parler, nos ressources sont inexistantes. " égraina-t-il d'un ton mécanique.

" La situation serait elle si désespérante à vos yeux ? " lui rendit elle, lui arrachant un grognement en réponse.

" Ce n'est pas seulement pour l'instruction que vous avez reçu dans les Temples que je vous ai convié, certes, vos connaissances en botanique me seront précieuse, mais ce n'est pas là le seul atout que vous représentez dans mon... dans le jeu. "

" Alors, quoi ? " dit elle en écartant son cheval d'un trou d'eau.

" Vous et moi sommes de la même race, la race des Batisseurs... Nous ne prenons nul temps à nous occuper de broutilles, nous n'agissons que si l'action sert nos réflexions, et nous ne nous mettons pas en quatre pour plaire à qui que ce soit. " dit il d'une voix convaincue.

" A mon sens, vous faîtes plutôt preuve d'une attitude obsessionnelle. " répondit elle avec simplicité.

" Dussai-je en boire chaque litre de vase, je trouverai un moyen de rendre ces marais cultivables. "

" Est ce donc là le but de cette expédition ? " poursuivit elle en revenant à sa première question.

" En partie, oui. Nous irons vers la forêt d'Aduram, en poursuivant un double but. Le premier est simple, y déterminer si oui ou non, nous pouvons installer une scierie. La ville manque de bois, qu'il soit de coupe, ou de chauffage, et il faut y remédier. Mais plus encore, la ville manque de nourriture. Nous devrons donc déterminer quelles plantes, quels arbres, quelles racines peuvent convenir à nos exploitations, sans quoi Abyssea ne sera à jamais qu'une prison pour ses habitants. "

" Mais tant que le Marais n'est pas asséché, une telle expédition ne relève que de la théorie. " rétorqua t elle.

" Vrai. C'est pourquoi nous cultiverons dans l'enceinte des murs de la ville "

" Il n'y a pas de place, dans l'enceinte, pour installer des fermages ou des paturages, vous le savez mieux que personne " conclut elle, à raison.

" J'en trouverai. " dit il d'un ton décidé.

" ... Ou j'en créerai " ajouta t il, d'un ton qui cette fois, inquiéta légèrement le Héraut de Justice.

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