Négociations de Baradello

Erigé il y a plus de dix siècles afin de contrôler l’accès au fleuve Tyrion, le château de Baradello jouissait d’une vue incomparable sur les terres avoisinantes. Il se dressait, orgueilleusement, sur un étroit piton rocheux écrasé par le Soleil et battu par des vents impétueux, qui semblaient lui contester la domination des lieux. La place devait sa relative célébrité à l’histoire de saint Pietro. Condamné à sauter de la plus haute tour, il était parvenu à gagner le ciel (et ce sans avoir à passer par la délicate étape du décès). D’après les registres, depuis cet événement, il n’y avait jamais eu d’autre saint parmi les condamnés à la peine capitale – à l’exception notable d’un mage mais, dans son cas, le seigneur de l’époque avait déclaré que « pour être canonisé, il aurait également dû éviter les flèches » –. Outre cette anecdote, cette forteresse avait pour autre particularité d’être le lieu choisi par la duchesse pour accueillir les négociations sur l’hoirie de Judith d’Aphel, sur laquelle se disputaient le comte d’Ydril et la baronne de Sybrondil.

Le cortège, conduit par Inès, montait au rythme d’une charge de chéloniens le sentier escarpé qui menait à la ferté. Elle avait préféré laisser les enfants à Soltariel, sous bonne garde, avec goûteur et autres joyeusetés afin de s’assurer que, par le plus grand des hasards, ils ne s’étranglent pas tous les deux avec une arrête empoisonnée avant de trébucher dans un escalier.
Etaient présents à ses côtés quelques grands noms de Soltariel mais également des clercs, qui auraient pour tâche de coucher sur le vélin la décision qu’elle serait amenée à prendre. Suivaient, en plus de cela, le comte d’Ydril et la baronne de Sybrondil, l’étroitesse de la voie avait permis de les tenir séparés et d’éviter que leurs coteries respectives ne viennent à entamer les pourparlers séance tenante, épée à la main.

Les négociations se déroulaient dans l’antique donjon, où la duchesse, assise sur un trône aussi imposant qu’inconfortable, écoutait les revendications de ses vassaux, debout face à elle. Elle avait pris connaissance de la teneur de la lettre que la baronne avait expédié à Diogène de Systolie mais s’était, pour l’heure, gardée de tout commentaire. Par égard au rang, c’était le comte qui serait invité, le premier, à défendre sa position. Inès, elle, entama :

« Mes biens aimés vassaux, en guise de prodrome laissez-moi vous dire que je suis à la fois fort aise de vous voir et triste que cela soit au nom de la discorde que cette rencontre ait lieu. J’attends de vous que vous fassiez preuve de bonne volonté dans la résolution de cette affaire, dont les tenants et aboutissants sont les intérêts de deux enfantelets : ceux de Judith d’Aphel. »

Elle posa son regard sur Diogène de Systolie.

« Monsieur le comte, veuillez exposer vos revendications. »

Inès était en passe de remporter un combat digne d’éloges contre son ennui: son visage, marmoréen, ne trahissait rien de son envie d’en finir au plus vite, pas même tordu un seul instant par un bâillement et ce malgré l’écoute attentive de longs plaidoyers renforcés à grands coups de palimpsestes poussiéreux. Les deux parties présentaient de doctes juristes qui démontraient, par quelques cabrioles sémantiques, le bien fondé des desiderata de leur maître et la mesquinerie de ceux de leurs adversaires. On avait cru bon de laisser disserter les hommes de loi, dans l’espoir que quelque fruit germe de leurs palabres mais c’était finalement la garde qui avait dû intervenir pour éviter la foire d’empoignes. Au bout de ce qui parut dix longues heures à la duchesse (et devait au moins en compter une pour le commun des mortels) on parvenait progressivement à, enfin, tomber d’accord sur un point :

Les intérêts du comte et de la baronne étaient irréconciliables.

Lassée de ce débat stérile, Inès intima le silence, d’un geste impérial, à l’assemblée réunie devant elle. Un héraut clama haut et fort, de manière à provoquer un écho de bon aloi : « Son altesse sérénissime, maîtresse de la sauge et du laurier, callipyge naïade du Tyrion, pythonisse des destinées soltari, papesse de l’abondance, grande protectrice des Suderons, détentrice du Thyrse d’Argent, gardienne du Très-Saint-Hanap, éternel phare des drongaires, flamine de la magnificence, Celle Qui Enfante Les Lois, mahatma parmi les mahatmas, tanagra parmi les tanagras, Sublime Exarque de la Péninsule et duchesse de Soltariel va parler. » puis il s’accorda une goulée d’air bien méritée.

« Mes beaux et doux vassaux » entama la thaumaturge « J’ai écouté vos revendications, les ai soumis à l’œil imperturbable de mon inflexible justice et vous livre céans ce qui sera : les enfantelets de Judith d’Aphel, Allasten et Aléandre, héritiers directs des domaines constituant la châtellenie dite d’Aphel, demeureront à la cour de Soltariel, où ils résident déjà sous ma ducale protection, et ce jusqu’à l’âge de leur majorité, comme définie par la loi soltari. En tant que leur mainbour, je nommerai un régent, dépourvu de lien territorial ou familial avec ces terres et les Aphel, afin de veiller, en toute impartialité, sur les biens d’Allasten et constituer une dot pour Aléandre. Telle est ma volonté. » Même l’écho parut désirer donner une impression de point final à la fin de sa tirade.

Le héraut de la duchesse, encore tout rubicond, en bonne voie pour devenir un apnéiste de premier plan - mais il s’agit d’une autre histoire - fut chargé de conclure par les paroles rituelles. La dame, elle, se leva avec une grâce inégalée, tout du moins c’est ainsi que les scribes de Soltariel dépeignirent la scène dans les annales, et signifia ainsi la fin de l’entrevue. Sa décision était prise. Baradello ayant sacrifié le confort à l’utilitaire – voyez ces pierres d’une solidité toute minérale ! - s’attarder outre mesure ne paraissait guère nécessaire à ceux qui n’étaient pas intéressés par l’architecture en vogue il y a plusieurs siècle de cela et même de riantes tapisseries comme « La Belle et le Gorille » ou encore, plus osée, « Dessert Soltari » ne purent retenir les visiteurs en ses murs âpres.