Soltariel : prête à tout et le reste aussi.

Aménagé selon les vœux de la Sublime, le Boudoir des Glaces permettait à quiconque y pénétrait d’apercevoir son reflet et ce où que se porte son regard. C’était, non sans raison, que la pièce s’était révélée être l’une des préférées de la fantasque duchesse.
Ce jour là, la Dame était, d’ailleurs, toute occupée à admirer l’image de sa propre personne – quelle splendeur ! – , que lui réfléchissaient les miroirs, pendant qu’un eunuque, dûment huilé et poudré, veillait à ce que les pieds de sa maîtresse demeurent des fleurons nationaux. Aussi fut-elle vaguement irritée à l’idée d’interrompre le bonheur présent lorsqu’un page vint la prévenir de la venue du gouverneur d’Aphel : Cosimo dit « l’Olisseano ». L’homme possédait l’allure matoise des courtisans, l’application méthodique des hommes de lois les plus roués et plusieurs de ses fils en otage à Soltariel. L’agent idéal pour une entreprise ambitieuse, en somme.

« Messer Cosimo ! Quel indicible plaisir que de vous voir ! » Manquant d’éborgner un masseur, elle désigna un tas de coussins artistiquement désordonné : « prenez donc place et faites-moi la joie de me parler des bonnes terres placées sous votre bienveillante houlette !... » Elle parut ennuyée, d’avance, à cette idée et se hâta d’ajouter : « Quoique…tout bien réfléchi, non. Nous savons tous deux que cela va pour le mieux - nous n’en attendons pas moins ! - et vous auriez l’impression de perdre en banalités un temps que vous pourriez utiliser d’une façon bien plus fructueuse, n’est-il pas ? Je suis sûre que vous désirez, plutôt, connaître la raison pour laquelle je vous ai fait mander. » déclara la duchesse d’un ton qui indiquait que toutes ses questions étaient purement rhétoriques.

D’un claquement de doigts, elle ordonna à un valet d’apporter une carte, étendue sur une armature de bois dotée de roulettes pour son déplacement, sur laquelle figuraient les terres situées au nord du royaume. Pour la forme, on avait peint des angelots potelés sur les bords. A cela près – ainsi qu’aux krakens affamés d’équipages qui figuraient sur l’océan – elle était relativement fidèle.

« Depuis les Evènements, le chaos règne dans cette partie du Monde ! Les habitants donnent l’impression de fuir par villages entiers, délaissant la terre de leurs ancêtres. » chassant l’eunuque, elle se leva afin de saisir une baguette et de la pointer sur les côtes : « le savoir-faire de ces gens voyage avec eux, preuve en est mon Grand Architecte, mais il est des choses qui, elles, ne peuvent prendre la route sans qu’on…leur vienne en aide ? »

Adressant à Cosimo un sourire inessiquement machiavélique, elle continua : « Contre toute attente, personne, encore, n’est parti profiter des richesses qui attendent les audacieux. Les survivants ont des biens…désirables » le sourire se faisait maintenant inessiquement carnassier « et ce en excédent » précisa-t-elle d’un air qui laissait à penser que Cosimo lui prêtait de mauvaises intentions « mais ils risquent de manquer d’autres, plus basiques, qui leurs sont davantage nécessaires dans l’immédiat. Nous pouvons presque dire que nous leur rendrions service. »

Pointant la baguette en direction de son interlocuteur, qu’un masseur maintenait vissé sur les coussins, une méthode plutôt efficace lorsque la Dame souhaitait monologuer, elle déclara « Je veux que vous preniez la tête d’une expédition, sous la bannière de la Compagnie du Ponant, afin de nouer des relations commerciales avec les survivants – et, dans la mesure du possible, veiller à ce qu’aucune autre compagnie n’en profite – afin d’asseoir notre organisation dans le Nord. Cela impliquera, sans doute, de frayer avec la noblesse locale afin que nos navires puissent faire escale. Une fois sur place, vous aurez carte blanche pour mener à bien votre mission. »
D’un geste vague, elle ajouta : « Je vous laisserai voir les détails de l’expédition avec le commandant Urr. » tandis qu’un sourire inessiquement triomphant s’étendait sur son visage.

Ne nous cachons rien : Cosme éprouvait quelque appréhension quant à l’entrevue qu’avait mandée la jeune duchesse de Soltariel. Le message, parfumé et peinturluré d’or, était arrivé il y avait deux semaines à l’hôtel de l’Hoirie, nouveau centre de pouvoir d’Aphel et demeure du gouverneur Cosme d’Yroaz, que dans le midi on surnommait l’Olisseano, du fait de ses origines. L’estafette porteuse de la missive avait traversé toute les allées de l’hôtel, et ses bottes de cavalier choquant la pierre froide était le seul bruit qui venait briser le silence gêné qui s’était installé. Dépassant scribes, clercs et copistes qui s’échinaient sur les longues tables installées près des longues fenêtres, ce corbeau de mauvais augures ne présageait rien de bon.

Cosimo, en serviteur zélé de la maîtresse de la sauge et du laurier, avait reçu fort diligemment l’impétrant, et après quelques salutations et une discussion creuse sur un ou deux artistes de Soltara, le cavalier délivra enfin la lettre et prit congé. Une fois que la porte eut claqué, Cosme se saisit de l’enveloppe avec la délicatesse de l’homme qui avait tout à perdre. Il examina la lettre un long moment, construisant mille hypothèses sur sa teneur. Etait-ce le début de sa disgrâce ? Après tout, il connaissait à peine la nouvelle souveraine de Soltariel, et s’il avait béni son pragmatisme quasi amoral, il craignait, à cet instant, qu’il se fût retourné contre sa personne. Certes, il avait monnayé sa charge avec force grains, à une époque où l’on craignait disettes et révoltes. Peut-être aurait-il dû se contenter de l’or de la duchesse, car l’or ne trahissait jamais. Alors qu’une charge, un fief, cela pouvait être repris. Le vieux mercenaire commença alors à énumérer les différents actes qu’il avait pris en tant que gouverneur d’Aphel. L’embauche des Sharassiens pouvait être vue comme un geste de défi à l’égard de sa patronne, et alors la sécurité que devaient lui assurer les soldats du Port des Princes-Marchands se transformerait en piège pour lui. La rénovation des fortins des frontières occidentales pouvaient également avoir froissé le baron d’Ysari, qui aurait pu se plaindre auprès de la duchesse et demander la tête de l’initiateur du projet. Les notables aphellois eux-mêmes avaient leur mot à dire, et une cabale aurait très bien pu le perdre à la cour.

Il ouvrit finalement l’enveloppe dorée, lut l’invitation que requérait la duchesse et fit mander ses gens. Deux jours plus tard, il partait rejoindre Soltara.


Lorsque son esquif rejoignit les quais du palais des Soltariel, Cosimo n’était accompagné que d’une poignée de clercs et de laquais. La méfiance ayant attisé sa prudence, le courtisan ne souhaitait pas que, si sa perte avait été décidée, la garde n’excite ses hommes de main et ne provoque un bain de sang qui aurait valu ruine et exil au reste de sa famille. Le sieur olysséen n’avait cependant pas résisté aux beaux apprêts : maître d’une arrogante cité tisserande, il s’était enveloppé dans un pourpoint pistache rehaussé par un bonnet de velours où sinople pâle et sable profond se donnaient le change à de longues lignes irrégulières et artistiquement enroulées. Ce couvre-chef damasquiné achevait d’être du meilleur goût avec un épi de plumes longues, noires et vertes. Pourpoint, hauts de chausses et bottines étaient emmitouflés dans une cape d’épaule d’un vert profond, enrichie avec fantaisie par une fourrure de loup teinte pistache.

Ainsi, ce carême-changeant fut accueilli dans le Boudoir des Glaces de la duchesse. Bien vite déchargé de ses atours les plus chauds, il s’installa non loin de sa patronne, avec une appréhension légère et peu palpable. Il salua gaiement Inès, essaya alors son numéro de charme méridionale mais fut coupé court par le monologue de sa vis-à-vis. Soufflé par l’hermétique souveraine, il se tut et but ses paroles. Il était si attentif à ce qu’avait décidé pour lui Celle-Qui-Eclaire-Le-Monde qu’il ne fit même pas attention aux petits pages qui se relayaient pour le service.

Son sort semblait réglé, mais la nature honorifique ou non de l’annonce que lui avait faite la duchesse était difficile à déceler. Il s’agissait de l’envoyer dans des contrées désolées et froides, frappées par la malédiction du dieu rouge lui-même. Mais il était vrai que les contrées de feux les nains devaient recelaient de grandes richesses abandonnées par exilés, uniquement gardées par les cadavres qui jonchaient les cités troglodytes. De plus, la Gardienne du Hanap Sacré lui donnait carte blanche ; il serait le plénipotentiaire de la Compagnie dans le nord. Autant régner sur les enfers…

« Son Altesse Sérénissime m’honore d’une telle confiance. Cependant, comme elle le sait déjà, l’Hoirie ducale s’occupe encore d’affaires en souffrance à Aphel, et en tant que gouverneur, j’ai peur que les différents projets qui y ont lieu ne prennent du retard si je m’absente… Mais peut-être qu’un de mes fils pourrait me suppléer, le temps de mon voyage dans les contrées septentrionales ? Ils connaissent bien mes gens et les différents projets que je mène pour Son Altesse, ainsi, nous ne perdrions pas de temps ni d’argent, et j’aurais l’immense bonheur de savoir que mon sang sert de la plus haute façon Son Altesse et Soltara. »

Voilà, c’était dit. Si tout ce projet devait le détourner des charges qu’il avait chèrement acquises (certains esprits chagrins diraient acheter) et de l’écarter, à cause de quelques jaloux, de sa retraite dorée, il le saurait dès maintenant.

« Aphel ! Quelle bienheureuse châtellenie ! » se contenta de rétorquer la Sublime, gratifiant son interlocuteur d’un sourire songeur. Puis, elle parut se désintéresser de son invité tandis qu’on ouvrait les portes de la salle et s’exclama « Ah, mais voila dame Derveni qui nous arrive ! Avec les dernières perles du quartier-marchand ! » avant de s’en aller accueillir une obséquieuse matrone, précédée d’un valet portant une lourde pyxide d’argent ouvragée avec soin, qui s’avançait dans le boudoir. A l’air affable de la mercanti, ainsi qu’aux tintements qui s’échappaient de la boîte, on extrapolait aisément l’objet de sa venue : apporter quelques nouveautés au serre-bijoux de la Dame. L’austérité, inattendue, de celles qui avaient précédées Inès sur le trône ducal était désormais oubliée, le faste faisait son retour à Soltariel. Les pièces de joaillerie se devaient d’être en conséquence.

Imposantes, tout en gemmes et autres métaux précieux, elles conféraient, par accumulation, un aspect fantasmagorique à la duchesse. Un aspect digne d’une déesse descendue parmi les Hommes.

Pendant qu’un échanson servait un canthare de vin-de-mer à Cosimo, afin de le faire patienter, trois caméristes, pareilles à des djinns, se matérialisèrent autour de la maîtresse de la sauge et du laurier et entreprirent de « l’habiller » avec une grâce aérienne. L’œil avisé de l’Olisseano ne pouvait manquer le ballet d’or, d’émeraudes de soie et de saphirs qui s’exécutait sous ses yeux, promesse muette de récompense pour ceux qui plairaient à la Dame ? Certaines pièces, impériales – comme ce fantastique pectoral incrusté de lapis lazulis – semblaient avoir été tout spécialement créés pour la Candace de Soltariel et lorsqu’un page se risqua à décréter que sa préférence allait à des bijoux plus discrets il fut congédié sur cette interrogation : « Un bijou discret ? Pour quoi faire ? ».

De longues minutes s’écoulèrent encore, une camériste s’éclipsant parfois le temps d’aller quérir une étoffe ou une autre, donnant l’impression à Cosimo d’assister à la préparation de quelque cérémonie, avant qu’on ne lui prête à nouveau attention. La pythonisse des destinées soltari ayant, finalement, arrêté son choix revint vers l’homme, comme si une fraction de seconde seulement s’était écoulée, et lui annonça sur le ton de la confidence : « J’ai souvenir d’avoir honoré l’un de vos fils d’une place prestigieuse au sein de la Compagnie or, par le plus curieux des fortunés hasards, il se trouve qu’il est justement de retour d’expédition et, par conséquent, disposé à remplacer son géniteur durant son absence. Nul doute que son expérience sera précieuse pour faciliter la présence des Ponantiers au sein de la châtellenie tout en continuant les travaux que vous avez entrepris. N’ayez nulle crainte, bel ami !»

Tandis que le boudoir se vidait, ne demeurant que deux masseurs eunuques et un échanson, la Sereine ajouta : « ce type d’entreprise demandera, à n’en pas douter, une certaine roublardise. Je ne m’avance guère en gageant que vous en êtes doués et, pour peu que vous preniez soin de l’utilisez avec intelligence, vous serez récompensé au-delà de vos espérances messer d’Yroaz. » tout en réajustant un bracelet qui donnait l’étrange impression qu’un serpent d’or lui remontait le long du bras droit elle ajouta : « je compte sur vous pour esquisser un avenir grandiose pour Soltariel. Ne me décevez pas. »

Tandis que la duchesse se divertissait avec quelque menues pierreries, Cosme s’était peu à peu rasséréné. Il n’était, en fin de compte, pas question de le pendre comme le premier paria venu ! Il fallait croire que la maîtresse de la Sauge et du Laurier n’était pas au courant des quelque libertés fiscales qu’avait pris la maison d’Yroaz dans son gouvernement d’Aphel, ou bien, si elle le sut, n’était pas aussi intransigeante que son voisin du sud, le baron d’Ysari, qui était connu pour avoir fait pendre un de ses serviteurs pour une affaire de corruption. Et avec cette sérénité de l’âme qui avait calmé notre brave courtisan était venue les réflexions qui étaient habituels à Cosme. Déjà, il calculait les risques et les gains possibles, s’interrogeait sur les moyens que mettrait à sa disposition sa bonne suzeraine et patrone, Inès de Soltariel.

S’il avait été, dans un premier temps, déçu et soulagé que la jeune dame se désintéresse des affaires pour jeter un œil aux pierres, il fut tant absorbé qu’il en oublia un instant son rôle et où il se tenait. Son esprit n’était plus que paperasses, affaires, négociations avec les armateurs, intrigues avec les maîtres de la corporation du Ponant. Il se demandait comment il pourrait récupérer pour lui seul la gloire de cette expédition si elle réussissait, et comment jeter la faute sur ses collègues et concurrents du Ponant si elle échouait.

Cette conversation (ou plutôt non conversation), celle de la jeune noble plongé dans ses bijoux et du vieux marchand qui comptait ses sous, était des plus étranges, mais sûrement pas exceptionnel. Lorsque ces deux créatures eurent fini de faire ce qu’ils savaient faire de mieux dans leur domaine respectif, leurs attentions, qui s’étaient cantonné à un sourire servile dans les temps morts ou une discussion décousue lorsque la camériste disparaissait, revinrent l’un vers l’autre. Le bon Cosimo écouta ce qu’avait à dire sa patronne jusqu’à lui donne son congé. Et une fois qu’il fut sorti du palais ducal, il avisa deux de ses commis pour qu’il puisse rencontrer certains de ses partenaires d’Ydril, envoie une lettre à son aîné et à son secrétaire à Aphel. Les commis, à qui on promettait une prime en cas de diligence et le bâton en cas de négligence, s’égaillèrent avec rapidité, rejoignant, dans les boyaux de ce capharnaüm le reste de ces coursiers qui traversaient la ville pour les affaires de leurs protecteurs.