Face à face | Cléophas

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Godfroy de Saint-Aimé
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MessageSujet: Face à face | Cléophas   Face à face | Cléophas I_icon_minitimeMer 1 Juin 2016 - 14:03

C'était l'une des grandes salles du palais de Serramire. Bien décorée, quoique vide, les seuls mobiliers solitaires n'étaient que de vastes tables de bois, accompagnées de sièges et de fauteuils, tous vides. Le repas du midi s'était achevé voilà plusieurs heures, et en ce milieu d'après-midi, les préparatifs du dîner n'avaient pas encore débutés. La salle était ainsi, vide, et on entendait par les vitraux l'agitation de la ville, les badauds vaquant à leurs occupations, et les seigneurs meublant leurs journées comme ils pouvaient, lorsqu'il n'assistaient pas aux spectacles et épreuves.

Sur l'un des sièges, doigts croisés lorsqu'ils ne s'emparaient pas du petit verre de vin qu'il avait demandé, Godfroy ne rompait pas le silence de la salle. Les rayons du soleil filtraient les rosaces, et le marquis se surprenait à regarder le plafond, ou la modeste décoration des lieux. Godfroy ne se complaisait pas dans la solitude la plus totale, en réalité, il attendait quelqu'un. Il avait convié, par missive, Cléophas d'Angleroy à le rencontrer, en face à face, et il était grand temps que les deux hommes se rencontrent.

C'est en territoire neutre que les deux hommes se rencontrèrent. Ils s'étaient déjà vus auparavant, croisés du regard, sans que Godfroy ne soit marquis, et sans que Cléophas ne soit chancelier. Lorsque ce dernier pénétra dans la salle, il ne manqua pas d'apercevoir celui qui l'avait convié, qui se leva pour accueillir l'Angleroy. L'instant était empreint d'une certaine solennité, car là se tenaient les deux hommes les plus puissants et influents du royaume émietté, les deux dirigeants de positions antagonistes, malgré le respect que les deux hommes se vouaient, et l'absence totale de rancunes personnelles l'un envers l'autre.

« Bonjour, chancelier. » Godfroy l'appela par ce qu'il était. Ces derniers temps, il n'avait que peu appelé les grands par les titres qu'ils revendiquaient. Il avait appelé Altenberg baron, car c'est ce qu'il était. De même pour la Hautvaloise. Mais Cléophas était déjà chancelier bien avant cela. « Prenez place, je vous en prie. Du vin, peut-être ? » proposa-t-il en servant d'emblée un verre. Godfroy replia les bras, s'appuyant sur ses coudes, reposant son poids sur ces derniers, bras tournés vers son ventre. Il posa ses yeux sur le chancelier. « Étrange époque, n'est-ce pas ? Je dois dire que vous avez été habile, ces derniers mois. »


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MessageSujet: Re: Face à face | Cléophas   Face à face | Cléophas I_icon_minitimeJeu 2 Juin 2016 - 22:13

Le soleil de Serramire n’affichait aucun panache, ses tristes rayons venant lécher les toits d’ardoises de demeures plus tristes encore. A voir ses rues, boueuses d’une boue froide comme la glace ; les faces rubicondes de ses femmes rondes, rubicondes, empâtées dans leurs toilettes venues d’un autre époque et ses hommes qui lorsqu’ils n’étaient pas dans la milice, le Guet ou l’armée cherchaient tout de même à se faire passer pour des hommes d’armes, portant au côté des glaives probablement émoussés. Serramire conservait au Sud la réputation d’être le dernier rempart : rempart contre les Elfes et les Sombres, contre la sauvagerie wandraise, dernière terre civilisée avant les tourbes d’Oesgärd, depuis trop longtemps laissées aux mains d’hommes plus féroces que des bêtes. Les seules tours toisant la ville étaient celles des remparts ; son seul horizon, partout hérissé de créneaux, de hourds, de bannières sans gloire. Et pour cause, Serramire en se fortifiant avait oublié d’être une cité où la vie devrait suivre son cours, avec ses marchés, ses auberges, ses putains et ses rires devenant au lieu de cela la plus grande forteresse de la Péninsule. La plèbe se contorsionnant entre les donjons et les douves, entre les chemins de ronde, les hautes cours, les basses cours et les lices, entre les herses quadrillées de lances et les assommoirs ; leurs amourettes prenant place entre l’ombre des murailles couverts de mousse et la chaude lumière des brasiers entretenus sur les courtines. Elle avait quelque chose de si monumental, cette ville qu’on ne pouvait s’y sentir que petit, oppressé par l’omniprésence de ces murailles, de ce sinistre granite tapissant toutes les demeures de la ville haute, fouetté par les vents glaciaux descendus des montagnes ou ceux, plus froids encore qui avaient plané sur l’Eris.

Arrivait-il au ciel de ce pays d’être bleu comme le lapis, d’un bleu si parfait qu’on s’y perdrait, d’un bleu qui effacerait les quelques traînées cotonneuses – restes de nuages transpercés par les rayons du soleil ? Quand était-ce, Cléophas, la dernière fois que tes pieds te conduisirent au pays de Serramire ? Avant la guerre sans doute, avant les guerres, qui une à une ont finalement réussi à mettre la péninsule à genoux. A genoux devant qui, au juste ? Personne, voilà le drame. Serramire portait en elle les marques de tous ces conflits qu’elle avait essuyée, pas une pierre qui n’ait été éclaboussée de sueur, de sang ; pas une qui n’ait été témoin de la sourde colère d’un peuple piétiné, oublié, méprisé, épuisé ; pas une qui n’ait vu la famine et la Malepeste venir à bout de ces gens dont le seul tort a été de suivre leur suzerain. Cette cathédrale charbonneuse dominant une lande de plateaux, de monts et de vaux exhibait malgré elle ses stigmates : les restes de sa gloire passée, ses tours décrépites, ses murailles solitaires, ses bannières élimées ; cadre branlant qui accueillait dans un sursaut de faste le plus grand tournoi de la Péninsule…ils parlaient pour le reste des cités des hommes donnant dans la surenchère de luxe, de splendeur, annonçant bal sur bal et noces sur noces, vidant à l’excès des amphores des meilleurs vins du Val, exhibant en parade les plus belles montures de l’Eraçin, polissant les armures, les lames et les hampes pour en faire autant de miroirs destinés à refléter leur gloire ; autant de fards destinés à masquer la gangrène qui les rongeait. Tu n’aurais pu y voir que du feu mais les Serramirois n’avaient jamais eu le sens de la mise en scène…

Un rayon de lumière apparut dans ce triste paysage : tu n’aurais plus à t’inquiéter des masques et des faux-semblants, les fatigues de la guerre et les duretés de la haine les avaient effacés une fois pour toutes. Personne n’aurait la force de ranimer des inimitiés anciennes, ni le courage d’ailleurs, ni le désir enfin, vous siégerez sur le même gradin, côtes à côtes pour admirer les combats…et c’est ce que vous aviez toujours faits. Vous aviez beau vous haïr, vous n’en restiez pas moins les spectateurs du même combat, côtes à côtes trônant sur vos estrades branlantes dont les assises trempaient dans la fange, la paille et la boue. En dépit de tout, tu grandissais dans la certitude que le vent des tribulations te porterait loin des ces rivages en lambeaux, il te suffisait de jeter un coup d’œil à ta main pour t’en persuader. Au matin, tu remarquas qu’un de tes ongles avait blanchi et les autres pâli et quoique ton physicien fit ce qu’il put pour te rassurer, amoindrissant la gravité de ce mal, tu sentais que cela avait à voir avec les manœuvres secrètes de Lévantique. Jusque-là tu n’avais pas encore réussi à briser son silence quant aux causes exactes de la guérison de ton bras et de son embrasement miraculeux dans la salle du conseil à Soltariel, néanmoins ce voile blanc enveloppant le bout de tes doigts suffisait comme preuve. Dans ce contexte, l’irruption d’un de tes pages tenant en main un parchemin cacheté du sceau berthildois t’apporta, si ce n’est la paix, au moins un souffle de libération. Tu la décachetas une fois que la salle eut été vidée, la lisant dans ta solitude, n’ayant pas à réfléchir longtemps avant de donner ta réponse car au fond, Cléophas, tu savais bien que tu n’étais pas venu à Serramire pour assister au tournoi…

Quand l’heure fut venue de retrouver le marquis, tu te présentas au palais et y suivis un petit homme sans superbe qui te devançant en trottant dans les couloirs jusqu’au lieu convenu. Mal à l’aise, sans doute à cause de son visage couvert de tâches de rousseurs il ne t’échangea un regard qu’au moment d’ouvrir la porte et de la claquer derrière toi. Le choc fit écho dans la salle, immense, vide. Godfroy était là, sa silhouette avait pris de l’épaisseur, ses tempes tannées par les années et dans ses yeux le même éclat que tu avais entr’aperçu du temps où tu avais fait la rencontre d’Arsinoé. Peut-être était-ce parce que vous ne vous connaissiez pas vraiment, mais s’il fallait choisir un noble de confiance en péninsule, ce serait lui. Lui ou cet éphèbe d’Altenberg en dépit de ses efforts pour établir une ligue sur les ruines des domaines du Roi. T’approchant, tu le saluas avec un sourire. Il te proposa une coupe remplie de vin. Tu l’acceptas. Il s’assit. Tu fis de même. Il parla. Tu répondis.

« A force de côtoyer des seigneurs dont l’égo tutoie les nuages, cher ami, on finit par se rendre compte que rien n’est plus étrange, ni surprise. La péninsule a connu bien pires heures, elle finira par s’en relever, si on lui en donne les moyens. »

Tu avalas une gorgée de vin, t’attardant sur les mains du marquis, comme si elles te renvoyaient aux tiennes qui bientôt seraient celles d’un cadavre.

« Habile c’est un bien beau mot. Peut-on dire d’un homme attaché à une table se contorsionnant de toutes les façons possibles pour éviter les coups de couteau de son bourreau qu’il est habile ? Je dirais seulement que comme toute tête chargée d’une couronne, je tiens encore à la vie. Peut-être aura-ce été l’erreur d’ailleurs. »

Tu faisais passer le vin entre tes lèvres, lui faisant faire le tour de ta bouche, le passant et le repassant sur ta langue pour en déceler les arômes. C’était un vin puissant, à la robe intensément rouge, au nez sirupeux, au départ fruité mais il avait une âpreté en fin de bouche qui te rappelait le goût du sang, l’odeur du silex et du fer battu.

« Vous en revanche, avouons que vous avez réussi à tirer votre épingle du jeu. Vous n’avez aucune armée massée à vos frontières et par une manœuvre savante, vous êtes devenu la coqueluche de cette péninsule. Je dois vous accorder ceci : que vous avez mieux fait à Sainte Berthilde en quelques mois qu’Arsinoé durant son règne…Il faut dire aussi qu’elle n’était pas exactement diplomate. »

Tu te surpris à glousser alors que te remontaient toutes tes discussions à huis clos avec la régente, tentant de tempérer ses ardeurs et de lui faire comprendre qu’il y avait autre chose dans le monde qu’elle, son fils et ses vassaux. Tu te souvenais avec quel mélange de curiosité et de dégoût elle écoutait tes comptes-rendus de doléances et de procès, décelant dans ses yeux de reptile une once de dédain tandis qu’elle te déléguait toute la gestion de Diantra et que tu t’acharnais à rattraper autant que possible ses écarts colorés auprès de tous les représentants des artisans, des religieux et des paysans qui se sentaient toisés, à raison. En comparant les deux marquis, tu réalisas que ce n’était pas une si mauvaise chose qu’il ait hérité de ce siège car lui comme toi aviez au moins une chose en commun derrière vos mines rendues sévères par les titres qui vous tenaient : un cœur qui batte encore pour la péninsule.
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Godfroy de Saint-Aimé
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MessageSujet: Re: Face à face | Cléophas   Face à face | Cléophas I_icon_minitimeVen 3 Juin 2016 - 2:57

C'était un instant presque hors du temps.
Les hommes s'étaient habitués à eux-mêmes, d'êtres rustres et méprisants envers ceux qu'ils n'aimaient point, juste et bon envers ceux qu'ils appréciaient, neutre et indifférents envers ceux qu'ils ne connaissaient guère. Pourtant, il n'y avait guère de place pour l'animosité ou le dédain, tout autant qu'il n'y en avait guère pour tout ce qui aurait pu hisser les présents l'un contre l'autre. C'était un instant presque hors du temps, loin de tout ce dont on aurait pu s'attendre : les deux dirigeants des factions les plus importantes de la Péninsule, face à face, discutant comme le temps n'avait point altéré une amitié qui s'était tissée avec les âges.

Lorsque Godfroy parlait, Cléophas buvait. Et lorsque Cléophas parlait, Godfroy buvait. Ils ne se coupaient point, et savaient pertinemment qu'aucun ne le ferait. On pouvait encore sentir sur l'un, et sur l'autre, l'ombre encore présente et pressante d'Arsinoé, de la Louve d'Olyssea, comme si les deux hommes, malgré eux, se retrouvaient hissés au rang de référence et de dirigeant. Les deux hommes s’étaient engagés depuis un mois dans une partie de carte sans fin, chacun ne dévoilant sous aucun prétexte son jeu à l'autre, tous deux bluffant avec plus ou moins d'habileté ou de succès, ajoutant à leur pioche, comme s'il s'agissait d'un tableau de chasse, les noms de la Péninsule. Pourtant, tout aurait pu finir en un instant. Il aurait pu s'élancer en avant et briser la nuque de Cléophas, sans que celui-ci n'ait même une chance de saisir les mains du marquis. L'idée lui effleura l'esprit. Elle était séduisante. Tout aurait pu finir là, dans cette salle. Sans le chancelier, aucun noble du Sud n'aurait les épaules pour tenir les rênes. Il s'effondrerait avant la fin du mois. Pourtant, il ne le fit pas. Même la partie de cartes la plus importante de la décennie avait ses règles.

« Vous voyez-vous ainsi, Chancelier ? Comme une tête chargée d'une couronne, pieds et poings liés, s'efforçant de ne point se faire poignarder dans l'ombre ? » Le marquis eut un faible sourire. Caressant sa coupe, ses yeux anthracites alternaient, se posant tantôt sur le chancelier, tantôt sur le contenu de sa propre coupe.

Godfroy plissa insensiblement ses lèvres. Son esprit le porta, loin de ce lieu, à des années de là, dans les plaines de l'Atral. Il se souvenait avoir été courtisé par Arsinoé, ainsi que par les félons. Il se souvenait comment la marquise assiégée l'avait suppliée de se ranger à ses côtés, l'implorant comme on prierait un marchand d'offrir le pain, et le vin, à un mendiant sans le sou. Il s'en souvenait comme si c'était hier. Il se souvenait parcourir les débris du champ de bataille, entre lances fichées dans le sol et corps mutilés, au lendemain de la défaite d'Anseric de la Rochepont. Il se souvenait du visage triomphant d'une marquise ignorante du pouvoir, bercée par l'arrivée du régent, qu'elle s'était empressée d'épouser. Et il se souvenait de son visage méprisant lorsque Godfroy était revenu, portant le cadavre de son fils aîné, mort pour elle.

« Le marquisat avait besoin de quelqu'un le comprenant. Il aurait dû l'avoir, bien avant Arsinoé. Bien avant Emma. Bien avant Aegar. » Sainte-Berthilde pouvait-elle se vanter d'avoir eu des dirigeants bons ? Sûrement pas. De fous en reines mangées au premier tour, le plateau de jeu du Berthildois n'avait connu que l'échec jusqu'à l'avènement de Godfroy. Était-il à ce point attendu, ce dirigeant qui saurait régner en toute légitimité, sans apporter la guerre et la ruine sur son sol ? Peut-être était-ce Godfroy. Lui, avec ses allures rustres et sa force digne d'un ours, serait-il bon dirigeant ? L'était-il déjà ?

« Ne pensez-vous pas que cela a assez duré, Chancelier ? » Et comme une guillotine brutale s'abattant, officiant son rôle de justicière implacable, l'instant semblait s'évaporer, comme ramenant les deux Êtres à la réalité qui les opposait, malgré tout le respect et l'affection qu'ils pouvaient avoir l'un pour l'autre. « L'un comme l'autre, nous en avons assez. Militons et luttons auprès des indécis, mais soyons honnêtes entre nous. N'en avez-vous pas assez ? Vous connaissiez bien ma cousine. Nombre de gens ont côtoyé le Roy avant la chute de la capitale. Dont moi. Ceux qui étaient proche de la régente ou du Roy n'ont pu s'approcher de celui que vous présentez comme être Bohémond. Ils n'ont point pu voir ses joues roses d'enfant dégarni, son air presque indécent mais pourtant si calme, sa lisse chevelure blonde, ses dents à peine faites, ses petits yeux verts pétillants. Aucun n'a pu, car son visage ne s'oublie pas, Chancelier. »

Godfroy marqua une pause un instant. Il souffla du nez, comme heureux d'enfin converser avec le Chancelier. Il continuait de caresser sa coupe du doigt, lorsqu'il ne s'affairait pas à la vider.

« La mort suit ce que vous avez créé : voyez ceux qui vous entourent ou vous entouraient. Celle qui était régente, et son époux n'ont guère tenu sur le trône que Arsinoé sur le sien. Vous vous entourez de ceux qui voient leur intérêt et leur ascension, oubliés qu'ils sont depuis un âge révolu. Je ne vous blâme pas, Chancelier. Qu'auriez-vous pu faire ? Je ne vous le cache pas : le navire de la régente, transportant une partie du trésor royal, ainsi que son fils, le Roy, serait parvenu entier à Olyssea, que la guerre aurait continué. Elle aurait coûté plus cher en vies humaines, et son issue aurait été incertaine. Et pour quoi ? Pour les droits d'une femme exécrable que je me dois de défendre, et pour la soif de pouvoir et de titres d'un médiocre nobliau du Médian qui se prétend duc. Je me demande parfois comment nous en sommes arrivés là. »

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Cléophas d'Angleroy
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MessageSujet: Re: Face à face | Cléophas   Face à face | Cléophas I_icon_minitimeSam 18 Juin 2016 - 6:05


« Nous verrons ce que vous en direz lorsque vous serez l'homme le plus haï de la Péninsule. »

Cela tarderait-il ? A n’en pas douter. Le sieur de Saint-Aimé, tu le savais, était plus grouillant qu’un nid de vers, pressant dans ses tractations, incisif dans ses affirmations, court dans ses jugements. Ses yeux pouvaient être remplis de cette froide lueur d’une vie apercevant sa fin à l’horizon, son discours lui transpirait une douce innocence, celle de ceux qui savent peu la réalité de la Péninsule et à quel point le pouvoir assèche le cœur des hommes qui en ont. Oh, pour être fougueux il l’était, cet homme en tous points semblables à ce Goupil sur le cadavre de qui Arsinoé put bâtir son renom et sa lignée. Fougueux, il l’était pour l’instant, et diablement audacieux à l’entendre ; bientôt, tu le pressentais, il halèterait comme tous ceux qui l’ont précédé dans ce genre d’entreprises. Pouvais-tu encore les compter, Cléophas, le nombre de visages éreintés par les guerres, de vies laissées aux fatigues des combats, des sièges et des joutes diplomatiques ?

Il y avait pour commencer ce bon Léandre d’Erac et Aemon d’Ancenis ainsi que le fameux Goupil et son épouse dont l’esprit sombra dans un délire macabre à l’issue sanguinolente ; mais aussi Alastein, Enguerrand de la Vesne, le seigneur Diogène et les bons barons de Sybrondil. Il y avait encore le Boucher, Madeleyne d’Odélian, le triste sire Goar qui aimait se faire appeler Altesse, le bon baron d’Alonna qui abandonna dans une geste grotesque son trône pour le confier à un nain. Les deux duchesses de Langehack, précédées par la fragile Ashénie, le baron de Missède et ceux d’Ysari. Il y avait enfin Maciste et son épouse, la princesse exilée. Ils te hantaient, eux et tous les autres et bientôt c’est Godfroy qu’ils hanteraient. Leur souvenir, leur malédiction, pèsera sur les épaules de ce jeune homme, gourmand comme tous les jeunes hommes.

Comme eux, il ouvrira grand la bouche, se gavant la panse des fruits sucrés des connivences, de l’excitation subtile des pactes passés dans le noir et des alliances scellées entre deux murs, se rassasiant à la source désaltérante des commérages et des ragots ; des bals et des foires où son nom sera scandé avec admiration. Alors sa panse, désireuse de plus, n’ayant plus de sucre à tirer de ses fruits, ni de nectar de ses fleurs, s’enquerra du sang de ses frères puis de celui des innocents. Les sources vives se tariront, les arbres ne produiront plus de feuilles, les pâturages seront couverts de cendres et de poussière – et son monde, tout ce monde peuplé de rires, de joies fugaces arrachées à la mélodie du quotidien, de délices langoureux qui dilatent l’espace et le temps, tout ce monde s’effondrera. Il découvrirait que les fleurs ne repoussent plus sur les champs de bataille, que les morts n’ont plus de familles pour les enterrer, qu’une pièce d’or dans la main n’est pas plus chaude que la lame d’un poignard.

Tu souriais discrètement, les yeux perdus dans ton calice rempli à ras-bord – miroir dont le reflet mouvant te rappelait à quel point ta vie n’était qu’un souffle. Peut-être allait-il tenir le sceptre et poser la Couronne sur son front, alors il comprendrait à quel poids tu faisais allusion. Te souviens-tu de cette nuit, où les regalia devant toi se tenaient silencieuses et fébriles, nues et sans défenses ? Le souffle de Néera pénétrait tous les murs de la salle, la Lune perçait les vitraux de ses rayons si clairs pour une nuit si sombre, et ta main saisit la couronne et le sceptre, posant l’une sur ta tête, tenant l’autre fermement. Ce soir-là, rappelles-toi, ton cou cherchait son point d’équilibre, ton crâne manquait d’exploser, ton bras tremblait sous le poids du bâton forgé dans l’or et l’argent et couvert de pierres de toutes sortes, ta mâchoire se contractait sous la douleur du métal tranchant dans la chair de ton front. Devant toi, le sieur de Saint-Aimé paraissait impassible, écrasé par la solennité dépouillée de cette pièce immense mais plus il parlait, plus tu percevais dans sa voix la même vibration qui habitait celle du sieur de Velteroc quand tu le rencontras avant sa rébellion. Jusqu’alors tu avais d’abord cru à de l’assurance, maintenant tu comprenais que ce n’était que de l’imprudence. L’imprudence des jeunes fauves s’attaquant à des proies plus rapides ; celle des oisillons se jetant trop tôt du haut de leurs nids.

De l’imprudence, ou de l’insolence ? Lorsqu’il évoqua Bohémond, ta face se durcit. Tout impassible, déblatérant avec cet accent du nord que tes tympans redoutaient, le Marquis se pavanait et réitérait l’insulte qu’il t’avait lancée en pleine face et à la face de son propre sang en proclamant sans l’ombre d’une preuve, la mort de Bohémond. Lui, il l’aurait vu ? Lui, il lui aurait parlé ? Lui, il l’aurait contemplé ? Lui, l’homme du Nord, terré dans sa forteresse, aurait posé les yeux sur ce bambin qui n’a quitté les quartiers royaux que pour se rendre dans ceux de sa mère à Edelys ? Godfroy n’avait apparemment pas l’esprit plus fin qu’Arsinoé, il ne l’avait que plus retors et il fallait qu’il se soit vraiment perdu dans ses manigances pour te cracher au visage, et avec un tel aplomb, un mensonge de cette énormité…Tu optas pour l’imprudence. Malgré tout, tu continuais de l’écouter patiemment, attendant qu’il ait fini de se perdre en circonlocutions pour lui répondre. Ses paroles te firent l’effet d’une explosion de feu de Pharet, pétaradante, assourdissante, éblouissante, aussi il te fallut quelques secondes avant de trouver les bons mots. Fixant ses yeux, la face roide comme une effigie de marbre, tu lui lanças.

« Beaucoup ont côtoyé le Roy vous dites ? Alors dans ce cas dites-moi quelque chose : où étaient-ils pendant les émeutes qui ont suivi la mort d’Aetius ? Ou étaient-ils pendant que la Régente embrassait son deuil avec une vive douleur, recluse dans ses chambres ? Ou étaient-ils quand elle fut prise de maladie et qu'il me fallut gérer et la ville et le Guet de la capitale ? Ou étaient-ils lorsque la Régente se fit surprendre seule à Chrystabel et que j'entrais dans une Diantra menacée par un siège ? Ou étaient-ils tandis que défilaient devant moi la foule des seigneurs locaux spoliés le Boucher et ses soudards ? Ou étaient-ils tous, dites-moi, au moment que le Royaume se portait le plus mal ? Et vous, Godroy de Saint-Aimé, ou étiez-vous exactement car je n’ai jamais vu votre silhouette arpenter les couloirs du Palais et les Dieux savent que j’y ai passé et mes nuits et mes jours ? Je ne vous vis, ni vous ni aucun autre, pas même au procès du sire de Velteroc, alors que nous aurions eu bien besoin de vous. Et pourtant, aucun pair, aucun seigneur qui se manifestât – en dehors de ceux possédant un siège au Conseil, mais ceux-là sont tous morts désormais. Toujours ce n’ont été que les mêmes défilés de négociants sans créances, de roitelets désargentés, de citoyens effrayés, affamés ; la sempiternelle rengaine des pauvres qui venaient déposer leurs doléances en grappes aux pieds d'un Roy dont j'étais le seul représentant puisqu’il n’était pas en âge de siéger et que sa mère la Régente se complaisait dans sa torpeur mortifère.

Aucun des seigneurs qui se sont rebellés contre lui n'a vu Bohémond, puisque le jour même de son sacre –rappelez-vous, ce jour honni où les hommes qui devaient tout à la Couronne se sont mis en tête de lui cracher dessus- ce jour il l’a passé à l’abri à Edelys. Dès ce jour, Diantra est devenue une ruine hantée par des fantômes : les grands pairs du Royaume ont laissé leurs places à des courtisans de bas-rang ; les sièges des corporatistes se sont vus occupés par des marchands de souliers ; l'ancien palais des rois de la Péninsule s'est transformé en un vulgaire campement, les figures des saints d'antan contemplant avec morgue la déliquescence de leur capitale, dénudée de son faste comme une putain qu'on aurait jetée nue au milieu de la place du marché.

Si comme vous le dites, beaucoup de seigneurs s'étaient déplacés dans la capitale pour rendre hommage à Bohémond, s'ils avaient vu de leurs yeux l'indigence d'une Diantra exsangue et contemplé l'innocence de ce Roy qu'ils insultaient sans l’avoir vu, alors Godfroy, alors nous n'en serions pas arrivés là. Le Boucher n'aurait pas eu les coudées franches pour répandre l'horreur dans l'Eraçon, il n'aurait jamais violé le peuple de Chrystabel, son armée n'aurait jamais progressé jusqu'à la capitale, la perspective d’un siège n’aurait jamais eu lieu et nous n’aurions pas eu à déplacer la capitale à Soltariel. Ah, Godfroy, qu’ils sont beaux ces seigneurs, ces fantômes qui déplorent aujourd’hui l’état de la péninsule lors même qu’ils n’ont rien fait pour tenter de la sauver ! »

Pêle-mêle resurgirent de ta mémoire les souvenirs abrutissants de ces années diantraises passées en procès, en missives, en processions et en putains. Chaque matin tu suivais le très vénérable rituel tous tes sens étourdis par la myrrhe qui brûlait sans cesse entre les piliers de la salle du trône, ton corps ne supportant plus les trajets d’auberges en marchés, de forges en casernes, de tribunaux en salle du conseil, de chancellerie en appartements royaux, d’appartements royaux en souterrains et de souterrains en auberges, encore. Le Palais trônait fièrement au-dessus d’une Diantra ployant sous le nuage de sa propre putréfaction, une sorte de squelette aux os saillants, sans aucun morceau de chair pour lui donner un semblant de santé. Les courtisans, eux seuls étaient restés un tant soit peu fidèles, quand ils ne s’étaient pas discrètement échappés dans leurs domaines d’Esteria ou de Caïssa. Tu ne croisas aucun visage familier, aucune tête couronnée mais au lieu de cela tu ne voyais, entre les effigies des rois, que les tristes faces des pages marquées par la peur, la douleur et l’ennui.

Devant toi, Godfroy t’assénait encore ses allégations fabuleuses au sujet de Bohémond, son sourire narquois fondé sur les sables mouvants de son inconnaissance. Tu admirais au moins cette aisance avec laquelle il mentait…si ça ne tenait qu’à cela, il aurait fait le plus honnête des suderons ! Le Marquis dissertait de vérités dont il ne connaissait rien, nourrissant son fantasme régalien par autant de petits fantasmes qui l’aideraient à bâtir son château…un château dans les airs, pas plus tangible qu’un nuage. Tu t’interrogeais : cet acharnement à vouloir reconnaître Bohémond mort, que cachait-il ? Il pouvait bien, comme Nimmio de Velteroc et son épouse avant lui, ne pas le reconnaître et faire sécession et pourtant il n’en faisait rien. L’homme persistait dans son mensonge, comme pour s’en convaincre, désirant sans doute asseoir ses prétentions sur un simulacre de légitimité, pour se sentir moins coupable du crime de félonie qu’il commettait à mi-voix. Sans lui laisser le temps de répondre, tu enchaînas dans un soupir.

« Que vous ne vouliez pas reconnaître le Roy, je peux le comprendre et en toute honnêteté je ne vous en tiendrais pas rigueur, mais de là à proclamer sans preuve tangible qu'il est mort...je dois dire que vous m'avez surpris. Parce qu’en vérité, Godfroy, que savez-vous réellement de leur trépas ? Que le navire transportant la Reine n'est jamais arrivé à Sharas, rien d’autre. Dites-moi, quelles sont les probabilités pour qu'en coulant au milieu de l'Olienne, les débris entiers du navire, son trésor et tous ses occupants aient échoué sur la même plage ? Et quand bien même, qu'y auriez-vous vu ? La Reine, son équipage et un petit blondinet, leurs visages fripés par l'ondée, rongés par l'iode. Mais au lieu de cela, vous n’avez rien vu…»

Tu le savais. Tes hommes arrivèrent te dressèrent un rapport détaillé de leur escapade nordique. Ils arrivèrent à Sharas peu avant le navire transportant le Roy, le récupérèrent et firent demi-tour sans s’attarder. Tout au plus un pêcheur aurait-il aperçu la scène, mais qu’en aurait-il compris ? Le navire battait pavillon olysséan –c’était une cogue marchande- les hommes chargés de le récupérer étaient simplement vêtus –ils devaient passer pour des marchands- Arsinoé sans sa couronne et ses apprêts n’était qu’une femme éreintée par un voyage en mer et Bohémond, un bébé comme un autre. Pourtant Godfroy était au courant que tu savais tout cela, lui qui paradoxalement n’en savait rien. Alors que cherchait-il en cherchant à tirer de toi un aveu qu’il n’obtiendrait jamais ? Comment croyait-il encore que tu admettrais la mort d’un enfant dont tu étais le tuteur ? Comment pouvait-il croire ? Te connaissait-il si peu ? Ou connaissait-il si peu Arsinoé pour penser qu’elle pût mettre la vie du Roy en danger. Ne quittant pas son regard, le visage de la régente imprimé contre tes pupilles, tu continuas.

« Allons Godfroy, vous pensez vraiment qu’Arsinoé aurait entrepris un tel voyage, jusqu’à Sharas, en vain ? Certes ses humeurs changeaient souvent et il lui arrivait de pester contre le monde entier, de mépriser le peuple avec froideur et d’entreprendre des actions insensées mais l’amour qu’une mère porte à l’égard de ses enfants…cela n’a pas d’égal. Ils étaient son trésor le plus précieux, Godfroy, je le sais pour avoir vécu à ses côtés et élevé Bohémond comme mon propre fils quand elle s'enfermait dans ses quartiers. Vous n'avez pas encore d'enfants Godfroy, mais vous verrez quand ce jour viendra que vous ne reculerez devant aucun sacrifice pour assurer la vie à la chair de votre chair, aux os de vos os, au sang de votre sang. Arsinoé accordait une importance démesurée aux liens du sang et plus que quiconque en péninsule, elle avait le sens du sacrifice véritable.

Car avant d’être une Reine, Arsinoé était une mère. Nous pourrons penser ce que nous voulons de ses décisions, elles ont toujours été motivées par l’amour qu’elle portait à l’égard de ses enfants et c’est d’ailleurs pourquoi je n’en veux point à la dame de Hautval…elle aime ses filles au moins autant qu’Arsinoé aimait ses fils. Non, celui que je blâme c’est le velterien qui s’est servi de l’amour de sa femme comme d’un prétexte pour assouvir les pulsions de son orgueil mal placé. Toujours est-il qu’Arsinoé n’aurait reculé devant rien pour protéger ses fils : c’est pourquoi elle a tout risqué pour mater la rébellion contre son fils, c’est pourquoi elle s’est jetée avec toutes ses forces à Velteroc…et c’est aussi pourquoi elle consentit, à l’aube de la guerre, à me confier la garde de son premier-né, Adrien. »

Tu n’osais même plus dire à quand cela remontait. Tu fuyais, Cléophas, tu fuyais ces semaines qui renversèrent le cours de tes jours. Merval barbotait dans sa baie, tu n’étais rien qu’un baron, tout aurait pu continuer paisiblement si tu avais refusé les avances d’Arsinoé. Tu pressentais l’orage pourtant ! La Duchesse de Langehack se débattait avec sa maladie, le régent s’enfermait peu à peu dans un mutisme inquiétant, passant ses journées avec Eliam et sa sœur sans égard à son épouse enceinte. Tu n’acceptas le poste de Grand Chancelier que par compassion vis-à-vis de cette Marquise déracinée qui ne trouverait à Diantra aucune consolation. Tu savais qu’en te proposant la garde d’Adrien, Arsinoé liait avec toi une amitié incomparable qui s’approfondit en te faisant le tuteur de Bohémond et maintenant que tu la revoyais sur le seuil du Porphyrion, piégée dans un clair-obscur aux couleurs mêlées de l’aube et du crépuscule, tu te rappelas de ses paroles prophétiques...

Qu’avait-elle dit alors Cléophas ? Les mots sont-ils encore intacts dans ton esprit ? Ce visage et ces lèvres fragiles, cette face inquiète et sa main posée sur son ventre rebondi : cette image servait de châsse à cette parole d’une mère dont l’amour alla plus loin que celui de n’importe quelle autre mère. Ces mots, tu ne les avais répétés à personne. Ces mots disaient : « Les dieux firent qu'il naquit loin de son pays, sans jamais connaître son père, aussi me semble-t-il bon d'éloigner l'enfant de ce nord qui voit en lui tout ce qu'il n'est pas. ». Ces paroles restèrent gravées dans ton cœur si profondément que tu les lui répétas lorsque le temps vint pour elle de quitter Diantra, dans des circonstances plus ou moins semblables…

« Arsinoé n’a jamais escompté retourner à Cantharel, Godfroy… »

Tu ne comprenais pas exactement pourquoi mais tu t’apprêtais à partager cette heure sacrée dont nul autre que toi n’avait connaissance, cette heure si sainte, cette heure si honnie où une mère abandonna son enfant, où le Royaume perdit une Régente, où Cléophas perdit une sœur. Tu t’en souvenais si vivement que ton corps fut saisi d’un frisson lorsque tu t’apprêtas à l’évoquer. Tu n’étais plus si dur, ta face adoucie et ton regard, quittant le sieur de Saint-Aimé vint immanquablement se perdre dans le vide, le vide de toutes les mémoires passées, de tous les possibles innacomplis.

« Nous nous rencontrâmes dans le secret, peu avant la défaite des Champs Pourpres. En évoquant une éventuelle défaite à Chrystabel, Arsinoé me dit qu’elle ne resterait pas à Diantra, ce qui aurait été trop risqué pour elle. Elle me donna charge de la ville et m’avoua son désir de partir à Cantharel pour y mener la résistance et faire déferler les osts berthildois sur le pays d’Erac. Je l’en dissuadai. Nous nous disputâmes sur l’avenir du Royaume, la seule dispute que j’aie eue avec la Régente. Sa haine envers le comte de Velteroc était si vive, si intense...c’était celle de n’importe quelle mère dont l’enfant aurait été menacé. Je réussis néanmoins à la convaincre que la meilleure chose à faire était d’abandonner la lutte et de se retirer avant que Bohémond ne soit capturé et renversé et de se terrer au Nord. Là, sous le couvert de la nuit, elle consentit au plus grand des sacrifices : à abandonner son deuxième fils, à renoncer à tous ses titres et à son siège au Conseil à la seule condition que je veille sur lui comme j’avais veillé sur son premier-né. Ainsi, lorsque la défaite fut évidente, Arsinoé prit les voiles avec une partie de trésor et Bohémond depuis Port-Réal, pour rejoindre Sharas comme elle l’avait prévu. Elle désirait passer ses derniers instants avec son fils…Deux navires quittèrent le port ce soir-là et au même instant, j’envoyai une troupe d’une vingtaine d’hommes, sans bannières ni signes distinctifs pour qu’ils récupèrent l’enfant à Sharas. Et c’est ce qu’ils firent. »

Tandis que tu parlais à Godfroy, la vision se fit plus claire dans ton esprit. C’était une nuit, peu avant l’aube. L’horizon chrystabelain portait déjà sa robe de martyr mais le ciel dans ses hauteurs restait enroulé dans son drap moiré aux reflets allant du cobalt à l’azur. Le campement de soldats, ses tentes, ses piques et ses hampes, avec ses feux de camps répartis çà et là ressemblait à un reflet trouble du ciel couleur d’encre, constellé d’étoiles multicolores. Vous aviez une vue sur toute la plaine s’éveillant sous sa couverture d’aiguail, les hauteurs de la ville battues par des vents catabatiques qui vous glaçaient l’intérieur des os. Quelques lampes dans la ville diffusaient de grands cercles jaunes sur les pavés mouillés par la brume, s’agitant en grinçant sous les coups du vent s’engouffrant dans toutes les ruelles de cette ville maudite posée comme un saphir sur son chaton. La régente avait peu dormi, ses petits yeux cerclés de cernes mauves peinaient à souffrir le morne éclat du jour qui pointait. Elle était emmitouflée dans une fourrure arrachée à un renard, ses joues d’ordinaire blanches comme un ivoire vieilli, alors roses comme celles d’un enfant au coin d’un âtre. Comme à Merval, elle t’apparut fragile et esseulée, son regard perdu dans l’horizon pour y trouver une forme de réconfort.

A Merval, depuis le Porphyrion, voit s’étendre les tours, les blanches tours et les coupoles dorées de la cité, languissantes jusqu’à l’Olienne couleur-de-vin. A Chrystabel, on ne voyait que la plaine et ses pitons volcaniques sur lesquels s’accrochaient des restes de fortins dominant une végétation résineuse, épineuse et dissimulée par les brumes matinales. On éprouvait à Merval une certaine mélancolie à s’arrêter devant le soleil levant dont les rayons écarlates donnaient à l’Olienne un nouveau spectre de couleurs avant d’embrasser de leur chaleur dorée les toits de tuiles de la ville basse et de faire resplendir le dôme d’or du temple des cinq. A Chrystabel, on ne pouvait qu’éprouver la froide présence de la mort en contemplant ses champs dont on ne savait s’ils étaient déjà des cimetières. Du haut des terrasses du Palais de Merval, on sentait se rencontrer les vents chauds de l’Olienne, leurs alizés épicés et iodés, charriant au passage les parfums de la ville, les encens des temples et les fagots brûlés du Feu de Clavel et les vents des Verdesmonts lourds des senteurs de nard, de myrte, de lavandin, de pins et de citronniers. Du haut de Chrystabel, contre le parapet qui donnait sur le vide en contrebas, on sentait l’humus et la tourbe des bois endormis et la fange et le fer chauffé du campement.

En t’abandonnant Bohémond, Arsinoé savait qu’elle ne le reverrait plus. Posant ses petits yeux sur ces grands champs qui s’empourpreraient trop vite, elle comprit qu’elle était finie. T’arrachant à cette fenêtre invisible qui donnait sur Chrystabel, tu te retournas vers Godfroy et lui dit :

« Un seul des deux navires arriva à bon port il est vrai…le bon navire. Les seuls cadavres que des gardes auraient pu trouver avaient deux faces, recouvertes d’or… »

De fait, à leur retour, tes hommes n’eurent que Bohémond avec eux. Arsinoé devait certes utiliser une partie du trésor pour pouvoir vivre tranquillement sans avoir à dépendre de qui que ce soit mais cela ne t’aurait pas étonné qu’elle gardât finalement le tout en compensation de sa perte. Ce sont tes hommes qui, te détaillant leur rencontre avec la marquise, t’expliquèrent aussi que l’autre navire transportant le trésor n’était pas arrivé. Par discrétion, ils n’attendirent pas et firent route aussitôt vers Port-Réal quant à toi, tu devinas quel fut son destin en entendant la rumeur d’un naufrage sur les côtes olysséannes. Tu ressentis vite le besoin de trouver réconfort en ton siège, ce que tu fis sans attendre. Ta coupe était encore pleine. La saisissant, tu la bus jusqu’à la lie, la reposa, et dit enfin au Marquis, lui souriant affablement :

« Si vous désirez rencontrer le Roy, je vous y inviterais avec joie, cher Godfroy, et vous serez d’autant plus privilégié que vous pourrez effectivement le rencontrer. Son jeune âge ne lui permet pas de donner d’audiences publiques, encore moins les menaces qui pèsent sur lui, aussi le Roy reste en sûreté et seuls le rencontrent ceux qui font partie du Conseil de Régence ou ceux qui y sont invités par un de ses membres…vous êtes chanceux, j’en suis l’un des deux seuls. Je pense que vous serez heureux de rencontrer enfin le Roy…après tout, Godfroy, vous n’avez jamais eu cette chance. »
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MessageSujet: Re: Face à face | Cléophas   Face à face | Cléophas I_icon_minitimeSam 18 Juin 2016 - 11:40

Le marquis se mit à sourire. L'entrevue devenait intéressante. En réalité elle venait tout juste de s'achever, sans que Cléophas ne s'en rende compte. Godfroy écarta sa coupe, ralliant ses doigts, pliant ses coudes.

« Vous vous demandez où j'étais ? Mais j'étais chez moi, messire d'Angleroy. A Saint-Aimé, là où je l'ai toujours été, entre mes murs à veiller sur mes gens, à affronter les aléas, à gouverner ma terre. Où j'étais lorsque Chrystabel est tombée ? Chez moi, au marquisat, car nous n'avions reçu aucun ordre. Faites ces reproches d'enfant effarouché à ceux aptes à les recevoir. Je n'avais à l'époque aucun moyen d'interférer, d'aider, ou de participer à une quelconque aide pour ma cousine. Et vous le savez très bien. »

« Vous dites que vous aviez besoin de moi ? Mais qui étais-je pour vous ? La menace contre votre cousine, contre son trône au marquisat, alors qu'il me revenait de droit, mais que jamais je n'ai eu l'audace de réclamer. Vous vouliez mon aide ? Il fallait la demander, à moi, pauvre seigneur de seconde zone que l'on regardait du coin de l’œil, terrifié à l'idée qu'il puisse se soulever et clamer ce qui lui revenait de droit depuis presque une décennie. Ne reprochez pas aux autres votre échec, Angleroy, spécialement lorsque vous et la régente avez tout fait pour vous tenir dans une Tour d'Ivoire, déconnectée des autres seigneurs. »

« Quant à ce que je sais du naufrage d'Arsinoé, je sais qu'un navire portant les armes d'Olyssea et du Royaume s'est effondré contre les récifs à l'Est d'Olyssea, transportant en son bord des coffres remplis d'or, et que parmi les corps sans vie engloutis par l'épave, on a retrouvé inerte, mais vivant, le corps de Bohémond. Je n'ai, avant cet accident, peut-être pas côtoyé Bohémond autant que vous, messire Chancelier, mais croyez bien que j'ai su le reconnaître. »


Cléophas d'Angleroy était-il souffrant, ou était-ce le vin qui lui montait à la tête ? Disait-il donc que Godfroy n'avait pas d'enfants, alors que lui-même l'avait rencontré au lendemain de la mort de son aîné, décédé lame à la main, combattant contre Arétria, pour le compte d'Arsinoé ? Fronçant les sourcils, tiraillé entre la curiosité et l'amusement, le colosse pouffa de rire avant de reprendre.

« Messire Chancelier, vous saurez que j'ai deux enfants, mon aîné de dix-huit ans, et sa sœur cadette d'une année. J'ai perdu, il y a trois ans de cela, mon premier fils dans la guerre de l'Atral - pour justement protéger ma cousine. Mais voilà que nous y venons, Chancelier, la fameuse entrevue secrète que nul ne sait hormis vous, ou tout vous est légué dans une ultime conscience, dans un grand sacrifice, elle qui attendait des autres une dévotion corps et âme, mais qui ne consentait même pas au plus insignifiant des sacrifices. Et vous m'assurez, yeux dans les yeux, que la douceur de la lune et la peur de la guerre a fait de vous le...Le quoi, au juste ? Le régent ? » Godfroy se mit à rire avant de se lever, bien qu'il ait prit soin de terminer sa coupe. « Je constate aussi une chose, chancelier. Vous n'avez pas relevé que j'ai volontairement commis une erreur en décrivant le Bohémond que j'ai vu, avant la rébellion du Médian. J'ai vu le Roy une fois, et cela m'était suffisant. Peut-être le savez-vous, mais le mois dernier, j'ai mandé un émissaire à votre porte, qui n'a pas été reçu - et bien qu'il n'ait pas été éconduit, il a été autorisé à demeurer à la cour de votre usurpateur. Ce qui m'amène au fait important : vous n'avez pas relevé que j'avais dis que Bohémond avait les yeux verts. Sa mère les avait marrons, son père les avait bleus. Pourtant, mon émissaire me relata comment les yeux céladons de votre faux Bohémond brillaient. »

Le marquis se dirigea vers la sortie, d'un pas lent, passant son index sur le bois propre de la table où il venait de l'emporter, piégeant Angleroy à son propre jeu. Lui-même avait longtemps douté qu'un piège si simple et pourtant si futile pouvait être un succès, mais pourtant. En voulant tant démontrer que la véracité de ses propos résidaient dans l'ombre de son intimité avec la régente, Cléophas avait négligé pourtant une simple chose, un détail, qui changeait tout. Il justifierait sûrement cela par une quelconque inattention, mais que penser d'une inattention sur la description du « roy » lorsque ce dernier est au cœur de leur discussion, étant l'objet même de leur rencontre ? Godfroy était vainqueur avant même le début de cette rencontre. Il avait vu le roy une fois, et même plus, il l'avait regardé en profondeur. Son piège tendu, Cléophas ne pouvait que tomber dedans : qu'il affirme que les yeux de l'enfant du Sud ne soient pas verts eût été autrement aisé à démontrer l'inverse : un regard sur lui était suffisant. Et qu'il affirme que les pupilles du véritable Bohémond étaient vertes était risible, car ni son père, ni sa mère, n'avaient les yeux de cette teinte.

« Vous avez tenté de mentir à la population de ce royaume et à ses seigneurs. Malheureusement, dans votre hâte, vous avez omis un simple détail, qui, en ce jour, fait s'effondrer vos récits devant moi. Le jour où votre mensonge s'effondrera, et où aucune alcôve ne vous apportera réconfort ou sûreté, mes portes vous seront ouvertes, Chancelier, sachez-le. Nous vous protégerons contre ceux souhaitant votre tête, lorsqu'ils plongeront leur regard dans les yeux de celui qui n'a point hérité de la lueur des yeux de ses parents. Je vous souhaite bien du courage, Chancelier. »

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