Au delà des allégeances

6^ème jour de la 8^ème énéade de Favriüs, 8^ème année du 11^ème cycle.

Deux jours après que l'héritière des Heinster ne fut retrouvée, et que le connétable d'Oesgard, Flourens de Kahark, ne fut fait captif, Aymeric décida d'une chasse à l'oisel, profitant des faveurs d'une matinée à l'air doux. Il n'avait eut jusque là guère de temps pour son prisonnier, les affaires le forçant à circonvenir le jeune homme à une vie de lambine. On lui avait alloué une tente dans laquelle on lui portait ses repas, mais du reste, le temps devait probablement lui avoir paru long.

Le marquis entendait donc rattraper ces moments perdus, et bien que dans sa suite certains s'offusquèrent de ce rapprochement cavalier, il n'en tint guère compte. L'homme éprouvait une admiration sincère pour ce jeune bâtard, qui sans raisons autre que sa seule parole donnée, avait su consacrer toute sa hargne à la défense d'une cause - qu'ici l'on souhaitait perdue. Les entrevues guerrières effectuées auparavant avaient entretenu le respect qu'éprouvait le marquis pour son adversaire, et bien qu'il se sût incapable d'en faire un allié, il s'était résolu d'en faire un ami.

Ainsi les deux hommes, entourés d'une coquette garde, quittèrent le campement sur leurs roncins pour gagner l'arrière-pays oesgardien. On croisait ça et là quelques gueux, que l'absence de pillerie ordonnée par le marquis, assortie d'une propagande digne de feu le baron Baudoin, avait rendu fort solidaire à la cause du marquis et de sa protégée. Aymeric ne pouvait à cet effet que louer l'habileté des bourgeois et du premier d'entre eux, l'ineffable Etienne Mare-Sel, dont le talent à conquérir les foules avait su éveiller en lui le souvenir de certains pamphlets.

"Cher ami, il me faut louer votre qualité, comme ces gens là louent mon parti. Nombreux sont ceux venus m'implorer de vous chasser ou de vous occire, mais je ne pouvais m'y résoudre. En vérité, quelle folie ! Lors de nos premières passes, je ne vous ai échappé que par chance. Point ne m'avait été donné d'affronter pareil adversaire depuis fort longtemps. Quelle tragédie que nous soyons contraints à cette guerre, tant qu'aurais espéré pouvoir compter des hommes tels que vous parmi les miens. Venez, je vois là un bel étang : on y trouvera force gibier."

Sa complainte passée, le marquis mit aussitôt les mots en actes, et prit la direction dudit marais. L'irruption des cavaliers au cœur de la quiétude matinale s'assortit de gerbes d'oiseaux tirés de leur sommeil givré trop tôt. Il n'en fallut pas moins pour qu'on déchaperonnât les gerfauts, et qu'on les lançât après la nuée de volatiles. La coterie, spectatrice de cette guerre de haute-voltige, demeurait cependant immobile dans un le sol brenneux.

"C'est un bien triste loisir, auquel nous sommes réduit je le crains. Hélas, je ne pourrais raisonnablement ordonner une battue, au risque de me retrouver à nouveau cerné par d'autres chasseurs. Dites moi, Flourens, comment vous y êtes vous employer pour me débusquer à deux reprises ? Dois-je louer votre veneur, ou maudire quelque sorcier ?"

À l'évocation du stratagème ourdi par Flourens pour le prendre, Aymeric ne put que féliciter sa bonne étoile. Il avait, dans ces chevauchées pour l'héritière d'Oesgard, confiné l'audace à la routine, allant jusqu'à l'imprudence plusieurs fois. Fort heureusement, la fortune lui avait souri, puisqu'il avait désormais tout le loisir d'inviter son prisonnier à la chasse, et non l'inverse. Ce dernier, du reste, n'était pas dupe du but final de cette entreprise, et le fit comprendre aussitôt à son hôte par une métaphore limpide.

"Je n'entends que trop bien vos paroles, mon bon ami. Les Cinq puissent un jour me pardonner d'avoir soumis votre fidélité à la tentation. Vous êtes bien un de ces oisels, ma foi, sinon du corps, au moins de l'esprit. Au moins n'avez vous leurs ailes, ou je crains que vous ne m'eussiez faussé compagnie pour regagner Oesgard."

La tristesse frappa à nouveau le marquis, quand il prononça ces paroles. Bien qu'il s'en soit publiquement dédit, Aymeric avait ardemment souhaité la trahison de Flourens. Pour autant, dès que cette pensée l'assaillait, sa raison ne pouvait se résoudre à l’approuver, car dès lors qu'un homme reniait son seigneur, pouvait on à nouveau lui accorder sa confiance ? Aussi préféra-t-il tirer un trait sur ces idées néfastes, et s'accorder un brin de discussion plus triviale avec son prisonnier.

"Là ! N'en parlons plus. Les affaires d'aujourd'hui son fâcheuses, contez moi donc celles d'hier. Je ne sais que bien peu de la croisade d'antan, causez m'en donc. Je peine encore à croire qu'un butor comme ce sanglier d'Amblère se soit épris d'une si saine quête. S'en aller contre l’engeance puysarde dans l'Estrévent lointain, peste, voila de quoi composer de beaux vers. Vous vous trouviez à ses côtés, c'est bien cela ?"

Il était aisé pour Aymeric de douter des dernières paroles prononcées par son captif, mais à présent, il comprenait mieux l'amour que ce dernier avait pu porter à l'usurpateur. Tout félon qu'il fût, Goar semblait en effet, dans la bouche de son laudateur, un homme, sinon débonnaire, au moins prodigue. Et pour jouer des mêmes ressorts, le marquis savait combien il pouvait être aisé de gagner le cœur des preux en faisant aussi de courtoisie et de chevalerie, en jouant les grands seigneurs. Flourens avait vu le Sanglier d'Amblère sous ses bons aspects, à n'en pas douter.

"Goar s'est taillé sa place dans un pays en proie à la maraude et au fratricide, Flourens, lâcha-t-il, comme s'il eut senti le besoin de rétablir une once de vérité, et à vrai dire, si jamais il y eut une paix en Oesgardie, elle date des jours du baron Baudoin."

Le marquis n'invoquait innocemment le souvenir du vieux Heinster, c'était là une évidence. Depuis qu'il était arrivé dans l'Hasseroyale, et que les échevins s'étaient rangés derrière la jeune moniale faite princesse, Aymeric n'avait cessé d'entendre des histoires, de plus en plus farfelues. On se remémorait dans la cité le bon vieux temps sous la férule de Baudoin, homme que de son vivant, Aymeric n'avait aperçu que subrepticement, à la cour du duc (qu'il ne fréquentait que peu), où le ladre était tenu pour un rodomont irascible. Alors forcément, ériger ce rebelle en parangon de vertu avait de quoi faire sourire, mais si la populace se ralliait par nostalgie à sa protégée, le marquis eut volontiers porté aux louanges le souvenir du vieux baron, omettant que ce dernier avait bouté le feu à l'incendie qui consumait Oesgard depuis une décennie. La chose ne manquait pas d'ironie.

Pour autant, cette histoire là n'intéressait guère Aymeric, dont la curiosité était demeurée sur la croisade plus récente, comme il le fit savoir à Flourens en question celui-ci à nouveau : "Mais dites moi, cher ami, si vous étiez tant engagé dans cette saine entreprise, ce en quoi je ne doute guère, car je vous sais fort brave, et vous devine bien dévot, avez vous assisté au trépas de Goar ?" Le ton, teinté d'intérêt, traduisait l'envie du marquis d'en apprendre plus sur celui qui aurait pu devenir un de ses ennemis les plus redoutable. Tenant l'Oesgardie et la marche alonnaise, le Sanglier d'Amblère aurait été un défi autrement plus ardu que le Primat, s'il était revenu victorieux de sa chevauchée. Qui sait ? Peut-être par sa question Aymeric souhaitait-il entendre que l'usurpateur avait bel et bien péri aux mains des drows.

"La Dross ? Peste, avez vous également entrepris de conquérir le Puy ? répondit Aymeric d'un ton enjoué. La croisade de Goar, ce feu de paille estréventin, semblait avoir laissé quelques jalons au cœur de l'Aduram. C'était là chose naturelle, car tout homme né en Péninsule a un jour ou l'autre entendu parler des richesses enfouies sous cette ville à la sinistre réputation, et les dieux savent à quel point il est aisé de revendiquer ses droits sur une terre que nul roi ne possède.

À l'évidence, la possibilité de se tailler un royaume méridional, loin de l'influence diantraise, avait du autant motiver le Sanglier amblérois dans son entreprise, qu'une prétendue révélation divine. La rébellion oesgardienne, effectuée sans violence, s'était rendue possible par la division des péninsulaires ; avec la fin des guerres intestines, il ne se serait écoulé que peu de temps avant quand ceux-ci ne réclament à nouveau les baronnies. Aymeric comprenait mieux, désormais, pourquoi la subite expédition du roitelet, alors délié de tout hommage et de tout service.

"Qui sait, Flourens ? La Damedieu s'est révélée à vous, c'est donc à vous de me le dire... Peut-être les dessein de la déesse ne concernait que les puysards, et non nos frères de bien mauvaise vie qui habitent la Dross. Allez savoir, qui ne nous dit pas qu'ainsi agacée par ce fratricide, elle n'en eut puni l'instigateur en précipitant sa perte ?" lança-t-il d'un ton badin, s'amusant de Flourens

Car à ses yeux, toute cette aventure estréventine n'avait été qu'une farce - fort heureusement bien profitable. Elle en demeurait toutefois admirable de dévotion : figurez vous des hordes entières appâtées par l'absolution potentielle, suivre un homme mené quant à lui par l'appât du gain substantiel. Ou alors, la piété avait bel et bien déserté ce monde, et les oesgardiens, enserrés dans leur pays austère et étriqué, désiraient chacun au fond de leur être se tailler une place au soleil.

Le cas de Flourens, quant à lui, intéressait grandement le marquis, qui une fois de plus sondait cet homme qu'il espérait tant faire sien. "Je vous envie, en vérité, cette fougue qu'ont les cadets, Flourens. Mon frère la possède aussi, cette hargne qui vous pousse à battre le monde entier, pour y gagner la terre que votre sang exige, mais dont la naissance vous a privé. Mais un fief au fond de l'Aduram, dans la sinistre Dross ? Goar vous eut offert un cadeau bien empoisonné, si c'était là son désir. Votre loyauté envers les Falkenberg mérite mieux, ne trouvez vous pas ?"

Voyant le jeune connétable s'en aller chemin faisant, plusieurs chevaliers serramirois vinrent se porter au côté de leur maître. "Dois-je le suivre, messire ?" lança ainsi un banneret à l'endroit de son suzerain. À l'évidence, il eut suffit au marquis d'un geste, et l'on aurait reconduit Flourens par la bride jusque dans ses quartiers, mais la chose semblait superflue. En effet, avait on vu plus fidèle parangon de chevalerie ? En compagnie d'un geôlier qui l'emmenait chasser, lui offrait monture, vêtement, et redoublait d'assaut pour gagner le cœur de son prisonnier, Flourens n'avait offert qu'un sourire franc, et réassuré son attachement aux Falkenberg, cette bien mauvaise maison. Eut il fuit pour les rejoindre ? Aymeric le tenait trop honorable pour cela.

Sur son côté cependant, un homme s'agitait. Léonard de Montsoupir, que l'on avait déjà découvert comme homme de bien des vertus, semblait s'agacer, tripotant poignard, de l'intégrité de son commensal. Il suffit d'un regard lancé au marquis pour que ce dernier ne devine les desseins mauvais de son factotum, et rapidement, d'un mot sec, Aymeric rappela au triste sire de Montsoupir que sa décision avait déjà été arrêtée. "Non. Vois plutôt ce qu'est un homme honorable." En effet, Flourens revint bientôt de son propre chef, satisfait, semblait-il, d'avoir pu ainsi éprouver sa monture. La chasse, qui n'avait été qu'un prétexte, s'était montrée infructueuse sur tous les tableaux, et l'on rentra.

Les jours suivant, Aymeric put constater ce qu'il avait ainsi entrevu aux abords du marais. Quelle que fut l'occupation, le présent, la parole aimable, nulle ne semblait capable d'arracher au chevalier de Kahark, sinon une approbation polie, quelque soupçon de ralliement. Ainsi le marquis gardait sous son emprise un homme dont l'honneur interdisait l'évasion, tout autant que la trahison. De cette vertu qui lui résistait d'une manière si naturelle, il fut fort marri. Ce ne fut qu'après avoir entendu de son frère qu'il "se damnait à courtiser une nonne", qu'Aymeric, réalisant que son entêtement confinait à une obsession ridicule, prit la décision de relâcher Flourens. Lui remettant son cheval et son épée - qu'il avait fait reforger secrètement en prévision d'une nouvelle tentative de séduction - il congédia son otage, l'enjoignant à retrouver le si bon maître qui pouvait prétendre à sa fidélité.