Cerf et Dragon : le pouvoir des légendes | Oschide

2ème jour, 4ème énnéade de Karfias, an 9

Et ils y étaient, Diantra, capitale de l'usure, de la décadence et de la médiocrité, fief historique de la royauté chancelante, vestige de l'ère sombre du règne d'un roi désuet. Un peu plus et beaucoup s'y sentiraient comme chez eux, entre les bâtisses de la désolation et les sentiers de la honte. Le symbole de l'échec des stigmates du passé ne pourrait se trouver nulle part ailleurs qu'entre les murailles de la capitale d'une terre concentrant le capital miradelphien des idiots. Heureusement, il y en avait un qui rattrapait la balance, brillant comme un phare dans la nuit, manifestement fidèle à ses dires, prompt à tenir ses promesses, car les portes étaient ouvertes à celui qui, si peu de temps auparavant, désirait rentrer à Diantra et s'y placer comme roi.

Comme l'un de ces héros d'antan, Godfroy remontait les rues de la capitale, arborant fièrement la bannière du Cerf Cabrant, céladon sur son fond immaculé, et ses hommes, au nombre confortable de trois cents, le suivaient, fier de voir leur suzerain arpenter les rues de la tant convoitée Diantra. Curiosité, soulagement, satisfaction, animosité, tant d'émotions et de ressentis pesaient par les regards des badauds au passage du défilé berthildois. Mais le moment n'était pas venu, celui du fier Cerf partant à l'assaut du dragon endormi dans son antre, au sommet de la ville. Ce dragon là ne veillait sur aucun trésor, abrité au cœur des ruines de Diantra.

Reçu avec honneurs et égards, le marquis sauta à terre, parvenu dans la cour du château. Reçu en égal et en allié, le marquis ne se perdait pas en vaines fioritures. Des officiers, se tenant sur les marches menant aux portes, l'attendaient. Ils tentèrent de prendre la parole, souhaitant bienvenue au marquis, l'invitant à les suivre, mais Godfroy n'en avait cure. Certains portaient les armes de Langehack, d'autres, celle d'Ysari, mais un portait les armes d'une famille du sud. C'est lui qui s'adressa à lui. A son regard et son ton, celui-là n'appréciait guère la présence du marquis.

« Marquis Godfroy de Saint-Aimé, mon nom est... »
« Ne m'adresse pas la parole, pédéraste suderon. Je suis ici pour mon ami et allié le duc de Langehack. Je n'ai cure des paroles de baiseurs de chèvres. »

Ce fut tout. Godfroy ne s'arrêta guère au protocole, continuant de monter les marches, laissant ses angolas avec ses hommes, hormis ceux qui l'accompagnaient, au nombre de dix. On « l'amena » dans la salle du château, où le duc de Langehack ressemblait plus à un cadavre animé qu'à l'homme que Godfroy avait autrefois rencontré en ses murs. Le marquis n'était vêtu que de son pourpoint habituel, de ses bottes et pantalon de voyage, qu'il affectait porter lors des chevauchées. Sa hache, à qui il était aussi fidèle qu'à son épouse, était tenue par l'un de ses hommes, mais il n'y avait ici nulle raison pour y avoir recours. Le duc et le marquis échangèrent une virile poignée de main, digne des légendes du royaume, comme deux amis se retrouvant.

« Bon ami, duc de Langehack. Le temps ne vous a pas épargné, on m'a conté votre santé déclinante. Voilà que je suis devant vous, et l'on vante les vertus curatives de la présence d'amis. Il faut dire que vous êtes bien mal entouré ces derniers temps... » Godfroy posa ses yeux sur ceux qui portaient les armes du Sud, avant de se reporter sur Oschide. « Nous avons beaucoup à nous dire, duc Oschide. Et je vous dois, en tant qu'ami, et en tant qu'allié, certaines explications que vous êtes sûrement impatients d'entendre. »

Aurait-il au moins le temps de se remettre de ses blessures ? Apparemment non. Tôt dans la matinée, une troupe d'éclaireurs berthildois arrivèrent en grande pompe dans la cité des rois. Ces hommes, aux visages fiers et aux armures pimpantes, annoncèrent l'arrivée imminente du marquis et de ses gens. Une colonne de trois cents hommes disait-on, aux bannières présentant tous les fiefs du marquisat. Diantra n'avait plus connu d'entrée aussi prestigieuse depuis un certain temps et le palais royale serait bientôt envahi par un tas de nobles, trompant ainsi le calme morbide qui régnait présentement.

Pourquoi donc venaient-ils au juste, chercha-t-il à savoir. L'un de ses hommes lui répondit en toute simplicité qu'ils venaient pour l'élévation de la grande prêtresse de Langehack au rang de haute prêtresse. Bien sûr ! Il l'avait complètement oublié. Loin de ses intérêts premiers, la cérémonie s'était organisée malgré son coma. Mine de rien, Diantra allait redevenir le centre de la péninsule pendant un bref instant et il y avait fort à parier que les animosités de chacun troubleraient les festivités. Pouvait-on au moins parler de festivités ? Rien n'avait été préparé, Néera se débrouillerait seule, sans aides extérieures, cela, il pouvait le garantir.

Même s'il résidait une petite fierté de voir s'asseoir une prêtresse de Langehack presque au sommet de la hiérarchie néeraïte, son manque de foi avait raison du reste. Du haut de sa tour, assis tout près de sa fenêtre, il vit la longue colonne berthildoise entrer dans la ville, Bien qu'un peu trop loin pour distinguer les visages, il crut reconnaître le marquis, suivit de ses imposants toutous. Le moment était venu de rejoindre la grande salle du trône. Après quelques instants d'attente, sa garde ouvrit la porte et laissa entrer le mastodonte qu'était le seigneur Godefroy. Plus grand que ses hommes et des siens, l'homme à la carrure massive finit sa course non loin de lui, découvrant ainsi l'impotent qu'il était devenu avec son œil en moins et ses balafres parcourant tout son visage.

Tout d'abord, il ne releva pas la pique du berthildois à l'égard de son entourage. Sire d'Olside était resté à ses côtés, faisant en sorte depuis son arrivée que l'administration de la cité ne tombe entre les mains exclusives des hommes du sud et de sa famille. Sur ce point, il avait été clair et précis. Toujours assis sur le trône le plus inconfortable du monde, celui-là même ayant vu le royal fessier de la vipère d'Olyssea, il continua de regarder le marquis sans sourciller, ni même montrer une once des difficultés à tenir, ne serait-ce que sur une chaise.

-Soyez le bienvenu Godefroy, vous et vos gens. Nous tâcherons de faire en sorte que votre séjour ici soit digne de votre personne, même si vous découvrirez, si ce n'est pas encore fait, à quel point cette cité n'a plus rien avoir avec ce qu'elle a pu être autrefois.

En ce qui concernait les explications à recevoir maintenant, Oschide n'en fit aucunement mention devant toutes les personnes présentes, préférant attendre le moment adéquat pour parler politique.

-Avez-vous fait bon voyage, marquis ? Rapportez-vous de bonnes nouvelles de nos voisins du nord ?

Une fois les formules de politesse accomplies, le duc invita Godefroy à le rejoindre afin d'entamer une petite marche dans les couloirs conduisant à ses appartements privés.

Souriant, le marquis répondit à l'invitation du duc à le suivre. Les deux hommes s'engagèrent dans les couloirs, qui, même ravagés par les dernières énnéades, demeuraient fidèles aux souvenirs que Godfroy avait conservé de sa dernière venue à Diantra, presque une décennie plus tôt. La ville avait bien changé, et ceux qui la contrôlaient également. Ce fut Godfroy qui prit le premier la parole.

« J'ai appris que bien tardivement la tournure de votre mal. Je suis navré qu'il se soit autant aggravé. Fort heureusement, vous voilà quelque peu revenu parmi les vivants, pour le meilleur, comme pour le pire. Je suis sûr que les vôtres vous ont longuement veillé. »

Godfroy savait qu'il n'en était pas du tout le cas. Serramire avait plus capté l'attention des parents du duc que sa santé déclinante. A croire que la vie d'un frère, ou le contrôle de la plus importante ville de la Péninsule, étaient secondaires par rapport à quelques joutes. Le marquis s'arrêta devant deux petites bannières. Sur l'une se trouvait un dragon, sur l'autre, les armes de Langehack. Souriant, le marquis reprit.

« Je suppose que chacun a ses priorités. On rit beaucoup, au Nord, vous savez. Pas de vous, mais plutôt des vôtres. Vous savez ce qui nous fait le plus rire ? « Que ce soit ceux qui soient le plus riche qui ait le plus besoin d'emprunter. » J'ai vu les bannières du Sud en remontant la ville. Mais je vous dois plus d'explications que vous m'en devez. »

Au milieu du couloir, c'était là que Godfroy voulait discuter. Posant ses fesses sur une commode qui grinça sous le poids du colosse, le marquis reprit.

« J'ai rencontré Blanche de Hautval à la frontière Olysseanne, une nuit durant, en secret. Fidèle à sa réputation : hautaine, provocatrice, même dos au mur et isolée, et étrangement sceptique à l'idée de faire valoir les droits de ses filles. J'ai rencontré plus d'opposition que ce que j'avais prévu, mais cela ne me dérange guère. Le pouvoir n'est jamais qu'un moyen, pas une fin. Aussi je me suis rangé derrière la seule personne pouvant m'assurer le total et inconditionnel soutien des miens, tout en plaçant Blanche dos au mur : j'ai pris publiquement position pour ses filles. Comme la Ligue - dont Blanche de Hautval - exclut d'office toute reconnaissance du Bohémond du Sud, à moins de vouloir provoquer une rébellion de leurs seigneurs, je me range à une position qui me laisse une totale marge de manœuvre, tout en suivant ce qui me paraît le plus juste et le plus légitime. Je suppose que vous devez avoir envie de m'assaillir de question, auxquelles je répondrais toute. »

Un banquet serait probablement dressé dans la soirée pour les nouveaux arrivants. Il ne l'avait pas ordonné, mais imaginait déjà qu'au nom de la bonne entente entre le langecin et la noblesse nordiste, sire d'Olside aurait jugé bon de leur faire honneur. Depuis son réveil, peu de choses l'importaient. Quelques futilités politiques n'auraient su attiser sa pleine et entière attention, alors que quelques ennéades auparavant, il aurait tué pour avoir des nouvelles du nord où de ses hommes dans le sud. Assis face au colosse Berthildois comme il était appelé, Oschide écoutait attentivement ce que disait cet homme, mais quelques mots semblaient passer à côté. Encore fatigué par sa longue convalescence, en entendant de nouvelles piques visant sa famille, la chose ne provoqua en lui pas un seul sourire où bien même un petit pincement forcé. Ce qui eut pour effet de montrer au Berthildois qu'il n'était pas vraiment partant pour la plaisanterie en générale, encore moins concernant les siens.

Godefroy de Saint-Aimé l'avait fait venir chez lui. Là-bas, presque prit de cours après avoir reçu une invitation provenant d'un mystérieux individu à Notre Dame-Deina, il s'en était allé, pensant renouer avec un allié insoupçonné. Le Berthildois avait fait part de ses intentions concernant son couronnement. Déjà à l'époque, Oschide avait trouvé cela osé et particulièrement entreprenant. Curieux de voir ce qu'un tel homme donnerait avec ses promesses et ses garanties qu'une grande part des seigneurs du noble du nord le soutiendraient, il s'était engagé à le soutenir. Une erreur ? Une bonne initiative ? Pour l'heure, il ne savait encore quoi dire. Toujours est-il que le seigneur Berthildois renonça publiquement, un peu plus tard, à son couronnement et se fit le nouveau garant du couronnement d'Alcyne de Hautval, fille de sa cousine Blanche de Hautval et de feu Aetius d'Ivrey, ancien régent du royaume et régicide du roi Trystan.

Le hic, c'est que lui-même, peu de temps avant le conseil foireux de Diantra, il avait eu une discussion forte sérieuse avec sa très chère cousine. Dès lors, s'il avait voulu faire reconnaître Nimmio comme nouveau roi, il s'était engagé à ne laisser à ses petites cousines qu'une part bien moins grande du royaume.

-Ainsi, vous avez eu la joie de parler à ma très chère cousine de Hautval, répondit-il en guise d'amorce. Je vois qu'elle ne vous a pas laissé indifférent. Moi non plus. Les derniers mots que j'ai du lui prononcer lui ont sûrement étaient forts déplaisants, sinon pourquoi n'aurai-je point eu de ses nouvelles depuis ? Si ma mémoire est bonne, je lui conseillais de laisser la politique à ceux qui savaient en user. Je pense pouvoir dire qu'elle n'a point écouté mes conseils. Grand bien lui fasse, les erreurs nous forgent !

Il proposa au Berthildois de boire une coupe de vin. De son côté, il en descendit un verre plein.

-Vous êtes donc passé de futur roi du royaume au garant des charmantes filles de ma cousine. Cela me ravit, je pense qu'elles pourront trouver en vous un allié de poids...et de taille, pour l'ascension au trône qui s'annonce. Il y a fort à parier qu'entre ceux qui soutiennent le Bohémond du sud, ceux qui sont fermement opposés à la ligue et ceux qui veulent tirer un trait définitif sur cette dynastie, vous aurez beaucoup à entreprendre pour ramener l'unité dont nous avions parlé chez vous.

Le regard fixe, il poursuivit.

-Ma situation est complexe voyez-vous. Vous devez vraisemblablement avoir remarqué la présence de quelques gens de ma famille et de quelques bannières d' Ydril où d' Ysari. Si mon père est coupable de bien des maux, je ne puis l'accuser de ne pas être venu à mon aide lorsque la cité s'est retournée contre moi. Je me retrouve aujourd'hui dans une situation fort peu recommandable où mes liens du sang m'obligeraient à renouer une bonne fois pour toute avec le Soltaar et à m'agenouiller devant l'enfant roi, vrai où faux. Entre nous, cela ne m'enchante aucunement, mais si votre proposition est de vous rejoindre pour soutenir les filles de Blanche, alors il me faudra y réfléchir longuement avant de vous accorder une réponse.

Le duc disait vrai, il n'y avait personne en Péninsule empêtré dans une situation aussi inextricable que lui - si ce n'était sa cousine, Blanche de Hautval. La situation de Godfroy était simple : sa terre était unie sous une seule et même bannière, stable politiquement et économiquement, prête à mener une guerre si nécessaire, mais surtout affichait une unité qu'aucune autre région ne pouvait se vanter de détenir. Les positions du marquis étaient suivies avec intérêt, car la balance penchait en faveur de qui Sainte Berthilde soutenait, eux qui conservaient non seulement leurs territoires intacts, leurs économies viables, et leurs armées finalement que peu blessées par les récentes guerres.

« Je comprends votre situation, duc Oschide, croyez-moi, je la comprends. Mais ici, il n'est pas question d'être fidèle à son père. Il est question de faire ce qui est juste, et d'être loyal envers la couronne. C'est pourquoi je ne vous propose rien du tout, je ne vous demande rien du tout. Je vous ai proposé une seule chose autrefois, de vous rallier à moi pour unir les nobles sous ma bannière, et vous avez accepté. Non par bonté d'âme, non par peur, mais par choix, et ce dernier était le vôtre. Je pourrais prouver en un instant que le Bohémond du Sud est faux, je pourrais même vous en donner la preuve ici même. »

Le marquis se redressa quelque peu, faisant quelques pas, minant de regarder les murs, de passer sa main rugueuse sur les meubles raffinés, détaillant les tapisseries et les chandeliers.

« Vous êtes jeune, duc Oschide, et ce trait est autant un défaut qu'une qualité. Mais permettez-moi de vous faire part de ce que j'anticipe, si vous vous ralliez au Royaume du Sud. Par méfiance, par peur, ou par prévention, le Manchot finira par prendre les armes contre vous - si vous ne les avez pas pris avant contre lui - et en ce cas, son épouse sera tiraillée, elle qui voit vraisemblablement les fiançailles du faux Bohémond et d'Alcyne comme l'une des meilleures décisions à prendre. Qu'y perdrait les vôtres ? Un faux gamin sorti de nulle part épousant l'héritière légitime. C'est bénéfique. Alors le Médian se déchirera entre l'Imberbe et sa Catin, et le Nord, dans tout cela, sera lui-même partagé : Brochant continue de vouloir croire au mensonge car il lui est aisé de pouvoir manipuler un enfant, mais nous, à Sainte Berthilde, demeurerons opposés à toute association liée au Bohémond du Sud. Et dans un an, lorsque tous nos champs auront été dévastés, vous et les vôtres régneriez sur ce qu'il restera de la Péninsule, avant de vous faire suriner dans l'ombre d'une alcôve par une étoile montante de la noblesse Soltarienne. »

Godfroy se mit à rire légèrement, avant de reprendre, anticipant la demande sensée et légitime du duc quant à la preuve que le marquis disposait à son avantage. La dernière pierre de l'édifice du mensonge qu'il balayait d'un revers de la main.

« Enfin, j'ai demandé à l'un des miens, s'étant rendu à Soltariel à la fin de l'an passé, de s'occuper d'une toute petite tâche pour moi. Il n'a pas été reçu par Cléophas d'Angleroy, malheureusement, bien qu'il ait été reçu à la cour, où il a pu voir leur Bohémond, comme je vous vois. Je lui avais demandé une chose bien précise, extrêmement importante, capitale et vitale. Je lui avais demandé de regarder la couleur des yeux de leur enfant. Il m'a rapporté qu'ils étaient verts, comme une émeraude. » Godfroy se redressa. « Or ma cousine avait les yeux de la couleur de la terre, et son époux, Ivrey, avait la réputation d'avoir volé au plus éclatant des saphirs sa lueur pour l'avoir incrusté dans ses yeux. De ses parents, on hérite la couleur des yeux, duc Oschide. Et si cet enfant là n'a pas la couleur des yeux ni de son prétendu père, ni de sa prétendue mère, c'est qu'il n'est tout simplement pas Bohémond, duc Oschide. »

« Alors, mon ami, demandez-vous qui est le plus sujet à jouir de maintenir l'illusion de ce mensonge, et nous connaissons tous deux la réponse : il n'y a qu'à voir l'ascension de votre père, la chute vertigineuse de Kahina d'Ys et de son époux, et les jeux qui se préparent pour savoir qui prendra leur place. Si vous voulez vous associer au mensonge et à la perfidie, ralliez les vôtres, si vous pensez que le sang prévaut sur l'honneur et sur la royauté. Mais si vous nourrissez les mêmes ambitions que moi, si vous souhaitez, tout comme moi, rétablir dans son juste droit la couronne sur les débris du mensonge, de la corruption et de la cupidité...Vous trouverez toujours en moi votre ami, et votre allié. »

Godfroy était un de ces hommes qu'il ne valait sûrement pas contrarier. Aurait-il dû pour autant acquiescer à toutes ces nouvelles déclarations ? C'eut été mal le connaître. Que l'enfant roi du sud n'ait pas eu les mêmes yeux que ses parents ne le perturba pas plus que ça. Ce roi, il l'avait déjà vu de ses propres yeux. Ainsi, il n'aurait qu'à le regarder une nouvelle fois pour savoir s'il était le vrai où non. Mais que lui importait de connaître une telle supercherie ? Pas grand chose à dire vrai, si ce n'est le sentiment de s'être fait duper par son propre père. Que voulait le Berthildois alors ? Le voir rompre ses liens du sang dans un premier temps. Le voir continuer à guerroyer avec le sud et compter sur lui pour obtenir de l'aide. Cette situation de probable dépendance vis-à-vis du marquisat nordique le mit mal à l'aise. Il savait que tôt ou tard, cette alliance pourrait lui être préjudiciable s'il décidait de s'opposer à l'une de ses volontés. Godfroy avait peut-être renoncé à se faire roi, mais pas à diriger par l'intermédiaire de la fille de Blanche s'il le pouvait. Cela était une évidence.

-Je prends note de votre proposition, marquis. Néanmoins, je n'agirai pas aujourd'hui comme je l'ai fait sur vos terres. Cette fois, la décision ne sortira pas de ma bouche tant que je n'aurai pas réuni mes conseillers à Langehack et que ma femme n'en aura pas été informé. Ainsi fait, je vous ferai parvenir une lettre. Mais avant, il me faudra me rendre sur mes terres natales pour le mariage de mon frère. L'occasion me sera peut-être donnée de voir le Bohémond revendiqué par le sud. Je m'y ferais ma propre conclusion.

Sur ces mots, il se releva et invita le marquis à l'imiter.

-Allons rejoindre les nôtres si vous le voulez bien.

Godfroy inclina imperceptiblement la tête en guise d'acceptation. Il se redressa de la commode où il s'était échoué quelques instants plus tôt, quelque peu amusé de la prudence légitime et naturelle dont faisait preuve le duc de Langehack. Il se demanda l'espace d'un instant ce qui avait fait de ces deux hommes des alliés, était-ce la circonstance ou la nature, le destin ou l'intérêt ? Godfroy aimait croire qu'il s'agissait plutôt de convictions partagées, de souhaits similaires, et d'ambitions vouées à rebâtir ce qui avait été détruit.

« Je vous suis, duc Oschide. »

Godfroy aimait croire que le duc de Langehack était l'une des dernières personnes viables de ce royaume. Ce dernier s'était déjà rallié à lui par le passé, à l'encontre des mensonges et de ce que l'on attendait d'un fils docile, obéissant, et manipulable. Il s'était rallié à Godfroy qu'il ne connaissait pas, pour un projet qui les dépassait tout deux, et qui même aujourd'hui, s'il semblait loin, traînait les volutes de son ambition et de sa gravité. Aujourd'hui, pour des revendications plus légitimes aux yeux du plus grand nombre, Godfroy attendait d'Oschide d'Anoszia qu'il réitère sa confiance en Godfroy, confiance qu'il avait déjà placé une fois - mais qu'il n'avait jamais réellement récupéré.

Dans le silence le plus complet, ils reprirent la direction de la grande salle du trône où les attendaient leurs hommes. Ainsi fait, les hérauts annoncèrent la mise en place du banquet où quelques minces victuailles apportés fraîchement de Langehack s'y trouveraient. Les hommes prirent place autour des tables et plusieurs ménestrels vinrent égayer l'ambiance. Une ambiance toute relative vue les animosités des sudistes à l'égard des nordistes. Comme il l'avait imaginé, cette querelle n'en était encore qu'à ses balbutiements. Il y avait fort à craindre que dans les jours prochains, ces regards de défis et ces mauvaises palabres seraient vite remplacées par des événements bien plus violents. Assis non loin du marquis qui semblait toujours en proie à la réflexion, Oschide se leva et amorça le début du repas.

-Puissions-nous tous profiter de cette soirée et manger à notre convenance. Demain sera un nouveau jour pour nous tous. Puisse Néera léguer à notre nouvelle haute prêtresse toute sa clairvoyance et l'amour qu'elle porte en ses fils.

Assis à la table du duc, Godfroy était étonné de la réserve du duc. Celui-ci faisait preuve d'une grande prudence, trop grande au goût du colosse berthildois, et qui n'existait guère lorsque le duc avait prit la décision de se rallier à lui, quelques énnéades auparavant. De nature impatiente et exigeante, le marquis n'escomptait pas laisser les mets et le vin écarter le sujet principal de sa présence à Diantra.

« Ami, et allié, duc Oschide. J'espère qu'entre gens de bonne qualité et de bonne conscience, vous prendrez conscience de la supercherie du Sud. Sainte-Berthilde attend du duc de Langehack qu'il fasse preuve de bon sens et d'intelligence, et qu'il rallie les garants de la Vérité. »

Ils avaient rompus le pain et partagé le sel. Le referaient-ils à l'avenir ? C'eut été moins sûr. En lui, se profilait déjà sa décision. Bien qu'il ne se soit point référer aux hommes de son conseil où à son épouse, il savait qu'elle serait la bonne. Ce long moment d'inconscience avait été un mal pour un bien, pensa-t-il. A présent, il savait où se trouvait ses priorités et vers qui il devrait se tourner. L'appétit toujours vorace de son « allié » berthildois n'en resterait pas là. Tôt où tard, il essaierait de se hisser tout en haut et une fois fait, il n'aurait plus qu'à se soumettre. Était-ce là l'entente qu'il avait voulu ? Était-ce pour cela qu'il s'était engagé à ses côtés ? Oschide reconnut son erreur et sa précipitation. Il reconnut aussi avoir garder l'espoir utopique qu'un homme puisse les unir. Car il fallait se rendre à l'évidence : jamais la péninsule s'unirait de nouveau.

Ainsi, lorsque le marquis prononça ses mots, une petite pointe de lassitude commença à l'assaillir. Il eut été mal habile, de la part du marquis, de parler ouvertement de la « supercherie » du sud. Cette insulte eut pour effet de brusquer les sudistes présents et il dut se relever une nouvelle fois pour ramener le calme.

-SILENCE !

Malgré l'ordre, le calme eut du mal à revenir. Les ydriains et les berthildois continuèrent de s'insulter avec une grande vivacité. L'arrivée du marquis avait troublé la relative quiétude qui était revenue depuis peu. Pour cette raison, il ordonna à ses hommes de frapper le pied de leur lance sur les pavés. Les aigles de sang s'exécutèrent et un bruit assourdissant se fit. Le silence revint.

-Il suffit ! Je ne puis continuer à vous fournir l'hospitalité si vous ne respectez pas les hommes présents. Surveillez vos paroles, marquis. Je vous en serai gré.

Il commençait connaître le caractère furibond du berthildois, ce pourquoi, il douta fortement que le colosse en reste-là, cloué le bec par un seigneur plus jeune que lui. Qui plus est, par un Anoszia. Le point de non-retour n'était plus très loin. Sa décision, bien que déjà prise, pourrait être avouée en ce jour et en ce lieu si le nordiste persistait.

La plupart des chevaliers berthildois s'étaient levés, grands, et imposants qu'ils étaient, gratifiant leurs voisins du Sud de toutes les bénédictions que deux ennemis pouvaient s'octroyer. D'un calme précédant la tempête, le marquis demeurait impassible un temps, avant que celui-ci ne se lève, un sourire amusé sur le visage, regardant tantôt le duc, tantôt les nobles suderons. Son passage à Diantra allait s'avérer plus prompt que prévu.

« Il n'y a pas d'hommes du Sud, duc. Seulement des gamins et des fillettes, qui se prétendent être des hommes. Je n'ai aucun respect pour ces baiseurs d'enfants. Quant à vous, vous ne valez guère mieux que votre père. Un opportuniste de bas étage. »

La tempête reprit ses droits, tandis que le marquis, stoïque, fier, et droit, ne repoussait sa chaise, repoussant son assiette, se dirigeant vers la sortie. Avant de passer par la porte, encadré des siens, il se retourna, le visage sévère, tourné vers le duc.

« Tentez, ne serait-ce que de m'empêcher de quitter la ville, et vous saurez pourquoi on me nomme l'Effroyable. » Ouvrant grand les portes, le dernier chevalier berthildois claqua la porte du hall derrière lui. Le soir même, les berthildois quittaient la ville, laissant derrière eux les espoirs d'une alliance avec Langehack.

Godfroy de Saint-Aimé révéla son vrai visage. Celui d'un homme impatient et belliqueux, pour qui la guerre ne pouvait être que la seule solution. Triste, amer, il n'avait plus assez de qualificatifs pour expliquer son état. Car une chose était sûre, ce Berthildois n'en resterait probablement pas là. Conscient de cela, il remarqua avec effroi comment cet homme qu'il avait pu juger d'allié un jour, avait profité de la moindre écartade pour rompre définitivement avec lui. Alors qu'il avait pensé pouvoir faire durer les négociations en tentant d'être le ciment liant le sud et le nord, il devait à présent s'avouer vaincu.

Le choix ne lui était désormais plus permis. Il devait se rendre dans le sud et prévenir les siens qu'une guerre allait éclater. Avait-il été l'élément déclencheur ? Il espéra que non et pria pour que son refus de rejoindre Godfroy ne soit qu'un prétexte utilisé par ce dernier.

Avant que le Berthildois ne sorte de la salle, Oschide se releva, scrutant ces hommes qu'il rencontrerait de nouveau sur un tout autre terrain.

-C'est vous, Godfroy de Saint-Aimé, qui serait responsable des prochains troubles ! Que les dieux nous préservent tous de votre bellicisme, car la prochaine fois que nous nous verrons, ce ne sera pas autour d'une table, mais sur un champ de bataille... dit-il tandis que le marquis était sur le point de quitter la salle.

Hrp:

» Lorsque le cerf rencontre le dragon [Théo]
» L'envol du dragon / Cérémonie d'Hommages au duc Oschide d'Anoszia.
» Le retour du Cerf
» Les Créatures Terrestres.
» Le brame du Cerf | Louis

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